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Révoltes sans témoin: la tracée du marronnage dans la littérature haïtienne
(USC Thesis Other)
Révoltes sans témoin: la tracée du marronnage dans la littérature haïtienne
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RÉVOLTES SANS TÉMOIN:
LA TRACÉE DU MARRONNAGE DANS LA LITTÉRATURE HAÏTIENNE
by
Laurence Clerfeuille
A Dissertation Presented to the
FACULTY OF THE USC GRADUATE SCHOOL
UNIVERSITY OF SOUTHERN CALIFORNIA
In Partial Fulfillment of the
Requirements for the Degree
DOCTOR OF PHILOSOPHY
(FRENCH)
August 2010
Copyright 2010 Laurence Clerfeuille
ii
Table of Contents
Abstract iv
Introduction 1
Du paysage à l‟espace clos de la prison 5
Un “projet haïtien” 9
Récriture d‟une histoire de résistance par la fiction 13
Chapitre 1:
Marronnages au féminin dans Rosalie l‟Infâme (2003) d’Evelyne Trouillot 24
De la prison aux révoltes “flottantes” 28
Résistances féminines pendant la traite 37
Des marrons inconnus au Marron Inconnu: le marronnage dans l‟histoire 49
Représentations littéraires du marronnage 56
Marronnage féminin chez les écrivaines 62
Invisibilité: de la condamnation à l‟arme de résistance 66
Stratégies invisibles de résistance 69
Les “invisibles,” nouveaux “héros” de l‟histoire haïtienne: De
Mankandal à Michaud et Brigitte 79
Chapitre 2:
Retours de Toussaint Louverture: Construction d’une nouvelle histoire
pour Haïti 90
Représentations littéraires de Toussaint Louverture: Du héros au fantôme 94
L‟approche de l‟histoire d‟un personnage double 107
La mort de Toussaint dans les études louverturiennes 112
Nouvelles révélations sur Toussaint 118
Recadrages territoriaux 122
Danger de l‟exceptionnalisme haïtien: Vers une théorie globalisante pour
Haïti chez Jean-Claude Fignolé 124
Créolisation de l‟histoire haïtienne chez Fabienne Pasquet 139
Chapitre 3:
L’ironie comme arme contre la dictature Duvalier dans Le goût des jeunes filles (1992)
de Dany Laferrière 158
La dictature Duvalier 163
Ecrire la dictature 173
Comment (ne pas) s‟engager dans se fatiguer 190
Témoignages de prisonniers sous Duvalier 196
La vie sous la dictature… sans Duvalier 201
iii
Chapitre 4:
Marronnage et occupation caribéenne dans De si jolies petites plages (1982)
de Jean-Claude Charles 215
Contexte politique de l‟immigration des boat people aux Etats-Unis 217
La littérature sur les boat people 225
Contamination des Haïtiens: politique et médecine 231
Le témoignage par le détour de la période esclavagiste 238
Redéfinition de l‟espace caribéen 245
Résistance et marronnage 248
Camps de concentration et histoire 255
Conclusion 267
Bibliographie 279
Appendix A: Les boat people en mer, motivés par l‟argent 291
Appendix B: L‟expulsion humiliante du boat people 292
Appendix C: Photos des boat people accompagnant le récit de Patrick Chauvel 293
iv
Abstract
My dissertation retraces the ways in which Haitian literature makes the prison an
unexpectedly privileged space from which to rewrite Haitian history. It demonstrates that
in the novels of many Haitian writers, it is in fact the prison, and not the landscape, as
suggested by Martinican theorist Edouard Glissant, that is the ideal place from which to
read and rewrite Caribbean history. The prison paradoxically serves as a credible and
constant witness to Haitian history, a history of resistance in the tradition of
“marronnage.” I argue that this tradition is still alive in Haitian history. These writers use
fiction to “create archives” because there are no written documents that offer testimonies
of what Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau and Raphaël Confiant refer to as “revolts
without witness.”
I examine contemporary Haitian novels set in four different historical periods: the
time of slavery in Rosalie l’Infâme (2003) by Evelyne Trouillot, the Haitian Revolution
in Moi, Toussaint Louverture… avec la plume de l’auteur (2001) by Jean-Claude Fignolé,
the Duvalier dictatorship in Le goût des jeunes filles (1992) by Dany Laferrière, and the
arrival of Haitian refugees in the US in the 1980s in De si jolies petites plages (1982) by
Jean-Claude Charles. These texts all focus on the efforts of protagonists who cope with
and subvert existing power relations, and ultimately find a way to testify to their struggles,
unaccounted for in official History. In addition to literature, I draw extensively on
history, sociology and cultural studies to provide a better understanding of power
relations in Haiti.
1
Introduction
Dans l‟Eloge de la Créolité, Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant
explorent les richesses de ce qu‟ils nomment la Créolité. C‟est dans ce contexte qu‟ils
s‟arrêtent sur la question cruciale du marronnage, dans leur section “La mise à jour de la
mémoire vraie,” et sur ce qui distingue l‟histoire antillaise de l‟Histoire de la colonisation,
pour laquelle on la prend. Il en ressort que la traite n‟a pas seulement transporté des
esclaves dans la Caraïbe, mais qu‟elle a également semé les germes de la résistance de
ces esclaves:
Dessous les ondes de choc de l‟histoire de France, dessous les aléas des luttes
coloniales, dessous les belles pages blanches de la Chronique (où les flambées de
nos révoltes n‟apparaissent qu‟en petites taches), il y eut le cheminement obstiné
de nous-mêmes. L‟opaque résistance des nègres marrons bandés dans leur refus.
L‟héroïsme neuf de ceux qui affrontèrent l‟enfer esclavagiste, déployant
d‟obscurs codes de survie, d‟indéchiffrables qualités de résistance, la variété
illisible des compromis, les synthèses inattendues de vie. [. . .] Cela s‟est fait sans
témoin, ou plutôt sans témoignages, nous laissant un peu dans la situation de la
fleur qui ne verrait pas sa tige, qui ne la sentirait pas (37).
C‟est l‟opacité, seul concept qui semble pouvoir contourner l‟indicible ou l‟absence dans
le discours historique, qui caractérise les luttes des marrons. Ces dernières sont également
associées à l‟héroïsme, une notion qui est assez problématique dans les œuvres que
j‟étudie et qui mériterait d‟être remise en question aussi. Une différence haïtienne semble
se manifester ici: il y a eu héroïsation en ce qui concerne les révoltes de marrons
(Makandal, Boukman, sans parler bien sûr des grands héros révolutionnaires tels
Toussaint Louverture, Jean-Jacques Dessalines, Henri Christophe…), qui ont leur part
dans l‟histoire haïtienne, car cette histoire ne dépend pas que des récits coloniaux Ŕ ce qui
ne veut pas dire que certains épisodes, ou surtout certaines perspectives ne soient pas
2
privilégiées, qu‟il n‟y ait pas aussi des révoltes “sans témoin, ou plutôt sans
témoignages,” pour reprendre les termes des écrivains de la Créolité.
Je souhaite ici élargir les témoignages de ces révoltes à un pays en particulier,
Haïti, et aussi à d‟autres périodes historiques, et d‟autres “héros” que les négres marrons
de l‟époque historique de l‟esclavage et du marronnage. Je propose de montrer en quoi la
prison se révèle comme le lieu privilégié pour retracer l‟histoire haïtienne, une histoire
mouvementée et qu‟il serait facile de “classer” comme une histoire d‟oppression de la
population haïtienne. C‟est d‟ailleurs bien de cela que l‟on parle souvent, surtout après la
catastrophe naturelle du 12 janvier 2010, qui a dévasté, on nous l‟aura assez répété, le
“pays le plus pauvre de l‟hémisphère Ouest.” Ceci implique que je prolonge le projet des
auteurs de la Créolité, en continuant à retracer ces révoltes après la période qu‟ils
privilégient par-dessus toutes, celle de l‟esclavage. Si elle est fondatrice et qu‟elle
s‟impose pour commencer cette étude, elle sert en même temps de point de départ, et
cette thèse peut aussi se concevoir comme un retraçage du marronnage à travers les
époques et les nations, donnant ainsi au marronnage une force qui ne s‟essouffle pas, une
vigueur d‟exister et de changer les choses, encore aujourd‟hui, comme à l‟époque des
marrons.
Si le marronnage historique, dans son sens de résistance, est limité à une seule
période historique, celle de l‟esclavage, l‟acte de marronner se poursuit pourtant à travers
l‟histoire haïtienne dans un désir incessant de se débarrasser des oppressions pour trouver
une liberté nouvellement créée. La deuxième partie du titre de ma thèse est en référence à
Patrick Chamoiseau. J‟emprunte la notion de “tracée” qu‟il aborde dans ses “Réflections
3
sur La traversée de la mangrove Maryse Condé,” à la sortie de ce qui est alors le nouveau
roman de l‟écrivaine. Chamoiseau regrette le choix de Condé pour le titre de son roman,
et au lieu du mot “traversée,” il aurait préféré celui de “tracée,” qui selon lui, évoque le
chemin de l‟esclave en fuite ainsi que l‟acte créole de la traversée (390).
J‟offre donc un dialogue avec les auteurs de la Créoloité non seulement dans la
période du marronnage, qui est étendue dans ma thèse, mais aussi dans la géographie du
marronnage. Je modifie un certain ancrage de ces résistances et de l‟histoire antillaise
dans les Antilles à “proprement parler,” car cette conception ne prend pas en compte
l‟existence d‟une diaspora, fort importante dans la situation haïtienne Ŕ diaspora qui
présente des problèmes qui sortent de la nation en ce qu‟ils suivent les Haïtiens dans leurs
migrations, comme dans De si jolies petites plages de Jean-Claude Charles, mais aussi
qui y reviennent, comme dans La deuxième mort de Toussaint-Louverture de Fabienne
Pasquet. Enfin, les révoltes des femmes trouveront elles aussi une voix (féminine ou
masculine) dans cette étude, comme ce sera particulièrement le cas dans mon premier
chapitre sur l‟esclavage avec Rosalie l’Infâme d‟Evelyne Trouillot, mais aussi dans le
troisième chapitre sur la dictature Duvalier avec Le goût des jeunes filles de Dany
Laferrière.
Je présente également un point d‟entrée différent afin d‟aborder l‟histoire
haïtienne: la prison, alors que les écrivains de la Créolité s‟attachent principalement au
retraçage de l‟histoire antillaise en ce qu‟elle diffère de l‟histoire coloniale, et c‟est avant
tout dans ce cadre qu‟ils élaborent des stratégies pour retrouver cette histoire antillaise,
grâce aux paysages et donc au décor qui l‟a vue s‟animer jadis:
4
Les paysages, rappelle Glissant, sont les seuls à inscrire, à leur façon non
anthropomorphe, un peu de notre tragédie, de notre vouloir exister. Si bien que
notre histoire (ou nos histoires) n‟est pas totalement accessible aux historiens.
Leur méthodologie ne leur donne accès qu‟à la Chronique coloniale. Notre
Chronique est dessous les dates, dessous les faits répertoriés [. . .] (37).
C'est-à-dire que le paysage sert de pont entre l‟histoire antillaise et l‟accès contemporain;
je propose moi un décor qui permette d‟aborder les histoires d‟un pays où la nature a été
balayée en même temps que cette histoire Ŕ rappelons que lorsqu‟Haïti devint une nation
indépendante en 1804, ce fut après les ravages causés par la guerre, car pour la gagner,
les anciens esclaves avaient eu recours aux incendies massifs de plantations, sans
compter évidemment les déboisements plus récents qui ont affecté Haïti. Le paysage pour
les écrivains de la Créolité, ou la prison ici, vont là où les archives ne vont pas, car ces
lieux permettent des fouilles de la mémoire et de la trace qui se substituent alors à ces
documents écrits, afin de donner une voix au passé. En d‟autres termes, pour les écrivains
de la Créolité, le document écrit est vide de sens, ou plutôt, n‟a de sens (unique) que le
sens colonial. La fiction permet de pallier ce manque, comme je le montrerai dans les
œuvres que j‟ai sélectionnées.
On verra également que dans le cas d‟Haïti, cette question de l‟archive aussi est
compliquée, en particulier dans le chapitre deux sur Toussaint Louverture Ŕ car il existe
bien des archives sur Toussaint, des lettres de Toussaint lui-même, comme je
l‟expliquerai en de plus amples détails. La question n‟en est pas pour autant résolue dans
ce contexte, car au fond, il ne suffit peut-être pas d‟avoir des archives, mais de
reconnaître dans tous les cas (même lorsque ces documents sont “antillais” pour
reprendre le terme des auteurs de l‟Eloge, et non plus coloniaux), comment les archives
5
peuvent être récupérées (d‟un côté ou de l‟autre, et plus seulement du côté du Blanc dans
une vision manichéenne et coloniale). Plus généralement, il sera intéressant de voir
comment il est possible de se lancer dans le projet ambitieux mais semé d‟embuches
d‟une réécriture de l‟histoire, de voir comment le passé est documenté, et comme il est
rendu et éventuellement manipulé dans le présent à travers l‟écriture du passé qui dans ce
cas, se doit de le retracer et de l‟interpréter.
* * * * *
Du paysage à l’espace clos de la prison
En vous, dans les soudaines trouées et dévirées de votre écriture qui plonge au
plus à-pic du créole, il y a eu la révélation que par au-delà le bruit et la fureur du
monde, le paysage demeure et dure et patiente et nous use tout en s‟usant, puis
nous apaise et nous conforte. Tout cela dans le même ballant. Notre matrice fut
striée par l‟implacable des champs de canne, là où la Parole du Maître semblait
régner sans partage mais de ce lieu même (ou de ce non-lieu), nous avons réussi à
surgir, à tiger roides telles ces flèches de canne qui, au beau mitan de décembre,
dispensent l‟opale et la tendresse. (15)
Telles sont les paroles adressées à Edouard Glissant dans cette “Eloge au défricheur de
paysage,” un essai dans une collection d‟hommages à la Poétique d‟Edouard Glissant, par
deux des auteurs de la Créolité, Jean Bernabé et Raphaël Confiant. Le paysage sert à
raconter l‟histoire oubliée et floue de l‟esclavage, et plus généralement, de l‟histoire des
Antilles. Le paysage n‟est donc pas un décor statique et inerte, mais bien un lieu vivant et
ouvert, un lieu qui “parle” comme on le lit plus tard dans l‟essai (15), pour témoigner de
l‟histoire et de la vie des hommes, jusque dans ses transformations. Dans son Discours
antillais, Glissant écrit, dans un court paragraphe, entre des parenthèses antillaises qui ne
sont pas en marge, mais qui s‟affirment malgré tout: “(Notre paysage est son propre
monument: la trace qu‟il signifie est repérable par-dessous. C‟est tout histoire)” (32).
6
Face aux voix étouffées et non entendues ou à ces paroles non entendues des opprimés
(dans un monde où seul le Maître l‟est), c‟est le paysage qui se charge d‟énoncer un
témoignage, en tant que spectateur et acteur de ces luttes menées dans les mornes. A la
manière des nègres marrons qui se déplacent vers les hauteurs, c‟est la voix qui monte et
s‟elève, se dresse comme la tige de la canne.
L‟esclavage demeure le point de départ de l‟histoire des Antilles, et commence
avec la traversée dans les bateaux négriers, l‟arrachement à la terre natale de l‟Afrique
pour ces hommes, femmes, enfants transportés ensuite aux Antilles. Cette question n‟est
pas, pour Glissant et les écrivains de la Créolité, une affaire classée et une histoire écrite
et élucidée, mais une histoire faite de mémoires oubliées, d‟un passé que l‟on n‟a pas
vraiment réussi (voire tenté) de comprendre dans ses détails, d‟une inhumanité qui reste
encore sous certains aspects inimaginable et méconnue. Chamoiseau dit à ce sujet, dans
une table ronde autour d‟Edouard Glissant sur le sujet “De l‟Esclavage au Tout-Monde”:
“Il y a aussi, dans la situation esclavagiste, un méconnaissable, un inimaginable, un fond
de douleur et de tragédie que nous ne pouvons pas approcher, que ni l‟esclavage antique
ni l‟esclavage d‟aujourd‟hui ne peuvent nous aider à comprendre” (60). Glissant occupe
la même position, puisqu‟il affirme dans cette même table ronde, “De l‟Esclavage au
Tout-Monde,” qu‟il est difficile de “bien saisir les contours” de l‟esclavage:
Parce que la mémoire de la chose a été oblitérée et que, même pour un peuple qui
a vécu l‟esclavage, il y a quelque chose d‟un peu difficile à entrer dans cette
période de son passé. Pour nous, Antillais, c‟est d‟autant plus difficile que, non
seulement nous n‟avons pas maîtrisé la mémoire, mais nous n‟avons pas non plus
Ŕ c‟en est une conséquence Ŕ maîtrisé l‟histoire.
7
Vous connaissez ma position sur la question du temps. Je pense que le
temps historique des “Caribéens” est un temps chaotique, surtout pour les nations
qui ne sont pas encore constituées en nations. (56)
1
La répétition de l‟esclavage avec quelques modifications dûes aux différences d‟époques
est d‟ailleurs parfaitement illustrée par Glissant dans une section du Discours antillais et
par Raphaël Confiant dans Nègre Marron. Dans “32. Traces” dans la section “Histoire,
histoires,” Glissant met en scène un Noir des Antilles pendant trois périodes stratégiques:
l‟esclavage, la grande guerre pendant laquelle l‟esclave est désormais “libre” mais
travaille en réalité pour un géreur béké, puis les années soixante-dix. Une constante
structure ce bref récit: le Noir est prisonnier du système racial et social, fuit mais va se
faire traquer et tuer; du Maître blanc et ses chiens à la police, il est toujours pourchassé.
Les époques changent, du moins les grandes balises “historiques” (abolition,
départementalisation), mais les jeux de pouvoir restent exactement les mêmes, et
l‟Antillais reste fatalement prisonnier de son île et de ses injustices. Confiant adopte la
même technique de répétitions d‟emprisonnement et d‟oppression dans son roman (ou
“récit,” pour reprendre le terme utilisé pour désigner le genre de son œuvre dans le livre).
Ainsi, le pays(age) antillais est à la fois un lieu de révoltes potentielles, ignorées dans
l‟Histoire, mais aussi d‟emprisonnement, car il est double: ouvert, comme il le semble,
mais il représente aussi un espace clos. La prison elle aussi change, mais dans les œuvres
haïtiennes que j‟ai sélectionnées, ce n‟est pas l‟opacité qui permet d‟aborder les révoltes,
mais l‟espace clos de la prison, qui se retrouve élargi Ŕ au lieu de devoir se refermer sur
1
On peut identifier ici un élément qui va différencier la situation haïtienne de la situation martiniquaise ou
guadeloupéenne: Haïti est déjà, et ce depuis le premier janvier 1804, une nation. Haïti se distance donc de
cette notion “caribéenne” telle qu‟elle est abordée en termes glissantiens.
8
l‟individu comme le fait le paysage de l‟île dans les exemples que je viens d‟exposer. La
prison ne peut que reconnaître l‟oppression dans un premier temps, mais cette dernière
représente aussi paradoxalement le lieu de l‟interrogation et de la remise en question, si
l‟on parvient à l‟apprivoiser en élément romanesque, ce qui n‟est pas une tâche aisée,
comme l‟explique Patrick Chamoiseau.
Dans sa préface à La prison vue de l’intérieur, Chamoiseau donnait à la prison
une caractéristique qui rappelle singulièrement le paysage martiniquais (tant chez
Glissant que chez les écrivains de la Créolité), celle de l‟opacité, dans sa signification
glissantienne; Chamoiseau écrit en parlant de la prison:
Elle ne se donne pas. Elle se montre sans se révéler. Elle se met à portée sans
s‟offrir. Elle s‟élucide dans une opacité labile qui demeure et perdure. Ce
paradoxe m‟a toujours frappé. Il explique sans doute pourquoi je n‟ai jamais
utilisé cet espace dans mon univers romanesque. Je n‟ai jamais écrit sur la prison
car la prison ne s‟est jamais ouverte à moi. Et c‟est cette illusion qui accompagne
beaucoup de détenus, d‟éducateurs, d‟assistants sociaux, de surveillants, de
directeurs, d‟intervenants de toutes sortes. (8)
Pour Chamoiseau, voir réellement la prison ou la dévoiler par le biais de la littérature
relèverait d‟un leurre et d‟un échec indéniable. La prison peut donner l‟impression
qu‟elle se donne en continuant à se voiler. Pourtant, Chamoiseau lui-même ne résiste pas
à explorer ce mystère qui émane de la prison, puisqu‟il publie plus tard un superbe roman,
Un dimanche au cachot (2007), qui, sans résoudre le problème du “réel” de la prison, est
bien consacré au cachot de l‟époque esclavagiste. Car finalement l‟“illusion” mentionnée
par Chamoiseau dans cette citation pourrait bien représenter la motivation de toute
écriture romanesque, surtout en ce qui concerne une histoire antillaise fragmentée,
partiellement oubliée, et difficile à retracer.
9
Chamoiseau, comme de nombreux écrivains de la Caraïbe, retrace l‟histoire
antillaise par la fiction, où elle se forge sa place, remédiant ainsi à l‟absence de l‟histoire
antillaise dans l‟Histoire. Précisons ici la nature de cette “absence”: dans l‟Histoire
(blanche, européenne, coloniale) dont parle Edouard Glissant dans son Discours antillais,
les Antilles sont présentes mais seulement par rapport à la France, elles sont en “marge”
(15), représentent une “poussière” (510), comme si elles n‟existaient pas en elles-mêmes
et pour elles-mêmes. Dans ce contexte, la prison devient un lieu de refus: celui de se
laisser définir par rapport à un prétendu centre (la puissance (post)coloniale française qui
semble dominer la “périphérie” et l‟espace carcéral, espace qui semble lui aussi ne
relever que de la “périphérie”) en renversant des conventions et des dominations
acceptées, en s‟attaquant au pouvoir établi.
2
Un “projet haïtien”
Je ferai par la prison, et dans la littérature haïtienne, ce que Glissant (ou les écrivains de
la Créolité qui le suivent sur ce point) propose de faire par les paysages -- Glissant se
penche particulièrement sur le cas de la Martinique, même si son projet se veut antillais,
d‟où la nécessité de trouver une autre entrée pour retracer l‟histoire d‟Haïti, afin qu‟elle
ne se retrouve pas comme l‟histoire antillaise telle que la voit Glissant: oubliée dans une
histoire française dans laquelle elle n‟a pas sa place, ou ici, dans la théorisation d‟une
histoire antillaise qu‟il semble parfois difficile d‟“appliquer” à Haïti. Dans une note de
2
Comprendre la prison en tant qu‟espace en marge permettrait alors de comprendre par là-même la
périphérie, c‟est-à-dire l‟espace (post)colonial Ŕ la colonie serait (comme le prisonnier) prise dans le
Panoptique.
10
bas de page de son Discours, Glissant écrit: “L‟Occident n‟est pas à l‟ouest. Ce n‟est pas
un lieu, c‟est un projet” (14). Glissant prend la spécificité géographique comme point de
départ, mais non comme fin en soi, comme je compte le faire ici. Car ma thèse ne se
penche pas que sur des textes qui se déroulent en Haïti, mais pas seulement: Rosalie
l’Infâme d‟Evelyne Trouillot se déroule aussi en Afrique, ou dans l‟Atlantique; les
romans sur Toussaint Louverture de Jean-Claude Fignolé et Fabienne Pasquet se
déroulent dans le cachot du Fort de Joux dans le Jura; Le goût des jeunes filles de Dany
Laferrière est encadré par Miami, tout comme De si jolies petites plages (dans lequel
d‟autres pays font aussi partie des voyages du narrateur) de Jean-Claude Charles.
Suivant Fignolé, je ne catégorise pas les écrivains haïtiens selon leur lieu actuel de
résidence; Fignolé dit dans l‟article “Jean-Claude Fignolé, poète de la mémoire,” un
entretien donné par Bernard Magnier:
Il n‟y a qu‟une littérature haïtienne sinon, nous devrions poser les problèmes du
développement de ces littératures et opposer le confort de l‟exil aux conditions
difficiles de l‟île, la soumission des écrivains de l‟intérieur au courage de l‟exil…
Il n‟y a qu‟une littérature car les préoccupations sont les mêmes: la dictature, la
soumission du peuple, la dégradation de l‟homme, la volonté de changer les
choses. (47)
J‟inclus ainsi des auteur(e)s résidant en Haïti (Trouillot, Fignolé), mais aussi des auteurs
de la diaspora (Pasquet a vécu en Italie et vit maintenant en France; Laferrière partage
son temps entre Montréal et Miami). Pour paraphraser et reformuler Glissant, Haïti n‟est
pas un lieu, c‟est un projet. J‟entends par là que ces écrivains dépassent les frontières et
catégories traditionnellement attribuées aux écrivains de façon géographique et artistique
(artistes haïtiens, antillais, francophones, de la diaspora ou de l‟immigration) Ŕ ce qui
explique que ces catégories soient vivement condamnées par Laferrière. Dans J’écris
11
comme je vis, un long entretien avec Bernard Magnier, Laferrière s‟insurge contre ces
étiquettes:
Comme, par exemple, “écrivain immigrant,” “écrivain ethnique,” “écrivain
caraïbéen,” “écrivain du métissage,” “écrivain postcolonial” ou “écrivain noir…”
Je suis condamné, quelle que soit la posture que je prends, à me faire coller une
étiquette sur le dos. La dernière en date, j‟y reviens, c‟est “écrivain francophone.”
[. . .] Est-ce si difficile de dire d‟un type qui écrit qu‟il est un écrivain? [. . .] A la
limite, je préfèrerais qu‟on dise que je suis un mauvais écrivain tout court plutôt
que d‟être qualifié de bon écrivain haïtien, caraïbéen ou exilé. Ah oui, l‟exil, je
l‟avais oublié, celui-là. (104-105)
3
De plus, ce “projet” propose une nouvelle territorialisation d‟Haïti, qui élargit les
frontières du pays et les repousse. Cette nouvelle territorialisation a aussi pour avantage
de dépasser une autre catégorie qui qualifie encore souvent la littérature haïtienne: celle
d‟une littérature traditionnellement engagée, comme c‟est d‟ailleurs le cas généralement
des littératures francophones (postcoloniales). Jean Price-Mars établissait sans équivoque
le caractère engagé de la littérature haïtienne dans De Saint-Domingue à Haïti: Essai sur
la culture, les arts et la littérature:
Et d‟abord, la littérature haïtienne des origines à nos jours, a toujours été dans son
ensemble une littérature engagée. On entend dire par là qu‟elle fut, qu‟elle est
restée l‟expression de l‟état d‟âme d‟un peuple constamment aux prises avec les
péripéties d‟une lutte sournoise ou ouverte pour intégrer les droits de l‟homme
dans les normes de la vie publique. Elle a été, le plus souvent, chez les poètes et
les romanciers, le thème de revendications pour honorer la personne humaine et
glorifier l‟essence et la valeur des libertés humaines. Jadis, nos poètes ont chanté,
exalté, magnifié l‟héroïsme des preux qui ont converti le troupeau d‟esclaves dont
nous descendons en une nation Ŕ la seconde qui conquit son indépendance
politique dans les Amériques. (13)
3
En même temps, Laferrière lui-même reconnaît d‟une certaine mesure qu‟il est difficile de faire sans
aucune étiquette, puisqu‟il conclura toute cette explication sur sa lutte incessante mais inutile contre les
étiquettes ainsi: “Alors pourquoi je continue? Disons que je tente de me convaincre. On n‟est jamais tout à
fait sûr” (107). L‟essentiel est de considérer avant tout un écrivain pour sa valeur d‟écrivain, et de ne pas
s‟attacher à le mettre de force dans une catégorie, en croyant avoir résolu tous les problèmes de son écrit.
12
Ceci rejoint l‟idée suggérée par Fignolé dans ses propos cités plus haut sur le fait qu‟il
n‟existe qu‟une littérature haïtienne “car les préoccupations sont les mêmes.” Cela
semble réduire la littérature haïtienne à parler automatiquement du réel dans sa fiction, du
politique, et à faire de l‟écrivain un écrivain engagé automatiquement et sans lui en
laisser le choix ou l‟initiative. En même temps, cette notion de “changer les choses” sera
abordée dans cette thèse, et sera posée dans des œuvres et contextes différents. Je ne
prendrai pas toujours cette idée dans le sens politique donné par Fignolé ici, mais
certainement dans son sens plus général d‟intervention de l‟artiste (politique et littéraire,
les deux étant inextricablement liés).
Ce qui reste fort pertinent dans cette idée de Fignolé, c‟est que le contexte reste
souvent difficile; il convient ensuite de voir comment les écrivains l‟abordent à leur
manière, avec leurs différences, et sans vouloir toujours changer la situation, à en croire
Laferrière, mais sans pouvoir tout de même l‟occulter. Il écrit dans Cette grenade dans la
main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit? lorsqu‟il réagit à la critique et aux
réactions survenues après Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer et
réitère son désir d‟éviter le politique: “Je n‟écrivais pourtant pas pour changer le monde.
Je voulais simplement changer de monde” (109). Autrement dit, il reste fascinant de voir
comment la littérature haïtienne demeure diversifiée et parvient à rendre mouvante la
notion de littérature engagée, en la bousculant et en la remettant sans cesse en question. Il
s‟agit également d‟insister sur la création individuelle dans un art souvent dépeint en
Haïti comme étant pour le bien collectif. Fignolé d‟ailleurs sent bien le danger d‟un
enfermement dans cette littérature traditionnellement politique, en ce qu‟elle pourrait
13
bien rester “bloquée” dans son premier moment d‟apogée, celui de Jacques Roumain et
Stephen Alexis; il dit à leur sujet, dans son entretien avec Bernard Magnier: “Chez nous,
ils ont eu une telle influence qu‟ils ont, malgré eux, bloqué l‟évolution du roman. Ils
étaient imités par des auteurs qui n‟avaient pas toujours leur talent” (48).
Fignolé et Laferrière soulèvent ainsi des questions cruciales: celle du danger du
modèle à suivre et des héros fictifs et mythifiés, de la nécessité du renouvellement chez
les écrivains, du besoin de ne pas (vainement) tenter de reproduire un original, de
proposer de nouvelles formes ou approches, de faire du roman un espace de création et de
mouvement, en abordant peut-être les mêmes thèmes (comme le font notamment Glissant,
Chamoiseau, Confiant, Maximin, en parlant de l‟histoire et de l‟époque des plantations),
mais en ne s‟installant jamais dans le confort du même (comme le montre l‟exemple du
roman Un dimanche au cachot par exemple, qui trouve une autre entrée dans le monde de
l‟esclavage, comme le jeu du réel et de l‟imaginaire, les nouvelles technologies pour
aborder le passé, plaçant ainsi une thématique déjà présente dans des œuvres antérieures
de Chamoiseau dans une optique innovatrice).
Récriture d’une histoire de résistance par la fiction
Si Haïti a connu trente-deux coups d‟Etat
dans son histoire
c‟est parce qu‟on a tenté de changer
les choses au moins trente-deux fois.
On semble plutôt intéressés par les militaires
qui font les coups d‟Etat
que par les citoyens qui renversent
ces mêmes militaires.
La résistance silencieuse et invisible.
14
Il y a un équilibre dans le pays
qui tient au fait
que des inconnus
dans l‟ombre
font tout ce qu‟ils peuvent
pour retarder la nuit. (133)
Comme en témoigne ce passage du dernier roman de Laferrière, L’énigme du retour
(2009), l‟histoire haïtienne s‟affirme comme une histoire de résistance même dans ses
moments les plus difficiles; il convient donc de la dévoiler. Pour ce faire, la fiction
représente une entrée dans cette exploration, mais surtout en ce qu‟elle offre des
dialogues avec d‟autres disciplines: histoire, études politiques, sociologie, anthropologie.
Cette mise en perspective permet aussi de mieux comprendre la spécificité du discours
littéraire et son intérêt, en voyant comment son discours peut aborder des questions,
éventuellement proposer des solutions, dans le “réel,” mais à partir d‟une fiction qui
s‟assume en même temps comme telle. La littérature parvient à se faufiler entre
pourcentages, statistiques, dates, et autres chiffres et faits, et c‟est peut-être ce qui rend la
représentation qu‟elle offre de la prison si fascinante: elle est aussi capable de passer
entre les barreaux et d‟en sortir à sa guise à maintes reprises pour témoigner de ce qui
resterait autrement sans témoin disponible prêt à s‟exprimer. L‟exploration de l‟histoire
haïtienne illustrera cette possibilité de dialogues et mouvements possibles, par la diversité
de périodes historiques abordées, à partir d‟un corpus très contemporain (entre 1982 et
2004), de transition entre deux siècles.
Ces périodes se succèderont dans un ordre chronologique, et feront chacune
l‟objet d‟un chapitre: esclavage et marronnage dans un premier chapitre avec Rosalie
l’Infâme (2003) d‟Evelyne Trouillot; la vie de Toussaint Louverture et l‟avenir de Saint-
15
Domingue après sa mort avec Moi, Toussaint Louverture… avec la plume complice de
l’auteur de Jean-Claude Fignolé (2004), et La deuxième mort de Toussaint-Louverture
(2001) de Fabienne Pasquet, deux romans théâtraux mettant en scène Toussaint
Louverture dans son cachot du Fort de Joux dans le Jura, où il mourut, mais aussi où il
revint s‟expliquer dans ces romans; la dictature Duvalier dans Le goût des jeunes filles
(1992) de Dany Laferrière; puis, le sort des boat people haïtiens dans les camps de
détention aux Etats-Unis dans De si jolies petites plages (1982) de Jean-Claude Charles
dans un quatrième et dernier chapitre.
Mais comme le montrera chaque chapitre, ces périodes seront toutes vues dans
leurs relations au présent et au passé, brouillant ainsi parfois cette chronologie linéaire.
Car entre Rosalie l’Infâme et De si jolies petites plages, l‟écart entre les siècles écoulés
entre l‟esclavage et le flux de boat people aux Etats-Unis pendant la dictature Duvalier
n‟est pas si grand, et il y a davantage rapprochement dans l‟esclavage qui revient sous
forme moderne, la persécution et l‟humiliation des Haïtiens par Duvalier, et par les
membres de l‟Immigration and Naturalization Service (INS). Il y a continuation plutôt
que rupture: le bateau qui transporte les Haïtiens vers la Floride aujourd‟hui tient du
bateau négrier et du bateau qui déporta Louverture en France, et entre son cachot du Fort
de Joux, les cellules de Fort Dimanche sous Duvalier, et les camps de Krome en Floride,
il semble y avoir eu “inventivité” plutôt qu‟humanisation dans la conception du dispositif
d‟enfermement.
Car finalement, et pour suivre Michel Foucault qui constate fort pertinemment
dans Surveiller et punir; Naissance de la prison que les moyens de détentions actuels ne
16
sont pas forcément une amélioration (dans le sens d‟humanisation) et un changement
radical de l‟ancien modèle punitif, les moyens de punir orchestrés par le pouvoir en place
se succèdent mais restent gouvernés par le Même (pour reprendre ici un terme
glissantien). Ouvrant son étude sur le supplice et sa disparition, Foucault pose la question
rhétorique suivante:
Des punitions moins immédiatement physiques, une certaine discrétion dans l‟art
de faire souffrir, un jeu de douleurs plus subtiles, plus feutrées, et dépouillées de
leur faste visible, cela mériterait-il qu‟on lui fasse un sort particulier, n‟étant sans
doute rien de plus que l‟effet de réaménagements plus profonds? (14)
Cette question reste essentielle dans le traitement de la prison que j‟aborderai ici; entre
les tortures imposées aux esclaves de Saint-Domingue par les colons, et l‟acculturation
qui menace les détenus de Krome, traités comme des malades à guérir qui refusent de se
conformer au moule américain, il apparaît alors que le pouvoir s‟exerce sous différentes
formes, se modernisant en quelque sorte, sans renoncer à ses objectifs:
Le corps qu‟on supplicie, l‟âme dont on manipule les représentations, le corps
qu‟on dresse: on a là trois séries d‟éléments qui caractérisent les trois dispositifs
affrontés les uns aux autres dans la dernière moitié du XVIIIe siècle. [. . .] Ce sont
des modalités selon lesquelles s‟exerce le pouvoir de punir. Trois technologies de
pouvoir. (155)
Néanmoins, si Foucault s‟inscrit dans un discours sur l‟enfermement physique et
symbolique dans la société, et que la prison symbolise la société dans son ensemble dans
le sens qu‟elle est le lieu de l‟oppression (que ses sujets piégés en soient conscients ou
non, comme dans le domaine de l‟éducation, des hôpitaux, de l‟armée…), dans mon
projet, au contraire, la représentation littéraire de la prison dans l‟espace haïtien est à
première vue ce lieu d‟oppression par excellence, mais au deuxième regard et en lisant
entre les lignes, la prison représente un lieu de résistance Ŕ ce qui n‟est absolument pas le
17
cas chez Foucault, qui rejette toute notion de liberté dans ce contexte. La reproduction du
système coercitif (en ce qu‟il se répète à travers les siècles malgré son changement de
forme, comme le suggère Confiant dans Nègre Marron) existe bien dans mon travail, qui
souligne une continuité dans la répression, celle de la résistance des Haïtiens. Elle est
incessante et créative, et toujours présente sous des formes à la fois différentes mais qui
tendent vers le même idéal acharné et incessant de liberté. En d‟autres termes, dans les
ouvrages présentés dans mes quatre chapitres, les écrivains mettent l‟accent sur les
personnages qui trouvent des solutions pour lutter contre cette oppression présentée par
Foucault. Mon approche s‟intéresse donc à la continuité dans la résistance et s‟écarte
ainsi de celle de Foucault qui lui, insiste au contraire sur une rupture épistémique entre la
période pré-moderne et la modernité, et ne perçoit la liberté dans le système de pouvoir
que comme illusoire.
* * * * * *
Si Glissant situe dans son Discours le début de l‟histoire antillaise dans le traumatisme, la
traite (223), je remonterai encore plus loin que le bateau négrier, en parlant de l‟horreur
des barracons dans Rosalie l’Infâme d‟Evelyne Trouillot, qui non seulement offre un
équivalent féminin à la statue du Marron Inconnu exposée symboliquement en face du
Palais National depuis 1959, mais aussi qui pousse toujours plus loin les moments de
résistance, et ce dans les moments les pires de l‟histoire de l‟esclavage. Dans ce premier
chapitre, je partirai des représentations historiques du marronnage (notamment avec le
grand historien haïtien, Jean Fouchard, qui place l‟esclave marron comme point de départ
de ce que l‟on désigne aujourd‟hui comme la révolution haïtienne, faisant du marron un
18
être avant tout motivé par la quête d‟un idéal de liberté collective) en remontant jusqu‟au
présent. Ceci permettra de faire ressortir le rôle encore actuel que joue le marron dans la
politique haïtienne, comme dans la culture de la nation, car la figure du marron, cruciale
dans la formation du pays, est occasionnellement récupérée vers des fins diverses.
Ensuite, je dresserai aussi un portrait littéraire du marronnage dans la littérature
de la Caraïbe, afin de faire ressortir les différentes tendances perçues dans ces
représentations. Face à l‟absence de témoignage d‟esclave qui se fait ressentir dans la
littérature de la Caraïbe francophone d‟une part, et au manque de documents écrits par
des esclaves dans la reconstitution historique du phénomène du marronnage d‟autre part,
Trouillot décide de combler ce manque, par la forme romanesque. Son témoignage écrit
et fictionnel vient également pallier une autre insuffisance de documents et d‟études
historiques réservés au rôle des femmes dans l‟histoire du marronnage. Car dans Rosalie,
les catégories traditionnelles éclatent, n‟ont aucun sens car elles ne fonctionnent guère
dans l‟histoire haïtienne ou dans son récit de cette histoire. Le roman aborde l‟horreur du
traitement des esclaves, mais adopte également parfois un style poétique; il relève du
conte et du roman policier par ses mystères à élucider progressivement, parle de l‟enfer
qui règne pour les esclaves à Saint-Domingue, ou dans les barracons en Afrique, mais
évoque également la beauté des paysages dans ces deux parties du globe. L‟histoire
relève du personnel, et le fictif est lié à l‟histoire chez Trouillot, qui appartient à cette
illustre famille bien connue en Haïti d‟historiens. Trouillot insère son roman dans le
contexte de cette plus grande histoire du marronnage, en évitant de forger des héros
mythiques et sans faute, sans peur et sans hésitation, inégalables et au-dessus de tous les
19
autres; elle célèbre ces anonymes, des êtres exceptionnels qui ont fait l‟histoire -- même
si cette dernière les oublie parfois dans son écriture --, et qui se verraient balayés de cette
histoire sous le poids des grands héros connus. Elle propose une réécriture de l‟histoire
qui s‟attache aux individus dans toute leur diversité, sans favoriser un groupe sur un autre
ou une couleur de peau sur une autre Ŕ contrairement à Duvalier et sa théorie du Noirisme
(qui valorise les Noirs au détriment des Mulâtres), contexte d‟apparition de la statue du
Marron Inconnu sur le Champs de mars à Port-au-Prince. En revisitant des questions du
passé, Trouillot offre une piste pour réexaminer aussi le présent d‟Haïti.
Dans un deuxième chapitre, c‟est le grand héros libérateur Toussaint Louverture,
qui a marqué la résistance pendant la révolution haïtienne qui est mis à l‟honneur.
Glissant le situe directement dans la lignée des marrons dans son Discours antillais,
disant qu‟il est: “[. . .] un marronneur, de la même espèce, j‟allais dire de la même race,
que le plus obscur et le plus méconnu des Nègres marrons de Fonds-Massacre en
Martinique” (233). Dans ce chapitre, cette vision de Toussaint marronneur, héritier
directe des nègres marrons, constitue le point d‟entrée dans une exploration de l‟histoire
de Toussaint, et de ses représentations historiques et littéraires multiples. Nous verrons
que son marronnage évolue pourtant, et qu‟il conserve l‟idée de mouvement (par la
pensée et l‟imagination, de l‟immobilité de sa prison) afin d‟aider le lecteur à mieux
comprendre et retracer, explorer différemment, l‟histoire haïtienne. De plus, les textes
que je propose d‟analyser dans ce chapitre sortent de la vision commune qui fait de
Toussaint un héros quasiment mythique. Jean-Claude Fignolé dans Moi, Toussaint
Louverture… avec la plume complice de l’auteur et Fabienne Pasquet dans La deuxième
20
mort de Toussaint-Louverture abordent un autre aspect de Toussaint, souvent ignoré dans
d‟autres ouvrages: l‟aspect humain, oublié et absent des récits historiques. Et l‟humanité
commence avec la notion de vie et de mort dans ces romans Ŕ en partant de la mort et non
plus de la biographie de Toussaint, reprise dans les ouvrages qui font de Toussaint un
grand héros.
Au contraire, Fignolé et Pasquet établissent une autre continuité: celle entre sa
mort et son moment de gloire, afin d‟aborder la question différemment et d‟une autre
perspective. Les titres de ces deux romans suggèrent déjà un traitement non traditionnel
de Toussaint: un Toussaint qui est aussi recréé, imaginaire, ou surnaturel; un Toussaint
que la plume de l‟auteur nous fait voir autrement. Le genre de ces textes dépasse la
catégorie du roman, car il s‟agit de deux huis clos, qui rappellent la pièce de théâtre par
leur unité de lieu, mais aussi l‟interview journalistique, car il s‟agit principalement (et
même exclusivement, dans le roman de Fignolé) d‟une conversation avec Toussaint, dans
son cachot du Fort de Joux dans le Jura, ou il périt le 7 avril 1803 après avoir été déporté,
forcé de quitter Saint-Domingue quelques mois auparavant, sans connaître
l‟indépendance d‟Haïti de son vivant Ŕ mais il la connaît de sa mort dans les romans de
Pasquet et Fignolé. Cette réévaluation du passé qu‟effectue Toussaint (qui se situe enfin
après le passé en pouvant regarder ce qui s‟est produit après sa vie, de sa mort) lui donne
le même atout que celui qu‟ont les historiens: la distance, propice à la réflexion et à
l‟analyse, la relecture. Pasquet et Fignolé lui ajoutent la lucidité et la grande connaissance
de son sujet, d‟un sujet qui accepte aussi d‟avouer ce qu‟il ne sait pas. En reparlant de
Toussaint, toujours au cœur des débats historiques et littéraires (que je présenterai), il
21
s‟agira non seulement de reparler, réécrire, réinterpréter le passé, mais aussi de le
recontextualiser dans le présent, afin d‟en saisir les implications contemporaines et les
liens opérés avec la politique d‟Haïti et sa perception de l‟histoire aujourd‟hui.
Le troisième chapitre choisit d‟aborder la littérature sous la dictature Duvalier,
une période qui est absente des écrits théoriques abordant la question de l‟histoire
dans les écrits de Glissant comme dans ceux des auteurs de la Créolité. La dictature fut
pourtant fort présente dans l‟histoire haïtienne, et la dictature Duvalier en particulier fait
l‟objet d‟une littérature venant principalement de l‟exil, pour des raisons évidentes. C‟est
cette dictature qui a marqué la vie de Dany Laferrière, le poussant à quitter Haïti pour
Montréal, afin d‟éviter une mort certaine Ŕ problématique qui revient tout au long de son
“autobiographie américaine” dont fait partie Le goût des jeunes filles. Dans ce roman,
Laferrière enferme le jeune Dany, son héros, et l‟un des narrateurs, dans une prison d‟un
genre tout particulier. Croyant les macoutes à ses trousses, Dany s‟enferme dans sa prison
Ŕ la maison de sensuelles voisines. Le témoignage de prisonnier de Laferrière prend ainsi
une tournure particulière, et son roman est ponctué par une ironie mordante. La fuite du
jeune Dany, comme celle de Laferrière dans son exil, peut se situer elle aussi dans la
lignée du marronnage, qui n‟est jamais que fuite, mais toujours réaffirmation d‟un désir
de liberté que rien ne peut éteindre, pas même une dictature sanglante.
Aborder la question de l‟écriture de Laferrière, c‟est proposer un point d‟entrée
dans son roman qui puisse aussi suggérer comment l‟auteur s‟attaque, à sa manière, et en
prétendant l‟ignorer, à la dictature. Loin des discours militants, le roman de Laferrière
peut néanmoins se lire comme une réponse aux idéaux duvaliéristes tels qu‟on les trouve
22
dans des discours prononcés par François Duvalier ou des écrits publiés par lui, et surtout
comme un renversement ironique de ces idéaux, qui se retrouvent défiés. Je commencerai
donc avec une mise en contexte et une analyse de textes de Duvalier, avant de passer à
une vue d‟ensemble sur la dictature sous la dictature Duvalier, afin de faire ressortir les
particularités du roman de Laferrière, telles la place de l‟individu et l‟effacement de la
figure du dictateur. Dans un pays où la dictature bat son plein Ŕ Le goût des jeunes filles
se situe pendant la période de passation de pouvoir de François à Jean-Claude Duvalier --,
Laferrière relègue la dictature à l‟arrière-plan.
Mon quatrième chapitre est consacré aux boat people haïtiens qui finissent dans
les camps de détention aux Etats-Unis (principalement dans celui de Floride, Krome, le
plus connu). L‟ouvrage de Jean-Claude Charles, De si jolies petites plages, fut publié en
1982, lors d‟une vague importante de boat people cherchant à se réfugier aux Etats-Unis,
essayant de fuir la dictature Duvalier qui sévit en Haïti encore sous Baby Doc. Ce livre
fut largement ignoré par la critique qui aura peut-être jugé le fond et la forme trop peu
littéraire -- d‟où l‟importance essentielle d‟une approche pluridisciplinaire ici: ce chapitre
ouvre un dialogue avec les études sociologiques et politiques, et aborde également
d‟autres littératures qui sortent du domaine francophone, notamment avec les ouvrages en
créole peu connus de Jan Mapou et Joël Lorquet, mais aussi en anglais avec Edwidge
Danticat. Dans un texte qui tient du journalisme, du roman, du récit de voyage, de
pensées plus personnelles sur l‟exil et l‟identité haïtienne compliquée pour la diaspora,
qui emprunte à l‟histoire, l‟immigration et la sociologie, Charles donne la parole aux boat
people afin de ne pas les laisser dans l‟oubli ou la victimisation, et lance une sonnette
23
d‟alarme, dénonçant l‟urgence de leur situation et le traitement inhumain reçu sur une
terre dite de démocratie.
Charles dénonce le système concentrationnaire instauré par l‟INS, mais montre
également la résistance des Haïtiens, même derrière les barreaux, les situant dans une
tradition de marronnage et de refus d‟une oppression contre laquelle il est possible de
lutter, en dépit de sa force, de sa brutalité, et de sa détermination à les anéantir. Charles
permet d‟entendre des témoignages peu entendus, et il suggère de nouvelles frontières
caribéenne repoussées pour une reterritorialisation qui donne une place aux Haïtiens au-
delà des frontières de leur pays, eux qui renversent ironiquement l‟occupation américaine
de 1915-1934. Leur occupation ne se veut pas militaire et correctrice des idéaux
américains; au contraire, elle vise à être humaine et culturelle, au nom des droits de
l‟homme et des libertés individuelles, dans l‟espoir d‟une vie sous la démocratie et la
tolérance. Aujourd‟hui encore, les Haïtiens continuent leur tradition de marronnage,
même en dehors des frontières de leur pays. Loin d‟être seulement les victimes d‟une
dictature en fuite dans une riche puissance et un modèle de démocratie, ils dénoncent
toutes les injustices et abus de plusieurs pays, et apportent un souffle de révolte et de
liberté en Amérique du Nord.
24
Chapitre 1:
Marronnages au féminin dans Rosalie l’Infâme (2003)
d’Evelyne Trouillot
Le superbe roman d‟Evelyne Trouillot, Rosalie l’Infâme (publié à Paris en 2003), n‟a
suscité que très peu d‟intérêt dans le milieu de la recherche universitaire. Pourtant, le
sujet principal, celui de l‟esclavage, est toujours un thème qui occupe les esprits, qui a
marqué l‟histoire suffisamment pour demeurer un “sujet d‟actualité.” Effectivement,
1998 est l‟année de commémoration des 150 ans de l‟abolition de l‟esclavage. En 2001,
la loi française n° 2001-434 du 21 mai 2001 reconnaît la traite et l‟esclavage comme
crime contre l‟humanité. Cette loi fut proposée par Christiane Taubira-Delannon, et fut
passée notamment par Jacques Chirac et Lionel Jospin, respectivement Président de la
République et Premier Ministre de l‟époque. L‟article 2 stipule un rôle précis que
l‟éducation devra dorénavant jouer, celui de ne pas laisser dans l‟ombre l‟esclavage: “Les
programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines
accorderont à la traite négrière et à l‟esclavage la place conséquente qu‟ils méritent”
(Fauque 186).
4
L‟histoire française enseignée à l‟école semble alors déterminée à se
présenter de façon plus complète, même si cela signifie moins glorieuse.
5
Puis l‟année
2004 (année du bicentenaire de l‟indépendance d‟Haïti, première République noire en
4
Sarkozy annonce la même idée (inclure la traite et l‟esclavage dans les programmes scolaires) alors
présentée comme novatrice le 10 mai 2008 (Journée de commémoration de l‟esclavage) et saluée par les
médias, soit sept ans plus tard -- il s‟agirait ainsi plutôt d‟une commémoration de l‟oubli Ŕ et trois ans après
les polémiques du “rôle positif de la colonisation” dans les cours d‟histoire.
5
Dans Autofiction and Advocacy in the Francophone Caribbean, Renée Larrier donne un exemple de cette
histoire refaçonnée pour ne pas froisser l‟histoire française; elle mentionne une absence de l‟histoire qui
illustre ce que Michel-Rolph Trouillot appelle “silencing of the past” (dans son ouvrage du même nom):
“the erasure for more than a century of the defeat of Napoleon‟s troops by Haitian revolutionaries as one of
history‟s most salient events, as a deliberate “silencing of the past” due to uneven power relations” (7).
25
1804) est proclamée par l‟Unesco et tout le système des Nations unies Année
internationale de commémoration de lutte contre l‟esclavage et de son abolition.
L‟absence de recherches effectuées sur le roman de Trouillot peut s‟expliquer par
une marginalisation plus générale des écrivaines haïtiennes. En 1997, Elles écrivent des
Antilles, sous la direction de Suzanne Rinne et Joëlle Vitiello, se présente comme “le
premier ouvrage exhaustif consacré uniquement aux écrivaines francophones” et accorde
une section entière à Haïti (9). La même année, dans son ouvrage Framing Silence:
Revolutionary Novels by Haitian Women, Myriam J.A. Chancy écrit au sujet de cette
absence sur les écrivaines haïtiennes:
Haitian women writers have been forced to articulate their marginalization on
multiple fronts: the experience of the Haitian woman is defined by exile within
her own country, for she is alienated from the means to assert at once feminine
and feminist identities at the same time that she undergoes the same colonial
experience of her male counterparts. (13)
Chancy insiste sur le problème suivant: “[. . .] women have been consistently written out
of both the historical and literary records of Haiti [. . .]” (13). L‟identité haïtienne en
littérature serait principalement définie par des écrits d‟hommes. Evelyne Trouillot
intervient ici pour évoquer le rôle des femmes dans le marronnage avant l‟indépendance
haïtienne -- elle réinsère ainsi les femmes dans deux domaines qui les ont marginalisées,
l‟histoire et la littérature.
Rosalie l’Infâme (basé sur Rosalie, nom d‟un bateau négrier) se situe dans les
années 1750 à Saint-Domingue, période sous laquelle les esclaves étaient loin de se
résoudre passivement à leur statut de meuble, tel qu‟il était prescrit par le Code noir de
1685. L‟esclavage à Saint-Domingue est bien particulier. En tant que “perle des Antilles”
26
aux dix-septième et dix-huitième siècles, Saint-Domingue représente “les deux tiers des
exportations que la France redistribue” (Fauque 100). Le commerce de la canne à sucre
devenant la richesse de l‟île, l‟exportation des esclaves devient indispensable pour les
maîtres esclavagistes. Fauque offre cette intéressante comparaison qui parle d‟elle-même:
“Si, en Guadeloupe, dix ans sont nécessaires pour amortir l‟achat d‟un esclave, à Saint-
Domingue, en un an et demi, le planteur s‟est remboursé” (Fauque 100). En 1765, Saint-
Domingue comptait deux cent mille esclaves, et des importations constantes d‟esclaves
étaient nécessaires en raison du haut taux de mortalité et de la demande des colons
(Miller 30). On importait en moyenne 30 à 40 000 esclaves par an, de 1503 à 1804; la
population des anciens esclaves ne dépassait pas la barre du demi-million (Etienne 18).
De plus, l‟esclavage de Saint-Domingue a eu la particularité de prendre fin grâce
à la Révolution haïtienne, une révolution d‟esclaves. Pour reprendre ce que j‟avais
annoncé dans l‟introduction, dans leur Eloge de la Créolité, lorsque Jean Bernabé,
Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant déplorent les manques de l‟Histoire, elle qui a
été écrite sans tenir compte des “révoltes sans témoins, ou plutôt sans témoignages” (37),
ils font ici référence à ce qu‟ils décrivent comme:
[…] l‟opaque résistance des nègres marrons bandés dans leur refus. L‟héroïsme
neuf de ceux qui affrontèrent l‟enfer esclavagiste, déployant d‟obscurs codes de
survie, d‟indéchiffrables qualités de résistance, la variété illisible des compromis,
les synthèses inattendues de vie. (37)
Trouillot vient combler ce manque de l‟histoire, en particulier l‟aspect féminin des
“invisibles” (héros anonymes) dont elle parle dans son entretien avec Edwidge Danticat.
Elle déplore l‟absence de l‟équivalent féminin du “Marron Inconnu” afin de commémorer
les exploits des femmes esclaves dans leur lutte contre l‟esclavagisme (Danticat 50).
27
Je montrerai ici qu‟en intervenant directement dans le corpus de la littérature
antillaise, Trouillot propose par la fiction un équivalent féminin de ce “Marron Inconnu.”
Elle accorde également une place de choix aux “invisibles” de l‟histoire, qu‟il s‟agisse de
l‟héroïne, Lisette, esclave créole de l‟habitation, ou d‟autres femmes et hommes qui
contribuent à des actes de résistance et participent eux-aussi, directement ou non, au
marronnage. L‟auteure reconceptualise la figure du marron en offrant un modèle de
marronnage qui diffère de la norme d‟une part, car ce marronnage peut avoir lieu dans
l‟habitation, et non plus seulement dans les mornes; d‟autre part, car il s‟agit d‟un
marronnage féminin, et non plus seulement masculin.
6
De plus, l‟intervention de
Trouillot dans la réécriture de l‟histoire s‟effectue aussi dans la place qu‟elle accorde aux
barracons (les camps dans lesquels les esclaves étaient enfermés en Afrique), lieu
d‟enfermement peu connu dans l‟histoire de l‟esclavage. Face au manque d‟archives
évoqué par Claude Fauque et Marie-Josée Thiel, auteurs de Les routes de l’esclavage, qui
rappellent que “l‟on a souvent pris soin de détruire par le feu les témoignages d‟esclaves
dans les procédures traitées dans les colonies” (154),
7
Trouillot crée une version littéraire
qui ne dépend pas de ces documents pour raconter l‟histoire des lieux d‟enfermement, qui
devient dans son roman une histoire de résistance.
* * * * *
6
Chamoiseau notamment montre que le marronnage “existait au mitan même des bitations” dans Texaco
(63). Chez Trouillot, ceci est vrai littéralement (les marrons eux-mêmes y sont présents, alors que
Chamoiseau suggère que les esclaves de la plantation qui résistent ne sont pas les marrons qui eux sont
dans les mornes). Trouillot, elle, s‟attache à montrer le lien entre habitation et marronnage (et pas
seulement le parallèle qui existe entre les deux).
7
Même s‟ils expliquent également que les historiens accordent maintenant une grande importance aux
documents existants qu‟ils continuent de découvrir et de décrypter (154).
28
De la prison aux révoltes “flottantes”
Tout d‟abord, aborder le marronnage pendant l‟esclavage requiert aussi que l‟on examine
de plus près la traite. Christopher Miller, dans The French Atlantic Triangle, reconnaît
que certains historiens insistent sur le fait qu‟il s‟agit bien de deux phénomènes lorsque
l‟on parle de la traite et de l‟esclavage; mais il souligne également sa réticence à les isoler
et l‟importance de parler de l‟esclavage même lorsque le sujet est véritablement celui de
la traite: “Yet, in an excess of methodological purity, to ignore slavery in a study of the
slave trade would be to shut out the most important determinant” (9). Suivant cette
approche, parler ici du marronnage ne pourra se faire sans parler des actes de résistance
qui existaient avant (même s‟il ne s‟agit pas exactement de marronnage puisque le terme
s‟applique à la fuite des esclaves de la plantation), dès la traite. Rosalie l’Infâme appelle
également à cette ouverture méthodologique préconisée par Miller, car Trouillot lie dans
son roman les barracons, la traite et le Middle Passage et l‟esclavage qui forment un tout
(dans la narration aussi car le roman n‟est pas entièrement chronologique).
8
Le lieu d‟enfermement ne se résume pas dans ce chapitre à une seule prison, pas à
un seul lieu: la geôle n‟était pas la prison la plus utilisée. Si les marrons rattrapés par les
autorités y étaient envoyés, les “petits marrons” étaient souvent récupérés par les maîtres,
qui supportaient mal “une ingérence extérieure” d‟après Debbash, et préféraient leurs
8
Miller explique que le terme de Middle Passage aurait été inventé par un abolitionniste britannique de la
fin du 18
ème
siècle, Thomas Clarkson. Il ajoute également que le terme n‟a jamais eu d‟équivalent en
français, et que c‟est donc le terme anglais qui est utilisé parmi les historiens et les écrivains (49). Les
auteurs de Les routes de l’esclavage adoptent effectivement ce terme anglais, alors que Pineau et Abraham
en utilisent une version francisée de “grand passage” dans Femmes des Antilles, terme aussi neutre que ne
l‟est celui de “middle.”
29
supplices à un jugement (Rochmann 26). Ce sont surtout les tortures qui sont
mentionnées dans les études sur l‟esclavage (voir C.L.R. James et Fouchard par exemple).
Le bateau négrier, lui, était la prison obligatoire pour tous. Dans Femmes des
Antilles, Marie Abraham rappelle comment le bateau négrier était occasionnellement
transformé pour sa nouvelle fonction, celle d‟une prison sur l‟eau avant le départ pour le
grand passage et avant que tous les captifs ne soient au complet lorsque les “cueillettes”
de captifs n‟étaient pas encore terminées (85). Les Français prenaient souvent une escale
dite de “rafraichissement” aux îles du Prince ou de Sao Toméa avant le passage de
l‟Atlantique; les captifs restaient sur le bateau et ne pouvaient pas s‟échapper de par les
mesures prises:
Dans cette version tactique, le bateau négrier se transforme prématurément en
prison flottante et subit aux premiers mouillages du littoral africain les
modifications nécessaires au transport des captifs. Les charpentiers de bord
construisent la rambarde et aménagent les parcs à nègres de l‟entrepont. Pour
rentabiliser l‟espace et entasser le maximum de pièces d‟Inde, le montage des
“échafauds” et des cloisons de séparation remodule provisoirement les soutes
d‟un navire voué à l‟origine au commerce ordinaire. (84)
Mais même sans rentrer dans cette élaboration de transformation, la “prison flottante,” le
bateau négrier est une prison dès lors qu‟il renferme des captifs. Le terme de “prison
flottante” (83) est également utilisé dans Les routes de l’esclavage, et une information
supplémentaire semble renforcer cette idée: en plus du navire aménagé spécialement pour
une “marchandise humaine,” “certains navires tendaient un filet autour de leur pont pour
éviter aux captifs de passer par-dessus bord… Marqués au fer à l‟embarquement comme
s‟ils étaient du bétail, ces malheureux découvraient brutalement leur prison flottante” (83).
30
L‟enfermement de la “prison flottante” existe par d‟autres manières que celle
expliquée par Abraham. C‟est-à dire que les esclavagistes se font novateurs dans leur
création de méthodes d‟enfermement, comme ce sera le cas dans les méthodes de tortures
infligées aux esclaves. Cet enfermement des corps et des esprits par des contraintes
régulées constantes et répétées et une désappropriation du corps ne sont pas sans rappeler
“Les corps dociles” de Foucault, qui écrit dans ce chapitre de Surveiller et punir: “Est
docile un corps qui peut être soumis, qui peut être utilisé, qui peut être transformé et
perfectionné” (160). Ces deux habitudes forcées qui rythment la vie des captifs sur le
négrier s‟inscrivent bien dans cette perspective de “coercition ininterrompue, constante”
dont parle Foucault (161) Ŕ les douches “deux fois par semaine quand le temps le
permettait” pour l‟hygiène corporelle, et la danse obligatoire sur le pont pour l‟ “exercice
physique” (Abraham 83).
Les stratégies des esclavagistes existent depuis le début de la traite. Dans Les
routes de l’esclavage, Fauque et Thiel expliquent que l‟esclavage domestique existant en
Afrique, les Africains n‟ont pas correctement compris la traite négrière au début en raison
des incompréhensions liées à des différences culturelles: par exemple certains Européens,
“au nom des coutumes versées, exigèrent la protection du royaume africain receveur: les
chefs purent alors penser que les Blancs, par la relation de protégés ainsi créée, se
mettaient au rang de vassaux et devenaient leurs débiteurs!” (72). On voit à la ponctuation
que ceci est présenté comme une théorie montrant l‟absurdité qui a en réalité conduit à un
semblant d‟accord menant plus facilement vers la traite; il s‟agit là d‟une autre facette de
dévoilée quant aux causes possibles de la traite (en ce qu‟elle a été d‟une certaine
31
manière rendue possible par l‟Afrique) alternative à la collaboration des chefs africains
qui sont prêts à vendre leurs sujets en échange de biens: une stratégie européenne
d‟infiltration. Une autre stratégie des Blancs est donnée: “certains négriers n‟hésitaient
pas à faire revenir un ou deux captifs sur leurs bateaux pour faire croire que le voyage
avait un retour…” (72). Les auteurs utilisent ces exemples dans un contexte d‟excuse ou
de justification de l‟implication de l‟Afrique dans la traite négrière afin de ne pas lui
donner un rôle négatif.
Néanmoins, cette version qui “innocente” totalement l‟Afrique la rend en même
temps inévitablement un peu naïve, bernée devant l‟intelligence vérifiée des Blancs. Il en
reste que toute cette orchestration cynique montre que les stratégies des Blancs afin de
perpétuer la traite fonctionnaient: prêts à tout pour la rendre possible, ces mises en scène
(sans aucun doute machiavéliques) sont rusées, et ce sont les Africains qui sont ces êtres
innocentés et innocents, incapables de comprendre le tour qu‟on leur joue. Les auteurs de
Les routes de l’esclavage rappellent un changement dans le travail des historiens de
l‟esclavagisme: “jusqu‟aux années 1970, les historiens considéraient les esclaves dans la
seule optique de victimes, soumises à la volonté des Blancs” (122). Le contexte dans
lequel ils formulent cette remarque est celui de l‟esclavage (de l‟esclave vivant dans une
plantation du Nouveau Monde); pourtant, ils semblent adopter cette approche dans le
contexte de la traite.
En abordant l‟esclavage, la question de la prison va forcément, paradoxalement à
première vue, mais logiquement somme toute, en prenant en compte la trajectoire de
l‟esclave et l‟essence de la traite des Noirs, entrer dans la mouvance, se déplacer d‟une
32
terre ou d‟une mer à l‟autre: barracons, bateau négrier, plantation. La planification
raisonnable du commerce inhumain est parfaitement organisée; le lieu d‟emprisonnement
et de transport est divisé en sections afin d‟éviter les révoltes, mais aussi de s‟en protéger
éventuellement:
A bord, ce cloisonnement des individus permet aux femmes des conditions de
détention moins éprouvantes et engage des différences de traitement. Dispensées
de fers et des cadenas qui verrouillent la nuit les soutes des captifs, elles
traversent l‟Atlantique dans l‟enfermement de leur détresse, en guettant les
ombres… L‟équipage se défie surtout des résistances qu‟opposent les hommes à
leur déportation aveugle et craint les révoltes qui peuvent embraser l‟avant du
pont lorsque la disparition des côtes africaines plonge les esclaves dans le néant.
(85)
Ceci rappelle donc que les révoltes étaient envisagées; les esclavagistes savaient eux-
mêmes que les esclaves n‟étaient pas des objets, mais bien des humains qui se
comporteraient comme tels et n‟accepteraient pas leur situation bestiale. Les auteurs de
Les routes de l’esclavage abordent également ce point en citant un passage des archives
du port de Rochefort à partir d‟un navire nantais de 1785:
A l‟avant du gaillard arrière, juste derrière le grand mât et ses quatre pompes
s‟élève une forte cloison en “anse de panier” garnie de lames d‟acier fort
coupantes et munie de meurtrières au niveau de gaillard; cette rambarde permet
d‟isoler complètement la partie arrière du navire. En cas de révolte l‟équipage
peut se regrouper derrière la rambarde et utiliser les armes à feu au travers des
meurtrières de la rambarde qu‟il est impossible d‟escalader. (81)
9
9
Remarquons ici que le rôle des femmes n‟est guère précisé; on sait seulement qu‟elles étaient placées dans
le tiers arrière du bateau, c‟est-à dire à l‟opposé de la partie potentiellement propice aux révoltes.
33
Les esclaves n‟ont pas attendu la révolution pour se révolter et tenter de se libérer de leur
lieu d‟enfermement, bien avant le travail et le fouet sur les champs de canne à sucre du
Nouveau Monde.
10
Plus tard, les Blancs jouent (mal) avec la visibilité de l‟enfermement et ne savent
faire face aux changements historiques qui se préparent; après l‟interdiction du commerce
des esclaves, Abraham explique que les tentatives de “camouflage” échouent:
[. . .] la silhouette des hautes cheminées qui exhalent l‟air vicié des cales dénonce
la vocation du bateau. Les barres de fer fixées sur les sabords, les filets tendus sur
les flancs du bâtiment signent aussi la métamorphose du navire marchand en
univers carcéral. Mais c‟est l‟épaisse cloison de planches montée entre le gaillard
à l‟arrière et le reste du pont qui accuse surtout la fonction des lieux et confère au
négrier son allure si reconnaissable. (84-85)
Leur “prison flottante” ne peut être déguisée; la fin d‟une prison et d‟un règne
s‟annoncent.
Avant même que les idées d‟abolition se répandent, les révoltes semblent faibles
mais elles existent bien. Sur les bateaux négriers français, il existait une moyenne d‟une
révolte pour vingt-cinq passages, “but revolt was of course the constant fear of the
10
Fauque et Thiel rappellent que les esclaves pouvaient d‟ailleurs être assurés (puisqu‟ils étaient selon le
Code noir des meubles, donc des objets). Il existait une assurance du navire, et une de la cargaison
(humaine) (“assurance faculté”) (20); “l‟assurance sur la vie humaine en matière maritime est interdite par
l‟ordonnance de 1681” (21). Ils rapportent que: “entre 5% et 20% de la “cargaison esclave” mouraient en
mer” (21); les assureurs ont donc des mesures prévues pour ne pas payer pour toutes les pertes. Pothier, un
auteur de traité d‟assurances du dix-huitième siècle, explique:
Lorsque des animaux ou des nègres sont morts de leur mort naturelle ou même lorsque des nègres,
par désespoir, se sont donnés la mort, l‟assureur n‟en est pas tenu; car ce sont des pertes arrivées
par la nature ou le vice de la chose ou quelquefois par la négligence du maître, qui ne peut être
imposée à l‟assureur [. . .]; autre chose serait, s‟ils étaient noyés dans une tempête ou tués dans un
combat. (21).
Le noyage ou “jet” de captifs lorsque jugé nécessaire est assuré, mais les assureurs n‟avaient pas envie de
garantir le risque de révoltes sur le bateau (22). Ceci dit, certains armateurs gagnèrent leur procès et
obtinrent que les révoltes soient classées parmi les “fortunes de mer” qui étaient elles assurées (25). Ces
nombreux détails montrent à quel point les révoltes faisaient partie du paysage de la traite négrière et
qu‟elles étaient monnaie courante et connues de tous et attendues, considérées comme fort probables.
34
traders” (Miller 52). Dans son Discours antillais, Glissant parle tout d‟abord des esclaves
morts sans suggérer une révolte, mais plutôt en montrant la cruauté infligée et en plaçant
les esclaves uniquement comme des victimes, lorsqu‟il retrace brièvement dans son
introduction les “traces d‟hier,” par des objets ou des lieux symboliques: “La mer ensuite,
jamais vue de ces fonds de cale, ponctuée de noyés qui semèrent dans ses fonds les
boulets de l‟invisible” (26-27). Il change ensuite d‟approche, et ne reste pas figé dans
une seule facette: il va aborder et sortir du silence et de l‟invisibilité, de façon fort
succincte, ces moments où les esclaves disent non à leurs oppresseurs, bien avant les
révoltes dans les Antilles, et sur le bateau, lieu symbolique de ce que Glissant désigne
comme “un arrachement brutal, la Traite” (223). Pour Glissant, l‟eau récupère ceux qui
refusent l‟inscription forcée de cette traite et qui déjouent l‟histoire. Il commente la
phrase suivante: “The unity is submarine,” du poète et historien Braithwate, qui offre un
récapitulatif sur l‟histoire de la Caraïbe:
Je ne traduis, quant à moi, cette proposition, qu‟en évoquant tant d‟Africains
lestés de boulets et jetés par dessus bord chaque fois qu‟un navire négrier se
trouvait poursuivi par des ennemis et s‟estimait trop faible pour soutenir le
combat. Ils semèrent dans les fonds les boulets de l’invisible. C‟est ainsi que nous
avons appris, non la transcendance ni l‟universel sublimé, mais la transversalité
[. . .]. Nous sommes les racines de la Relation.
Des racines sous-marines; c‟est-à-dire dérivées, non implantées d‟un seul
mât dans un seul limon, mais prolongées dans tous les sens de notre univers par
leur réseau de branches. (230-231)
11
11
Rappelons que Glissant est un lecteur de Gilles Deleuze et Félix Guattari, comme on peut le voir dans
cette citation du Discours. Dans “Rhizome,” leur introduction à Mille plateaux, Deleuze et Guattari
expliquent ce qu‟ils entendent par le concept de “rhizome.” Ils écrivent: “[. . .] à la différence des arbres ou
de leurs racines, le rhizome connecte un point quelconque avec un autre point quelconque [. . .]. Le rhizome
ne se laisse ramener ni à l‟Un ni au multiple.” (30).
35
A partir de l‟eau, se trouvent des possibilités de création. A partir de l‟horreur et des
déracinements, se trouve la création d‟une nouvelle identité qui ne rejette pas la diversité
mais l‟embrasse, pour former une identité commune mais basée sur le(s) particulier(s), et
qui ne cherchera pas à refaire de “l‟universel” (un ordre rigide basé sur l‟exclusion). La
passivité (forcée) se transforme en force productive. C.L.R. James semble aller plus loin
et ne se limite pas au potentiel de la richesse de la créolisation. Dans The Black Jacobins,
qui montre surtout la gloire des actions et des stratégies de Toussaint Louverture à Saint-
Domingue, James consacre également un passage aux esclaves des bateaux négriers qui
meurent noyés, mais parce qu‟ils ont décidé de se jeter par dessus bord lorsqu‟ils sont
détachés et doivent danser pour les Blancs; ils poussent alors des cris de victoire (9). Le
suicide, comme seule solution possible pour lutter contre le traitement humiliant imposé
aux esclaves, devient le seul moyen de refuser de donner une performance de l‟esclave au
Blanc.
Le cri est bref et semble aboutir seulement vers la mort, mais c‟est toute la
fonction de l‟esclave que ces Africains refusaient, en jetant à la mer la commodité, en la
gaspillant (le plus grand outrage possible provenant de l‟objet) dans ce qui devait lui
servir de passage. Le film The Middle Passage du Martiniquais Guy Deslauriers (et dont
Patrick Chamoiseau a écrit le scénario) met en scène ce cri nègre mais de façon
silencieuse, comme l‟explique Miller: “[. . .] we see an open mouth, but we hear no cry.
The actual cry remains unvoiced, unrecorded. The moving figures on the screen remain
silent” (382). C‟est ainsi que Miller partage l‟opinion du critique dans Le Monde, qui a
vu cette technique comme “a defeat of the image by the word” (382). Pourtant, cette
36
“défaite” n‟est pas constante dans le film, et la scène de la danse sur le bateau (ou plutôt
les scènes, car elle se répète trois fois, non de suite, avec des altérations), au lieu de
s‟attacher au silence comme moyen de dire l‟indicible, a l‟ingénieuse idée de s‟attacher
aux sons (non aux cris) Ŕ ce qui rend mieux l‟horreur de la danse imposée que la vision
des corps entassés dans les cales.
12
Ainsi dans la première scène de la danse, on entend la
musique, le bruit des chaînes, le claquement que l‟on devine être celui d‟un fouet que
l‟on ne voit pas. Ici, le son est utilisé “comme véhicule qui nous mène vers la
compréhension d‟un sens” (Chion78). On voit seulement les pieds des esclaves,
fragmentés, objectifiés. Le commentaire de la scène en voix off (qui n‟était peut-être pas
indispensable) n‟intervient que dans la deuxième scène. Puis la troisième scène s‟annonce
comme une explication de pourquoi elle allait être la dernière danse. Les esclaves
évoquent les esprits avant de se révolter; les cris sont silencieux, mais l‟on entend non
plus seulement les chaînes, la musique et le fouet, mais également les tambours, et l‟on
voit enfin le visage des esclaves, alors humanisés et individualisés, comme des automates
qui ont soudain pris vie par eux-mêmes. “L‟indice,” pour reprendre le terme de Michel
Chion, a donc changé, car le son ne renvoie non plus aux souffrances de l‟esclave, mais à
la culture africaine de l‟homme; la causalité est donc différente, elle est passée de
l‟oppression de l‟esclave à une libération relative d‟un être qui reste humain dans les fers
12
Comme on va le voir dans cette partie puis celle sur les résistances féminines, les moments où les
esclaves doivent bouger sont loin de représenter des moments de liberté de mouvements; ainsi le moment
de la danse est utilisé dans plusieurs ouvrages pour montrer l‟horreur de la traite (davantage que la cale et
son enfermement).
37
(78).
13
Lorsque la voix off ne se substitue pas aux images et que les images parlent par les
sons (et non plus les mots), le film devient plus puissant et percutant.
Résistances féminines pendant la traite
Là où Glissant ou C.L.R. James rappelaient les suicides du bateau négrier en les montrant
comme des marques de courage et de libération (relative), Pineau et Abraham montrent
également des actes de résistance, mais des femmes cette fois, et s‟attachent à ces morts
choisies qui non seulement sont pensées (et non impulsives), mais entrent ensuite dans
une stratégie de révoltes dont les impacts sont contrôlés, mesurés, et surtout efficaces.
14
Une femme qui témoigne de sa traversée en bateau négrier dans Femmes des Antilles
explique que les Blancs les touchaient avec convoitise mais n‟osaient aller plus loin;
après des viols, des négresses s‟étaient jetées par-dessus bord. Le capitaine ne voulait pas
que cette marchandise gaspillée se reproduise; elle en conclut: “Ces mortes nous ont
épargnées” (69). De ce modeste épisode, une trace pour l‟avenir: sauver quelques femmes
d‟une horreur parmi plusieurs grâce au courage (ou au désespoir Ŕ mais inutile de
trancher et d‟en exclure l‟un ou l‟autre car ils se complètent ici) d‟autres. Inutile de faire
de cet épisode un “fait historique” avec ses héros nommés, de l‟embellir au besoin en n‟y
voyant que le courage seul; la simplicité de la formule montre que cette histoire se fera
sans tabou.
13
Chion parle du son qui nous mène “vers la reconnaissance d‟une source ou d‟une anecdote causale (le
son comme indice [. . .])” (78).
14
Fouchard aussi insiste sur cet aspect de victoire dans le suicide: les tentatives de suicides sont réussies
pour la plupart sur les plantations, en nombres élevés, en particulier chez les nègres ibos (Fouchard 272).
Le suicide est doté d‟un certain pouvoir, car les esclaves rendent leur rentabilité (qui est leur raison d‟être
pour les Blancs) impossible.
38
Trouillot aborde elle aussi les suicides du bateau au moment où les esclaves sont
sortis des cales, mais ne fait pas de ces épisodes une résistance qui ne serait que féminine,
même si elle semble menée par la femme du couple dans la danse. Grann Charlotte
raconte le bateau négrier et cet épisode où les esclaves font leur danse obligatoire, mais
qu‟ils s‟approprient en moment de libération des mouvements, par le suicide:
Ses pas nous griffaient les sens et nous battions des pieds et des mains pour
l‟envelopper de courage et de dignité. La musique devenait de plus en plus
violente et les deux corps se heurtaient, s‟effleuraient, s‟évitaient, avec les mêmes
mouvements de rage et de peine. Les Blancs riaient. Effrayés mais fascinés, ils se
créaient mille et mille fantasmes. Puis le tambour s‟arrêta net. Du même élan,
l‟homme et la femme s‟élancèrent et se jetèrent dans la mer. Au milieu des cris et
des gestes désordonnés des matelots, des gémissements et des grognements qui
entravaient nos mots, de la fureur du capitaine qui vit la mer et les requins attraper
les deux corps et diminuer ainsi son capital. (34-35)
Comme dans le film de Deslauriers, la musique guide l‟action, mais ici, les cris des Noirs
ne sont pas nécessaires, comme s‟ils se situaient déjà après le stade du cri, repris
ironiquement par les Blancs qui ne se contrôlent pas et qui sont pris par leurs émotions.
Trouillot ne prend pas la voie plus facile de la résistance qui est profitable au groupe. Si
elle l‟est, c‟est dans son exemple, mais elle est suivie de représailles pour les autres
(chaînes et isolement des fortes têtes).
Femmes des Antilles dévoile un autre fait: que les femmes, dans la structure du
bateau négrier qui les met de côté, supposant que les révoltes peuvent exister chez les
hommes (esclaves), qui sont donc à isoler, mais que les femmes vont rester “à leur place”
au sens propre et figuré, prennent également part à la révolte -- autrement, sans en
devenir les dirigeantes, mais en jouant tout de même un rôle essentiel:
Sans laisser de souvenirs héroïques dans les archives de ces révoltes, les femmes
qui bénéficient de certaines opportunités pour correspondre avec les mutins, ou
39
leur permettre d‟accéder à l‟armurerie, accompagnent les tentatives de libération,
voire participent aux conjurations. Mais, d‟autres versions des annales négrières
les soupçonnent de renseigner les officiers, auxquels elles s‟attachent parfois, des
mouvements qui se trament dans les parcs à nègres. Dans l‟histoire des résistances
féminines sur les plantations, la même lecture contradictoire renvoie tour à tour
les femmes aux figures paradoxales de traîtresses ou d‟amazones. (89)
De la même manière que l‟histoire antillaise ne sera pas faite sur le modèle de l‟Histoire
(blanche et coloniale), l‟histoire des femmes ne doit pas être faite sur celle des hommes
de l‟h/Histoire; reconnaître un rôle de résistance des femmes et son rôle contraire ne
sabote pas le projet d‟insertion des femmes dans l‟écriture de l‟histoire. Au contraire: il
s‟agit, en se substituant aux archives, de ne pas les imiter dans leur vision sélective
(uniquement celle des colons qui étaient auteurs des documents relatifs à l‟esclavage), de
raconter toute(s) l‟/les histoire(s), d‟arrêter de sectionner l‟histoire pour en récupérer et
écrire uniquement les fragments qui contribueraient à une histoire unidimensionnelle,
manichéenne, héroïque pour un groupe au détriment d‟un autre; il ne s‟agit pas tant de
l‟histoire des vainqueurs (et sûrement pas de celle des vaincus), mais surtout de celle des
humains. Le problème expliqué dans Autofiction and Advocacy in the Francophone
Caribbean par Larrier au sujet des archives qui ne montrent qu‟un point de vue est donc
évité ici par ces “témoignages fictifs;” Larrier remarquait justement:
In 1998, the 150th anniversary of the abolition of slavery was commemorated in
France with great fanfare, but as historians continue to recuperate documents
about slaving and slavery in the Atlantic World, what they find typically presents
the European male perspective from which the voice of those enslaved is
conspicuously absent. (17)
C‟est ainsi que Femmes des Antilles offre des “témoignages” de femmes des
Antilles qui prennent la parole, de toutes les époques, allant de l‟époque de l‟esclavage à
l‟époque actuelle. Tous sont présentés dans le même ouvrage et sans distinction entre les
40
témoignages contemporains ou anciens; ils sont classés par thème et non pas selon leur
période ou leur appartenance ou non à la fiction (mais pour l‟époque actuelle, les
biographies des femmes sont données). Dans Woman, Native, Other Trinh T. Minh-ha
aborde le sujet de l‟oralité chez les femmes, qui représente une réponse au manque de
documents écrits: “The world‟s earliest archives or libraries were the memories of
women” (121). Ces paroles de femmes sont élevées au rang de documents à valeur
officielle, puisqu‟ils sont les précurseurs des lieux détenant les documents écrits. Les
auteures de Femmes des Antilles, si elles donnent une place cruciale aux histoires et voix
des femmes, vont cependant un pas plus loin que ne le peut se permettre un
anthropologue, et en donnant une voix à toutes celles qui ont pris (ou auraient pris,
auraient pu prendre) la parole, même s‟il n‟en reste aujourd‟hui aucune trace.
Dans ce sens, Pineau et Abraham “créent des archives,” “fictives” ou “réelles”
15
Ŕ et l‟on
voit d‟ailleurs ici certainement une influence sur le travail de Gisèle Pineau, puisque Mes
quatre femmes (2007) porte bien ces mêmes caractéristiques d‟époques différentes
associées plutôt que s‟excluant, et l‟histoire guadeloupéenne se mêle aux histoires des
femmes.
15
La distinction entre “fiction” ou “réalité” dans leur ouvrage, ou en littérature plus généralement, n‟est
plus pertinente, et ces nouvelles archives le sentent, ne mettant plus de distinction entre ce qui s‟est passé,
ce qui s‟est peut-être passé, aurait pu se passer, avec ou sans témoin, raconté ou non, mais écrit néanmoins
dorénavant et considéré comme raconté. Chamoiseau résume cette pensée sur la retranscription de l‟histoire
qui emprunte à ce qui a été inventé, raconté, vécu, sans établir de distinction dans Texaco:
Dans ce que je te dis là, il y a le presque-vrai, et le parfois-vrai, et le vrai à moitié. Dire une vie
c‟est ça, c‟est natter tout ça comme on tresse les courbes du bois-côtelettes pour lever une case. Et
le vrai-vrai naît de cette tresse. Et puis Sophie, il ne faut pas avoir peur de mentir si tu veux tout
savoir. (139)
Dire est un acte féminin par excellence (celui de natter); dans Texaco, il suffit de retranscrire ces paroles
pour avoir le document écrit (le roman).
41
Dans son introduction à Femmes des Antilles, Pineau se sert déjà de la métaphore
de la geôle pour présenter ces voix de femmes qui sortent de l‟ombre, timidement au
début; en parlant des femmes et de leurs souffrances et résistances dans l‟histoire, elle
écrit:
Aujourd‟hui, lorsqu‟on les regarde sortir, les unes après les autres, de la geôle de
l‟oubli où l‟histoire les avait emmurées, elles clignent juste un peu les yeux, et
s‟excusent de se montrer si laides face au grand jour qui les aveugle. Si déchirées
dans leurs haillons. Si marquées dans leurs chairs. Et avec si peu d‟histoires à
raconter, seulement des bouts de vie honnie. (11)
Francelise Dawkins (qui témoigne dans Femmes des Antilles), artiste
guadeloupéenne née à Paris, fait elle aussi des ponts entre les différentes époques et les
différents côtés de l‟Atlantique. La faiblesse apparente des femmes se révèle être une
force:
Nous sommes des reines. C‟est la raison pour laquelle au cours des siècles on
nous a volées, violées, pour s‟approprier de force nos qualités exceptionnelles.
Oui, ces femmes m‟ont inspirée, même si c‟est dans le sens inverse du leur que
j‟ai effectué la traversée des océans: de l‟Europe aux Amériques. (102)
De cette manière et implicitement, elle remet également en perspective les histoires
ambigües des femmes: comment qualifier une femme de “traîtresse” (mot repris dans une
citation plus haut) lorsqu‟elle est condamnée à devenir esclave, et n‟a que les relations
sexuelles (forcées ou non, mais la frontière entre les deux est mince) avec les Blancs pour
survivre.
16
16
L‟histoire de Zanina dans Femmes des Antilles illustre parfaitement cette impossibilité de choix: une
seule solution s‟offre aux femmes sur le bateau négrier, qui devient le lieu des non choix. A commencer
par l‟enlèvement en Afrique, pour continuer par les danses forcées et les viols:
J‟ai dû danser avec d‟autres femmes pour les hommes du bateau. On nous sortait de la cale. On
envoyait de l‟eau sur nous et on nous faisait comprendre qu‟il fallait danser sinon c‟était le fouet.
Alors on dansait. [. . .] J‟ai dansé la danse des morts sur le bateau. [. . .] La danse de la pluie aussi,
pour me laver de ceux qui me prenaient debout sur le pont du bateau devant les autres qui riaient
42
Malgré tout, la femme est valorisée, et pas seulement par elle-même, mais
également du point de vue des oppresseurs (même s‟ils n‟ont pas la parole ici; leur
silence sur la question serait alors élucidé: silence pour ne pas avouer leurs propres
faiblesses), car leur violence témoigne de leur connaissance de sa supériorité. Dawkins
ose changer l‟ordre des choses en créant une rhétorique différente qui relève presque de
l‟oxymore, et en affirmant un lien logique de causalité entre la grandeur des femmes et
les attaques dont elles ont été victimes; être victime ne s‟arrête pas là: il s‟agit de
remonter à une source en apparence absente car invisible et silencieuse pour expliquer un
résultat manifeste et qui semble démontrer tout le contraire.
L‟autre lieu capital d‟enfermement pendant la traite se fait plus rare dans les
ouvrages historiques et littéraires. Dans Rosalie, Grann Charlotte décrit le temps des
barracons comme ceci: “c‟est la douleur à vif, dans les os, c‟est la honte à pleine vue”
(85). Elle situe le premier et le pire lieu d‟enfermement pendant la traite et l‟esclavage
dans les barracons: “Les barracons, c‟est pour moi la première captivité, la plus féroce, la
plus irrévocable” (88). Trouillot signale cet oubli dans l‟histoire par un clin d‟œil. Grann
en attendant leur tour. [. . .] J‟étais comme toutes les autres. Je restais là. A la fin, je me débattais
plus. J‟avais plus cette force. Je me disais que ces hommes étaient des animaux, des lions. Et qu‟il
y avait rien à faire contre eux. Nous, les femmes, on était comme des gazelles dans la savane. Ils
avaient faim de nous. Et ça nous servait à rien de courir devant eux. Ils finissaient toujours par
nous rattraper. (90)
L‟horreur de la situation ne disparaît pas avec le temps et ne se transforme jamais en consentement Ŕ s‟il en
paraît autrement, c‟est que les signes doivent être réinterprétés, relus dans une autre optique, qu‟ils sont
vides de sens ou signifient le contraire de ce qu‟ils semblent exprimer, que le silence est à réinterpréter.
Interprétés avec une vision moderne ou un contexte différent, les femmes collaboraient; dans le contexte
qui était le leur (et Pineau et Abraham s‟attèlent bien à ce problème, en précédant chaque section de
témoignages par un rappel historique d‟une période ou d‟un thème donné, car toute approche pour
comprendre ces femmes se doit d‟être avant tout contextualisée), tous les repères habituels doivent être
balayés pour y lire un autre discours complètement différent, où toute expression de désaccord “n‟existe
plus,” mais seulement dans le sens que les femmes sont conscientes de leur interdiction de le manifester.
43
Charlotte comprend et anticipe l‟oubli de cet épisode honteux: “Entends le temps des
barracons! Peut-être qu‟un jour on ne parlera plus de tout ceci. Peut-être oubliera-t-on
même ce mot, il s‟en ira avec nous qui portons ses marques, mais la honte demeurera tant
qu‟on ne l‟aura pas extirpée” (85). Cette exhortation, comme le “Ecris!” d‟Hélène Cixous
dans “Le rire de la méduse” revêt un aspect performatif (39). Communiquer l‟horreur des
barracons quand on la connaît (vécue ou non) est une tâche obligatoire et morale, pour le
respect de ses morts dans l‟histoire. Dans le roman, ce n‟est pas l‟écriture qui transmet,
mais l‟oralité, ensuite transcrite dans le texte de Trouillot bien sûr.
Dans Femmes des Antilles, la partie “L‟enfermement et les humiliations” ne porte
pas sur les cachots ou la plantation, mais les barracons puis surtout les cales. Les
barracons sont les endroits où sont stockés les captifs ignorants de leur situation pendant
des jours et des nuits, avant d‟être rachetés et transportés à bord d‟un négrier. Fouchard
les décrit en quelques lignes, comme “de véritables salle de putréfactions empestées de
l‟odeur des excréments et fermées jour et nuit” (105).
17
Raphaël Confiant consacre deux
pages aux “barraquements” dans son récit, Nègre Marron, et n‟y reviendra plus, son récit
étant chronologique. Le choix de donner une place aux barraquements dans son récit
apparaît surtout comme une stratégie afin de présenter la question linguistique de la
Créolité, et les barraquements sont avant tout le lieu où les différentes nations africaines
et langues se rencontrent, et où un “langage neuf” est alors créé (19). En montrant cet
aspect positif, Confiant semble s‟attacher plus à une démonstration de la Créolité, mais
qui ne bascule pourtant pas dans une occultation du fait historique, qui aurait pu résulter
17
Son orthographe diffère de celle de Trouillot: il utilise “baracon” (105), ce qui suggère que le mot n‟est
pas si répandu ou son orthographe officialisée.
44
de cette accentuation sur le positif et serait alors passée pour révisionniste. Confiant
choisit avec justesse de finir sur les odeurs qui reviennent, comme chez Fouchard:
Votre première nuit dans le barraquement fut ponctuée des hurlements d‟une
jeune fille qu‟ils forcèrent à tour de rôle, s‟étant probablement saoulés au vin de
palme car ils n‟avaient cessé de vomir. L‟odeur âcre de la fornication, de la sueur,
des glaires, des cloisons en latte couvertes de moisissures, des excréments même,
quand on n‟avait pas le temps de héler un garde pour qu‟il vienne démarrer vos
pieds et vous accompagner à la fosse d‟aisance. L‟odeur de la mort aussi. (20)
Ici, les odeurs ajoutent une autre dimension à la représentation des barraquements Ŕ
odeurs qui viennent surtout des gardes ici, plus que des esclaves, comme si leurs vices
empestaient davantage que la saleté imposée aux captifs.
Femmes des Antilles suggère le caractère unique dans la forme de violence des
barracons par rapport aux autres à venir dans les vies des esclaves:
Par la brutalité dissuasive des barraconniers, l‟agression reste morale,
l‟incarcération insidieuse, sans les violences manifestes de la plantation puisque
les coups endommageraient la marchandise et les blessures pourraient révéler une
mauvaise disposition à la servitude… Comme dans d‟autres lieux de
concentration de sinistre mémoire, dans les sombres archives d‟une déportation
plus récente, la sélection naturelle opère ses choix [. . .]. (63)
Trouillot va plus loin que “l‟agression morale” en ajoutant la présence des gardes et des
molosses, ces derniers représentant une des particularités de Saint-Domingue, où l‟on
sait aussi que les molosses étaient élevés à Cuba et spécialement dressés pour déchiqueter
les Noirs avant d‟être importés (Rochmann 28). Les molosses, qui ont leur place dans la
littérature antillaise (c‟est un des personnages principaux dans L’esclave vieil homme et le
molosse de Chamoiseau, où il est désigné comme le “monstre”), ne sont plus limités aux
plantations et aux chasses aux esclaves. Ils sont déjà présents dans le premier enfer à
venir, celui des barracons.
45
De plus, les traces sont invisibles, ce qui rappelle l‟arrivée dans le Nouveau
Monde, où les apparences étaient modifiées, où le visible devait cacher les coups:
Si la traversée avait été dure, certains négriers imposaient aux esclaves un séjour
dans les “savanes de rafraîchissement” [. . .], on les enduisait d‟huile de palme
pour leur donner l‟apparence et le luisant de la santé, maquillage suivi d‟exercices
de course et d‟assouplissement. (Fouchard 110)
En l‟absence de traces, les coups sont ici bien présents:
Mais quand la nuit tombait, immanquablement, on entendait des hurlements au
fond des barracons, des cris de désespoir qui faisaient grogner les molosses qui se
tenaient prêts à nous déchirer les mollets, si nous tentions de fuir. De toute façon,
qui l‟aurait osé avec les carcans aux pieds? Si les gémissements avaient été
particulièrement lugubres la nuit précédente, les gardes nous fouettaient au hasard,
le lendemain. Toujours avec modération pour ne pas nous marquer le corps avant
la vente. (87)
Notons que les cris aussi sont décrits en termes visuels et représentent le Noir, le trop
visible.
Le manque d‟archive ne doit pas faire oublier cet épisode. Dans ce contexte de
manque (de documents), on comprend toute l‟importance d‟avoir un récit à la première
personne; Renée Larrier explique dans Autofiction and Advocacy in the Francophone
Caribbean que: “The scarcity of visual and aural evidence challenging the grand Récit
(the master narrative), makes the need for a Caribbean first-person perspective all the
more compelling” (7). Lisette n‟a pas vécu les barracons, mais le récit est effectué par
Grann Charlotte, qui prend la parole par le discours direct. Larrier rappelle également que
le témoignage est une position qui privilégie à la fois la vision et l‟audition; ce que
rapporte le témoin se veut une vérité. L‟article 30 du Code noir stipulait qu‟un esclave ne
pouvait témoigner à un procès: “Et en tant qu‟ils soient ouïs en témoignage, leurs
dépositions ne serviront que de mémoires pour aider les juges à s‟éclairer ailleurs, sans
46
que l‟on en puisse tirer aucune présomption, ni conjecture, ni adminicule de preuve” (24-
25). Mais Trouillot brise la frontière qui sépare mémoires et témoignage, et son héroïne,
si elle n‟est pas celle qui le formule, est celle, comme le lecteur, qui le reçoit et l‟accepte,
sans questionner sa véracité; le contexte n‟est pas légal, mais personnel, familial, entre
femmes qui sont proches, pour toucher davantage le lecteur.
Et pourtant, même dans ces barracons, les femmes vont retirer des techniques de
“survie” par la mort, comme on le voit dans Femmes des Antilles: “Ces exécutions des
basses œuvres se chargent parfois de tuer les bébés trop chétifs qui encombreraient les
cales. Sur les habitations, les femmes se souviendront de cette cruauté pour résister à la
politique nataliste des planteurs” (63). Elles apprennent de la cruauté barbare qu‟elles ne
connaissaient pas, s‟en servent pour sauver, et défient l‟ordre de ceux qui les oppriment
avec leurs propres armes. Loin d‟un mimétisme non porteur, Abraham traduit cela en
réappropriation des seules armes qui sont à leur disposition, pour dépasser les Blancs à
leurs propres jeux sinistres dont ils ont conçu les règles.
Cet effet de boomerang rappelle Jean-Paul Sartre dans sa préface à Les damnés de
la terre de Frantz Fanon; Sartre écrit:
Ils ne connaissent, disiez-vous, que la force? Bien sûr; d‟abord, ce ne sera que
celle du colon et, bientôt, que la leur, cela veut dire: la même rejaillissant sur nous
comme notre reflet vient du fond d‟un miroir à notre rencontre. (25)
La violence apprise sera une leçon vers la libération et la création d‟une nation à venir.
Dans les barracons, les femmes dissimulent cette violence et font mine de ne pas la
laisser exploser au grand jour. C‟est aussi de cette manière qu‟elle se distingue de celle
des hommes: des Blancs ou des révoltes d‟esclaves plus tard.
47
L‟histoire des barracons est une histoire sans cesse repoussée dans le roman, trop
pénible à avoir dans sa mémoire, mais qui mérite une place de choix dans la structure du
roman, en venant enfin au beau milieu du roman. Elle représente un autre mystère, le plus
grand peut-être du roman, mentionné brièvement assez tôt mais sans explication. Grann
Charlotte accepte toujours de raconter des histoires pour Lisette (même de la traite), mais
“gardait toujours pour un jour spécial, à venir” (32): celle des barracons. Lisette est
changée par l‟histoire des barracons; c‟est après l‟avoir entendue qu‟elle comprend
l‟ampleur des rôles joués par les esclaves, et qu‟elle décide de changer le sien, de ne pas
se perdre dans celui de l‟esclave heureuse des faveurs accordées par le maître. Certes, elle
semblait dominer ce rôle: ainsi, quand sa maîtresse lui fait cadeau d‟une vieille robe,
après avoir pris soin de lui signaler qu‟elle devrait se débarrasser de la dentelle.
Rappelons ici que la régulation des vêtements existait pour les esclaves, mais aussi pour
les gens de couleur: un règlement des administrateurs du 3 février 1779 leur interdit de
porter tout “objet de luxe incompatible avec la simplicité de leur condition et origine.”
Mais leur créativité dans le domaine du permis sera jalousée et copiée par bien des
Blanches (Fouchard 78). Lorsque la robe lui est offerte, le comportement de Lisette est
parfaitement maîtrisé pour se plier à ce qu‟il doit être pour rester à sa place:
Instinctivement, je retiens mon bonheur pour qu‟il ne porte pas ombrage par sa
magnitude et son intensité. J‟en contrôle l‟expression et laisse passer juste assez
de plaisir pour que la maîtresse et Mlle Sarah puissent jouir en toute sérénité de
leur bonne action. Trop d‟allégresse de ma part les amènerait à se poser des
questions sur la sagesse de leur décision. (84)
Juste après l‟histoire des barracons, Lisette s‟arrange pour déchirer la robe et se fait
fouetter par Michaud, alors commandeur Ŕ car la chronologie n‟est pas respectée, mais
48
surtout n‟a pas d‟importance: on ne sait qu‟au moment même si c‟était le temps où
Michaud était encore commandeur ou non, et ce fait est cité presque par hasard comme
un repère sans trop d‟importance. L‟important est de raconter, comme pour les barracons,
tôt ou tard, quand le moment est venu; ce moment n‟est pas forcé ou fixé mais doit
forcément se présenter. Le récit des barracons revient dans les pensées de Lisette et
devient porteur d‟une réalisation qui dépasse les robes: “Ces paroles me reviennent pour
me rappeler que je suis une esclave et que dans cette vérité se cache ma force” (90).
C‟est en acceptant sa condition que la révolte peut avoir lieu: “Seuls nos gestes de
révolte sont vraiment à nous” (90). Lisette est celle qui “sait,” pour reprendre le terme de
Glissant, qui écrit dans le Discours antillais: “L‟esclave est celui qui ne sait pas.
L‟esclave de l‟esclavage est celui qui ne veut pas savoir” (221) Ŕ Glissant donne ici son
interprétation de la formule que Frantz Fanon utilise dans sa conclusion de Peau noire
masques blancs: “Je ne suis pas esclave de l‟Esclavage qui déshumanisa mes pères” (186).
Les “pères” de Lisette sont les femmes de sa famille, et savoir devient refuser, et lutter
pour la liberté. Accepter sa condition se fait forcément dans la douleur, mais la réalisation
de n‟avoir le droit de rien, le droit à rien, est nécessaire car elle est un premier pas vers la
libération, qui doit passer par un refus dans la violence (commencé dans celui de déchirer
volontairement sa robe, quitte à en payer la violence en retour). C‟est sans doute cela qui
lui permettra de quitter elle aussi la plantation tout à la fin du roman et d‟aller rejoindre
les marrons dans les mornes.
49
Des marrons inconnus au Marron Inconnu: le marronnage dans l’histoire
Le nègre marron est l‟esclave fugitif qui s‟échappe de la plantation et de sa condition
d‟esclave. Jean Fouchard explique l‟origine du mot:
Le mot “marron” vient, croit-on, de l‟espagnol “cimarron”: sauvage, mot tiré lui-
même de l‟appellation d‟une tribu indienne de Panama, les Symarons qui se
révoltèrent contre la domination espagnole. C‟est l‟hypothèse la mieux acceptée.
Plusieurs autres explications ont été proposées et du temps même de la colonie où
l‟on n‟était pas fixé sur les origines du mot. (381)
18
L‟article 38 du Code noir stipule qu‟un esclave coupable de marronnage aura les oreilles
coupées, puis le jarret. Au troisième marronnage, l‟esclave est exécuté.
19
L‟étude du
marronnage a d‟abord été ignorée de l‟histoire haïtienne, ne trouvant pas sa place parmi
les grands héros nommés et (re)connus individuellement: “L‟historiographie haïtienne du
19
ème
siècle conférait aux seuls chefs militaires les lauriers de l‟indépendance nationale,
gommant ainsi le rôle des nèg mawon, car reconnaître au “populaire” un rôle dans
l‟histoire n‟était pas envisageable dans la perspective fixée alors” (Béchacq 212).
Au vingtième siècle, l‟Ecole française et l‟Ecole haïtienne vont s‟opposer sur la
signification du marron dans l‟histoire. Richard Burton analyse bien ces querelles dans la
partie historique qu‟il consacre à son projet littéraire, Le roman marron. Brièvement,
l‟Ecole française considère que ce n‟est pas le désir de liberté qui motive la fuite des
marrons; ils ne sont pas à la recherche de cet idéal et il existe d‟autres causes pour
expliquer ce phénomène historique (28). Le manque de denrées, d‟outils et de femmes
18
Fouchard donne d‟autres hypothèses possibles: l‟espagnol “marro” (fuite), le mot français “marauder”
ou l‟anglais “marron” (381-82).
19
Les maîtres peuvent aussi payer des bourreaux pour des tortures supplémentaires non préconisées par le
Code, pour celles qu‟ils ne veulent pas entreprendre eux-mêmes (Fouchard 118).
50
seraient des causes plausibles (32); le marron est “apolitique” et 1791 représente une
rupture, une Révolution, et non un prolongement de l‟activité des marrons qui ne visait
pas la liberté de tous (33). Les travaux d‟Yvan Debbash sont connus en particulier pour la
distinction qu‟il établit entre petit et grand marronnage; Laurent Dubois en rappelle la
nature: le grand marronnage représente une claire rupture avec la plantation, alors que le
petit marronnage est de courte durée, et le marron sait qu‟il a l‟intention de revenir sur la
plantation (Dubois 40).
20
Pour Jean Fouchard, qui représente l‟Ecole haïtienne, la cause de désir de liberté
motive le marronnage, comme l‟indique le titre de son ouvrage Les marrons de la liberté.
Si les causes telles que “la faim, l‟esprit de vagabondage, la paresse, la crainte d‟un
châtiment ou les abus des maîtres” sont évoquées dans les documents des colons, c‟est
car le nègre était pour eux comme “un mulet ou un bœuf,” sans besoin de liberté (33); ce
serait donc la vision des colons esclavagistes à prendre avec précautions. Pour Fouchard,
il existe “une échelle dans la gravité des fuites” et il ne compte pas comme marronnage
les fuites de trois jours (382), mais la distinction entre petit et grand marronnage établie
par Debbash n‟a pas lieu d‟être: “Le Code noir lui-même n‟établissait pas cette
distinction. C‟est inutilement jouer sur les mots, sans arriver à montrer que l‟esclave en
fuite, dénoncé par ses maîtres, a ou n‟a pas l‟idée de poursuivre sa désertion” (382). Le
20
Si l‟existence du débat entre petit et grand marronnage sépare l‟Ecole française de l‟Ecole haïtienne, il
reste intéressant de lire cette information donnée dans A Colony of Citizens par Laurent Dubois dans le
cadre de la Guadeloupe:
That these two choices were common enough to be marked as names for the paths that led either
to permanent freedom or back to the plantation suggests that they were established routes Ŕ
familiar enough on the island to be known to a French mapmaker. (40)
Sans chercher à résoudre la question, Dubois montre bien qu‟il s‟agissait d‟une “réalité” pour le colon,
qu‟elle soit imaginée ou non.
51
terme de petit marronnage est dénué de sens, tel que le montre l‟exemple de Boukman,
grand chef marron qui revenait régulièrement sur la plantation mais luttait néanmoins
pour la liberté (384). De plus, Fouchard explique les causes du marronnage évoquées par
Debbash, qui utilise les rares interrogatoires des esclaves:
Pas plus d‟une trentaine peut-être. Bien entendu, M. Debbash qui les invoque,
comme s‟ils suffisaient à corroborer une quelconque opinion sur les causes du
marronnage, omet de citer les interrogatoires au cours desquels les nègres ou
négresses en jugement n‟ont pas craint de révéler qu‟ils étaient opposés à
l‟esclavage et recherchaient la liberté. (147)
Les sages-femmes notamment qui tuent les enfants à la naissance, ne figurent pas dans
les interrogatoires sélectionnés par Debbash (147). La sélection des documents fausserait
les résultats de Debbash Ŕ et même sans cela, on peut penser qu‟il est difficile de tirer des
conclusions car on imagine aussi que les esclaves pouvaient minimiser la cause de leur
marronnage, essayer d‟amoindrir leur peine; il est même extraordinaire que certains
avaient le courage, par leur parole, de se garantir une mort atroce. L‟histoire basée
uniquement sur les archives coloniales de cette époque ne peut être considérée comme
une science exacte.
Dans “Esclavage et marronnage: Le héros noir,” Michèle Duchet suit l‟Ecole
haïtienne, voyant dans le marronnage un fait historique positif pour l‟histoire de la future
Haïti:
21
21
Précisons qu‟il s‟agit ici de mon interprétation de l‟analyse de Duchet, qui mentionne, sans jamais
clairement condamner ses thèses, les propos de l‟historien Y. Debbash (de l‟Ecole française, pour qui les
marrons ne sont pas attirés avant tout par un idéal de liberté): “Je ne sais comment trancher [. . .],” dit-elle
(92). Néanmoins ses arguments tendent vers un idéal de liberté des marrons, ce qui la rapprocherait de
l‟Ecole haïtienne. Cette réticence reste néanmoins intéressante et pourrait peut-être s‟expliquer par le fait
que la figure du marron a été “récupérée” et exploitée par François Duvalier.
52
[. . .] deux histoires se séparent: celle du marronnage, et l‟insurrection de 1791, et
les revendications des mulâtres, qui veulent acquérir les privilèges des Blancs, et
enverront à la Constituante leurs représentants (Raimond, Ogé). Ce qui montre
que le marronnage est bien l‟envers du système esclavagiste, et non un simple
avatar historique. (92)
Duchet place clairement le début de la révolution lors de la célèbre cérémonie vaudou du
Bois Caïman de 1791, menée par le marron Boukmann: bref, une cérémonie de nègres
marrons.
22
Cette séparation de deux histoires se situe lorsque Duchet aborde la peur que
les colons avaient des marrons; pour elle l‟apport des marrons “au tracé de la liberté” (93)
a mené à l‟indépendance. Ils s‟inscrivent donc dans la même lignée que les Toussaint
Louverture, Jean-Jacques Dessalines et autres héros “reconnus.” Implicitement, on peut
lire ici un “avertissement” pour notre lecture de l‟histoire, où les “grands noms” ne seront
pas forcément les seuls à avoir contribué à l‟indépendance haïtienne. Une sélection
(comme celle de Debbash dénoncée par Fouchard) aura été faite, et une réinsertion des
anonymes inconnus s‟avère alors nécessaire.
Le symbole du marron est désormais incarné en la statue du Marron Inconnu de
Port-au-Prince, sur le Champs de Mars en face du Palais National et non loin des statues
de Toussaint Louverture, Jean-Jacques Dessalines, Henri Christophe. La statue fut
réalisée en 1967-68 par l‟architecte et sculpteur Albert Mangonès, “dans le processus
d‟instrumentalisation des éléments culturels populaires par François Duvalier, soucieux
d‟apporter sa pierre à l‟édifice du nationalisme noir” (233). Cette statue symbolise aussi
l‟association qui existe entre la figure du marron et l‟actualité, et la récupération du
marron à des fins idéologiques. Dans son article “Les parcours du marronnage dans
22
Cette cérémonie vaudou est donc considérée comme un moment fondateur, tant pour la nation haïtienne
que pour la pratique du vaudou (Dubois 432).
53
l‟histoire haïtienne,” Dimitri Béchacq établit une relation entre le phénomène historique
du marronnage et son intrumentalisation politique, en partant d‟un fait d‟actualité: le
rallumage de la flamme du Marron Inconnu le 23 août 2004 (203).
23
Gérard Barthélémy, dans “Le marron reconnu,” sa récente étude qui utilise un
rappel historique du marronnage pour expliquer une actualité sociologique, fait lui aussi
directement référence à la statue. Il tend vers une idée de valorisation du marron d‟avant
la révolution haïtienne: “le marronnage, c‟est l‟espoir” affirme-t-il, soulignant qu‟il ne
faut pas se laisser prendre à “l‟image facile” que serait celle de la fuite des esclaves (70)
Ŕ encore faut-il avouer que même à premier abord, on peut commencer à interroger la
supposition de base de Barthélémy, car cette fuite n‟a pas l‟air si “facile” que cela: la
faiblesse dans l‟acte de quitter la plantation reste à démontrer de par son contexte qui
complique forcément, voire annule toute “faiblesse.” Mais poursuivons tout de même
dans l‟éloge du marron présentée ici. L‟attention du marron, toujours en éveil, “suppose
une créativité permanente, une souplesse, une capacité d‟innovation et d‟invention seules
capables de faire surgir au moment les parades les plus efficaces” (71). Ensuite,
graduellement, la présentation du marron perd de sa gloire: Barthélémy explique que le
marronnage n‟est “pas un choix délibéré entre deux solutions désirables, mais une
pulsion de refus chez quelqu‟un qui part, à tort ou à raison, de sa propre faiblesse” (73).
Le marronnage a basculé, changé de camps, pour être exclu du raisonnable, comme s‟il
était tenu responsable du non choix qui lui était imposé Ŕ alors que pendant la traite et le
23
Célébration en présence du gouvernement provisoire haïtien et des représentants de l‟UNESCO (Béchacq
203). La rumeur circulait selon laquelle la flamme éternelle était alimentée par les cadavres incinérés des
adversaires au régime Duvalier (Burton 30), ce qui explique pourquoi la flamme n‟est plus éclairée en
permanence depuis la chute du régime et le départ de Jean-Claude Duvalier en 1986.
54
passage comme je l‟ai montré plus haut, on pouvait déjà voir ce non choix autrement: le
comprendre au minimum, et ne pas l‟associer à la faiblesse de la folie, mais plutôt à la
sagesse de la déraison, pour reprendre les différences expliquées par Michel Foucault
dans Histoire de la folie.
24
Ce que reproche Barthélémy au marron au fond, c‟est son statut forcé d‟ “ignoré”:
il explique que dans le marronnage:
[. . .] le rapport déterminant avec l‟agresseur ne possède aucun caractère de
réciprocité. Si, d‟un côté, le marron se trouve déterminé par un agresseur qu‟il ne
connaît que trop et qu‟il doit connaître dans ses moindres aspects pour mieux
pouvoir lui échapper, d‟un autre il y va de l‟intérêt de l‟agressé de rester le plus
ignoré et inconnu possible de son agresseur. (73)
Ceci dit, ce “rapport déterminant” peut changer, comme l‟a montrée l‟histoire des peuples
décolonisés. Frantz Fanon parle lui aussi de ce rapport inégal, mais avec une conclusion
différente dans Les damnés de la terre, puisqu‟il préconise un recours nécessaire à la
violence. Ici, Barthélémy ne prescrit rien mais déplore la faiblesse de cet “homme
invisible” aux “stratégies passives” (73). C‟est précisément cette idée d‟invisibilité qui
m‟intéresse dans Rosalie, mais d‟une perspective autre, contraire finalement, puisque
cette invisibilité mène au marronnage, mène à la liberté, comme je le montrerai plus tard.
Il semble que Barthélémy a choisi de voir dans le passé une leçon pour le présent,
car ceci apparaît comme un prétexte pour parler des problèmes actuels Ŕ ce qui aurait
probablement été plus puissant, plus convaincant sans cet arrière-plan historique remanié
et “rafistolé” pour les besoins actuels (un exposé par ailleurs passionnant sur la société
haïtienne). La question rhétorique de la fin de l‟article éclaire sur le désir de réveiller les
24
“La folie de la folie est d‟être secrètement raison. [. . .] La déraison c‟est que la vérité de la folie est
raison” (265).
55
esprits: “D‟où est venue à tout un peuple cette conviction de faiblesse qui est la source de
tout un peuple?” (86). L‟auteur analyse différents domaine (éducation, politique…) pour
montrer que les “fausses apparences” (75) du système se dissimulent derrière des abords
d‟évolution vers la “civilisation modèle” mais constituent en réalité des stratégies pour
renforcer le cadre existant des institutions. Pourquoi s‟attaquer au marronnage historique
alors? Cela révèle l‟importance indiscutable du marron en Haïti aujourd‟hui encore.
Je m‟appuie ici sur Dimitri Béchacq qui affirme au sujet du Marron Inconnu dans
“Les parcours du marronnage dans l‟histoire haïtienne” que “s‟il appartient au passé, il ne
s‟inscrit cependant plus dans une temporalité humaine car sa raison d‟être est de
participer au fondement du caractère transcendant de la nation” (226). Utilisé pour
valoriser l‟histoire haïtienne et donner de l‟espoir au pays, on peut voir comment il attire
différentes idéologies qui choisissent le marron dans leur rhétorique. Récupéré, dénaturé,
réapproprié, peut-être, mais toujours un objet d‟attention pour aborder l‟histoire et
l‟actualité du pays. Plus qu‟un inconnu historique, il recèle encore de mystères et se
retrouve utilisé pour expliquer le présent de la situation haïtienne. Il n‟appartient plus
seulement à une époque et une idéologie et se trouve revendiqué de toutes parts, comme
appartenant et s‟inscrivant dans tel ou tel mouvement, presque victime de sa popularité.
On comprend alors que le titre de l‟article de Barthélémy, “Le marron reconnu,”
devient une référence négative au Marron Inconnu qui trône à Port-au-Prince en face du
Palais National: il n‟est pas “reconnu” dans le sens de “salué” (à juste titre et finalement),
mais dans celui de “repéré, décelé”: le marron passif du temps de l‟esclavage se
retrouverait dans les “stratégies passives” d‟aujourd‟hui.
56
Représentations littéraires du marronnage
La littérature va suivre l‟intérêt que les débats historiques ont pour le thème du
marronnage, et va elle aussi représenter diverses facettes des marrons. Selon l‟île traitée,
des changements se verront. Il en va de même parfois pour le sexe de l‟écrivain et/ou de
ses personnages. Dans Le roman marron: études sur la littérature martiniquaise
contemporaine, Richard D.E. Burton explique l‟aspect très sexué du marron et de l‟idée
de résistance: “Moins consciemment, le Nègre Marron figure une protestation
essentiellement virile contre le monde „féminisé‟ de la plantation et de l‟ordre assimilé
qui a pris la relève [. . .]” (24). Notons au passage que le terme de nègre marron est
masculin; Lisette qui marronne dans Rosalie se nomme “esclave marron” (134).
Rochmann mentionne aussi que le marronnage est “spontanément associé au masculin”
(61), d‟où une absence relative dans les représentations des marronnes en littérature Ŕ ce
qui suivrait alors la tendance des historiens qui, comme on l‟a vu, n‟ont guère parlé des
femmes et ont présenté le marronnage comme très largement masculin.
Cette vision exclusivement masculine du marron reste intéressante, car les
chiffres semblent indiquer une tendance différente: selon Gérard Etienne, qui dépouille
les archives et journaux de l‟époque coloniale, “la période 1764-1793 confirme une
proportion relativement élevée de marronnes comparativement à celle des marrons”
(21).
25
Trouillot refuse une histoire masculine, mais ne va pas aller dans la reproduction
inverse: l‟histoire qu‟elle écrit ne met pas en scène que des femmes et n‟oublie pas le rôle
25
Pour cette période, dans le nord de Saint-Domingue, un tableau sur le marronnage relève 17 000 marrons
(mâles) et 14 000 marronnes (négresses) (Etienne 22).
57
des hommes. Elle évite les dichotomies, cherche à inclure l‟homme et à instaurer un
nouvel ordre basé sur l‟inclusion de l‟autre dans son acceptation des différences.
Marie-Christine Rochmann explique que “le marronnage, au sens propre, naît et
meurt avec l‟esclavage,” mais que la littérature antillaise fait revivre ce passé (5).
26
Elle
donne des voix aux marrons ou plus généralement aux esclaves, car contrairement aux
Etats-Unis, il n‟existe pas de récit de marron qui vienne de la bouche d‟un esclave des
Antilles françaises (Rochmann 43). Les premiers noms dans cette littérature antillaise sur
l‟esclavage qui viendront en tête seront sûrement ceux d‟Aimé Césaire, Edouard Glissant,
Patrick Chamoiseau et Edouard Confiant, qui sont d‟ailleurs les principaux écrivains
étudiés par Burton (qui se concentre sur le marron dans la littérature martiniquaise);
Rochmann leur consacre également une partie importante de son ouvrage, même si elle
incorpore une variété bien plus grande que Burton. Je ne m‟arrêterai donc que fort
brièvement sur ces auteurs, chez qui le marronnage a déjà été minutieusement étudié.
Rochmann montre que chez Césaire, c‟est le supplice du marron qui domine,
davantage que ses exploits, et Césaire dépeint un marron vaincu (comme l‟est Toussaint
Louverture au Fort dans Cahier d’un retour au pays natal), non en action (181). Chez
Glissant au contraire, c‟est davantage une célébration du mythe du marron (Rochmann
225). Dans Le quatrième siècle, c‟est de la bouche des Blancs que le marron est associé à
l‟histoire des révoltes, que l‟anecdote et le particulier sont dotés d‟un potentiel collectif
de libération: “[. . .] la conversation s‟anima sur la question des révoltes de plus en plus
26
Fouchard suggère que le terme de “marron” par contre meurt avant la fin de l‟esclavage. Les colons ont
mauvaise conscience de leur rôle dans l‟esclavage, aussi se taisent-ils davantage sur le marronnage. La
plupart n‟osent plus déclarer leurs pertes. Dans les affiches, le mot “émigré” commence à remplacer celui
de marron (259-260).
58
fréquentes puis revint sur le nègre qui avait marronné le jour même: comme si les
convives établissent un rapport naturel entre ces deux ordres de fait [. . .]” (49). Glissant
exalte le marronnage et l‟histoire haïtienne, et notamment le personnage de Makandal
(Rochmann 218).
27
Rochmann affirme paradoxalement que les auteurs de Créolité ont “un intérêt
moindre pour le marronnage,” se concentrant davantage sur la période contemporaine
(351-52). L‟œuvre des écrivains de la Créolité, dans les ouvrages de critique littéraire, est
souvent une œuvre n‟incorporant pas (pas encore et pour des raisons évidentes) le vingt-
et-unième siècle ceci dit. Les changements remarqués déjà par Rochmann dans l‟œuvre
de Chamoiseau peuvent donc devenir plus évidents. D‟une vision “négative du
marronnage” dans Lettres créoles (360) ou Texaco, où les marrons sont les ennemis
d‟Esternome (373), L’esclave vieil homme et le molosse, sans présenter un projet
politique de libération générale offre tout de même un changement (376, 387). En même
temps, ce que fait Chamoiseau n‟est pas de s‟attacher à montrer que tout marronnage est
négatif (comme on pourrait le penser en voyant les commentaires de Rochmann), mais
plutôt de montrer qu‟il peut se trouver sous différentes formes tout aussi glorieuses, et
qu‟il ne faudrait pas exclure une partie des esclaves au nom d‟un projet de démonstration
d‟humanité et de liberté.
Au-delà de ce canon martiniquais, la représentation du marronnage continue à se
diversifier. Dans “Le nègre marron,” la nouvelle de Pierre Talou (qui se déroule en
27
Voir la pièce de théâtre de Glissant, Monsieur Toussaint, où Makandal est présenté comme plus
courageux que Toussaint, vraiment dévoué à la lutte contre l‟esclavage, alors que Toussaint oublie son
peuple. Je reparlerai de Toussaint en de plus amples détails dans mon chapitre 2 qui lui est consacré.
59
Guadeloupe) dans le recueil du même nom, le nègre marron est présenté comme un
mystère. Il est à la fois une menace: “un révolté, un enfant de Satan” (28) et un objet de
fascination qui pousse l‟enfant à poser plus de questions sur lui et sur l‟histoire de la
Guadeloupe. Face à sa tante qui lui explique que “toutes les luttes ont été écrasées,” il lui
renverra l‟exception qui ne confirme pas la règle: “Oui, mais à Saint-Domingue, ils ont
gagné, lui dis-je les fibres gonflées d‟orgueil” (29). Mais l‟évocation de leur misère
actuelle: “[. . .] là-bas, ils sont les plus pauvres de la terre” (29) semble annuler la
grandeur passée; la démonstration serait établie de l‟échec du marron dont seulement les
côtés de violence gratuite (puisque la cause n‟a pas vaincu) sont retenus.
Si le nègre marron est individualisé dans la nouvelle (toute la discussion sur les
marrons provient du fait qu‟il y en a un qui habite seul dans la montagne), il n‟est
réhabilité qu‟en tant que personnage romantique tragique (aussi tragique peut-être que
l‟oppression des Noirs et le rétablissement de l‟esclavage en Guadeloupe en 1802): “Son
visage [. . .] portait le masque de la douleur et de la tragédie des Noirs” (31); “Je ne
savais si c‟était l‟acteur ou le monologue qui me bouleversait” (43). Le marron est un
mythe, à contempler de loin, et s‟il est acteur, ce n‟est qu‟en tant que pion dans une
représentation qu‟il continue à jouer, mais pas dans le sens d‟agent. Héros romantique
(héros car exprimant ses douleurs et les clamant plus que par son rôle historique) déchu,
dépassé, appartenant à un autre temps, sa lutte n‟a plus raison d‟être; et encore n‟était-elle
pas si glorieuse: “La seule manière de recouvrer sa liberté, c‟était de fuir et de
disparaître… Oui ce n‟était pas très glorieux, mais il était seul, seul contre tout le reste,”
explique le marron (42).
60
Talou présente ainsi le marron comme un héros au destin tragique, voué à mourir
dans les batailles, l‟histoire ou la mémoire Ŕ un héros de la mélancolie, dénué d‟action et
pour qui seuls restent les souvenirs d‟un passé plus actif et légèrement plus positif, si l‟on
se base sur l‟imaginaire et non l‟histoire. S‟il attire l‟intérêt d‟un enfant, il n‟appartient
pas à l‟histoire des adultes; il est ce personnage presque fantastique et magique, teinté
d‟irréel, porteur de légendes et de croyances mais non de changement historique et social
Ŕ il n‟a pas grand-chose à voir avec les marrons tels qu‟ils sont décrits par l‟historien Jean
Fouchard. Dans ce contexte, il n‟est guère surprenant de voir qu‟aujourd‟hui, le terme de
marron a acquis une connotation négative, celle du bandit, de l‟homme violent, ne
gardant là que certains aspects du marron des révoltes, qui une fois isolés, déforment sa
nature-même.
28
L‟héroïsme du marron n‟est guère mieux célébré dans La mulâtresse solitude
d‟André Schwartz-Bart, également sur la Guadeloupe. Si l‟héroïne, une femme cette fois-
ci, marronne, c‟est d‟abord parce que l‟amour de sa mère lui a manqué (Rochmann 306):
elle marronne du fait des circonstances, et non pour un idéal de liberté Ŕ Rochmann
précise que Schwartz-Bart est un lecteur de Debbash (307); ses sources historiques sont
également maigres, dit-elle (301). Par contraste, Daniel Maximin fait “une place aux
femmes marronnes” (Rochmann 329). Dans L’isolé soleil, une esclave gouvernante part
28
Ainsi, dans Femmes des Antilles, un témoignage sur la vie d‟une femme mariée à un homme brutal
durant les années soixante a recours au terme de marron pour parler de cet homme qui allait la battre et la
tromper: “Un nègre marron! Tu peux me croire. Sauvage! Méchant comme l‟enfer! Avec des vices par
charretées” (41). Le dernier récit dans Nègre Marron (chaque récit correspond à un marron dans une
époque différente à la Martinique) de Raphaël Confiant est d‟ailleurs le marron moderne: le bandit qui tue
et vole. Sorti de l‟époque historique du marronnage (celle de l‟esclavage), le marron acquiert une valeur
négative et “n‟existe plus” comme héros Ŕ cette facette disparaît avec l‟esclavage.
61
avec ses filles, et elles “s‟enfuient dans la forêt rejoindre les insurgés” (102), et les
femmes ont en général un grand rôle dans une époque plus récente (sur laquelle porte
davantage le roman), mais les marronnes ne sont pas très présentes et identifiées, même
s‟il est vrai qu‟en général, le marronnage est valorisé: il se choisit pour la liberté qu‟il
représente, organise les révoltes, met les marrons en liaison avec les ateliers et cherchent
à communiquer avec leur frères des îles voisines par des stratagèmes et des sacrifices (53).
Rochmann souligne le nombre important de femmes écrivains et la part faite aux
femmes dans les romans guadeloupéens et remarque alors que:
Sur un plan général, l‟importance des personnages féminins en majorité inventés,
Siméa, Marie-Gabriel, Angela, Elisa, vient contrebalancer les figures héroïques
mâles transmises par l‟Histoire: Ignace, Delgrès. Pourtant, dans les échanges entre
Marie-Gabriel et Adrien, Siméa et Jean-Gabriel, en dépit de certaines réticences
comme leur dénonciation de l‟oubli des femmes dans ces gestes de héros, ce sont
les femmes qui affirment la nécessité de perpétuer le souvenir des Delgrès et
Toussaint car ils sont les uniques héros du peuple noir en face de la mythologie
blanche. C‟est ainsi Marie-Gabriel qui réécrit l‟histoire de Delgrès. Leurs
interlocuteurs masculins s‟avèrent, eux, beaucoup plus circonspects à l‟égard des
héros, des Rebelles [. . .]. (329)
Même dans sa volonté de voir le rôle des femmes développé dans ces romans, il semble
qu‟elles sont utilisées afin de revaloriser les grands héros oubliés (des hommes), et non
pour valoriser le rôle joué par les femmes (déploré absent, mais qui reste absent). Elles
peuvent “contrebalancer les figures héroïques mâles,” mais seulement en ce qu‟elles
perpétuent l‟importance des grands héros masculins. Cette citation est censée démontrer
la place des femmes dans le roman guadeloupéen; pourtant même dans la volonté de
réaliser cette entreprise, il semble que les femmes sont ici glorifiées surtout car elles en
sont les conteuses, mais ne semblent toujours pas pleinement intégrées dans l‟Histoire.
62
Marronnage féminin chez les écrivaines
Face à ces textes où les marrons sont surtout des hommes, il convient à présent de voir
s‟il en est de même chez les écrivaines. Dans Moi, Tituba sorcière, de la Guadeloupéenne
Maryse Condé, l‟héroïne a conscience de son rôle dans l‟histoire, ou plutôt, et surtout, de
son occultation dans l‟histoire, conscience d‟être une héroïne qui n‟en est pas une, malgré
ses actes de résistance et son courage: “Je cherche mon histoire dans celle des Sorcières
de Salem et ne la trouve pas” (230). Pour Rochmann, Condé contraste d‟ailleurs avec
Glissant, Maximin et Schwartz-Bart qui restent dans la mythification des héros; elle, en
sort (348). Tituba n‟est pas une héroïne dans le mauvais sens du terme, c‟est-à dire une
héroïne qui dégénère, à force de trop prendre conscience de son importance dans un
domaine plus large. Elle n‟est pas comme les marrons: contrairement au marron
Christopher qui a trop conscience de son rôle glorieux et glorifié, Tituba se présente avec
ses défauts, qui sont directement liés non à ses actes ou à ses paroles (que l‟histoire
affectionne car elle peut facilement les relater) mais à ses émotions, voire aussi ses
besoins charnels, à ce qui fait d‟elle, tous ses idéaux mis à part, un être humain. Dans sa
relation charnelle avec Christopher, il dépend d‟elle car il veut être “invincible” par ses
pouvoirs et lui fait une faveur (être avec un marron) Ŕ mais qu‟elle sait prendre comme
physique uniquement: “Ce commerce n‟engageait que mes sens. Tout le reste de mon être
continuait d‟appartenir à John Indien [. . .]” (234).
Le marron n‟est plus ce mythe de l‟être invincible du tout: se sachant inscrit dans
l‟histoire, il sait qu‟il doit cacher ses peurs Ŕ ceci dit Tituba ne se transforme pas en
mythe de lutte pour la liberté; autrement dit, le mythe du marron n‟est pas remplacé par
63
un autre, c‟est l‟idée même de mythe qui est ébranlée ici.
29
D‟ailleurs, les marrons ne sont
pas prêts à tout pour défendre l‟idéal de la liberté. Il s‟agit avant tout de protéger sa
propre liberté, non de militer pour une liberté pour tous. Les marrons sont même vus
comme des traîtres éventuels:
Tu ne sais pas ce que sont en réalité les Marrons. Il existe entre les maîtres et eux,
un pacte tacite. S‟ils veulent que ceux-ci les laissent jouir de leur précaire liberté,
ils doivent dénoncer tous les préparatifs, toutes les tentatives de révolte dont ils
ont vent dans l‟île. Alors ils ont partout des espions. (249)
Ce point reste dans l‟ombre, mais semble être vérifié même si rien n‟est certain, puisqu‟à
la fin du roman, la révolte d‟esclaves est brisée par les maîtres, les esclaves ont été trahis
(262). Cette situation semble proche de celle de la Jamaïque, où des marrons
collaboraient avec les Anglais pour étouffer les révoltes (Rochmmann 341). Quant aux
femmes, elles ne semblent pas être des marrons (groupe peu enviable dans le roman): si
elles sont dans les mornes dans des camps marrons, c‟est pour s‟occuper de tâches de
femmes (lessive, cuisine), mais elles ne font guère pleinement partie du groupe: “Le
devoir des femmes, Tituba, ce n‟est pas de se battre, faire la guerre, mais l‟amour!” (233).
Dans Par le fer et par le sang (publié en 2006), Barbara Bastien ose s‟attaquer
aux marrons également, et à l‟exploitation des femmes. Les femmes en sont clairement
les victimes sexuelles. Ce rôle est suggéré dans Nègre Marron de Confiant: seule leur
29
Pour Rochmann au contraire, le commentaire de l‟auteure au sujet de son roman est venu comme une
surprise, un revirement de situation; elle cite Condé dans un entretien en postface à l‟édition anglaise de
Tituba: “Comme je ne suis pas du genre à créer des modèles, je me suis empressée de détruire tout ce qu‟il
pouvait y avoir d‟exemplaire dans l‟histoire en rendant Tituba assez naïve et parfois ridicule” (348).
Rochmann voit elle un remplacement du mythe du marron en Tituba:
L‟héroïne incarne également la résistance culturelle que, depuis Glissant, le mythe réserve aux
marrons: par ses pratiques conformes à l‟héritage de Man Yaya et par la fiction d‟une
“autobiographie” en remède à l‟oubli. La dernière page enfin, qui peint l‟apothéose mythique de
Tituba, réalise fantasmatiquement ce que Glissant n‟avait osé accorder à Longoué, ni Maryse
Condé à aucune de ses créations, l‟efficience du mythe dans la lutte pour la libération. (348)
64
sexualité ou l‟utilité sexuelle des femmes est évoquée. Il n‟y aurait pas d‟équivalent
féminin du grand Marron chez Confiant, seulement des femmes “qui n‟hésitaient pas à
livrer leur corps à ces héros, au hasard d‟une rencontre dans les bois, dans l‟espoir
d‟enfanter un négrillon plein de vaillantise” (122). Là où les “Nègres soumis (ou qui
faisaient semblant de l‟être)” déposent en cachette de la nourriture ou des outils
stratégiquement pour leurs compagnons (122), l‟aide des femmes est de “livrer leur
corps” au hasard, espérant engendrer des hommes prêts à se battre pour une liberté pour
laquelle elles ne luttent pas vraiment elles-mêmes. De victimes sexuelles avec les Blancs,
elles passent au stade d‟objet sexuel pour les leurs.
Bastien ne prétend pas idéaliser le marron et l‟acte sexuel n‟est clairement pas un
privilège: la femme est violée, et finalement, les marrons (esclaves noirs pour la plupart)
ne réservent guère un meilleur traitement aux femmes que les Blancs et les mulâtres de
son roman. Lorsque l‟héroïne est emmenée dans un camp de marrons après que sa case
d‟esclave affranchie a été brûlée par les esclaves révoltés, la peur s‟empare d‟elle, et non
la joie d‟appartenir à la cause:
Je me raidis brusquement. J‟avais entendu dire que les hommes enlevaient les
jeunes filles afin d‟adoucir leur vie de marrons, et les rares femmes qui y vivaient
de leur plein gré, étaient rarement des épouses, le plus souvent des créatures de
petite vertu. (50)
Face à ces marrons qui sont loin des modèles, ceux du roman guadeloupéen de
Gisèle Pineau publié en 2007, Mes quatre femmes, sont eux des héros, mais voués à être
des martyres, comme les quatre femmes. Au lieu d‟opposer femmes et marrons comme
chez Condé, ils partagent les mêmes souffrances et subissent les cruautés d‟autres
hommes. Si ces femmes apparaissent comme les héritières directes des marrons (peut-être
65
davantage que les hommes: le mari de Daisy est choqué de voir des Français qui osent
s‟opposer à De Gaulle pendant les années soixante), c‟est avant tout dans leurs
souffrances endurées perpétuellement. Dans une geôle (de l‟oubli, de la mémoire), quatre
guadeloupéennes de différentes générations, toutes de la même famille des Pineau,
évoquent leurs histoires. Il en ressort que ces femmes qui ne bougent que pour suivre leur
maître (comme l‟esclave Angélique qui part aux îles de Saintes), leur mari ou fils
autoritaire (Daisy et Julia suivent en France celui qui a été nommé le “Pater”)
30
Ŕ Gisèle
ne bouge pas, le mari va faire des conquêtes ailleurs, mais elle reste à l‟attendre Ŕ
contrastent et reflètent à la fois les mouvements des marrons, qui sont avant tout (et avant
d‟être des rebelles) ici bien ces esclaves en fuite: ces derniers bougent eux pour éviter les
tortures, alors que les femmes courent avec elle, mais pour les deux, c‟est la peur des
représailles qui les dirigent.
De même, ce sont les supplices imposés aux marrons qui dominent ici (ce qui
rejoint l‟analyse de Rochmann au sujet de Césaire), leurs actions ne rappellent pas la
gloire, mais leur persécution, dans une île où, contrairement à Haïti, c‟est la France qui
semblait détenir le pouvoir de rétablir l‟esclavage à son gré. C‟est naïvement (car il s‟agit
de la période de l‟occupation, même s‟il est vrai que les femmes font moins partie de
l‟histoire que de leur couple) que Gisèle parle de ce moment:
A un moment, je ne sais pourquoi, des visions de nègres marrons m‟ont traversé
l‟esprit. [. . .] J‟ai vu nos aïeux poursuivis par des molosses aux mandibules
baveuses. J‟ai vu des nègres sauter la gigue sous la morsure du fouet. J‟en ai vu
30
L‟ironie veut ici que le fils de Julia la force à quitter sa Guadeloupe chérie sous prétexte qu‟elle doit
s‟éloigner de son mari, surnommé “le Bourreau” (qu‟elle quitte pour vivre avec un autre) Ŕ ceci est fait
sous la force, par un fils qui suit les traces de son père.
66
d‟autres pendus aux arbres, grimaçant la vie envolée. (23)
31
Comme chez Confiant, le marronnage revient dans d‟autres périodes historiques et ne se
limite plus à celle de l‟esclavage -- les molosses sont devenus des maris qui traquent les
femmes.
Invisibilité: de la condamnation à l’arme de résistance
Dans Mes quatre femmes, les stratégies des esclaves pour être invisibles sont vouées à
l‟échec. Angélique, qui a été esclave, vit dans le leurre, celui de se croire invisible; mais
cette invisibilité reste dans le négatif, de la même façon dont le marronnage a du mal à se
lancer vers un aspect glorieux dans le roman:
Angélique a sept ans. Elle croit qu‟elle est invisible. “Si Dame Véronique décide
de t‟envoyer avec les nègres des champs, je pourrai pas l‟en empêcher! chuchote
Rose. Dame Véronique, c‟est la maîtresse. On est là par son bon vouloir… Alors
Angélique, te fais pas trop voir…” (148-49)
Croire pouvoir tirer profit de l‟invisibilité n‟est possible que chez l‟enfant; la mère sait
comment fonctionne le système: l‟esclave est invisible dans le sens qu‟il n‟est pas
humain, doit rester silencieux et chuchoter au mieux, ne doit pas se faire remarquer et
doit être objet uniquement, objet qui ne peut choisir lorsqu‟il va être vu ou non. Julia,
pourtant née après l‟abolition, connaît le sort de ces indésirables condamnés à rester
invisibles:
31
Notons ici que la première date du roman (qui donne des dates personnelles ou historiques) est celle du
17 septembre 1942, jour du mariage de Gisèle; Gisèle commence par la fin de son histoire (“Avec Gisèle,
tout commence toujours par la fin” (14)), et l‟auteure par la période contemporaine (et non l‟esclavage).
C‟est en partant du personnel que l‟on se déplace vers la grande histoire; il s‟agit aussi d‟un renversement
de l‟histoire officielle des Antilles qui commencerait par 1492 (voir notamment Glissant dans la
chronologie ou “le leurre chronologique” qu‟il donne dans son Discours antillais (39)): il s‟agit ici des
mêmes chiffres, mais dans un ordre différent, pour une autre invasion de l‟île (celle des nazis), et pour
reléguer cette histoire en deuxième plan.
67
Elle connaît par cœur ces injonctions. Y a des foules de gens comme ça qui
blessent les yeux des autres et qui doivent disparaître de leur paysage. Des
personnes indésirables qu‟on tolère à peine, qu‟on juge insignifiantes, inutiles,
insultantes pour le genre humain. Des femmes et des enfants qui, toute leur vie,
doivent baisser la tête, courber l‟échine, raser les murs. Et lorsqu‟ils oublient de
vous ignorer, ceux qui refusent jusqu‟à votre existence posent sur vous des
regards éloquents. Leurs yeux lancent des jurons et des crachats. Alors vous
mesurez la hauteur de leur haine et du mépris. Vous n‟êtes rien d‟autre que la
fiente de volaille, un tas de purin, une baille putride. (149)
Remarquons également que si Edouard Glissant écrit l‟histoire antillaise à travers les
paysages, Pineau, elle, écrit l‟histoire des femmes oubliées par l‟absence de paysage en
quelque sorte Ŕ absence en tout cas des paysages de forêts et de mornes présents chez
Glissant, pour ces femmes qui ont dû “disparaître” des paysages. Le seul paysage capable
de lire leurs histoires, c‟est celui de la geôle. Et analyser les regards, c‟est anticiper
l‟histoire, car l‟histoire n‟est pas constituée que d‟actions, mais elle est façonnée par les
regards -- en témoigne l‟histoire d‟Angélique, alors âgée de quatorze ans, victime des
regards du Sieur Jean Féréol Pineau, le fils de la Maîtresse (une libre de couleur):
Il regarde ses deux tétons qui percent sa casaque de bure. Il la regarde avec envie.
Il a vingt-huit ans, le Sieur Jean Féréol. [. . .] Il regarde les négresses des champs.
Il regarde la fille de la servante. (162)
Tout ce qui se fait remarquer va perdre Angélique. Pineau n‟est pas décrit en profondeur
ici, le regard de la narratrice de s‟attarde pas dessus, car tout ce qu‟il est important de
savoir, c‟est qu‟il est l‟acteur de regard. Son regard à lui a la liberté de se déplacer des
champs (lieu qui effraie les servants par la dureté du travail) à l‟habitation, car tout lui
appartient, le regard a donc le droit de s‟étaler partout. Angélique est condamnée par ce
regard qui revient sur elle, par ses seins qui ont osé se faire remarquer en passant agents
68
dans la phrase, par ses quatorze ans et le double d‟années de Pineau. En résultent, sans
surprise, des viols.
De même, tous les détails du travail des servants doit reposer sur la perfection
visuelle, qui ne peut aller en harmonie qu‟avec la couleur blanche; le noir est ce que l‟œil
doit identifier comme indésirable:
Je me souviens du regard perçant de Rose. Fallait que tout soit parfait pour la
réception de Dame Véronique. Fallait que l‟argenterie brille et que la vaisselle
étincelle. Fallait pas qu‟il y ait un pli de travers sur la nappe blanche. (163)
Rose est parvenue à se faire sa place dans le système esclavagiste car elle a adopté la
technique du regard des Blancs, le regard tout-puissant mis à leur service. Elle a su se
mettre tellement au service des Blancs qu‟elle s‟est dotée de la même arme qu‟eux, mais
toujours pour aller dans leur sens et être à leur service, leur chose Ŕ elle restera à
l‟habitation après la première abolition, elle ne dira rien lorsque sa fille sera violée enfant
et que Pineau décidera de partir avec elle.
Le thème de l‟invisibilité de l‟esclave-objet est assez traditionnel, et va de paire
avec ce qu‟a fait le Code noir du Noir: un meuble. Ceci est repris dans Par le fer et par le
sang, roman sentimental haïtien ayant pour originalité de prendre comme toile de fond la
révolution haïtienne, et une héroïne noire qui est tout d‟abord une esclave qui dénonce au
long du livre les injustices et cruautés (physiques mais aussi sentimentales), chez les
Noirs, les Mulâtres, ou les Blancs, tant dans des personnages fictifs qu‟historiques
(Vincent Ogé, Jean-François Biassou…). La couleur noire se fait remarquer, dans le sens
négatif, mais ici, elle se fait remarquer par son manque de visibilité (contrairement à un
cas comme Ourika, personnage de Claire de Duras, qui se rend compte que sa couleur la
69
distingue et force le regard par sa différence): “Il [un invité blanc] porta son attention sur
un géant noir qu‟il n‟avait pas encore remarqué, l‟ayant confondu avec le coin obscur
dans lequel il se tenait” (12). Alors que la maîtresse parle de lui et de son physique
“impressionnant comme une armoire à glace,” la narratrice, elle, offre un commentaire
sur la scène:
Tout en tenant ce langage à haute et intelligible voix, sans crainte de blesser le
serviteur qu‟elle considérait comme un meuble vivant, elle lui tournait autour,
l‟observant sous toutes ses coutures. Elle osa même toucher le dos de l‟esclave du
bout du doigt. (13)
Le message didactique est clair, et la comparaison avec le meuble explicitée. Néanmoins,
la couleur noire comme camouflage (relatif, certes) offre un changement par rapport au
texte de Pineau: le noir tendrait d‟une certaine manière du côté du neutre, et non pas du
monstrueux/trop visible, même pour les Blancs. Cette invisibilité physique sera portée
plus loin, et à un autre niveau chez Trouillot, en passant à une invisibilité plus
“compliquée” et moins passive, intellectuelle et porteuse de stratégies.
Stratégies invisibles de résistance
Irène Assiba D‟Almeida, dans Francophone African Writers: Destroying the Emptiness
of Silence parle d‟une “prise d‟écriture” nécessaire pour les femmes afin de briser le
silence qui leur est imposé. D‟Almeida reconnaît deux types de silence: celui qui est
choisi et qui implique un choix personnel, à contraster avec celui qui est imposé (3). Ce
dernier, négatif ne peut être qu‟un mal dont il faut se débarrasser pour sortir d‟une
oppression patriarcale; c‟est ce silence à briser qui fait l‟objet de l‟excellente étude de
D‟Almeida. Ici, étant donné le contexte historique, il est difficile de vraiment penser
70
pouvoir entrer dans un choix personnel dont parle D‟Almeida, ce qui semblerait
contraindre les silences des esclaves face aux Blancs à n‟être que ceux de l‟oppression.
Pourtant dans Rosalie, malgré ce contexte de l‟inexistence de choix, le silence qui
entoure les actes de résistance semble porteur Ŕ tout particulièrement car il est lié au
concept de l‟invisibilité dans la lutte contre l‟esclavage, qui intervient dans le visible, ce
dernier ne pouvant changer que sous le couvert de l‟invisibilité. Là où les Blancs se
faisaient prendre (pour les négriers transformés après l‟abolition lorsqu‟ils ne passaient
pas les contrôles ou par les révoltes puis la révolution qui les force au changement
définitif), les esclaves sont plus habiles, rusés, et victorieux.
Renée Larrier, dans Francophone Women Writers of Africa and the Caribbean,
rejoint l‟argument de D‟Almeida et le poursuit dans le cadre géographique de la Caraïbe,
en choisissant des romans dont l‟héroïne écrit dans une “double auteur(ité)” (2). Larrier
fait le commentaire suivant sur Claire, l‟héroïne de Amour de l‟écrivaine haïtienne Marie
Vieux Chauvet, au cœur du chapitre sur “Muffled Voices Break Free” (aux côtés d‟un
roman de Calixthe Beyala): “Claire‟s invisibility is complemented by her voicelessness”
(95). Si Claire reste un personnage marginal dans le roman, qui ne communique pas avec
les autres, reste à part seule à écrire son journal, ce n‟est absolument pas le cas de Lisette
dans Rosalie. Lisette reste silencieuse, invisible devant les Blancs, mais pas devant les
esclaves (de la plantation ou de l‟habitation); les histoires orales qui circulent entre les
femmes de la famille préparent aussi à la circulation physique (délibérée cette fois et non
plus par la traite qui était au centre des histoires) de Lisette.
71
Notons que dans la citation de Larrier, silence et invisibilité vont tous deux vers
un même fonctionnement. Je favorise ici plutôt le concept d‟invisibilité mais ferai
référence aux notions expliquées plus haut tels le choix, la contrainte, et la venue de
l‟expression de désir de changement exprimé. D‟autre part, il semble que le choix binaire
(silence, oppression (invisibilité)/écriture ou parole, libération (visibilité)), ailleurs
critiqué par les féministes, ne soit pas toujours possible ou souhaitable dans le contexte
de Rosalie, car le marronnage féminin se fait tout d‟abord en restant sur place, même si la
cause avance et le marronnage se prépare de l‟habitation (où rien ne change au début en
apparence), et parce que la femme n‟en bouge pas, peut venir en aide aux marrons des
mornes.
Dans Rosalie, l‟invisibilité offre un changement drastique avec les autres textes
littéraires dont j‟ai parlé, en mettant en avant le marronnage, et en préparant surtout
l‟héroïne Lisette (par ses stratégies basées sur l‟invisibilité), à la scène finale de départ
pour les mornes pour rejoindre les marrons. Les risques de Lisette sont permanents même
dans l‟habitation, et ses actes de résistance dignes des grands héros. Antoinette-Marie Sol,
dans son article “Histoire(s) et traumatisme(s): l‟infanticide dans le roman féminin
antillais,” explique bien comment l‟écriture de Trouillot, par ses répétitions, sa
chronologie non linéaire, et une distorsion du temps, traduisent le trauma dû à son
histoire, celle d‟un peuple issu de la traite, même si c‟est par la mémoire, plus que le réel,
que Lisette l‟a vécue (969). On peut dire que ces techniques, telle la répétition, tendent
aussi vers une certaine force: celle de changer progressivement les choses, en ajoutant
72
graduellement un nouvel élément, en étant un peu plus qu‟une simple répétition -- une
répétition avec une différence, pour reprendre l‟idée de Henry Louis Gates.
32
Je propose de voir le lien entre les stratégies d‟invisibilité de Lisette et son départ
vers les mornes à la fin du roman comme un aboutissement logique dans ce qui constitue
un continuum; les techniques narratives (de flashback notamment et répétition de récits)
traduisent les techniques des esclaves de la plantation pour changer l‟ordre:
progressivement, secrètement, de façon d‟abord à peine perceptible, en répétant sans
cesse leurs corvées et les journées de misère et de mauvais traitement qui se succèdent,
identiques en apparence et à l‟œil crédule du maître qui ne sait voir. Le colon qui ne voit
rien, la femme qui dissimule son arme de résistance à la vue de tous mais sans être
identifiée ou soupçonnée comme telle par ceux qui croient étouffer toute possibilité de
rébellion à la racine: il s‟agit ici de l‟analyse de Frantz Fanon dans L’an V de la
Révolution algérienne. Là où Fanon adopte le voile comme angle d‟approche afin
d‟aborder le rôle des femmes dans la révolution contre la colonisation, Trouillot choisit
celui de l‟écoute voilée des paroles et les stratégies menées dans l‟invisibilité -- processus
favorisé par le rôle d‟esclave (qui par définition ne comprend rien, ne sait rien).
33
32
Dans The Signifying Monkey, il écrit (au sujet des signes dans la culture afro-américaine): “Repetition
and revision are fundamental to black artistic forms, from painting to sculpture to music and language use. I
decided to analyze the nature and function of Signifyin(g) precisely because it is repetition and revision, or
repetition with a signal difference” (xxiv).
33
Le voile change les rôles traditionnels. Voir en particulier le passage de L’An V de la Révolution
algérienne où Fanon explique que les femmes se dévoilent afin de cacher des armes ou des grenades dans
leur sac, de sorte que le colon qui croit voir ne voit en réalité rien (38). Ensuite lorsqu‟en 1957, les Français
découvrent cette tactique des dévoilées, le voile réapparaît; le voile est repris, dépouillé de sa dimension
exclusivement traditionnelle (52). Non seulement les femmes innovent, font ce que les hommes ne peuvent
accomplir pour avancer dans la révolution, mais elles savent également adapter leurs techniques, toujours
pour voiler (de façon littérale ou figurée) et ainsi rendre possibles leurs actes de résistance.
73
C‟est tout un véritable art d‟apparences trompeuses dans une routine visiblement
de soumission qui dissimule un esprit alerte, prêt à saisir les faiblesses du système
esclavagiste:
Sans que mon visage trahisse mes pensées, je suis les moindres paroles que se
disent les maîtres et leurs amis. Du moment que je remplis les verres, place et
reprends les plats [. . .], les maîtres ne me voient pas. Invisible à leurs yeux, je les
épie avec la même efficacité avec laquelle je les sers. D‟ailleurs, tous les esclaves
de la grande case ont, comme moi, appris l‟art de récolter les informations.
Instinctivement, nous savons qu‟il nous faut prêter attention à ce que disent et font
les maîtres. (106)
Les Blancs se retrouvent objet de la vision de Lisette, qui devient agent actif dans
l‟enquête menée sur eux à leur insu. Cette méthode contraste avec celle des propriétaires
à la recherche de leurs “biens”: par écrit, de façon visible, sur des affiches, des pancartes,
les Blancs exposent leurs doléances contre Makandal ou autres marrons recherchés. Les
maîtres détiennent la parole, et ne songent jamais à ce qu‟un esclave puisse la maîtriser,
lui dont les actes d‟infractions possibles sont énumérés dans le Code noir au détriment
des paroles.
34
En même temps, s‟ils la détiennent, c‟est uniquement parce qu‟ils en ont le
droit, non parce qu‟ils y excellent Ŕ Chamoiseau et Confiant rappellent dans Lettres
créoles le rôle limité de l‟écriture et son instrumentalité chez les Blancs des colonies:
Les planteurs n‟utilisaient la plume (quand ils en avaient l‟usage) que pour
remplir des registres d‟état civil ou de commerce, des livres de comptes ou pour
rédiger des textes de nature juridico-policière. [. . .] La créativité n‟y jouait qu‟un
rôle accidentel. (30)
34
Dans Le quatrième siècle de Glissant, papa Longoué aborde aussi le pouvoir des esclaves dans la maîtrise
de la parole des Blancs, lui ajoutant le pouvoir de catégoriser comme les Blancs le font pour les nations (ici,
de façon plus subtile, les catégories sont basées sur les paroles dont les esclaves sont en fait spécialistes,
non les apparences physiques) :
Depuis le temps qu‟ils parlent au-dessus de nos têtes, nous avons fait des filets pour attraper leurs
voix, ils ne le savent pas. Ils ne le savent pas que nous aussi nous pouvons dire ils sont comme-ci
sont comme ça. (75)
74
La parole des Blancs serait comme leur parole qui fait dans l‟utile avant tout, et reste
dans le domaine du langage simple qu‟ils attendent de leurs esclaves. Ce serait
ironiquement presque un domaine où les esclaves se rapprochent le plus d‟une médiocre
égalité avec le Blanc.
Dans Rosalie, les esclaves savent retourner ces préjugés à leur avantage. Leur
parole complexe dissimule toujours une autre signification cachée; elle est comme une
énigme à éclaircir, un texte littéraire à analyser:
Toutes ces paroles augmentent mon trouble. Grann Charlotte, Man Augustine,
Man Victor, Michaud, Vincent et même Gracieuse, la cocotte, semblent
s‟entourer de brumes. Tous font allusion à un mystère à découvrir! Comme si je
devais apprendre à fouiller le secret des paroles et des songes [. . .]. (98)
Lisette, pourtant experte pour récolter les informations importantes parmi les Blancs et
prête à saisir tout détail important au cours de conversations auxquelles elle n‟appartient
pas, ne parvient pas facilement à lire entre les lignes des esclaves. Il faut dire que son
“talent” est en réalité bien maigre: rassembler des faits prononcés par ceux qui
n‟excellent pas dans l‟art de la parole.
Chez eux il y a équivalence entre dire et faire, ou entre les maîtres et leurs amis
(qui sont interchangeables), comme l‟a suggéré la dernière citation tirée du roman. Ils ne
représentent qu‟un grand groupe uniforme qui se croit tout-puissant car visible; or,
Trouillot illustre la phrase de Michel Foucault au sujet du système carcéral dans la tour
du panoptique: “La visibilité est un piège” (202). Ici, ce commentaire n‟est pas, comme
dans Surveiller et punir, au service de l‟ordre répressif qui cache ses appareils punitifs
sous des abords de liberté relative (surtout lorsque ce système est mis au service de
75
l‟éducation, du monde ouvrier ou autre); au contraire, il est adopté ici par les esclaves,
qui prêtent attention aux paroles des maîtres“ instinctivement” comme l‟a dit Lisette plus
haut, de façon ironique: il s‟agit ici d‟un renversement d‟un stéréotype qui faisait de
l‟esclave un être bestial et sauvage par instinct. On pourrait dire que l‟esclave sait
“naturellement” déjouer les pièges, et il est en cela bien aidé par le Blanc qui se piège
pour ainsi dire tout seul en exposant sa parole qu‟il croit (à tort) intouchable et
inébranlable dans le pouvoir qu‟elle représente, qu‟il ne soupçonne pas d‟être si simple et
limpide.
C‟est le Blanc qui occupe cette position constante et répétitive du bestial dans le
roman Ŕ notamment dans l‟exemple d‟une des horreurs de l‟esclavage typique infligée
aux femmes de l‟habitation: le viol. Lisette n‟y échappe pas. Néanmoins, même dans
cette attaque sexuelle du plus profond d‟elle-même, le viol dont est victime Lisette ne
constitue pas une victoire de domination physique et psychologique du maître blanc. Cet
aspect existe, mais il n‟est plus le seul: il se trouve accompagné de traces de résistance de
l‟esclave, à la fois à peine visibles (car l‟esclave ne peut se montrer comme auteur de sa
résistance), mais qui crèvent l‟œil par sa puissance. Ainsi, après le viol, Man Augustine
badigeonne le corps de Lisette avec des feuilles; un mois plus tard, le maître “attrapa, nul
ne sait comment, une gratelle terrible qui le cloua au lit, sans pantalon, sans caleçon, avec
des plaintes lugubres qui déclenchaient des hochements de tête à la cuisine et à
l‟office” (40). Une certaine vengeance physique a été possible, même si elle ne parvient
pas à égaler l‟acte du Blanc dans sa cruauté, sa bestialité et son horreur.
76
Les rôles qui se dévoilent se trouvent de plus en plus différents de ce que l‟on
croyait d‟eux, à mesure que l‟on avance dans le roman. Lisette commet des erreurs au
début, et classe les comportements des esclaves (Gracieuse est la cocotte de Madame,
Fontilius le rêveur), mais Michaud la met en garde contre cette classification qui
ressemblerait trop à celle effectuée par les Blancs: telle race est travailleuse, une telle
autre voleuse:
35
Il ne faut jamais expliquer à celui qu‟on fouette comment se préserver des coups.
Chacun apprend à protéger la partie de son corps qui est pour lui la plus sensible,
la plus vitale. Tu verras autour de toi toutes sortes de stratagèmes que nous,
esclaves, inventons pour essayer de survivre dans cette horreur. Certains te
paraîtront dérisoires, d‟autres te sembleront barbares, mais qui peut vraiment
juger? Un être humain peut faire n‟importe quoi pour que le souffle de sa voix lui
appartienne. Il en a le droit. (50-51)
Il suggère qu‟il n‟existe pas une seule forme de résistance, mais toute une multitude,
incompréhensibles pour la plupart de l‟extérieur Ŕ et c‟est ce que tente Trouillot dans le
roman: d‟en faire ressortir certaines, imperceptibles d‟abord; comme dans un roman
policier, un personnage qui a tout pour être coupable (de flatter les Blancs pour en retirer
de maigres avantages récompensant cette parfaite soumission) utilise sa couverture pour
oser s‟affirmer comme être humain, d‟une façon ou d‟une autre.
L‟apparence n‟est rien chez les esclaves, et il ne faut pas s‟y fier, comme le
suggère Gracieuse à Lisette: “Ne comprendras-tu jamais que même quand le soleil se
couche dans la mer, il ne se mouille pas?” (11). Lisette ne soupçonne pas un côté non
35
Michaud affirme n‟avoir jamais commis cette erreur quand il était commandeur:
[. . .] je peux t‟assurer que chacune de ces nations porte ses propres marques non seulement sur
son corps ou sur son visage, mais dans sa démarche, dans la cadence de ses mots, dans sa façon de
se battre avec l‟esclavage. Mais je n‟ai jamais mis des étiquettes sur les nations pour les classer
comme le font les Blancs: sournois, bagarreur, cannibale, voleur de poulets (23).
77
soumis de Gracieuse. Cette formule est bien sûr métaphorique, et révèle qu‟il faut se
méfier de ce que l‟on voit: il peut s‟agir d‟une forme d‟illusion optique qui fait croire ce
qu‟elle veut à un regard naïf, dissimulant une autre version qui demande un raisonnement
plus poussé. Il faut se distancer de ces illusions pour pouvoir les lire. La formule
deviendra par la suite également assez littérale lorsque l‟on apprend son histoire (une fois
le message élucidé): Gracieuse est celle qui couche avec les Blancs de l‟habitation, mais
se fait avorter à leur insu, refusant d‟engendrer leurs enfants-esclaves.
La partie du corps à protéger pour Lisette serait les jambes (les yeux sont
prisonniers des mémoires et récits du passé, le sexe du maître; ses jambes sont intactes,
aucun jarret de coupé comme le préconise le Code noir au deuxième marronnage), car
elles semblent symboliser sa liberté face à toutes ces histoires d‟enfermements qu‟on lui
raconte et dont elle s‟approprie la mémoire, elle qui est née sur l‟île: celles de sa grand-
mère: “Ma jeunesse voudrait se débarrasser des histoires de Rosalie l’Infâme et des
barracons, de ce poids qui entrave mes prunelles quand j‟essaie de rêver” (71) ou de
Vincent: “Je ne veux pas vivre ces jours de cale dans ce corps d‟enfant terrorisé [. . .]”
(69). La page d‟ouverture du roman suggère déjà une liberté inhérente à Lisette: “Je me
faufile à travers les dédales entre les cases [. . .];” elle a soin d‟ “éviter” (répété deux fois)
les obstacles sur son chemin, elle court et réfléchit sur sa course: “Mes jambes semblent
d‟elles-mêmes atteindre une vitesse spectaculaire [. . .]” (9). Elle est présentée comme
une fugitive aux jambes libres Ŕ même si elle sait dresser son corps en apparence lorsque
c‟est nécessaire: “[. . .] mon corps joue la comédie de la docilité [. . .]: innocents, mes
bras pendent le long de mes hanches, mon cou se fait moins long, mes fesses se
78
rétrécissent” (11). Elle rétrécit, devient moins visible; son corps devient une personnalité
caméléon sur la scène des Blancs.
Lorsqu‟elle va rejoindre Vincent, le marron, c‟est elle qui se présente comme
étant en fuite, oubliant la peur: “Je vole vers Vincent sans me soucier des bruits de mon
cœur qui galope et se perd dans le désordre de ma peur;” “Je vole et mes jambes effacent
les quatre mois d‟absence;” “Je vole, légère [. . .]” (67). Lisette marronne déjà en quelque
sorte, ayant l‟habitude d‟esquiver les coups, se frayant un chemin dans les lieux interdits
(rencontrant les marrons). Elle travaille également en liaison directe avec les marrons,
servant d‟intermédiaire entre les parents des marrons et l‟ancien commandeur du Maître,
Michaud, lui qui affirme au début:
J‟ai frappé tout le monde avec la même force, sans regarder les dos qui se
courbaient, sans faire attention aux gémissements, sans montrer que j‟avais peur
des regards de haine et de colère, sans hésiter ou m‟apitoyer sur les tortures que le
maître exigeait. Il fallait faire ce travail. Je l‟ai fait. (23)
Fauque définit le commandeur comme ceci: une “sorte de contremaître noir chargé
d‟autorité, [qui] a encore exagéré les conduites violentes de punition. Car il lui fallait se
faire obéir de ses congénères… et tenir le fouet quand il s‟agissait de punir les marrons
qu‟on avait capturés” (118). Trouillot va montrer un commandeur nettement plus
complexe que ce Noir qui agit comme son maître, ou qui pire encore, aurait “dépassé le
maître” dans sa cruauté.
Le commandeur n‟est plus un Noir aliéné ou blanchi par la force des choses, tel
qu‟il sera décrit par Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs. Dans Rosalie, on
comprend graduellement l‟ampleur du rôle joué par Michaud dans l‟aide apportée aux
marrons; son aide se fait même parfois à leur insu, ce qui la rend d‟autant plus efficace
79
car totalement invisible par qui que ce soit (sauf Lisette). En se tranchant la main (sous
couvert d‟un accident) pour faire diversion et permettre à une esclave enceinte de prendre
la fuite, Michaud accomplit ce qu‟Antoinette-Marie Sol désigne dans son étude sur
Rosalie comme un moment clé du roman “de vie et de résistance” (975). Cette
organisation cachée rappelle que les révoltes des esclaves n‟étaient pas des explosions de
sauvages, mais des insurrections soigneusement planifiées, comme le rapportent des
documents des colons (qui n‟avaient aucune raison de vanter les mérites des esclaves)
(Dubois 109).
Les “invisibles,” nouveaux “héros” de l’histoire haïtienne: De Mankandal à
Michaud et Brigitte
Trouillot affirme dans un entretien qu‟il est “temps d‟accorder de l‟importance au rôle
joué par les femmes et les hommes dont on ne cite pas les noms” et explique son projet
de:
[. . .] dépouiller les esclaves d‟un anonymat qui rend moins inacceptable un tel
système. De rendre ces femmes et ces hommes humains pour montrer
l‟inhumanité du système et [. . .] plonger dans le monde des esclaves et surtout
leur donner la proximité que l‟Histoire leur a volée. (Herbeck 828)
Rochmann affirme que la mise en légende revient à “une autre forme d‟exorcisme, de
relégation hors de l‟histoire” (75). Trouillot va donner une place aux invisibles, mais en
leur concédant une place humaine sans les reléguer à la légende qui peut devenir le
nouvel isolement du marron, surtout car le héros d‟une légende tend à minimiser le rôle
des marrons qui ont agi avec lui: Makandal est le héros d‟une légende et tous ceux qui se
sont battus à ses côtés des anonymes; ils n‟existent pas dans la mémoire collective.
80
Trouillot choisit de donner une place privilégiée à ce qu‟elle nomme “invisibles”
dans les livres d‟histoire, en changeant les conventions qui, en affirmant la place des
héros, laissent dans l‟ombre des acteurs essentiels. L‟écrivaine décide de mettre l‟accent
sur les actions des esclaves de l‟habitation, et les esclaves de la plantation (dans les
champs) ou les marrons (dans les mornes) se situent eux en arrière-plan dans le roman;
un arrière-plan qui a la faculté de se rapprocher quelquefois, comme zoomé, pour revenir
de façon éphémère au beau milieu de la propriété du maître blanc, mais pour revenir à la
fin Ŕ et une fois partie dans les mornes, on ne revoit plus Lisette et le roman se termine.
Le retour forcé des marrons vers la plantation représente à la fois un signe de dépendance
physique ou affective (besoin de rentrer se ravitailler, de revoir ses proches), mais
également de liberté incroyable (possibilité de se servir dans le lieu même de l‟oppression
la plus totale: chez le maître tout-puissant qui passe des avis de recherche pour retrouver
son bien; possibilité aussi de choisir ses relations personnelles).
Les “héros” de l‟histoire haïtienne ne passent guère non plus en premier plan, afin
de ne pas écrire l‟histoire haïtienne du marronnage sur le modèle de l‟Histoire blanche
que critique Glissant, faite de valeureux héros blancs et de monuments érigés en leur
honneur. Ainsi Makandal, grande figure des marrons, à qui l‟on attribue les nombreux
empoisonnements dans les années 1750 (Dubois 63), apparaît dans Rosalie mais
brièvement. Ce marron qui terrorise les blancs et s‟attaque ainsi directement à
l‟institution de l‟esclavage, est certes héroïque, mais n‟est pas au-dessus des autres
marrons. Il laisse ainsi place à d‟autres héros bien cachés, tel Michaud.
81
La formule toute faite de Michaud citée plus haut (“Il fallait faire ce travail. Je l‟ai
fait.”) se modifie plus tard, se renverse dans la citation qui va suivre. La fatalité frappant
l‟esclave se dissout lorsqu‟il raconte à Lisette comment il a perdu son bras, ou plutôt se
réaffirme dans un contexte opposé: nécessité absolue d‟arrêter les coups portés à
l‟esclave: il était chargé de fouetter une marronne enceinte qui, comprend-il en la
fouettant, ne pourrait jamais tolérer que son enfant naisse dans l‟esclavage:
Son enfant, déjà esclave et châtié avant de naître, à jamais marqué par le fouet du
commandant, mon fouet! Moi qui chaque jour battais, fouettais, punissais. Ne me
demande pas comment je pus le faire, car, même aujourd‟hui au moment où je te
parle, je me demande si ce n‟est pas mon bon ange qui a frappé le coup. Ne répète
à personne que je crois l‟avoir fait avec cette machette que j‟avais toujours à mes
côtés, car je le nierai. Mon poignet gauche tomba d‟un coup sec et net. (27)
La structure de la troisième phrase trompe le lecteur: pas de ressassement sur les coups
portés sur les esclaves. Lorsque Michaud se demande comment il put “le” faire, l‟objet
remplace non pas le fait de fouetter évoqué avant, mais anticipe son changement de
direction soudain, le coup non porté. Les associations automatiques et rapides en
grammaire ne fonctionnent plus, à l‟image de la dissociation qui existait entre son
“travail” et sa personne qui ne fonctionne plus non plus (esclave pour la liberté mais qui
fouette les esclaves); il regagne son être ici et ses principes.
Ce manchot courageux (“l‟ancien commandeur au bras vengeur,” comme le
désigne Lisette) rappelle Makandal, le marron qui a perdu son bras dans un atelier de
canne, ce qui ne l‟a pas empêché de marronner sans cesse, jusqu‟au jour de sa capture.
De même que les héros entrent dans une espèce de mythologie, liée à la magie ou au
supernaturel (Makandal ne serait pas mort, raconte la légende, il se serait transformé en
mouche ou en maringouin sur le bûcher où les Blancs n‟avaient pas réussi à la brûler vif
82
lors de leur première tentative), l‟acte de Michaud est teinté de fantastique Ŕ lui-même
“croit” savoir ce qui s‟est passé, et l‟on explique son acte un peu comme celui de
Makandal: “on parla de dieux vengeurs, de vaudou, de châtiment mérité” (27), mais sans
jamais glorifier son acte, car en apparence, il reste l‟ennemi des esclaves et devient des
Blancs, vu comme un traître avec les esclaves, puis rejeté du maître.
Il n‟a pas la marque corporelle du marron attrapé (oreilles puis jarret coupé), et la
sienne n‟est pas assimilée à une cause pour la liberté Ŕ au milieu de l‟histoire de
Makandal qui a lieu dans le roman, personne ne soupçonne pourtant que son bras coupé à
lui pourrait être aussi héroïque, car les regards sont fixés ailleurs. Sa marque d‟affiliation
au marronnage est ainsi invisible, dans le sens qu‟elle n‟est pas décodée et ne laisse
paraître aucun indice menant à cette conclusion. Michaud reste ainsi un héros quasiment
inconnu, rejeté du maître par la suite, relégué avec “les autres jugés inutiles” (27).
Contrairement aux marrons, Michaud reste sur place, attend encore et encore
avant de marronner, car son contact est nécessaire sur l‟habitation; c‟est dans ce contexte
que la formule: “Il fallait faire ce travail. Je l‟ai fait” prend toute son ampleur et que l‟on
voit clairement que son sacrifice se fait pour la liberté du groupe Ŕ comme Makandal qui
avait formulé le désir de voir la liberté pour tous les esclaves (et même si l‟on croit aux
catégories, Makandal s‟inscrivait dans le “grand marronnage,” c‟est-à dire dans une
idéologie de liberté). Dans The Libertine Colony; Creolization in the Early French
Caribbean, Doris Garraway le place d‟ailleurs dans la position la plus haute de résistance,
83
écrivant qu‟il a accompli: “the most significant organized resistance movement in the
French Caribbean before the Haitian Revolution” (245).
36
Dans son étude sur l‟inscription de l‟esclavage dans la fiction dans le roman de
Trouillot, Marie Fremin propose un parallèle entre un personnage historique, Makandal,
et un personnage fictif, Brigitte, la tante de Lisette,
37
car il semble régner le même
mystère autour de leur histoire; leur nom est mentionné avant de connaître leur histoire
plus tard dans la narration (229). Au-delà des actes de résistance qui les lie, ce qui sépare
ces deux histoires reste néanmoins l‟importance qui leur est accordée dans le roman (par
contraste avec leur place dans l‟histoire et les légendes): le cas de Makandal est vite réglé
pour ainsi dire (raconté de façon linéaire, brièvement mentionné, puis mort une fois pour
toutes, en quelques pages), alors que celui de Brigitte s‟étale dans tout le roman en étant
cette histoire à raconter plus tard, et revient sans cesse, alors que sa mort ne fait aucun
doute dans les esprits car elle n‟est pas entrée dans la légende, est restée seulement
humaine. Sans réduire l‟héroïsme de Makandal dans l‟histoire haïtienne, il s‟est fait
prendre lui, au tafia servi par les Blancs pour le piéger Ŕ et c‟est avant tout par sa mise à
mort qu‟il gagne sa place dans le roman, qui narre son exécution plus que son action.
Makandal entre dans la légende pour ses actes et sa vision précoce (abolition l‟esclavage
36
Le dernier ouvrage de Garraway, Tree of Liberty: Cultural Legacies of the Haitian Revolution in the
Atlantic World (2008), mériterait également d‟être abordé plus amplement dans cette thèse, notamment
pour comprendre comment l‟effet de la révolution haïtienne fut absent des discours historiographiques
occidentaux.
37
Personnage fictif, mais d‟inspiration historique, comme l‟explique l‟auteure dans sa postface.
84
et gouvernance des Noirs par eux-mêmes bien avant les idées portées par Révolution
française notamment), mais aussi pour sa mort.
38
L‟accent sur l‟histoire de Brigitte n‟est pas tant comment elle s‟est fait prendre;
son histoire se situe dans une suite d‟histoires entremêlées, plus complexes, qui
nécessitent sans cesse des détours; elle est narrée dans son intégralité justement après la
mort de Makandal. Son histoire n‟est pas aussi complète que ne l‟est la légende de
Makandal mieux connue (ou qui affirme dans le doute) comme le témoignent ces paroles
provenant de celle qui transmet l‟histoire de Brigitte: “Il y a des détails que j‟ai toujours
ignorés” (123); “Je ne suis pas certaine que ce soit vrai” (124). Trouillot effectue un
Détour, dans la narration fragmentée et dans les récits dans le cas des femmes de la
famille de Lisette: Détour par l‟Afrique par la mémoire et les récits sans cesse différés,
commencés mais promis pour plus tard, et non un Retour, pour reprendre les termes
d‟Edouard Glissant dans son Discours antillais
39
Ŕ Lisette est d‟ailleurs une esclave
créole (née sur la plantation).
Si j‟ai parlé plus haut des actes de résistance des femmes sur les bateaux négriers,
le rôle des femmes ne s‟est pas arrêté une fois sur la plantation, et les marrons n‟ont pas
été les seuls à agir pour la liberté. Les révoltes de Brigitte s‟inscrivent dans ces révoltes
des femmes une fois sur la plantation, qui se faisaient dans l‟ombre. La notion de choix,
38
Dans son étude sur la Révolution haïtienne, Geggus suggère aussi que Makandal n‟a probablement pas
été un chef de marrons (75). D‟ailleurs, on ne lui donne pas une entrée dans le Dictionnaire historique de la
Révolution haïtienne de Claude Moïse, comme pour le rendre étranger à la Révolution de 1791; pas
d‟entrée non plus pour Marron. Mais Trouillot ne se lance pas dans ces débats historiques pour se
demander ce qui s‟est exactement passé ou non.
39
Voir pages 39-57 du Discours sur ces termes de Retour et Détour.
85
qui semblait difficile dans leurs actes de résistance sur le bateau négrier, devient peu à
peu possible sur la plantation. Abraham explique le choix des femmes:
[. . .] les femmes choisissent souvent des formes d‟insurrection larvées à l‟image
de leur invisibilité dans la hiérarchie des esclaves. Au quotidien des refus, elles
participent à la contestation de l‟autorité coloniale, mais elles sauront aussi
apparaître dans les luttes de libération… Dans le champ de cannes, l‟inertie
volontaire ou l‟exécution défectueuse des tâches est souvent au cœur de leurs
relations conflictuelles avec les commandeurs. Sur ce terrain de l‟obstruction, un
éventail de conduites hostiles oppose à l‟accomplissement mécanique des tâches
espéré par le planteur, les désordres de la mauvaise volonté. Malgré la menace de
la détention à la barre, la simulation de la maladie comme l‟automutilation
figurent aussi parmi les recours des esclaves pour contrecarrer l‟enrôlement forcé
dans les ateliers. (217)
Ici il y a enfin possibilité de commencer à choisir, et lorsque c‟est possible, la révolte
peut espérer occuper une place, même minime, et faire discrètement éruption, dans le
refus de se conformer au rôle qu‟on voudrait leur imposer. L‟invisibilité devient une arme
qui rend justement possibles des semences de résistance; le désordre apparent résulte de
stratégies qui se servent des stéréotypes (paresse, dépendance du Blanc, impossibilité de
s‟organiser et manque d‟intelligence de l‟esclave) pour pouvoir prendre naissance sans
attirer trop l‟attention.
Le courage des femmes et leur désir de maîtriser leur corps et de stopper
l‟esclavage s‟est bien sûr manifesté aussi dans leurs avortements, et le cas de Brigitte
s‟inscrit dans cette lignée. Le roman n‟insiste pas sur les détails de l‟horreur de la mort de
l‟enfant (pas de fantôme qui revient comme dans Beloved); il s‟agit plutôt d‟une
célébration d‟un refus exprimé de l‟esclavage. Une femme dont l‟enfant meurt s‟attaque
directement aux biens du maîtres, ce qui provoque de cruelles sanctions:
Mais la sanction du collier ou du billot sur le dos, qui simule avec cynisme le
portage d‟un nouveau-né, ne retient pas les mères infanticides. Des douleurs
86
irrémédiables les conduisent à supprimer leurs nourrissons avec une épingle
plongée dans la fontanelle. Loin d‟envisager leurs responsabilités dans ces actes
désespérés, les planteurs accusèrent longtemps l‟incurie de leurs négresses et la
dégénérescence du sentiment maternel [. . .]. (Abraham 218)
Une autre technique utilisée par les femmes pour se faire avorter était “en mangeant de la
terre” (Maurouard 17). C‟est l‟avortement organisé qui représente le grand mystère de
Rosalie: l‟histoire de la tante de Lisette, Brigitte, ne se dévoile vraiment qu‟à la fin du
roman, comme s‟il s‟agissait d‟un roman policier ou à mystère, dans lequel tout
s‟explique à la fin. Un cordon mystérieux représente l‟objet de curiosité pour Lisette, qui
n‟imagine pas toute son histoire et sa symbolique.
40
Dans la postface du roman, Trouillot affirme à la fois ne pas vouloir écrire “un
roman historique,” tout en s‟inspirant de l‟histoire d‟une femme arada rapportée dans La
Révolution aux Caraïbes (Trouillot 139). Voici le passage qui provient de La Révolution
aux Caraïbes, qui figure dans la section “Résistances à l‟esclavage,” qui sera suivie par
“Les “marrons” de la liberté” (il s‟agit du titre de l‟ouvrage de Fouchard, même s‟il n‟est
pas cité dans cette section):
Descourtilz cite le cas d‟une sage-femme arada qui, au cours de son procès,
dévoila un collier de corde qu‟elle portait sur elle où chaque nœud représentait un
des soixante-dix enfants qu‟elle avait supprimés: “Pour enlever ces jeunes êtres à
un honteux esclavage, je plongeais à l‟instant de leur naissance une épingle dans
leur cerveau par la fontanelle: de là le mal de mâchoire, si meurtrier en cette
colonie, et dont la cause vous est maintenant connue.” (Abenon 77)
41
Trouillot choisit donc de mettre ce détail de l‟histoire dans son roman; n‟étant pas
l‟héroïne, la sage-femme peut faire l‟objet de mystère, car on apprend des détails sur sa
40
Le mystère existe surtout pour un public qui ne connaîtra pas les détails de l‟esclavage révélé dans
Rosalie. Néanmoins évidemment, l‟intérêt réside aussi en la manière de narrer des exploits de femmes,
qu‟ils soient connus ou non du lecteur avec de commencer le livre.
41
Fouchard cite également cet exemple (126).
87
vie graduellement, au lieu de tout nous donner en bloc. Son secret est mieux traduit par
une technique narrative qui le respecte; son histoire mieux racontée par la fiction
fragmentaire où cette histoire est d‟abord presque invisible, dissimulée comme elle devait
l‟être à l‟époque de l‟esclavage.
L‟avortement représente un des mystères du roman, un secret que Lisette ne voit
d‟abord pas. Il n‟est pas réservé à un seul personnage du livre, et peut ainsi être raconté
graduellement, fragmentairement, mais à plusieurs reprises. Il constitue un choix effectué
par les femmes dans Rosalie, mais en étant partagé par plusieurs femmes, aucune ne
devient l‟héroïne unique -- ce qui aurait “annulé” les résistances des autres en leur faisant
de l‟ombre et en les rendant invisibles comme le ferait la mise en légende. Ce n‟est pas
tant la difficulté de l‟acte qui est abordée (ou la vie prise comme dans Beloved), mais le
courage et la détermination des femmes pour participer activement à la lutte contre
l‟esclavage. Ainsi, Grâce, la “cocotte,” cache bien son jeu, ou plutôt joue bien le sien
pour ne pas éveiller les soupçons Ŕ même Lisette n‟avait rien vu:
[. . .] Gracieuse a choisi son sort. La cocotte des Fayot n‟était pas simple, elle
haïssait l‟esclavage. Elle a refusé de donner naissance à des enfants esclaves
comme elle, domestiques ou pas, cocottes ou pas. Elle a fait saigner son corps
sept fois de suite. Sept avortement à la sauvette, sans pouvoir se reposer [. . .].
(101)
La capacité de Gracieuse à prendre des décisions et de faire des choix dépasse le domaine
de l‟avortement: “Elle s‟est servie de son corps pour éviter les champs de canne et les
chaudières de sucre bouillant. Elle a choisi son enfer. Fut-il pire qu‟un autre?” (102); en
même temps, le choix n‟est que relatif. Mais sa présence, même minime, va à l‟encontre
88
de stéréotypes contre les esclaves (ils en ont besoin, ne se débrouilleraient pas seuls, ne se
révolteront pas).
* * * * *
Trouillot prend soin de ne pas trop aller dans le sens opposé, qui serait de donner aux
esclaves la possibilité complète de leurs choix. Au contraire, plus nuancée, sa vision n‟est
“pas simple” à l‟image de celle de Gracieuse. Le personnel existe, et le reconnaître n‟est
pas forcément porter atteinte au courage des esclaves pour se libérer, mais représente
également l‟introduction de la volonté individuelle, le besoin de survie, et une certaine
humanisation (avec ses contradictions et ses faiblesses, ses idéaux et ses pratiques) des
esclaves. Si souligner l‟inhumanité de l‟esclavage était nécessaire, souligner leur
humanité fait aussi partie du projet de Trouillot pour toucher davantage le lecteur que ne
le ferait un discours historique et anonyme. Le commandeur, la Cocotte, les esclaves des
champs ou de l‟habitation, les marrons, les sages-femmes qui commettent des
infanticides, tous sont humains et dotés de sentiments, de doute, de force et de faiblesses;
tous ont des histoires en partie voilée et invisible aux yeux des Blancs et de certains des
leurs. Ce sont des personnages nuancés plein de secrets qui ne constituent pas un groupe
uniforme, sauf dans leur désir de liberté.
Ensuite, Rosalie offre un lien avec le présent, qu‟il s‟agisse des débats sur
l‟esclavage, en histoire ou en politique, en France ou en Haïti. Le roman permet d‟aider à
comprendre le présent et offre une leçon de tolérance là où la figure du marron a déjà été
utilisée, nous l‟avons vu, vers des fins moins éthiques telles que celles du Noirisme de
Duvalier (voir le chapitre 3 à ce sujet). Trouillot montre l‟importance de ne pas
89
catégoriser les Haïtiens en groupes qui devraient s‟opposer. Dans un entretien, Trouillot
explique au sujet de son roman: “La compréhension du passé aide une société à mieux se
comprendre, à mieux se situer pour envisager l‟avenir” (Herbeck 828).
Enfin, Trouillot parvient à parler de l‟histoire dans une fiction, et des horreurs de
l‟esclavage dans un style poétique Ŕ dans une langue différente de Roumain, mais qui
combine ces mêmes caractéristiques d‟éléments naturels que l‟on trouvait dans
Gouverneurs de la rosée. Elle parle de la beauté des paysages, des étoiles et du ciel; la
colère de Lisette se forme en harmonie avec la nature et le temps de l‟île: “Pour l‟instant,
une colère d‟eau tranquille, petit vent léger sans parapluie. Mais avons-nous d‟autres
choix que les averses et les pluies torrentielles, les tremblements de terre où tout change
de place et de saison?” (41). Elle introduit le poétique pour dire l‟horreur, montrer la
beauté des mots pour contraster avec la bestialité des Blancs, leurs écrits sans talent pour
narrer les inhumanités qu‟ils se plaisent à commettre, mais aussi pour montrer la beauté
inhérente à son pays, même dans les pires moments de son histoire mouvementée.
90
Chapitre 2:
Retours de Toussaint Louverture: Construction d’une nouvelle histoire
pour Haïti
L‟indépendance d‟Haïti est cruciale dans l‟histoire haïtienne; ses héros révolutionnaires
sont aujourd‟hui encore glorifiés en Haïti Ŕ que ce soit dans l‟esprit populaire ou les
statues de la Place de l‟indépendance de Port-au-Prince, à côté du Palais National et du
Marron Inconnu dont j‟ai parlé dans mon premier chapitre. Héros absent de
l‟indépendance du 1
er
janvier 1804, Toussaint Louverture est mort sans l‟avoir connue,
après avoir été trahi par la France, où il perdra la vie. Après l‟expédition Leclerc,
organisée par Bonaparte qui envoie alors son beau-frère à Saint-Domingue dans l‟objectif
de rétablir l‟esclavage, Toussaint fut déporté en France et périt dans son cachot du Fort-
de-Joux en avril 1803, sept mois après son incarcération. Toussaint aura été emprisonné à
plusieurs reprises et dans plusieurs lieux: des Gonaïves, le bateau “le Créole” le conduisit
au Cap; ce fut ensuite à bord du Héros qu‟il fut détenu et enfermé à l‟intérieur de sa
cabine, avant d‟être détenu au château de Brest puis au Fort-de-Joux dans le Jura
(Schœlcher 349-50).
42
Si les documents écrits sont souvent maigres en ce qui concerne la période de
l‟esclavage (maigres en ce qu‟ils ne documentent qu‟un point de vue: celui des Blancs,
comme je l‟ai expliqué dans mon chapitre précédent consacré au marronnage), les lettres
à notre disposition aujourd‟hui documentant la vie et la mort de Toussaint (écrites sur lui
42
Les archives du Débarquement de la flotte française citées par Victor Schœlcher précisent que “la porte
[de sa cabine] était gardée par une sentinelle” et qu‟il ne vit pas les membres de sa famille durant sa
traversée (350); Toussaint refaisait le trajet de la traite en sens inverse, et l‟Atlantique se transformait à
nouveau en lieu d‟incarcération.
91
mais aussi par lui), sont en revanche bien plus nombreuses que les témoignages
d‟esclaves, et fréquemment citées dans les études historiques. Elles occupent une place de
choix en ce qu‟elles constituent des documents d‟archives qui aident à retracer l‟histoire
en témoignant de leur temps.
43
Basées sur des faits militaires et leur bilan, elles restent
pourtant largement factuelles et officielles, ne sont pas personnelles ou réflectives. De
plus, se pose la question de savoir si toutes les informations trouvées dans les lettres sont
véridiques; c‟est souvent la façon dont elles sont traitées par les historiens, mais elles
constituent en même temps inévitablement des sources subjectives écrites par un auteur
défendant une certaine position. Dans Avengers of the New World, son ouvrage sur la
révolution haïtienne, Laurent Dubois fait quelques remarques fort intéressantes à ce sujet;
il souligne que la falsification volontaire de données dans certains documents n‟est pas à
exclure, et ce de plusieurs manières. Cela peut se faire par la destruction, bien sûr:
A few years before, Laveaux had celebrated Louverture in Paris by describing his
kindness to white women in the colony, who had called him “father.” Now such
connections as might have existed between the general and such women were
interpreted as shameful past whose memory should be destroyed. What did the
letters Louverture had collected actually say? What was the meaning of the
43
Nick Nesbitt précise pourtant dans Toussaint Louverture: The Haitian Revolution (qui rassemble des
lettres de Toussaint traduites en anglais) que cette correspondance, bien que vaste, reste en large partie à
publier, dispersée dans le monde entier dans différents centres d‟archives ainsi que dans des collections
privées (xxiii). Jacques de Cauna, dans Toussaint Louverture et l’indépendance d’Haïti; Témoignages pour
un bicentenaire donne de plus amples précisions à ce sujet:
Il est peu de correspondances aussi dispersées que celle de Toussaint Louverture. Elle a été la
proie des chasseurs d‟autographes. Les plus nombreuses de ses lettres sont dans les cartons des
Archives de la guerre et dans ceux du fonds Colonies des Archives nationales. Aussi à la
Bibliothèque nationale dont deux manuscrits offrent ses lettres les plus connues. Ajoutons qu‟il est
aussi en Angleterre de précieux ensembles [. . .]. Je ne parle pas des centaines qui sont passées en
vente chez les marchands de papiers anciens et qui ne sont pas toutes signalées par des catalogues
et analysées même sommairement. Quelques-unes de ces collections particulières passent dans les
bibliothèques publiques de province, mais leurs inventaires et tables ne sont pas toujours bien
précis et qui peut calculer le nombre d‟années qu‟il y a à attendre entre la donation et
l‟inventaire? (133)
92
objects he had received? The French generals made sure there would never be any
way to find out, sending the archive‟s mysteries into the graveyard of fire and
water. (279)
La falsification peut également venir d‟une volonté de changer les données pour
transformer un événement historique (un échec cuisant ici) en un autre, et donner à cette
nouvelle histoire fictive le statut de l‟histoire unique (par définition) et officielle:
In taking Crête-à-Pierrot, the French had suffered 1,500 soldiers killed and many
wounded, a serious loss for the expeditionary force. Leclerc, embarrassed by the
defeat, ordered his officers to misreport the extent of the casualties, as he did in
his own reports (274).
Les documents écrits sont donc à prendre comme ce qu‟ils sont aussi: des récits que les
auteurs narrent subjectivement et en privilégiant leur perspective, plutôt qu‟une “vérité
historique.” D‟ailleurs, dans La deuxième mort de Toussaint-Louverture de Fabienne
Pasquet, le “beau style de Toussaint dont on parle” (105) mentionné par Kleist “n‟existe
pas” pour ainsi dire. Il n‟est que pure fabrication, qu‟illusion réelle: “C‟était celui des
secrétaires, répondit tranquillement le vieux [. . .]” (105).
44
Sans aucun état d‟âme ou
autocensure, la fiction qui s‟accepte comme telle se présente comme la meilleure voie
pour aborder cette histoire qui dérange.
Comme on le voit dans cet exemple, limiter une représentation de Toussaint au
domaine historique serait aussi naïf qu‟incomplet: la littérature ose mettre en scène ce qui
dérange l‟histoire. La vie, comme la mort de l‟esclave qui libéra Saint-Domingue du joug
de l‟esclavage suscitent encore aujourd‟hui un vif intérêt qui dépasse le domaine de la
recherche historique, comme le montrera ce chapitre. Parmi les nombreuses
représentations littéraires qui existent, j‟aborderai ici surtout celles qui sont haïtiennes et
44
Les écrivains comme Métellus, Pasquet ou Fignolé se réfèrent souvent au “vieux” pour désigner
Toussaint; cela vient de son âge avancé quand survient la révolution haïtienne.
93
qui montrent des traitements différents du héros de Saint-Domingue. Je me concentrerai
plus particulièrement sur deux romans contemporains qui osent se distancer de la
représentation purement historique et décident de privilégier les méditations personnelles
de Toussaint plutôt que les faits qui ont ponctué l‟histoire. Je développerai en particulier
une étude sur deux romans contemporains: La deuxième mort de Toussaint-Louverture
(2001), deuxième roman de Fabienne Pasquet, et Moi, Toussaint Louverture… avec la
plume de l’auteur (2004) du plus célèbre critique littéraire, romancier et activiste, Jean-
Claude Fignolé. Ces deux romans, sur lesquels encore peu de critiques se sont penchés,
se déroulent dans le cachot de Toussaint de Fort-de-Joux. Mais chez ces deux auteurs, le
lieu d‟oppression ne fait pas de Toussaint cet “homme seul qui défie les cris blancs de la
mort blanche” comme le présente Aimé Césaire dans son Cahier d’un retour au pays
natal (25); le lieu d‟oppression et de solitude se transforme en espace de libération
intellectuelle, de réflexion, de confession à l‟autre et à soi-même aussi, car comme le
formule le Toussaint de Pasquet: “[. . .] dans un cachot, on n‟a guère autre chose à faire
[que s‟interroger]” (148). L‟interrogation propice au lieu du cachot ne provient pas d‟une
supériorité (intellectuelle, philosophique) de Toussaint, mais de son humanité, presque
banalement.
On l‟aura compris, le Toussaint auquel je m‟attacherai va changer les visions
héroïques et mythifiées, elles plus connues, pour découvrir d‟autres Toussaint. Je
montrerai ici ce qu‟ajoutent Pasquet et Fignolé à la longue liste de fiction sur Toussaint
Louverture, en quoi leurs représentations ne sont pas seulement originales mais
nécessaires dans la conception de l‟histoire haïtienne d‟une part, et du présent et de
94
l‟avenir de la nation d‟autre part. L‟histoire haïtienne est à reconceptualiser, et c‟est ce
que Pasquet et Fignolé proposent ici de faire, afin de mieux la comprendre, mieux la
chambouler aussi, dans une intervention littéraire qui ne tente pas de se contenir ou de
rester à sa place, et qui va s‟introduire dans le politique, rejetant un exceptionnalisme
haïtien qui tend à isoler Haïti dans sa solitude.
* * * * *
Représentations littéraires de Toussaint Louverture: Du héros au fantôme
Dans Toussaint Louverture; Poème dramatique en cinq actes et en vers de Lamartine, la
représentation de Toussaint de l‟auteur se présente plus comme le portrait romantique
d‟un homme à un moment particulier (avant sa déportation, et la retrouvaille avec ses
enfants); ce fait historique est abordé sentimentalement avant tout. Il est aussi
remarquable de voir à quel point Lamartine réussit à se distancer de l‟histoire, en rendant
le cruel Rochambeau (personnage historique qui avait fait importer les dogues dressés
pour manger les entrailles des Noirs) sentimental en quelque sorte devant l‟héroïsme de
Toussaint, qui semble contagieux dans sa grandeur. Lorsque Toussaint accepte de partir
pour la France, Rochambeau s‟exclame: “Noble vieillard!” -- Toussaint accepte de quitter
Saint-Domingue sans ignorer la conséquence fatale qui ensuivra ce départ forcé: “Mourir
sera ma joie! ” (75). Toussaint, en toute connaissance de cause (et donc extrêmement
lucide sur ce plan: il s‟agit d‟un piège tendu par Bonaparte pour causer sa perte) court
95
vers sa mort avec l‟enthousiasme de suivre son destin de sacrifice dans de grandes
formules presque oxymoriques de héros romantique et tragique.
45
Face à la douceur de la mort (en ce qu‟elle débloque une situation historique et se
révèle porteuse et productive), ce qui tourmente Toussaint, c‟est davantage de voir ce que
ses enfants sont devenus. Si le thème du déguisement, du masque blanc, est repris ici, ce
n‟est pas en lien direct avec le personnage de Toussaint, mais avec celui de ses enfants.
Toussaint est le père du peuple, mais ses enfants (Albert et Isaac) ne sont plus ceux de
Saint-Domingue. Ils se sont blanchis, comme en témoignent leurs vêtements qui les
travestissent en Blancs; Toussaint remarque: “Les blancs sont des larrons, le maître est
dans les cieux !/ (Il regarde et touche leurs habits) Ils ont changé sur vous l‟habit de votre
enfance;/ Rougissez-vous de moi sous ce luxe de France?” (117). Le blanchiment
s‟effectue aussi physiquement ici, car avec les habits, c‟est la peau qui se colore,
dépassant le masque blanc qui s‟est intégré à la peau noire. Notons également que les
45
L‟ouvrage de Lamartine se situe aux antipodes d‟une vision raciste des Noirs dépeinte dans une pièce de
la même époque, Traversin et couverture: Parodie de Toussaint Louverture, en quatre actes mêlés de peu
de vers et de beaucoup de prose de MM. Varin et Labiche (représentée pour la première fois à Paris en
1850, donc bien après l‟indépendance haïtienne). Les Noirs, sortis de l‟esclavage, y sont heureux et
fainéants, comme le montre leur chant (pour persister dans les stéréotypes): “Pour les noirs plus
d‟esclavage!/ Nous travaillons en chantant ;/ Quand il n‟a guère d‟ouvrage/ Le noir est toujours content! ”
(2). Et voici qui est Traversin: “Les noirs de Saint-Domingue, éprouvant le besoin de tâter un peu de
république, l‟ont choisi pour roi, les François ayant évacué… l‟île! Traversin s‟est constitué un petit
gouvernement, sans autre chambre… que celle qu‟il habite” (5). Les auteurs font ici allusion à une idée
répandue: les esclaves de Saint-Domingue veulent imiter la France; ici ils n‟en sont pas capables, sont
ridicules et risibles de se prendre pour les Blancs qu‟ils ne pourront jamais égaler, si ce n‟est dans une
mauvaise reproduction, où l‟original restera inatteignable. Au contraire chez Lamartine, Toussaint est un
être noble, qui peut pousser aux larmes par son courage et son honneur face à la mort. Lamartine garde les
vers pour parler de Toussaint, et les émotions qui assiègent Toussaint sont complexes et profondes,
contrairement à la parodie, qui le dépeint très simplement: comme un homme (Traversin) qui se vante et ne
rend pas compte de son manque d‟intelligence: “Remarques-tu comme je suis malin, Ô ma nièce?... Les
blancs me cherchent partout, et je me faufile au milieu d‟eux!” (15). Ainsi, même dans cette parodie,
Toussaint (ou Traversin) est un personnage double, et Varin et Labiche donnent malgré tout un pouvoir à
Toussaint: celui de ruser et de tromper les Blancs en se fondant parmi eux; il joue au Blanc sans se perdre
dans sa stratégie.
96
enfants sont ici l‟objet d‟un agent non mentionné mais qui plane toujours en surface sans
que l‟on ait besoin de le nommer car omniprésent et tout-puissant dans son oppression: le
Blanc.
Albert, imprégné par son séjour en France, n‟a pas seulement les habits des
Blancs, mais aussi les mots.
46
Lorsqu‟il évite le regard des membres de sa famille, Isaac
le supplie: “Oh! Parle, dis un mot!” -- mais la parole sincère ne peut venir d‟Albert dont
l‟esprit a été perverti par les Blancs (118). Au contraire, les mots de Toussaint ne sont pas
enveloppés d‟une gloire personnelle à gagner par des compromis, et sont concrets et liés
à une action facile à suivre et qui n‟implique que le choix personnel assumé. Ici,
Toussaint décode le langage pour aller jusqu‟à décoder le silence qui en fait partie, un
silence de traîtrise, dans lequel les mots, le regard, et les actions (ou leur absence)
révèlent tous un objectif clair et dont Toussaint n‟est pas dupe. Il est celui qui lit entre les
lignes, les silences, les yeux baissés, les actions dissimulées ou qui n‟osent se manifester.
Albert, lui, est celui qui a rejoint les Blancs; son père l‟exhorte ainsi à achever cette
décision déjà prise: se rapprocher spatialement de ceux auquel il ressemble dorénavant.
Mais cette œuvre de Lamartine est surtout connue pour un passage très fort, non
prononcé par Toussaint, mais à son sujet, et souvent résumé en cette phrase exclamative:
“Cet homme est une nation!” (71).
47
On se souvient moins, cependant, qui a prononcé ces
merveilleuses paroles: ce même Rochambeau connu pour sa cruauté envers les esclaves,
46
Ici, Toussaint est un héros parfait, et n‟est pas affecté par ces phénomènes que Lamartine dénonce chez
Albert. Au contraire, les versions modernes récupèreront ces éléments, déjà subtilement sentis par
Lamartine, dans leurs portraits de Toussaint -- souvent perçu comme un être double, difficile à classer.
Dans Monsieur Toussaint de Glissant, c‟est Toussaint lui-même qui parle comme les Blancs.
47
Jean Fouchard par exemple.
97
sa délectation à observer les molosses les dévorer littéralement, ou ses bals organisés
pour les femmes de couleur dont il faisait tuer les maris et frères avant de le leur révéler
dans une orchestration des plus cruelles, comme Métellus le raconte dans son roman sur
Toussaint. Dans le contexte de la pièce de Lamartine, l‟éloge (lorsqu‟elle n‟est pas
tronquée) est moins intense: “Ce peuple est un enfant: sa force est dans un homme! ”
(71). L‟argument raciste traditionnel des Noirs comme enfants est repris, et c‟est parce
que Toussaint en représente l‟exception (compliment relatif) qu‟il doit être combattu;
l‟existence des masses d‟esclaves organisées se battant pour la liberté au sacrifice de leur
vie est ici niée, comme si l‟existence de ce chef était tout, qu‟il n‟y aurait guère de révolte
victorieuse sans lui.
48
La figure chiasmique fait d‟ailleurs ressortir un parallèle entre le
peuple-enfant et la nation. Certes, la force de Toussaint réside en ce qu‟il représente celle
du pays, et c‟est sûrement cette image synecdotique qui a fasciné et a marqué les esprits
des écrivains comme des historiens, d‟autant plus que la coupure de l‟alexandrin à la
césure donne une symétrie et une régularité au vers, faisant du deuxième hémistiche le
reflet symétrique du premier, renforçant l‟équivalence qui existe entre le peuple et
Toussaint. En même temps, cela suggère que l‟admiration recherchée absolument dans
les textes peut être tronquée et manipulée.
Roger Dorsinville propose une représentation bien plus liée explicitement à
l‟histoire que ne le fait Lamartine; il intègre des documents d‟archives (lettres et paroles
de Toussaint), et cite explicitement d‟autres écrits, même s‟il ne cite pas ses sources
48
C‟est d‟ailleurs l‟espoir et la conviction qui motivent l‟expédition Leclerc qui a pour but de déporter
Toussaint, comme si le déplacement géographique pouvait mettre fin à un idéal. L‟indépendance
prouve l‟échec d‟une telle pensée.
98
exactes.
49
Il choisit dans son bref roman De fatras bâton à Toussaint Louverture (1983)
de commencer par l‟enfance de Toussaint (l‟enfant malingre et chétif qu‟il était, lorsqu‟il
attirait la moquerie de ses camarades). Puis rapidement, il est vu en des termes qui lui
confèrent son statut de héros: “Toujours il s‟est trouvé un Spartacus pour dire „c‟est le
moment‟” (20). Dorsinville situe le tournant chez Toussaint après l‟assassinat de Moyse:
“Il s‟éloigne des colons, fait des tentatives de rapprochement avec les hommes de
couleur, comme s‟il rejoignait les positions de celui qu‟il vient de faire exécuter” (87).
Toussaint devient alors un autre Ŕ mais pour Dorsinville, sa position reste néanmoins
toujours aux antipodes de celle des Blancs.
Dans la pièce Toussaint ou Les Racines de la liberté (2003), Jean Métellus se
concentre sur les pratiques, plans et stratégies de Toussaint; Toussaint n‟est pas relégué
au prophétique, comme c‟est le cas chez Lamartine et Dorsinville, et il se dépeint avant
tout comme un homme d‟action qui dans de grandes paroles, s‟attaque vraiment aux
grands problèmes: “Il a toujours fallu des prophètes, mais il y a un temps pour tout, un
temps pour prophétiser, un temps pour accomplir et concrétiser. Ce temps est venu” (34).
Dans sa quête de montrer comment Toussaint a agi pour la liberté collective, la pièce
devient une démonstration didactique, qui n‟est pas drastiquement différente du récit
historique détaillé de faits datés, ou encore des chronologies historiques (haïtienne et
française) qui suivent la pièce. Métellus semble s‟être donné comme tâche d‟illustrer
l‟histoire plutôt que d‟intervenir dans ce champ d‟étude. Et c‟est ce manque qui parvient
49
Il s‟agit apparemment d‟une mauvaise habitude prise par les historiens haïtiens, comme le remarque
l‟historien Gabriel Debien en faisant un bilan des études louverturiennes Ŕ ceci dit, il célèbre également
leurs efforts constants pour trouver et explorer de nouveaux documents afin de faire avancer la recherche
(Cauna 121).
99
difficilement à traduire l‟action de Toussaint dans son mouvement et sa vivacité, le
personnage étant assez figé dans ce portrait de Métellus.
Pourtant, dans cette pièce sur Toussaint, Métellus met également en scène un
Toussaint à la fin de sa vie, après Saint-Domingue, pour suggérer déjà à cette période de
l‟histoire que l‟ère Toussaint est loin d‟être finie et oubliée, reléguée à l‟ancienne histoire
de Saint-Domingue, et qu‟elle est partie intégrante de l‟histoire d‟Haïti. La scène dans
laquelle la mère d‟Ogé évoque les célèbres paroles de Toussaint à son départ forcé pour
la France en témoignent: “Rien n‟est fini, tout recommence; écoute les dernières paroles
de Toussaint. (Voix off.) En me renversant, on n‟a abattu à Saint-Domingue que le tronc
de l‟arbre de la liberté, mais il repoussera car ses racines sont profondes et nombreuses”
(48). Une fois dans son cachot, une dernière scène est accordée à Toussaint, qui rappelle
sa lutte pour la liberté, ainsi que son rôle d‟initiateur (comme dans Le pont rouge du
même auteur): les dernières paroles de son monologue sont sans équivoque quant à son
action pour la liberté: “Je suis le premier des Noirs, le Précurseur” (52). L‟intervention du
récitant rappelle les pièces classiques grecques, et cette intervention va dans le même
sens que Toussaint, n‟est pas là pour critiquer ou condamner, mais bien pour confirmer le
génie intemporel de Toussaint, en suivant la thématique de début et fin ébranlés:
Ton verbe, relayé par Dessalines, Christophe et Pétion a permis la naissance du
premier Etat noir du monde, Haïti.
Il a guidé les libérateurs des colonies espagnoles d‟Amérique du Sud, Francisco
Miranda et le “Libertador” Simon Bolivar.
Il irradie depuis ta mort, dans une conjoncture d‟exclusion et de racisme, inspirant
quelques grands nègres des Etats-Unis d‟Amérique, comme Marcus Garvey,
Malcom X, d‟Afrique comme Luthuli et Lumumba, s‟incarnant dans le grand rêve
fraternel de King et la lutte patiente et victorieuse de Nelson Mandela contre
l‟apartheid. (53)
100
Le cas de Toussaint dépasse le régional et le spécifique, se distance de la Caraïbe, pour
devenir un phénomène “américain” (pour reprendre ici le terme utilisé par Dany
Laferrière pour désigner son projet, celui d‟une autobiographie américaine dont fait partie
Haïti, au même titre que l‟Amérique du Nord), puis mondial. Toussaint devient le
“centre” d‟une inspiration dans le sens qu‟il est le précurseur de la lutte pour la liberté Ŕ
si Glissant utilise ce terme dans son Discours antillais pour montrer comment la France
relègue les Antilles à la périphérie dans l‟histoire, ici, cette histoire n‟est pas complexée
ou menacée par la France qu‟elle a vaincue, et le centre lui appartient sans état d‟âme. Ce
centre a pour différence de vouloir promulguer son idéal dans le reste du monde, en
contraste avec la France qui garde ses idéaux de liberté, égalité, fraternité pour elle-même
(ou du moins pour les faiseurs de lois, dans la pratique de la politique coloniale), comme
en témoigne le traitement des colonies après la révolution française. En même temps, la
modernité de Toussaint est renforcée par ces traversées de frontières et d‟époques.
Le rôle du récitant se rapproche du travail de l‟historien qui a le recul pour établir
des liens entre passé et présent, afin de ressortir des caractéristiques qui dépassent une
date ou un fait particulier pour montrer l‟étendue de l‟inspiration et de l‟influence que
Toussaint a eues sur d‟illustres personnalités. L‟historien Leslie François Manigat lui
aussi a recours à Martin Luther King et Nelson Mandela pour traduire la modernité et
l‟actualité de Toussaint dans son essai Le cas de Toussaint revisité: Modernité et
actualité de L’Ouverture. Pour Manigat, ces trois figures historiques représentent des
martyrs, mais “des martyres payants” et “finalement victorieux” (11), ce qui fait de
Toussaint un héros qui a accompli quelque chose avant d‟être déporté. Manigat ne réduit
101
pas sa vie à un échec -- celui de ne pas avoir souhaité l‟indépendance, qui n‟aurait pu se
faire qu‟après sa mort et par son sacrifice.
Manigat ne place pas l‟action de Toussaint comme tragique, et sa mort comme
nécessaire, avec une gloire qui ne serait que posthume. Il se concentre au contraire sur le
génie de Toussaint de son vivant, ne soulignant pas seulement comment l‟action de
Toussaint rend possible celle de Dessalines, mais comment sa pensée pour restructurer la
géographie politique du pays était en elle-même révolutionnaire. Car Toussaint est
l‟inventeur de l‟autonomisme et a forgé “dans l‟évolution des réalités coloniales, le mot
et la chose,” comme en témoigne sa constitution de 1801 (26). Manigat dépeint un
Toussaint se détachant du pouvoir de Bonaparte, s‟octroyant lui-même des droits et des
devoirs pour le bien de la colonie, cherchant à donner une force politique à la colonie en
ayant l‟audace de forger un nouveau climat politique et de nouvelles structures. Pour
Manigat, Toussaint ne devient pas un dictateur (en se promulguant gouverneur à vie) par
sa constitution, mais innovateur:
On sait qu‟il a proclamé la constitution de 1801 dans toute sa vigueur avant de la
soumettre à Napoléon Bonaparte, et les entretiens avec lui rapportés par les
contemporains vont jusqu‟à mentionner que Toussaint se reconnaissait en
détenteur du pouvoir réel constitué en droit et consacré en fait, s‟occupant des
affaires extérieures de ce qui était encore en principe une colonie, et allant jusqu‟à
référer à un statut de quasi-souveraineté à inventer (27).
Toussaint a su déceler les espaces de pouvoirs à récupérer et se donner un pouvoir réel et
reconnu par un document écrit.
Métellus sent que le côté chronologique, hiérarchisé des faits, ne rendrait pas
justice au récit de Toussaint. Ainsi, dans son roman, Toussaint Louverture, le Précurseur,
publié l‟année suivante, celle du bicentenaire, Métellus revient sur Toussaint et
102
commence avec un “faux début” qui commence avec une narration traditionnelle dans
l‟histoire des Caraïbes: “En 1492, Christophe Colomb découvrit une île des Caraïbes
qu‟il baptisa Hispagnola [. . .]” (7) pour ensuite se diriger vers l‟histoire de Toussaint, de
sa naissance à ses rattachements militaires et stratégiques, pour finir avec la mort au Fort-
de-Joux. Cette brève narration (deux pages seulement) s‟achève rapidement car rien ne
peut être dit dans ce cadre Ŕ c‟est ce que dit Glissant au sujet d‟une chronologie qui
commencerait par 1502 pour la Martinique et sa découverte par Christophe Colomb.
50
Métellus en conclut: “Là est l‟histoire. En voici le roman” (8). Le message est clair: la
fiction peut s‟étendre et explorer le passé, ce que l‟histoire ne peut faire, prisonnière
d‟une structure imposée. Pourtant Métellus offre une narration très chronologique et
factuelle, détaillée, mais qui devient plus convaincante et plus “vraie” lorsqu‟elle se
détache de cette volonté de peindre la totalité de l‟expérience de Toussaint de façon qui
se voudrait objective.
C‟est dans l‟évocation de la folie de Toussaint et dans la répétition de ses “je
vois,” (233) qui nous offrent davantage que le “réalisme objectif” vidé de dimensions
multiples, que le roman est le plus percutant: lorsque l‟auteur donne libre cours à la
réflexion personnelle, à la distanciation de l‟être sur ses actions (et non purement aux
actions), sur les complexités humaines qui font que Toussaint revient nécessairement sur
ses actions au lieu de pouvoir toujours donner une continuité cohérente et logique au
récit. C‟est en attendant la mort que le récit devient poignant et personnel, quand le “je”
s‟impose à la fin du roman, notamment lorsque Toussaint repense à l‟exécution de Moïse,
50
Voir la dernière section du chapitre 4 pour une analyse détaillée du (leurre du) début de cette histoire
antillaise marquée par Christophe Colomb, chez Glissant et Jean-Claude Charles.
103
qui le hante comme sa mort à lui hante celle de Leclerc dans Le pont rouge. Dessalines
est son contraire, celui qui ne se lance pas dans la manipulation des mots: “Dessalines
s‟est toujours moqué des lettres et des mots. Il n‟a qu‟un langage: son épée, son pistolet,
et „qui vivra verra‟” (233). En d‟autres termes, Toussaint comprend que lui-même s‟est
attaché aux mots, a été aidé par les Blancs dans sa quête de lecture et d‟écriture, mais
pour souffrir également de ce bien précieux, comme le montre bien Glissant dans sa
pièce, Monsieur Toussaint: il n‟a pas su maîtriser l‟utilisation de ce déguisement là Ŕ je
reviendrai sur ce dernier terme.
51
Dans sa préface à Monsieur Toussaint, Glissant avait rappelé la caractéristique
que souligne C.L.R. James dans son étude historique, The Black Jacobins: Toussaint
n‟avait pas su maintenir le contact avec la révolution populaire. Glissant en est bien
conscient, et insiste sur ce fait, par ces propos de Maman Dio: “Entre son peuple et lui il
y a une barrière, Legba” (82). Mais Glissant ne se contente pas d‟une opinion extérieure
qui jugerait Toussaint: les critiques (des morts) sont adressées directement à Toussaint
dans son cachot tout au long de la pièce. Glissant rejoint Césaire en intégrant le
personnage de Toussaint dans cette réflexion sur ses propres actions; Glissant ajoute,
51
La façon d‟écrire de Toussaint, restée célèbre, est souvent évoquée, tant dans les récits historiques que
fictionnels: il faisait de nombreuses fautes en français, et effectuait des coupures entre les mots là où il n‟y
en avait pas lieu. Une lettre non datée de Toussaint à Dessalines illustre bien ses problèmes avec l‟écriture,
bien qu‟il se fasse parfaitement comprendre; en voici le début: “Je vouss a vé parlé pou le forli berté avan
theire, et bien il et au pour voire de la troupe blanche par lé sordre de Ehedouville pour espe re la force de
France” (Schœlcher 382). En général, les lettres de Toussaint sont d‟ailleurs retranscrites en français
standard dans les ouvrages historiques. Toussaint témoigne lui-même de sa difficulté à orthographier
correctement le français dans Toussaint Louverture, Le Précurseur: “Bayon a beaucoup fait pour mon
éducation mais jamais n‟a su m‟apprendre à bien découper les mots” (233). Notons qu‟ici, cette faiblesse
dans l‟écriture n‟a rien à voir avec une incapacité de Toussaint à comprendre ce fonctionnement (il faut
ajouter qu‟il a appris tardivement), mais qu‟elle est liée à une faiblesse de la part de l‟ancien maître de
Toussaint, Bayon de Libertat.
104
dans sa préface à Monsieur Toussaint, la complication qu‟apporte Aimé Césaire dans son
Toussaint-Louverture, parlant de ce que ce dernier accomplit en corrigeant en quelque
sorte la thèse de James:
[. . .] supputant que Toussaint, en effet conscient de s‟être laissé dépasser par la
situation, incapable par ailleurs de faire le saut radical de l‟indépendance,
convaincu peut-être que sa présence rendait impossible la réconciliation entre les
Nègres et les Mulâtres, et aussi, tout imprégné d‟une conception tragique de son
destin révolutionnaire, délibérément ou non se sacrifie à la cause commune et
trouve dans ce sacrifice l‟achèvement politique de son action. (7)
Glissant reprend donc de Césaire en montrant un héros conscient de ses fautes, mais si
cela mène vers un but politique et noble d‟après Césaire, cela ne fait que confirmer son
échec d‟après Glissant.
Autrement dit, Toussaint (chez Glissant et Césaire) est conscient de n‟être qu‟un
“pantin,”
52
conscient de se savoir souhaiter une réplique de la Révolution française, mais
une réplique qui ne sera qu‟une répétition mal menée; il est conscient de correspondre à
la Révolution selon les termes de Marx dans Le 18 brumaire de Louis Bonaparte. En
effet, Marx reprend l‟idée de Hegel selon laquelle les événements ou les grands
personnages historiques se répètent toujours deux fois, et il ajoute: “la première fois
comme tragédie, la seconde fois comme farce” (13). S‟il peut y avoir illusion de faire du
nouveau, il n‟en est rien, et le poids du passé pèse trop pour y parvenir; Marx écrit:
Et même quand ils semblent occupés à se transformer, eux et les choses, de créer
quelque chose de tout à fait nouveau, c‟est précisément à ces époques de crise
révolutionnaire qu‟ils évoquent craintivement les esprits du passé, qu‟ils leur
empruntent leurs noms, leurs mots d‟ordre, leurs costumes, pour apparaître sur la
52
Maman Dio dit que pour le soldat français, Toussaint n‟est “qu‟un pantin décoré d‟épaulettes, qu‟il lui
est bon de saluer” mais qu‟il “ rêve qu‟il tient au bout du fusil” (18). Toussaint lui-même se dépeint plus
tard comme: “Un pantin, un pantin qui a du courage” (89).
105
nouvelle scène de l‟Histoire sous ce déguisement respectable et avec ce langage
emprunté. (13-14)
Cette phrase reflète parfaitement ce qui se passe chez Toussaint de plusieurs manières, et
c‟est justement cette même phrase de Marx que Césaire cite, la qualifiant de “décisive”
dans son Toussaint Louverture: selon Césaire, Marx dépeint parfaitement la situation de
Toussaint lorsqu‟il parle de la Révolution. Césaire met en garde contre une attaque trop
facile que les historiens pourraient avoir contre Toussaint, et il insiste sur la nécessité de
recontextualiser historiquement le langage de Toussaint. Toussaint ne fait rien d‟autre
que de venir après la Révolution, et Césaire affirme que:
La phraséologie est réactionnaire; [. . .] l‟action est révolutionnaire. En réalité, le
langage qu‟employaient les chefs nègres était celui qu‟ils considéraient le plus
propre, en ce moment de l‟histoire, à galvaniser leurs troupes; à les hausser à leurs
propres yeux et à magnifier leurs entreprises. (183)
Ainsi, Césaire sépare une révolution du langage (qui revient sur elle-même) d‟une
révolution dans l‟action, ou même soutient en quelque sorte qu‟il y a une révolution dans
le langage, précisément en ce qu‟il n‟y en a pas (car le langage révolutionnaire s‟inspire
de celui des colons). Il reconnaît le poids du passé (colonial) dans ce domaine, mais le
rend positif.
Dès lors, il semble que Glissant s‟écarte sur ce point précis de la thèse de Césaire.
Dans Monsieur Toussaint, Glissant idéalise beaucoup moins le personnage de Toussaint,
en fait un homme plus qu‟un héros, avec une histoire difficile à cerner complètement et
clairement, mais qui illustre certainement mieux ce qu‟est un personnage double,
vainqueur et vaincu, pour une révolution contre le Blanc menée par un homme qui s‟est
battu aussi aux côtés du colon, pour un ordre nouveau mais créé par les idées déjà lancées
106
par les Lumières puis la Révolution, qui fait des discours pour la liberté des Noirs mais
en empruntant le langage des Blancs.
53
Si Toussaint est hanté par les fantômes du passé dans Monsieur Toussaint, sa
présence demeure également sur l‟île au-delà de sa mort, comme le suggère Jean
Métellus dans sa pièce de théâtre historique, Le pont rouge, lieu de l‟assassinat de
Dessalines. Métellus donne une place de choix à la mort d‟un héros révolutionnaire, et il
montre également un héros déjà mort mais bien présent et pour tous les partis; Leclerc
remarque: “Il me semble que l‟ombre de Toussaint plane encore sur ces insurrections,
qu‟elle fomente ces subversions. Depuis son départ, j‟ai perdu le sommeil. En
l‟emprisonnant nous avons livré la colonie aux instincts féroces de petits chefs avides de
gloire” (12). Dessalines reconnaît également le pouvoir de Toussaint dans sa réponse,
bien que ce soit à son propre avantage et d‟un point de vue tactique: “Il était le premier
insurgé et le plus subversif. Grâce à son exil, que j‟avais prévu, le pays retrouvera le
53
L‟éloignement de Toussaint est principalement dû aux mots qu‟il utilise, comme le suggère Mackandal:
C‟était simple: vaincre ou mourir. Voilà que d‟autres mots sont dans ta bouche, que nous ne
comprenons plus. Cette diplomatie, ton peuple ne la comprend pas, Toussaint. Explique-nous.
Nous te suivons sur la route, mais nous trébuchons, et tu ne te retournes même pas. (81)
Les esclaves ne comprennent pas les mots de Toussaint, et voient qu‟il se prend pour un Blanc; même
Dessalines lui dit: “Ne te prends pas dans leurs grands mots!” (137). Macaïa ira jusqu‟à affirmer: “Les
mots l‟ont tué” (149), mais Toussaint est trop imitateur du modèle français pour s‟en détacher: “Les mots
sont une arme efficace,” affirme-t-il (163). Quant aux Blancs, ils se moquent de ses silences: “Il ne parle
pas! Il se retranche dans un bastion de silence. Quelle parodie de tactique!” (121). De manière significative,
dans le dernier délire de Toussaint, ce sont les mots qui le hantent et le poussent à un rire hystérique, dans
un désespoir d‟être toujours traduit en un langage qui le piège et lui fait dire ce qui nuit à sa cause:
Je peux à peine écrire, ton capitaine le voyait bien. J‟écris le mot “Toussaint,” Macaïa se penche,
il épelle “traître.” J‟écris le mot “République,” Mackandal devine “mensonge.” J‟écris le mot
“discipline” et Moyse, sans même jeter un regard sur la page, crie aussitôt “tyrannie.” J‟écris le
mot “prospérité,” Dessalines s‟éloigne, il pense dans son cœur “faiblesse.” Non. Je ne sais pas
écrire Manuel (196).
107
calme” (12). Dessalines se présente comme un stratège, même s‟il s‟agit d‟un piètre
stratège en quelque sorte, car, on le sait déjà, car le titre de l‟ouvrage est le lieu de sa mort
et de la fin de son règne. Dessalines aime rappeler, peut-être pour s‟en convaincre, le
départ de Toussaint et sa chute finale qui l‟a mené en France: “Toussaint, à cause de sa
faiblesse, n‟est plus; ses descendants n‟ont pas de part à l‟empire” (125). Dessalines traite
ainsi les descendants de Toussaint de la même manière qu‟il traite les colons: ils ne
méritent rien de Saint-Domingue.
Finalement, Toussaint devient malgré tout un personnage du roman, de part les
nombreuses évocations dont il fait l‟objet, chez les Noirs comme les Blancs. Même
lorsque Toussaint ne fait pas l‟objet de la discussion, il reparaît par Leclerc, pour qui
Toussaint représente une référence, un élément de comparaison, voire une norme idéale:
“Il [Clairvaux] a osé dire qu‟il pourrait devenir lui aussi un brigand. Toussaint mesurait
mieux ses propos et ne se serait jamais laissé aller à de pareils débordements de parole”
(16). Même Leclerc, qui a pourtant causé la perte de Toussaint, l‟inscrit dans la mesure.
L’approche de l’histoire d’un personnage double
Victor Schœlcher présente son ouvrage, Vie de Toussaint Louverture comme clairement
du côté de Toussaint dans un certain contexte des études historiques en France; il affirme
d‟ailleurs dans sa préface écrire en réaction aux textes qui ont montré “la race nègre
comme nativement féroce” dans leur récit de l‟histoire de la révolution de Saint-
Domingue (xxviii) et souhaite dévoiler ce qui est à l‟époque: “une page que nous ne
craignons pas de dire encore inconnue dans l‟histoire de France” (xxvii). Au contraire, il
108
souhaite montrer que ce qu‟a fait “la race blanche a été plus atroce dans ses efforts à
maintenir la race noire sous le joug avilissant de la servitude que la race noire dans tout
ce qu‟elle a fait pour se venger” (xxviii).
54
Pourtant, même dans ce projet qui informe en même temps qu‟il moralise,
Schœlcher dépeint Toussaint comme un personnage double, et en se basant sur ses
proclamations et sa correspondance, n‟hésite pas à faire de lui à la fois un héros et un
tyran, l‟un n‟excluant pas l‟autre, mais se complétant au contraire, comme il le suggère
ici: “Grandi dans la lutte jusqu‟à provoquer l‟admiration, il n‟eut pas assez de force
morale pour s‟affranchir de son passé d‟esclave, il s‟abaissa au pouvoir jusqu‟à devenir
un tyran” (xxvi).
55
C‟est donc l‟esclavagisme qui fait de lui un tyran, et Schœlcher justifie
ceci par son passé: un passé d‟oppression physique et morale imposée par les Blancs et
qui ne peut s‟effacer par une abolition, car la trace laissée est indélébile. Il est donc
intéressant de voir que même si Toussaint est justifié (il n‟est pas totalement
54
Schœlcher va d‟ailleurs un peu trop loin dans sa défense des Noirs, qui frise les stéréotypes raciaux
“positifs;” il parle notamment de la femme de Toussaint en termes flatteurs, et la dépeint de la manière
suivante: “bonne comme une négresse” (393).
55
L‟exemple pris par Schœlcher est celui du travail forcé imposé par Toussaint après l‟abolition de
l‟esclavage dans la colonie. Ajoutons ici que si Schœlcher parle de Toussaint comme d‟un tyran, il
présente cette période dans la vie de Toussaint comme étant de courte durée; au contraire, il voit
Dessalines comme un tyran sans aucune ambiguïté, comme le montre ce passage:
Il voulut aussi jouer à la couronne. Le 18 octobre 1805, il se fit empereur à l‟imitation d‟une vanité
plus illustre mais non moins criminelle. D‟une férocité qui a rendu son nom exécrable, il ne
pouvait être sur le trône qu‟un tyran. (408)
On reconnaît là la perspective d‟une époque et d‟un pays dans ces affirmations: massacrer les Blancs qui
ont perpétué l‟esclavage et les tortures reste, pour Schœlcher, massacrer les Blancs, et ne peut se justifier Ŕ
l‟hymne national haïtien, la dessalinienne, créé en 1904, marque évidemment une autre position: honorer le
héros qui a mené Haïti à son nom et à son indépendance en 1804, celui qui n‟a pas craint les Blancs, n‟a
pas eu peur de les combattre, et qui a compris, pour citer la version créole de la dessalinienne (qui diffère
de la version française Ŕ la question de la traduction en Haïti mériterait toute une étude, des proclamations
aux discours aux traductions volontairement inexactes d‟Aristide dont je parle dans mon dernier chapitre) --,
que: “Se pa kado, blan te fè nou” (Les Blancs ne nous ont pas fait de cadeau).
109
responsable), Schœlcher n‟hésite pas à utiliser un mot très fort (et de parti pris) et ne
cherche pas tant à expliquer le choix de Toussaint dans le contexte (continuer à faire
vivre la colonie, sous la liberté) qu‟à trouver une excuse ailleurs.
56
Porteur de liberté, Toussaint oscille toutefois entre les Espagnols et les Français
(97) puis les royalistes et les Républicains (101). Si le côté du stratège (qui ne se bat pas
toujours contre l‟esclavage) dérange quelque part Schœlcher qui ne peut complètement
l‟envisager, il se doit malgré tout de remarquer un fait qui dans son optique, paraît
inexplicable: “On ne peut donc comprendre que Toussaint fût alors si royaliste et qu‟il ait
continué jusqu‟au mois de mai 1794 à nous faire la guerre au profit des Espagnols qui,
eux, conservaient l‟esclavage. Nous voudrions pouvoir l‟en justifier” (101). On voit que
56
Bien sûr en même temps, Schœlcher enferme Toussaint dans un fatalisme de l‟esclave: une fois libéré de
ses fers, l‟esclave resterait forcément marqué par sa condition passée, et son corps serait libéré, mais non
son âme, toujours prisonnière du système esclavagiste. L‟ancien Président Jean-Bertrand Aristide insiste lui
avant tout sur le fait que Toussaint est un “former slave not mental slave” (viii) Ŕ il écrit en anglais car son
texte sert de préface à l‟édition de Nick Nesbitt, Toussaint Louverture: The Haitian Revolution, qui
rassemble des lettres de Toussaint traduites en anglais. Aristide présente Toussaint comme un héros, mais
aussi comme une victime traquée par les Français. Ce rappel des crimes de la France (notamment celui de
Toussaint au Fort-de-Joux) témoigne de ce qu‟Aristide nomme une “amnésie historique” (“historical
amnesia”) promue par la France pour faire oublier les luttes des Haïtiens (xxii). Aristide se sert habilement
de ce passé pour le lier au présent haïtien; il ne craint pas de s‟égaler au personnage de Dessalines (détesté
des Blancs comme le montre Schœlcher, et héros libérateur vénéré des Haïtiens) ou de Toussaint pour saisir
l‟occasion de plaider sa propre cause, voyant un parallèle irréfutable entre le passé national et son passé
présidentiel personnel:
Both the first coup d‟état against Toussaint‟s successor on 17 October 1806 and the most recent
coup in Haiti, on 29 February 2004, illustrate the barbarity that will be used to overthrow any head
of state who is neither a mental slave nor a corrupt dictator defending the interests of the wealthy
and their foreign masters. In 2004 the neocolonizers demonstrated once again that, for them, a
Haitian president must be both a puppet and a mental slave. (xxii)
La question de sa corruption ou des chimères qu‟il a armées est évitée; il se fait uniquement victime des
grands pouvoirs. On voit à nouveau comment la question du passé héroïque d‟Haïti peut être récupérée par
les dirigeants contemporains dans leur démonstration de leur légitimité et du bien fondé de leur pouvoir
pour le bien d‟Haïti; ne voir le présent que par (ou surtout par) le passé a l‟avantage de simplifier la
situation, en se concentrant sur les similarités (quitte à les amplifier), et en mettant de côté les “détails” qui
font que la comparaison a forcément des limites. Cette rhétorique est une arme efficace pour se présenter
comme irréprochable, dans la lignée des héros; pour ce faire, l‟histoire des héros doit donc être lisse et
glorieuse, et ne guère laisser place aux contradictions et ambiguïtés qui ont habité ces hommes.
110
la tâche de l‟historien se double d‟une mission personnelle de réintégration du
personnage de Toussaint dans l‟histoire française, et lorsque cet ajout n‟est plus glorieux,
Schœlcher a tout de même le mérite d‟incorporer ses interrogations (même si l‟on sent
que cela le dérange), quitte à montrer un autre Toussaint, à admettre l‟incompréhension et
le manque de logique dans la discipline de l‟histoire, qui ne s‟écrit pas toujours sans
embûche dans des causalités transparentes. Il expose ainsi les sentiments et réactions
contradictoires de Toussaint au sujet de l‟assassinat de Moïse, sans chercher à en
résoudre le mystère, en citant, par l‟historien haïtien Thomas Madiou, une proclamation
du 25 novembre 1801 (qui illustrent les remords qui rongeaient Toussaint), mais aussi
une lettre à Laveaux du 22 août 1795 dans laquelle il “dit tout le contraire, ” pour
reprendre les mots de Schœlcher, et vante les mérites de son neveu (adoptif).
57
Un point crucial dans les débats sur Toussaint est celui du travail forcé (un travail
proche de l‟esclavage, mais pour que la colonie prospère par le travail des anciens
esclaves), dans sa constitution de 1801. C‟est dans une telle situation “double” que la
recontextualisation s‟avère indispensable. L‟Article 17 semble bien “condamner”
Toussaint en ce qu‟il contredit ce qui a fait de lui le héros grandiose de libération; le voici
dans son intégralité:
L‟introduction des cultivateurs indispensables à l‟accroissement et à l‟extension
des cultures, aura lieu à Saint-Domingue. La constitution charge le gouverneur de
prendre les mesures convenables pour encourager et favoriser cette augmentation
de bras: pour stipuler et balancer les intérêts, assurer et garantir l‟exécution des
engagements réciproques résultants de cette introduction. (Schœlcher 295)
57
Toussaint livra Moïse à un conseil de guerre après son implication dans des révoltes contre des Blancs;
Moïse fut fusillé le 29 octobre 1801 (Schœlcher 281).
111
Pour Schœlcher, il s‟agit là clairement du “rétablissement de la traite”: “Impossible que
Toussaint ait pu imaginer qu‟on pourrait déterminer des Africains à quitter librement leur
pays pour venir à Saint-Domingue où ils savent que les Africains n‟ont jamais trouvé que
des chaînes. Impossible non plus qu‟il soit parvenu à se cacher à lui-même que
l‟augmentation de bras ne pouvait s‟obtenir autrement que par l‟exécrable trafic des “ses
frères“ (295-96).
58
L‟article 3 de la constitution stipule cependant clairement:
“L‟esclavage est à jamais aboli à Saint-Domingue, tous les hommes y naissent, vivent et
meurent libres et Français” (296). Mais Schœlcher, lui pourtant si admiratif de Toussaint
à maints égards, l‟est surtout dans ses débuts, et il est ici sceptique quant à la nature de
cette abolition, et ce par rapport à quelques articles, et notamment la deuxième partie de
l‟article 16 qui suit:
Tout changement de domicile de la part des cultivateurs entraîne la ruine des
cultures. Pour réprimer un vice aussi funeste à la colonie que contraire à l‟ordre
public, le gouverneur fait tous les règlements de police que les circonstances
nécessitent. (296)
Pour Schœlcher, le verdict est clair: cette interdiction de changer de domicile équivaut
sans équivoque à “emprisonner” les anciens esclaves (296).
Néanmoins, on constate que Toussaint utilise le moyen qu‟il connaissait pour
rendre la colonie prospère: le travail de la terre; accompli avant sous l‟esclavage,
Toussaint compte conserver ce résultat sous la liberté -- une liberté calculée, surveillée, et
relative, mais qui n‟est plus l‟esclavage. Dans le contexte de l‟époque et des modèles
ainsi que des moyens qui sont à la disposition de Toussaint, ces mesures ne sont pas si
58
Laurent Dubois confirme également ce point: “Louverture was considering working with merchants to
bring men and women from Africa as cultivators to work the plantations of Saint-Domingue” (244-45).
112
choquantes, mais elles le sont en ce qu‟elles représentent une continuité et non une
rupture avec tout un système de plantation Ŕ comme la révolution semblait l‟annoncer.
Toussaint a commis l‟erreur de ne plus mettre l‟accent sur la rupture avec la période de
l‟esclavage comme il l‟avait fait au début, et comme des événements tels que la
cérémonie du Bois Caïman l‟avaient symbolisé. Et c‟est peut-être cette “trahison” de la
révolution qui choque dans cette vision de l‟histoire où l‟on aime croire qu‟une période
(née par un homme, un fait) peut en renverser une autre et la balayer au point de la rendre
invisible, de la même manière que l‟on croit pouvoir différencier les héros des autres
hommes, et le Toussaint libérateur du tyran: de façon illusoire et somme toute inexacte.
L‟intérêt n‟est pas tant d‟étiqueter les comportements de Toussaint (en héros libérateur,
ou dictateur), mais de comprendre les motivations et aussi de voir les possibilités de les
lire aujourd‟hui, mais surtout de savoir accepter les limites imposées à notre savoir et
donc, à notre “évaluation” des actes de Toussaint. Sans prétendre contredire Schœlcher
ici (dans ses recherches, ou dans ses interprétations), il en ressort qu‟une version autre se
fait parfois ressentir Ŕ invérifiable, discutable, hypothétique, pour suggérer l‟importance
d‟accepter les lacunes et de les présenter comme telles, d‟imaginer pour les combler, en
ayant conscience d‟explorer un univers fictionnel, afin de mieux appréhender (ou du
moins différemment) l‟histoire qui reste inexplicable, mais continue de fasciner.
La mort de Toussaint dans les études louverturiennes
La question de la mort de Toussaint demeure au moins aussi fascinante que sa vie,
comme en témoignent les études historiques, qui choisissent de se concentrer sur la
113
“vérité,” et le roman de Pasquet qui lui se méfie de cette manie du “réel” auquel il réagit,
comme on le verra plus tard. L‟historien Jean Fouchard (dont j‟ai parlé dans mon chapitre
précédent sur le marronnage) écrit son essai “Toussaint Louverture” justement “pour
saluer le retour au pays” (5) de Toussaint, “le plus grand génie de notre Histoire et de
notre Race” (3). Fouchard écrit ici pour célébrer le retour en Haïti des restes de Toussaint
Louverture, un retour avant tout symbolique: en réalité, celui d‟une urne symbolisant les
restes du héros, envoyée par la France, à l‟occasion du cent-quatre-vingtième
anniversaire de sa mort (13).
59
En d‟autres termes, c‟est bien un historien qui introduit ici
l‟idée du symbolisme (et non plus des documents écrits) pour restituer l‟histoire. Le
politique a besoin d‟une résolution des problèmes du passé, quel qu‟en soit le moyen.
60
Comme dans le cas du Marron Inconnu récupéré par François Duvalier pour valoriser les
Noirs face aux Mulâtres, Fouchard inscrit ici cette requête en rapport direct avec
l‟initiative présidentielle et un besoin politique:
Il faut louer sans réserves, après un siècle de vaines démarches, la patriotique
initiative du Président Jean-Claude DUVALIER d‟obtenir les restes symboliques
de Toussaint LOUVERTURE, pour permettre au Génial Précurseur de la Nation
59
Ce retour ne peut être que symbolique, car les restes de Toussaint n‟ont pas été conservés. Le Colonel
Alfred Nemours énumère les différentes versions qui ont circulé autour de l‟endroit où se trouvaient les
ossements de Toussaint, et comment on a parlé de son enterrement à Bordeaux, ou de son crâne, exposé
dans son ancien cachot du Fort de Joux. Le crâne existe bien, mais c‟est celui d‟un Blanc, a-t-on par la suite
découvert (150-51). Nemours met fin à toutes ces rumeurs en précisant que:
Le corps de Toussaint-Louverture n‟a jamais été ni retrouvé, ni reconnu, ni exhumé. Il est resté là
où Amiot l‟avait fait déposer. Jusqu‟au jour où, par suite des travaux d‟agrandissement du fort de
Joux Ŕ vers 1876-1877, -- tout a été démoli et bouleversé… Les débris de la chapelle détruite, les
tombes, les corps, furent rejetés, pêle-mêle. Le corps de Toussaint Ŕ comme les autres Ŕ fut enfoui,
n‟importe où, dans les remblais. (163-64)
Les ossement de Toussaint auraient donc été dispersés dans la montagne du Jura (117).
60
Les demandes de réparations peuvent aussi s‟inscrire dans cette lignée, en plus de la question purement
financière.
114
haïtienne, de reposer enfin dans la chaleur de cette terre pour l‟indépendance de
laquelle il sacrifia sa vie entière et son indomptable courage. (7)
61
La mort de Toussaint est quasi divine: “Toussaint, bien que prévenu du piège, était allé
au rendez-vous de son destin, comme si sa mort elle-même devait servir la cause pour
laquelle il avait consacré sa vie entière d‟apôtre et de martyr” (44). Fouchard fait de
Toussaint un Saint de libération haïtienne, qui se sacrifie au nom de nobles idéaux.
Pourtant, la mort de Toussaint et les circonstances qui l‟ont entourée ont fait
couler beaucoup d‟encre, chez les historiens comme les romanciers, ce qui explique en
partie l‟intérêt de centrer un ouvrage sur les derniers moments de Toussaint dans son
cachot.
62
Le Colonel Alfred Nemours consacre un ouvrage entier au sujet passionnant
que représente la mort de Toussaint, à l‟aide de documents inédits à l‟époque, dans son
Histoire de la captivité et de la mort de Toussaint-Louverture; Notre pèlerinage au Fort
de Joux; Avec des documents inédits, publié en 1929. Nemours retrace la déportation de
Toussaint depuis Saint-Domingue, en analysant les détails de sa vie dans le cachot du
Jura, principalement à l‟aide de correspondances. Toussaint fut tout d‟abord enfermé au
château de Brest avec son domestique, alors que sa femme et ses deux enfants, ses trois
61
Fouchard précise que les premières démarches auprès de la France remontent à 1883 sous le
Gouvernement du Président Salomon (5). Jacques de Cauna donne à ce sujet plus de précisions,
mentionnant notamment une réponse en 1922, qui mit fin à la supposition que le caveau de Toussaint était à
Bordeaux (le corps inhumé exclut cette hypothèse). François Duvalier réclama également les cendres de
Toussaint au général de Gaulle, qui “opposa une de non-recevoir en s‟étonnant que l‟on tienne autant aux
cendres d‟un „général français‟” (51). On comprend alors que cette quête des restes de Toussaint est loin
d‟être triviale, ses enjeux la plaçant au cœur d‟un véritable débat (post)colonial.
62
En partie mais pas seulement: ce n‟est pas uniquement le mystère qui entoure sa mort ou le désir de
refléter le travail des historiens ou la biographie de Toussaint (la littérature ne veut pas se faire sociale,
historique ou autre, mais veut se faire littérature et non un objet de reproduction d‟autres sciences) qui
fascine les écrivains, mais également le fait de saisir ce lieu comme celui d‟un espace grandissant et
dépassant le cadre restreint du cachot afin de dévoiler la complexité du personnage de Toussaint, qui
s‟autorise graduellement à l‟accepter et l‟intégrer à son portrait (inexact si incomplet) de héros.
115
nièces et leur domestique étaient sous haute surveillance à Bayonne (5).
63
Il fut éloigné
de la côte sous les ordres de Leclerc, pour s‟assurer qu‟il ne pourrait s‟échapper et
retourner à Saint-Domingue, et détruire “tout ce que la France y aurait fait de grand” (6).
Saint-Domingue doit se débarrasser de Toussaint pour pouvoir rétablir l‟esclavage, mais
en même temps, les Français comprennent bien que cette disparition ne peut être
synonyme d‟élimination. Dans sa lettre du 26 septembre 1802 adressée au ministre de la
Marine, Leclerc écrit: “Dans la situation actuelle des choses, sa mise en jugement et son
exécution ne feraient qu‟aigrir les esprits des noirs” (8).
C‟est ainsi pour des raisons de “sécurité” que Toussaint, une semaine après son
arrivée en France, fut transféré au Fort de Joux (8), dans lequel la température ne
dépassait pas les dix degrés avec le poêle, au milieu de la neige (17). Nemours visite lui-
même le cachot de Toussaint, qu‟il décrit avec une émotion non dissimulée: “Je regarde,
j‟ai horreur, j‟ai pitié!... Le cachot est un boyau d‟à peine neuf mètres de long sur moins
de quatre mètres de large” (20-21); quant à la minuscule fenêtre du cachot, elle était
“obstruée sur les trois quarts de sa longueur, elle ne s‟éclairait que par le haut [. . .]” (21).
De plus, le cachot était humide, et quant à l‟ameublement, il était vétuste, comme en
témoigne une lettre: “un lit sans rideau, une commode, une petite table et deux chaises”
(21).
64
Au bout de quelques mois d‟incarcération, Toussaint mourut dans son cachot; il
fut retrouvé le sept avril 1803, près de la cheminée.
63
L‟isolement de Toussaint devint rapidement total: son domestique Mars Plaisir, son seul contact humain
en dehors des geôliers, fut transféré à Nantes où il fut enfermé, trois semaines après l‟arrivée au Fort
(Nemours 20).
64
Il s‟agit d‟une lettre du commandant d‟armes au ministre de la Marine, datant du 23 brumaire an XI.
116
Nemours retrace les moments de la vie de Toussaint grâce à des documents écrits,
et surtout des lettres. Le lieu du cachot devient le lieu non seulement de
l‟emprisonnement et de l‟isolement, mais aussi celui de la fin d‟une écriture, de son
interdiction. Les Blancs ont senti l‟importance du témoignage écrit, et l‟ont donc
empêché. Nemours aborde cette question, et c‟est à ce moment-là que son projet de
révéler le mauvais traitement et l‟humiliation dont son grand héros a été victime que son
texte devient percutant, car il ne s‟agit plus seulement d‟une série de faits; on comprend à
ce moment-là que Nemours déplore qu‟il ne reste qu‟une manière de lire l‟histoire. En
quelque sorte, l‟ouvrage de Nemours peut être vu comme la démonstration de la
manipulation de l‟histoire, en dévoilant la sélection et la préméditation de ce que seront
les preuves écrites, alors même que l‟histoire est en train de se dérouler.
La fin de l‟histoire de Toussaint se retrace donc principalement par des lettres
dont il est l‟objet, et non l‟auteur ou le destinataire. Le lendemain de l‟internement de
Toussaint, rapporte Nemours, Baille (le geôlier) rend compte au préfet qu‟il lui a refusé
catégoriquement de quoi écrire (29). Le combat contre l‟écriture continue, et le général
Ménard donne à Baille l‟ordre suivant: “Le prisonnier ne doit plus écrire au
Gouvernement” (30). Baille s‟empresse de suivre cet ordre, et réitère son intention de
s‟exécuter plusieurs fois dont celle-ci: “D‟après cet ordre, je me suis transporté vers le
prisonnier et lui ai retiré tous les papiers écrits et non écrits existant dans sa chambre. Je
va les mettre à la poste demain en les adressant à ce général” (30).
65
Toute feuille blanche
est à faire disparaître de par son potentiel de communication et de témoignage. L‟effet
65
La lettre est celle de Baille à Decrès du 23 brumaire an XI (14 novembre 1802).
117
escompté se produisit d‟ailleurs chez le prisonnier, et Baille commente dans cette même
lettre: “Il m‟a paru très affecté de l‟enlèvement de ces papiers” (30). Toussaint sera
ensuite fouillé à plusieurs reprises. Sous la menace, Toussaint remet trois lettres à Baille
(31); si Toussaint croit récupérer ses lettres et effets personnels à sa sortie, Baille sait
qu‟un tel moment n‟aura jamais lieu (33). Amiot, qui succèdera à Baille après son décès,
garde la stratégie des fouilles, mais passe lui aux fouilles de nuit (36).
Nemours cite justement une lettre de Toussaint, dans son intégralité, dans ses
lettres justificatives. Voici la nature de la dite lettre: “Copie de la lettre écritte par
Toussaint, prisonnier d‟État, au Citoyen Baille, commandant d‟armes au château de Joux,
le jour que le dit commandant à fais faire une recherche scrupuleuse et générale dans le
local qu‟occupe ledit prisonnier d‟État” (206). Il ne s‟agit donc pas de l‟original, mais
d‟une lettre présentée par le premier geôlier de Toussaint; ce fait prend toute son
importance lorsqu‟au milieu de la lettre, on trouve entre parenthèses les (longs)
commentaires de Baille qui intervient pour signaler “toute la fausseté” dans les dires de
Toussaint à son supérieur, si bien que Toussaint n‟est plus que l‟auteur d‟un peu plus de
la moitié de la lettre, une lettre recadrée par Baille et présentée comme un tissu de
mensonges (207).
Si l‟on revient au premier auteur de la lettre, on se rend compte que Toussaint
écrit principalement pour parler de ses humiliations et du fait que tous ses objets devront
être rendus à sa famille après son supplice; le ton est défaitiste, Toussaint se sait
condamné immanquablement (bien qu‟il se trompe légèrement sur la façon dont il
mourra). Mais au-delà des détails matériels, Toussaint veut surtout rehausser sa dignité:
118
[. . .] quand un homme est déjà malheureux ont ne dois pas chercher à l‟humilier
et vexer sans humanité n‟y la charité sans aucune considération pour lui comme
un serviteur de la République et ont n‟a pris toutes les précautions et les
machinations contre moi comme si j‟étois un grand criminel, je vous ai déjà dit et
je vous le répète encore, je suis honnête homme et si je n’avois pas l’honneur, je
n’aurois pas servi ma patrie fidèlement comme je l‟ai servi et je serois pas non
plus ici par ordre de mon Gouvernement. (207)
Toussaint se répète désespérément, et adopte une rhétorique simple et claire pour se
présenter comme un membre loyal de la République, en rappelant qu‟il se trouve dans
son cachot car il a obéi aux ordres de la France, mais sans avoir peur d‟évoquer son
appartenance à Saint-Domingue (et non plus seulement à la France). Dans les écrits des
Blancs en général, Toussaint est décrit comme “fourbe,” comme c‟est le cas dans le
“Rapport de Caffarelli au Premier Consul” (241), qui aura tenté, en vain, de faire parler
Toussaint sur son légendaire trésor caché (88).
Il en ressort ainsi que les correspondances, même issues par Toussaint, ne
donnent, à l‟approche de sa mort, plus qu‟un portrait de victime, car le héros, découragé
et trahi par Bonaparte, se sent mourir, à juste titre. De plus, ce n‟est plus seulement le
problème de l‟absence de documents écrits qui vient compliquer l‟écriture de Toussaint,
mais surtout l‟absence de réponses aux lettres de Toussaint qui reste ignoré avant d‟être
confiné au silence de son cachot. Sa seule voix est par l‟écriture, et elle lui est retirée.
Elle lui sera restituée dans la fiction de Fignolé ou Pasquet, à partir de ce même cachot.
Nouvelles révélations sur Toussaint
Dans sa biographie sur Toussaint, Fouchard parle du statut particulier qu‟occupait
Toussaint dans la classe des esclaves. On sait souvent que né esclave, il était cocher dans
119
l‟habitation Bréda et avait donc acquis un statut plus élevé que celui des esclaves des
champs; on sait moins que les chercheurs ont découvert qu‟il avait été affranchi, et avait
choisi de demeurer sur l‟habitation. Les travaux de Marie-Antoinette Ménier,
Conservateur en chef des Archives Nationales de France, du Professeur Gabriel Debien,
et de Jean Fouchard ont révélé que Toussaint Bréda se trouvait “nègre reconnu comme
libre par M.M. le Général et Intendant l‟an mil sept cent soixante-treize” (24).
66
Des
informations déjà connues au sujet de Toussaint (comme son origine princière africaine)
prennent ainsi une autre dimension qui vient éclairer les nouveaux documents écrits
découverts:
Il existe autant d‟indices que de preuves certaines concernant l‟affranchissement
de Toussaint: la liberté accordée à son père en raison de ses origines princières,
l‟absence du nom de Toussaint dans la liste des esclaves de Bréda, son mariage
avec une négresse libre et fortunée, la déclaration de Toussaint qu‟il “vivait dans
l‟abondance,” les lettres le signalant comme fermier ou régisseur etc. (24)
67
66
Soit avant la Révolution française, et avant l‟insurrection du Bois-Caïman de 1791. Jacques de Cauna
précise que cette percée s‟est effectuée grâce à la découverte “d‟un document inconnu jusqu‟alors, retrouvé
par Marie-Antoinette Menier dans les fonds des archives d‟outre-mer;” l‟article de Gabriel Debien (avec la
collaboration de Jean Fouchard) fut publié en Haïti (uniquement, d‟où sa limite d‟audience) en 1977 (57). Il
s‟agit de: “Toussaint Louverture avant 1789. Légendes et réalités” par Marie-Antoinette Menier, Gabriel
Debien et Jean Fouchard, publié en Haïti dans Conjonction, Revue de l‟Institut français d‟Haïti, numéro
134 Ŕ l‟article est également reproduit dans son intégralité dans l‟ouvrage de Jacques de Cauna). L‟article
établit que Toussaint était affranchi à 33 ans (en 1776), qu‟il ne savait ni lire ni écrire à l‟époque, et qu‟il
possédait une habitation et douze esclave, tous de la même famille, qui y travaillaient (58). Ce dernier
détail est crucial en ce qu‟il pourrait bien éclairer un aspect de la “dictature” dans la constitution de
Toussaint, celui qui interdit aux travailleurs de quitter la plantation (voir l‟article 16 de la constitution cité
par Schœlcher (296), dont je parle ailleurs dans ce chapitre). Toussaint n‟était peut-être pas hypocrite dans
son article 15 (dans lequel il explique que chaque habitation est “l‟asile tranquille d‟une active et constante
famille dont le propriétaire du sol ou son représentant est nécessairement le père” (296). Schœlcher était
sceptique sur cet aspect, et posait la question de ce qui se passerait “si le „père‟ n‟est pas bon” (296)), et
peut-être Toussaint ne se situait-il pas dans cet “esclave reconnaissant” qu‟il avait été avec Bayon de
Libertat; peut-être faisait-il référence dans cet article 15 à l‟humanité dont il avait lui-même fait preuve
dans son expérience de maître avec sa famille d‟esclaves. Cela le rendrait initiateur d‟un nouveau modèle,
et non esclavagiste hypocrite (et dictateur en réalité) ou esclave “content de son sort” tel qu‟aurait pu le
voir avec Libertat (comme a tendance à le présenter aussi Glissant dans sa pièce).
67
Une fois encore, les sources et documents auxquels se réfère Fouchard ne sont pas cités dans le corps du
texte, qui ne comporte ni notes ni bibliographie.
120
L‟enquête sur Toussaint continue donc, et les historiens parviennent ici à résoudre un
“mystère” sur Toussaint, pour reprendre le terme de Schœlcher qui s‟étonne du fait que
Toussaint n‟avait pas racheté sa liberté en 1799 (date du document écrit cité par
Schœlcher), étant donné qu‟il “vivait dans l‟abondance” (386).
68
Jacques de Cauna reprend également ce fait “nouveau” survenu dans les études
historiques dans son ouvrage Toussaint Louverture et l’indépendance d’Haïti:
Témoignages pour un bicentenaire. Ce contexte de “découvertes” récentes sur Toussaint
permet à Cauna d‟avancer vers le constat suivant au sujet des études louverturiennes:
Mais on ne savait toujours pas qui était exactement Ŕ humainement Ŕ cet homme
qui avait érigé le secret en règle d‟action politique et dont on ne connaissait
pratiquement rien de la vie jusqu‟à la cinquantaine. On ne le sait toujours pas
aujourd‟hui faute de documents nouveaux (faute de chercheurs nouveaux?,
d‟étudiants, de chaires, de moyens universitaires?, d‟intérêt même, peut-être, pour
tout ce qui touche à l‟histoire des Antilles et de l‟esclavage en France?) et, comme
on sait, selon la maxime bien connue: “pas de document, pas d‟histoire”…, même
si l‟étude d‟un contexte peut permettre en histoire de progresser Ŕ avec la
prudence nécessaire Ŕ par recoupements et transpositions [. . .]. Il y a fort à parier
qu‟on en restera encore longtemps là tant qu‟on ne se décidera pas à accorder à ce
secteur des études historiques la place qu‟il mérite dans le dispositif institutionnel
de la recherche française. (9)
C‟est cet aspect “humain” manquant que les écrivains tentent de combler, car pour eux, la
formule se renverse ainsi: “pas de documents, donc une histoire, voire des histoires.”
Pourtant, au lieu de se pencher, comme le font les historiens ou certains écrivains, sur la
vie de Toussaint de façon chronologique et factuelle, Fignolé et Pasquet choisissent de se
pencher sur la période après sa mort. En décidant de dépeindre une période “qui n‟existe
pas,” ils adoptent en même temps et ironiquement, une technique utilisée par les
68
Des informations sur la vie de Toussaint (dont celle mentionnant son “abondance”) furent publiées dans
le Moniteur du 20 nivôse an V (9 janvier 1799), après avoir été données par “un citoyen nouvellement
arrivé de Saint-Domingue” (Schœlcher 386).
121
historiens: tenter de comprendre le passé en l‟explorant, mais aussi en admettant
implicitement que cette période est inaccessible, et en se situant dans l‟avenir par rapport
au moment de recherche Ŕ tout comme ils mettent en scène un Toussaint après le passé
historique, qui va donner un sens (ou non) à son passé à partir d‟un moment éloigné.
Mais chez ces deux romanciers, la frontière entre le passé et le moment de narration est
nettement plus fine, car il existe ce moment entre-deux: moment où Toussaint est mort,
mais est toujours présent. Le moment humain se situe dans l‟irréel reconnu, plutôt que
dans une reconstruction du “réel” vouée à l‟artificiel de la représentation, handicapée par
l‟absence de l‟original.
De plus, il apparaît que l‟histoire est (au moins) double: il existe une histoire
haïtienne, ainsi qu‟une histoire française de Toussaint, comme c‟était le cas pour
l‟histoire du marronnage à Saint-Domingue.
69
La géographie du lieu de production
influence ainsi l‟écriture de l‟histoire, et ces histoires semblent demeurer en large partie
séparées.
70
En même temps, le cas de Toussaint représente par excellence un exemple qui
nécessite de voir plusieurs angles: il s‟est battu avec les Français, pour Saint-Domingue, a
mené une révolution sur l‟île, quelques années après la révolution française; il a vécu à
Saint-Domingue, mais est décédé en France. L‟ouvrage réputé de C.L.R. James, The
Black Jacobins, met clairement en évidence la particularité de cette histoire de Saint-
Domingue, tout en la mettant en perspective avec l‟histoire révolutionnaire française et
l‟histoire des autres pays d‟Amérique Latine. Néanmoins, Jacques de Cauna se refuse à
69
Voir mon chapitre précédent pour de plus amples détails sur le traitement du marronnage par l‟Ecole
haïtienne (avec notamment Jean Fouchard) et l‟Ecole française (avec Yves Debbash).
70
Jacques de Cauna précise que “les grands historiens classiques haïtiens, Thomas Madiou et Céligny
Ardouin, [demeurent] malheureusement toujours aussi méconnus en France” (9).
122
toute admiration aveugle en ce qui concerne l‟étude de James, et souligne que dès 1949,
Gabriel Debien critique The Black Jacobins dont:
[. . .] il stigmatise le biaisage idéologique permanent, conforté par l‟ignorance des
réalités historiques, que traduit en particulier un titre qu‟il qualifie avec raison de
“lourde contre-vérité” dans la mesure où la tentative de Toussaint, s‟il fallait à
tout prix la qualifier en termes métropolitains d‟époque, s‟apparenterait bien
davantage au fédéralisme girondin qu‟au jacobisme centralisateur. (Cauna 122)
Si l‟équivalence rapide entre révolutionnaire et Toussaint est ici fortement condamnée,
71
ce qui reste intéressant dans le travail de James (sans entrer dans le détail de l‟historien et
de vérifier les faits ici) est qu‟il établit un parallèle direct entre la révolution française et
celle de Saint-Domingue, dans un projet de valorisation de la dernière.
Recadrages territoriaux
Les recadrages géographiques et territoriaux s‟avèrent alors indispensables pour une
meilleure compréhension des enjeux de l‟histoire haïtienne, comme le propose l‟historien
Laurent Dubois dans sa brillante étude sur la révolution haïtienne, Avengers of the New
71
La critique des Black Jacobins est encore plus virulente chez l‟historien haïtien Gabriel Debien. Dans
“Les travaux d‟histoire sur Saint-Domingue, chronique bibliographique” (publié dans RFHOM en 1949,
ainsi que dans l‟ouvrage de Cauna), Debien s‟insurge contre l‟étude de James qui, dit-il:
[. . .] a été celui qui a voulu faire le plus de bruit. [. . .] Pourquoi se croire obligé de mettre une
lourde contrevérité en guise de titre et à l‟imprimer à chaque page dans le corps du texte? Ce livre,
œuvre de combat, d‟un combat d‟ailleurs n‟aurait quelque valeur que s‟il se servait d‟armes
loyales. En histoire, l‟ignorance paraît aisément de la mauvaise foi. La lecture de l‟ouvrage
convainc de la bonne foi de l‟auteur. (125)
Avec plus de calme, l‟historien David Geggus remarque et corrige également des affirmations de James,
documents à l‟appui: voir à ce sujet: “From his most Catholic Majesty to the godless Republic: the “volte-
face” of Toussaint Louverture and the ending of slavery in Saint-Domingue” publié en 1978 dans RFHOM
ainsi que dans l‟ouvrage de Cauna auxquelles les pages citées ici se réfèrent (138-39). Pourtant, les
inexactitudes historiques (dont des dates inexactes) n‟enlèvent pas à l‟ouvrage de James son intérêt dans le
domaine littéraire Ŕ en témoigne, s‟il en faut, la préface d‟Edouard Glissant dans son Monsieur Toussaint --
ainsi que dans le domaine de l‟histoire caribéenne, comme l‟explique Charles Forsdick: “situating the
Haitian Revolution in relation to recent events in Cuba, [. . .] James fully explored the pan-Caribbean
dimension of Toussaint” (158).
123
World. Dubois élargit le contexte de la révolution haïtienne dans sa portée historique qui
a encore des implications actuellement, et les esclaves de Saint-Domingue sont présentés
comme des précurseurs dans une géopolitique qui dépasse celle de l‟île. Il dit de la
révolution haïtienne:
It was a central part of the destruction of slavery in the Americas, and therefore a
crucial moment in the history of democracy, one that laid the foundation for the
continuing struggles for human rights everywhere. In this sense we are all
descendants of the Haitian Revolution, and responsible to these ancestors. (7)
Ainsi, Haïti n‟est plus cette nation anti-démocratique par nature que la grande puissance
démocratique américaine (ce qui veut dire des Etats-Unis) doit venir aider et illuminer de
ses principes, bafoués sur cette partie de l‟île. De plus, un certain devoir (historique et
civique, avant que de n‟être éthique) s‟impose, basé sur une reconnaissance et une
solidarité “américaine” (dans son sens littéral) avec pour centre au départ, Haïti, dans une
Amérique multiple. Le lien entre géographie et histoire est un moyen d‟approcher la
révolution haïtienne pour Dubois, et d‟éviter notamment de poser la France en modèle:
“Geography,” writes one historian, was in Saint-Domingue “the mother of
history.” Each region had its own landscape, customs, and demography, and
these would shape the revolution to come. The geographic location of the colony
in the wider world would likewise profoundly shape its political history. Saint-
Domingue was at the heart of the Americas, connected in many ways to the
empires that surrounded it, and quite far from the nation that governed it. It was
part of an evolving Atlantic world, one in which many of the subjects of empires
gradually came to dream of one day being citizens of their own nations. (28)
Haïti n‟est alors plus pensée dans la problématique (post)coloniale de centre/périphérie,
ou dans une approche de ses problèmes qui tend à l‟isoler par son “exceptionnalisme”
dans la misère, mais la position de cette partie de l‟île est replacée et repensée dans une
124
région et dans le monde, comme partie intégrante d‟un tout qui est divers mais tend vers
un idéal, celui de la liberté.
72
Danger de l’exceptionnalisme haïtien: Vers une théorie globalisante pour Haïti chez
Jean-Claude Fignolé
Jean-Claude Fignolé choisit de revenir dans le lieu qui a été le seul témoin des dernières
agonies mais aussi des dernières pensées de Toussaint: son cachot à Fort-de-Joux, qui va
paradoxalement devenir un lieu d‟où émanent des pistes pour la liberté et l‟avenir d‟Haïti,
où Toussaint, prisonnier entre quatre murs dans un cachot exigu, symbolise un
personnage plus global: la nation haïtienne, mais de façon plus pessimiste que chez
Lamartine: isolé et emmuré dans un exceptionnalisme et un isolement condamnateur.
Dans Moi, Toussaint Louverture… avec la plume complice de l’auteur, Fignolé met en
scène un Toussaint déjà mort qui “redécouvre l‟univers sien [mien]” (11), et qui va passer
vingt-quatre heures avec un invité; Toussaint parle de lui à la première personne comme
dans une interview, mais aussi quelquefois à la troisième personne avec distance (car
mort, il parle du Toussaint qui vivait), dans un roman qui n‟a pas peur d‟attaquer
Toussaint dans les moindres détails de son existence (son attitude vis-à-vis des
nombreuses femmes avec qui il a des relations sexuelles, trouvant le plaisir sexuel avec
des Blanches en échanges de sa protection des maris blancs, trompant sa femme à
72
Dans un livre illustré pour enfants de la fondation Aristide pour la démocratie, l‟histoire haïtienne est
située en continuité de l‟histoire française et américaine: quand Toussaint grandit: “[. . .] li tande pale de de
gwo levènman. Premye a se te revolisyon ameriken an ki te koumanse nan lane 1776. Dezyèm lan se te
monachi franse a yo te met atè nan lane 1789” (8). ([. . .] Il entendit parler de deux grands événements. Le
premier était la révolution américaine qui avait commencé en 1776. Le deuxième était la monarchie
française qui avait été abolie en 1789) (ma traduction). Dubois renverse cette vision révolutionnaire basée
sur une certaine chronologie, en ne faisant plus suivre Haïti, qui initie plutôt un mouvement.
125
longueur de temps; sa corruption par le pouvoir; son intérêt pour l‟argent plutôt que pour
son pays…).
73
Fignolé a le courage de publier son roman en 2004, année du bicentenaire
de l‟indépendance, et de dépeindre Toussaint, dont la statue trône devant le Palais
national à Port-au-Prince, comme un traître.
Pourtant, son récit se présente sous une structure assez banale: il commence par la
naissance de Toussaint, comme le fait Métellus, et son récit est assez chronologique.
Mais Toussaint n‟est plus caractérisé par ses sentiments nobles, comme chez Lamartine.
Au contraire, il se distingue par son manque de sentiments (et ironiquement, Fignolé
choisit lui aussi d‟aborder la relation père-fils):
J‟ai fermé mon cœur à tout rêve d‟amour. Une telle décision m‟a porté à n‟aimer
que moi. Je le comprendrai le jour où sans déchirement aucun, j‟entendrai,
impassible, Isaac mon fils, la chair de ma chair, préférer la France à moi, son père.
[. . .] Rancunier, le vieux Toussaint? Ni plus ni moins que ceux qui ont choisi
d‟avoir la politique et le pouvoir comme seules passions. (20)
Contrairement à ce que fait Schœlcher (pour qui Toussaint est excusé, ou justifié du
moins, pour son comportement, causé par son ancienne condition d‟esclave), Fignolé
73
Après avoir conté une de ses nombreuses aventures arrangées “en témoignages de reconnaissance de
Monsieur de… ,” Toussaint précise qu‟il s‟agit ici d‟une habitude: “Les Madame de…, il y en eut des
douzaines. Peut-être même des centaines. Papa Toussaint, malgré son vieil âge, avait de sérieux appétits
[. . .]” (262). Le manque de documents retrouvés s‟explique ainsi par le Toussaint de Fignolé, tellement
conscient des problèmes de notre époque, et certainement prêt à fournir une explication aux historiens qui
seraient sans preuves:
Ce sont de tels billets, déclarations d‟amour, protestations de fidélité, aveux de satisfaction, etc,
que le général Boudet découvrit un jour au Port-au-Prince en fouinant dans mes affaires
personnelles après ma déportation. Il agit en gentilhomme, en militaire, en homme d‟honneur.
Connaissant les ordres exprès du Premier consul, confirmés par les instructions secrètes du général
Leclerc, relativement aux blanches qui se seraient “prostituées” avec des noirs, particulièrement
avec moi et qui devraient être rapatriées en France, il brûla les lettres trouvées, les mèches de
cheveux, les rubans, les jarretelles [. . .]. (264)
L‟explication est donnée pour expliquer l‟absence de preuves; notons que la technique utilisée pour
protéger Toussaint est la même que celle qui a détruit des documents sur l‟esclavage: brûler les preuves.
L‟originalité de Fignolé repose sur le fait qu‟il place cela dans les intérêts de Toussaint, qui sont ici les
même que ceux des Blancs.
126
trouve une autre explication, un autre type de déterminisme: celui des politiciens. En
partant du particulier, avec l‟utilisation du passé composé ensuite lié à son avenir
personnel et sa famille, Toussaint aboutit avec un présent de vérité général pour créer une
conclusion à valeur proverbiale, qui dépasse son cas mais l‟englobe dans un groupe plus
large.
Ce même genre d‟explication sans aucune noblesse de la part de Toussaint est
récurrente dans Moi, Toussaint Louverture…:
On m‟a toujours cru calculateur. Je m‟affirme rêveur. [. . .] Tant à m‟inventer,
improvisant des rôles à la mesure des personnages que j‟imagine être, je me
trouve débordé, empêtré dans des compositions et des manipulations à me
confondre. Tu voulais savoir si j‟étais en représentation. Bien sûr que oui. Toute
ma vie, j‟ai joué à l‟acteur, interprétant les rôles à ma façon, soucieux des images
que je projetais sur une scène où le maître d‟œuvre, moi, défiait en permanence le
destin en manipulant, en triturant l‟instant. Dès que je sus lire correctement, je
cherchais dans les bouquins, préférablement ceux traitant de l‟Antiquité gréco-
romaine, les héros mythiques qui devraient me servir d‟exemples ou de modèles
pour mes actions futures. (48-49)
La technique de Toussaint est la même que celle de certains dirigeants haïtiens, comme
Duvalier qui connaissait bien l‟histoire haïtienne et se situait dans la lignée dans grands
héros dont est entouré le Palais National (sur la place des héros de l‟indépendance), et
s‟était lancée dans une “révolution politique,” faisant écho à la révolution haïtienne qui
avait entièrement changé la structure politique et sociale de Saint-Domingue. Cette
“technique” consiste à imiter un modèle du passé, à appliquer un contexte à un autre,
quitte à forcer cette application afin qu‟elle soit plus aisée et ne se laisse pas distraire par
des détails qui pousseraient à s‟en inspirer plus largement, mais en laissant place aux
différences. Ainsi, la lecture vue comme “objectivement” positive dans le développement
d‟un individu et d‟un pays en développement, est détournée ici. La chute ironique est que
127
si la lecture joue son rôle éducatif, c‟est surtout en aidant Toussaint à consolider son rôle
d‟acteur et de calculateur, car il s‟acharne à respecter des modèles qui ne devraient pas
être reproduits dans son contexte à lui Ŕ il est coincé dans le passé.
L‟année de publication du roman prend ainsi une autre dimension, car 2004 est
également l‟année d‟un événement crucial sur la scène politique d‟Haïti: celle du coup
d‟état; Fignolé adresse courageusement la question de la politique actuelle haïtienne un
peu à la manière d‟Aristide (voir note 15): si Aristide se sert du passé pour convaincre de
son héroïsme face aux puissances étrangères en ayant recours à la comparaison avec les
héros révolutionnaires haïtiens, Fignolé s‟en sert pour dénoncer le présent, en ce qu‟il est
(comme veut le dire Aristide) une répétition du passé. Il se sert d‟un argument utilisé par
les politiciens haïtiens, mais parvient à le retourner contre eux. Toussaint est vu comme
un traître chez Fignolé, mais il est le particulier qui représente le général, il n‟est qu‟une
partie pour le tout, une synecdoque pour représenter la trahison générale qui règne dans
un pays à l‟histoire mouvementée. En réponse à l‟argument qui parle de la grandeur
passée du pays à retrouver, la vision de Fignolé est plus pessimiste: il y a pour lui
continuum malgré les retours apparents, et non rupture.
Dans ce contexte, sa prise de position littéraire est essentielle: Fignolé fait partie
du spiralisme (connu notamment pour le célèbre écrivain haïtien Frankétienne). Dans un
entretien de 2007 avec Kathleen Gyssels publié sous le titre “Haïti et ses spirales…,”
Fignolé donne cette définition du spiralisme: “Voir le monde en spirale et le rendre en
128
spirale” (167). Cette définition peut sembler redondante,
74
mais elle illustre bien le
passage de l‟observation du monde à une écriture qui la respecte, une harmonie entre le
monde (vu d‟une autre perspective) et le travail d‟écriture et donc l‟intervention de
l‟auteur dans le monde. De plus, le spiralisme se veut également explicitement politique,
comme le montre le contexte de sa conception:
Né en plein tiers-mondisme, à un moment où les luttes de libération faisaient rage
en Afrique et où les non-alignés cherchaient une hypothétique troisième voie
entre les deux blocs, le spiralisme s‟est positionné dans la mouvance des luttes
révolutionnaires anti-coloniales et anti-impérialistes. Les peuples émergeaient ça
et là comme acteurs, comme sujets de l‟histoire. A la même époque, le nouveau
roman proclamait en France la mort du sujet dans le récit. C‟était nous condamner
à ne pas être. Il nous fallait le dire et le contester en nous assumant autres. Voila
pour le soubassement idéologique. (167)
Le spiralisme s‟inscrit clairement dans la lutte anti-coloniale, mais a pour particularité de
proposer une “hypothétique troisième voie.” C‟est cet aspect qui rend Moi, Toussaint
Louverture… unique, car Fignolé refuse de s‟inscrire dans une tradition européenne (du
dix-neuvième siècle surtout, visant à faire de la révolution haïtienne une révolte de
sauvages, ou encore, à l‟occulter comme c‟est souvent encore le cas dans une histoire
française qui refuse de reconnaître son passé colonial et son présent postcolonial), ou
encore dans une tradition plus “haïtienne” qui consisterait à idéaliser Toussaint en tant
74
La définition reste peut-être également ouverte pour la raison suivante, évoquée par Fignolé dans un
entretien avec Bernard Magnier sur son art pratiqué en commun avec les écrivains haïtiens Philoctète et
Frankétienne: “Nous nous sommes toujours refusés à enfermer le spiralisme dans le cadre d‟une définition.
Il appartiendra aux critiques et aux historiens de le faire” (46). Dans son article “Le Spiralisme,” Philippe
Bernard évoque aussi l‟impossibilité de fixer le spiralisme sur papier car il “est mouvement;” il ajoute que
le spiralisme est “une sorte de rébellion totale contre toute tentation d‟enfermement” (109). C‟est ce qui
rejoint l‟idée d‟une ouverture vers l‟avenir d‟Haïti et d‟une amélioration à venir à partir d‟une analyse du
passé. Le choix de la prison comme lieu de ces méditations prend ainsi toute son ampleur, en clamant un
refus de l‟oppression dans le lieu qui semble la perpétuer; mais face à la liberté de penser, la prison est en
situation d‟échec et son espace ne cesse de s‟étendre à d‟autres pensées, lieux et époques.
129
que grand héros mythifié.
75
Fignolé se refuse ainsi à enfermer ses livres dans un certain
nationalisme, en ne suivant pas les modèles qui ont écrit une perfection héroïque dans
l‟histoire haïtienne -- un problème que Glissant perçoit dans l‟histoire française (au
détriment de l‟histoire antillaise): celui d‟ériger des statues et d‟avoir des héros, ignorant
les autres acteurs de l‟histoire.
Ainsi, en même temps qu‟il place Haïti du côté des luttes coloniales contre la
France, Fignolé lutte contre cette écriture de l‟histoire que dénonce Glissant. Fignolé la
situe lui en Haïti, et il la modifie. Il explique ainsi son intérêt pour l‟histoire dans ses
romans, dans son entretien avec Gyssels -- notons que Fignolé répond ici à une question
sur le spiralisme et son roman Aube tranquille; ceci le mène très rapidement et
paradoxalement (ou logiquement, si l‟on perçoit son roman comme Moi, Toussaint
Louverture… comme étant profondément ancré dans la fiction romanesque et l‟histoire
haïtienne, et donc le présent, et tout cela de façon évidente et nécessaire) à parler de
l‟histoire:
Pourquoi l‟histoire, me demanderiez-vous, alors que la plupart des romanciers
contemporains explorent le vécu quotidien de leur pays? L‟Histoire, figurez-vous,
est mon dada bien que je ne sois pas historien de formation. Je me plais, à travers
le roman, à une relecture de l‟histoire de mon pays qui, par le vouloir de nos
historiens est une entreprise d‟hagiographie. Les principaux acteurs, au gré des
passions partisanes, sont déifiés. [. . .] Le roman m‟autorise à rendre la fibre
humaine des personnages, à saisir nos héros dans leurs faiblesses, avec leurs
qualités et leurs défauts. Le destin de grandeur dont nous nous gargarisons en
nous reportant à la dimension super-héroïque, quasi-divine, de nos ancêtres n‟est
plus permis comme mythe. Le présent d‟indignité que nous vivons est une
conséquence directe des turpitudes de notre Histoire, depuis l‟origine. Moi,
75
Fignolé ne choisit pas de camp, comme l‟avaient fait les partisans de l‟Ecole haïtienne ou de l‟Ecole
française au sujet du marronnage, comme je l‟ai expliqué dans mon premier chapitre. J‟utilise d‟ailleurs ici
l‟adjectif “haïtienne” dans le sens d‟une Ecole haïtienne dans le discours historique sur Toussaint, qui
correspondrait notamment aux études de Nemours ou Fouchard.
130
Toussaint Louverture…, paru l‟année du Bicentenaire, était une tentative de forcer
mes concitoyens à se poser des questions sur ce pays naufragé. (168)
Tous les détails sur Toussaint ou même ses paroles ne sont pas tant des percées de
vérité(s), mais autant d‟hypothèses à remettre en questions, à revoir dans l‟histoire d‟un
homme (et non plus d‟un héro) et d‟un pays. Si Fignolé affirme différer de certaines
attentes en littérature haïtienne en ne parlant pas du “vécu quotidien,” il rejoint cependant
ce quotidien, justement en commençant par le quotidien d‟un “grand homme” afin d‟en
faire celui d‟un homme.
76
L‟histoire de cet homme, comme celle du pays, ne commence pas dans la
grandeur et la gloire comme de nombreux historiens voudraient le prétendre. Dans Moi,
Toussaint Louverture…, elle débute pour Toussaint en prison, après une mort provoquée,
souhaitée, et réussie par l‟ennemi, dans un pays froid pendant que Saint-Domingue est
encore en guerre et qu‟on tente à nouveau d‟y rétablir l‟esclavage (en 1803), tout comme
l‟histoire d‟Haïti naît d‟une guerre qui ravage le pays et le laisse dans un état de misère.
En même temps, en examinant le passé mais sans plus l‟idéaliser, en décelant et
reconnaissant les erreurs passées, Fignolé donne l‟espoir d‟un présent et d‟un avenir qui
peuvent oser se construire par le changement, sans être hantés par les fantômes du passé.
C‟est en cela que l‟écrivain intervient directement dans son temps et son pays; on
76
Et Fignolé ne s‟arrête pas là dans son entreprise de peindre autrement les figures historiques; il consacre
une suite à Moi, Toussaint Louverture… dans son roman Une heure pour l’éternité consacré à Leclerc,
chargé par Napoléon de restaurer l‟esclavage malgré les craintes et réticences de son représentant à Saint-
Domingue qui les lui communique. Fignolé écrit dans son entretien avec Gyssels au sujet de Leclerc:
Ce personnage est autrement tragique que Louverture. [. . .] Nos historiens, diabolisant Leclerc,
ont choisi d‟ignorer le drame de conscience d‟un homme tiraillé entre le devoir d‟obéissance et les
scrupules du citoyen, fils de la Révolution. Voilà sans doute la raison pour laquelle la critique a
choisi de passer sous silence la sortie de mon texte qui prenait le contre pied des mensonges de
l‟Histoire. (169)
131
retrouve ici la figure traditionnelle de l‟écrivain engagé postcolonial.
77
Fignolé ne
s‟attaque pas aux pouvoirs colonisateurs, mais au fondement de la société haïtienne en
revisitant une période cruciale de création de la nation. Dans un entretien avec Marie-
Agnès Sourieau, Jean-Claude Fignolé explique (directement traduit en anglais):
In countries like the United States, the poet cannot be involved in the problem
solving of his community because there is a government to fulfill that role. But in
Haiti, it is a necessity for the writer to be involved with his people, to try to make
changes, to fight against the fatality of our history. If we continue to live the same
historical tragedy we will soon disappear as people, as a nation. An author facing
the present condition of our country must be engaged in the fight with his people,
with his capacity to imagine the world, to recreate it, he can propose a new world,
different from the one created by the politicians during all these years. It is not a
question of proposing an imaginary world to the Haitian people; it is simply to
dream with them of another world and to help them to transform their dream into
reality. (438-39)
L‟engagement de l‟écrivain ne relève pas seulement du choix: il existe une nécessité face
à un vide politique. Mais l‟auteur ne devient pas le guide du peuple: c‟est plutôt le
contraire, il se met du coté du peuple dès le départ, et n‟écrit pas “pour” le peuple, mais
avec lui (en abordant dans l‟écriture ce que le peuple aborde aussi dans un autre type de
discours) pour un objectif commun, ne pas reproduire le passé. L‟auteur ne donne pas de
solution miracle, et ne reste ni dans l‟imaginaire, ni dans le leurre de dépeindre le “réel.”
Ainsi, Fignolé propose une nouvelle histoire de Toussaint, offrant alors la
possibilité au lecteur de se lancer dans une transformation de l‟histoire haïtienne ou de sa
perception plus générale du fonctionnement de la nation, et du rôle à jouer des femmes et
des hommes qui en font partie et ne doivent pas devenir des esclaves du passé. Le lecteur
77
Ayant participé aux contestations du régime Duvalier, il fut arrêté en 1964. Dans les années quatre-vingt,
Fignolé commence ses activités de développement aux Abricots (dans la Grande Anse) avec les paysans
(Lambert 126). Chez Fignolé, l‟engagement se fait de façon très concrète, en parallèle à ses activités
d‟écrivain et de critique littéraire.
132
est amené à suivre le modèle de Toussaint de façon inattendue: ce n‟est pas son
comportement héroïque (et largement (re)connu) qu‟il faut suivre, mais son
comportement humain (inconnu et non documenté, appartenant à l‟imaginaire) qu‟il faut
comprendre afin d‟avoir le courage d‟évaluer l‟état d‟un pays toujours en difficulté et de
déterminer une action possible. Comme le visiteur peut voir Toussaint de ses yeux, le
passé doit être regardé les yeux grands ouverts, sans crainte et sans mythification.
Toussaint, une fois mort, devient éclairé sur le passé et l‟évalue mieux qu‟un
historien (à en juger les récits qui se ressemblent et montrent principalement la grandeur
du héros). A la fin, dans ce portrait de Toussaint qui apparaît d‟abord comme des plus
pessimistes, le héros déchu semble comprendre ses erreurs après sa mort, et il n‟est plus
seul responsable -- c‟est le pays aussi qui a trahi ses rêves, comme il le déclame dans la
phrase qui clôt le roman: “Le pays? Mais quel? Lui aussi a trahi mes rêves!” (286). Après
avoir accusé les traîtres qui l‟ont haï (dont il ne révèle pas les noms ici), “Et plus encore
le pays,” ajoute Toussaint, se répondant en quelque sorte à lui-même, dans une dernière
représentation pendant laquelle le monologue rappelle étrangement le milieu théâtral,
teintée ici de folie, puisque Toussaint se dédouble dans la parole, joue deux rôles à la
fois, sans toutefois quitter le sien définitivement et sans ambiguïté -- la question et les
exclamations peuvent également être perçues comme parties intégrantes de sa rhétorique.
Mais en fin de compte, le doute demeure, et le mystère de Toussaint perdure sans
pouvoir jamais être complètement percé. Toussaint représente aussi le pays entier, un
pays qui ne comprend plus, qui est perdu. A l‟image de Toussaint “dans l’impuissance
des mots,” comme l‟indique le narrateur, le pays est impuissant face à une situation
133
politique et économique dont il est difficile de se relever (286).
78
A nouveau, la lecture
superficielle ne lui a guère permis de maîtriser les mots, et l‟évanouissement de ses mots
(dont se nourrit le récit qui meurt en leur absence) dans la dernière phrase en italiques
(avec la dernière brève prise de parole: “Sa voix se fana.” (286)) annonce la fin du roman,
avec un Toussaint qui ne les maîtrise plus, lui qui les décodait pourtant si bien. Toussaint
était capable de déchiffrer la signification cachée des mots, et surtout leur signification
dans le langage politique:
A terme, je me condamnais à perdre tout contact avec mon entourage, à perdre le
contrôle des choses, des hommes et des événements. Et qui sait? Mon “self
control.” Alors que je m‟étais cru maître de moi et du monde! En langage
politique, cela s‟appelle la corruption du pouvoir. (239)
La lucidité de Toussaint malgré tout réside en sa capacité à “traduire” dans le langage
politique.
79
La binarité dans “maître de moi et du monde” traduit un rythme régulier et un
équilibre maîtrisé, tout comme l‟est celui entre le langage du monde et le langage
politique pour Toussaint.
78
Cette citation est en italiques dans le roman, comme des didascalies dans une pièce, ou des commentaires
ou questions du journaliste dans une interview Ŕ le visiteur ne prend quasiment jamais la parole, mais sa
présence est toujours sentie puisque Toussaint l‟apostrophe occasionnellement et lui adresse ses aveux et
récits.
79
Toussaint pratique à nouveau sa “traduction” dans un jargon dans l‟exemple suivant au sujet de la
constitution:
Vincent m‟expliqua clairement que, indépendamment du contenu du document, l‟entorse à la
procédure constituait un motif de rejet lorsqu‟on le soumettra à l‟analyse des clercs. C‟est ce qu‟on
appelle en langage juridique: irrecevabilité pour vice de forme. Il avait raison, le Vincent; mais
pourquoi ne l‟ai-je pas entendu? Les mauvaises langues crurent que j‟avais agi sous la domination
de Raimond. (239)
Toussaint sait à présent; il se souvient des paroles et des mécanismes qu‟elles entraînent avec elles. Une
explication claire est ensuite “traduite” en jargon juridique; le politicien et ses conseillers se doivent
d‟exceller dans ce “bilinguisme” qui dépasse celui du français et du créole (absent du texte de Fignolé).
134
Néanmoins, avant de s‟éclipser une dernière fois, dans un dernier moment de
déraison imprégnée de sagesse, Toussaint relit le passé et les analyses qui en ont été
faites. Le commentaire de Lucienne J. Serrano dans son article “Par-delà le chaos” au
sujet du roman de Fignolé Aube tranquille, éclaire également ce moment de Moi,
Toussaint Louverture…: pour elle, l‟écriture de Fignolé: “[. . .] utilise le langage sous une
forme déliée, hors du sens conscient et de la logique, afin d‟en révéler le sens
préconscient” (108). C‟est bien ce que fait Toussaint à la fin du roman, et la ponctuation
change aussi d‟ailleurs avec son délire verbal qui en réalité devient un moment de
lucidité; si “réalité historique” il y a, elle ne peut être retracée que dans la déraison, qui
intègre un discours non logique et méconnu au sujet de Toussaint. Toussaint remet en
question ce qui est répété chez tous les historiens ou écrivains comme une vérité
indéniable, et s‟attaque notamment à l‟acceptation inconditionnelle de son surnom de
“Spartacus noir”:
80
L‟histoire a lieu la première fois en tragédie. Elle se répète la deuxième en
comédie, dit-on. J‟aurais dû comprendre que le vœu de Spartacus ne pouvait être
mien. Trop de choses nous séparaient. Notre race, nos origines, notre époque, la
qualité de nos adversaires, les intérêts en jeu et finalement nos objectifs. [. . .].
Moi, j‟étais déjà libre en entrant dans la lutte politique. (49)
Toussaint fait ici de son cas une histoire distincte, qui si elle se répète, ne le fait que
pitoyablement, peut-être, mais surtout, différemment (d‟où la spirale et non le cercle qui
enferme).
80
Notamment Schœlcher, Fouchard, Métellus. Cette référence s‟explique, dit-on, par le fait que Toussaint
était un lecteur de l‟abbé Raynal (qui annonçait la venue d‟un sauveur contre l‟esclavage); C.L.R. James
soutient cette idée, suggérée par la description de l‟éducation de Toussaint par Isaac Louverture (Dubois
172). C‟est Laveaux qui a annoncé Toussaint comme un Spartacus venu sauver sa race (Dubois 203).
135
On pourrait en dire autant de l‟histoire haïtienne, qui se répète dans des aspects
négatifs, comme le suggère René Depestres dans sa lettre aux Haïtiens de 2004: “With
the Duvaliers (father and son, 1957-86), what we saw was purely and simply a return to
the terror of the slave plantation” (3). Pour Depestres, il ne faut pas cacher un passé
souvent difficile et lourd, mais l‟exposer:
Let us accept the great pile of nothingness that we have amassed in our ungoing
underdevelopment! [. . .] Let us spread everywhere the good news: far from being
lost Haiti has in the best of its people the treasure that acts to demystify the roots
of the hatred in their lives, and to place them at one go into the order of justice
and love. (Depestres 7-8)
De même, Fignolé fait ressortir le pire chez Toussaint, offrant ainsi la possibilité d‟une
évacuation de l‟histoire, afin de pouvoir la continuer en la changeant, et non plus en la
répétant; c‟est une méthode thérapeutique en quelque sorte pour rendre un certain pouvoir
aux Haïtiens, en leur donnant un rôle actif à jouer dans une histoire qui n‟est pas
condamnée à la circularité, et n‟attend pas un messie, mais des individus qui croient en
leur pays et la possibilité d‟un changement. L‟histoire n‟est pas celle vue par Glissant
comme oubliée, et sans héros, au contraire (et c‟est là que se situe une différence
haïtienne qui complique son histoire). Dans son essai, “Petrifying Myths; Lack and
Excess in Caribbean and Haitian History,” Martin Munro explique à ce sujet: “Post-
revolution Haitian history in this sense transmits to each generation not absence and
emptiness, but a haunting legacy of unrepeatable victories and incomparable heroism; in
short, almost an excess of history” (29). C‟est l‟excès, plutôt que le manque, qui
caractérise pour Munro la littérature haïtienne. Si Depestres insiste sur la répétition de
l‟histoire, Munro lui met l‟accent sur l‟impossibilité d‟une reproduction parfaite d‟une
136
histoire révolutionnaire glorifiée à outrance qui mettrait en quelque sorte “la barre trop
haut,” et contribuerait à mythifier ce passé, ainsi raconté et connu, mais de cette façon
excessive uniquement.
Fignolé et Pasquet apportent donc une solution littéraire à ces conclusions
théoriques et historiques, en réécrivant cette histoire sur des bases humaines et non plus
mythiques. Munro va loin lorsqu‟il prend le contre-parti de Glissant; pour lui, le discours
historique haïtien représente une critique de ceci: “the Glissantian model to see only lack
and dispossession in Caribbean history” (23). Pour lui, le cas d‟Haïti est “atypique” et ne
se conforme pas à la théorie de Glissant (23). Néanmoins, les études sur Toussaint
semblent suggérer un entre-deux: entre une histoire oubliée, à laquelle il est difficile
d‟accéder (documents manquants, biographie de Toussaint d‟avant 1789 très mal connue,
même ses intentions politiques ne sont pas toujours claires), et une histoire en excès
comme le dit Munro. L‟histoire oubliée a tout de même lieu d‟être évoquée ici
également; paradoxalement, c‟est l‟histoire connue haïtienne qui lui fait de l‟ombre:
c‟est-à dire certains épisodes de sa propre histoire, et non plus celle d‟une grande
puissance ou d‟un pouvoir abusif.
D‟autres part, dans la citation du roman de Fignolé citée plus haut (sur la
répétition de l‟histoire), bien qu‟il ne soit pas cité dans le roman, on reconnaît ici les
paroles de Marx (lui citant explicitement Hegel). Toussaint est devenu un critique de sa
propre vie après l‟avoir racontée d‟une autre manière (non héroïque), et il peut alors
évaluer le cours de l‟histoire avec distance -- et le lecteur peut le suivre dans cette
démarche. Il se voit lui-même comme acteur de cette “comédie.” Fignolé rappelle un fait
137
connu des historiens contemporains: Toussaint, au début de la révolution haïtienne, était
un homme libre, non un esclave. Ceci impose une réécriture de l‟histoire, qui avait
incorporé des inexactitudes pour fonder un personnage mythique, qui n‟existe pas en fait
de compte. Pourtant, Toussaint a bien existé, et Fignolé propose ici de le connaître, c‟est-
à dire de le redécouvrir, en ouvrant à nouveau une page que l‟histoire avait classée. De
plus, en insistant sur une certaine spécificité, et sans faire de hiérarchie mais en
reconnaissant simplement des différences évidentes, Fignolé refuse de catégoriser des
particularités politiques, historiques, géographiques, et personnelles (car derrière
“l‟histoire,” il y a des hommes) ou de les englober sous une seule étiquette. Ce refus vient
renforcer l‟impossibilité que de nouveaux dirigeants politiques incarnent l‟ancien héros
(d‟ailleurs mal connu); tout ceci ne serait que répétition (comique) de ce qui n‟a été
d‟ailleurs qu‟une “comédie” avant. S‟il y continuité (car le passé est difficile à briser
radicalement), c‟est surtout dans cette mascarade Ŕ qu‟il est donc préférable de briser.
En même temps, la question de la race reste problématique et n‟est pas si vite
résolue. La spécificité raciale n‟est pas une affaire classée, même si elle a pu être perçue
comme déterminante dans la lutte de Toussaint. Le Toussaint de Fignolé reconnaît avoir
utilisé la carte de la couleur (fabriquée comme prétexte, n‟émanant pas “naturellement”
dans l‟histoire), mais comme stratégie pour rallier les masses, et avec un objectif
purement personnel et dans une quête individuelle du pouvoir:
Moi j‟ai pris la tête d‟un groupe d‟hommes qui n‟avaient de commun avec moi
que la couleur de la peau et n‟osaient espérer un destin. Pour justifier que je fusse
leur chef, je me réclamais sans cesse d‟une communauté de sang avec eux. Peut-
être parce que je n‟y croyais pas moi-même. [. . .] A tout instant je me réfugiais
derrière ma couleur pour impressionner les partenaires étrangers [. . .]. (49)
138
La démonstration est on ne peut plus claire et détaillée dans son raisonnement, le ton
didactique. Les espoirs de la masse sont manipulés par un être opportuniste et avide de
pouvoir.
81
L‟originalité de la situation est que Toussaint est non seulement parvenu à
convaincre une masse fragilisée par sa condition, mais également lui-même; il s‟est
manipulé lui-même, comme s‟il renfermait deux personnalités opposées dans un même
corps.
Les remords ne sont pas que personnels: à nouveau, le personnage de Toussaint
est lié au destin du pays entier, pour le meilleur, ou ici, surtout pour le pire:
Je leur [mes généraux] ai tous appris l‟art d‟être fourbe et de trahir. [. . .] Ils me
craignaient, ne sachant à quel moment je déciderai de leur mort en inventant un
prétexte quelconque. [. . .] J‟aurais dû sortir de mon personnage d‟homme secret
pour communiquer davantage avec eux. Cela eût-il suffit à sauver des rêves
devenus alors communs? A nous sauver nous-mêmes? C‟est-à-dire à créer un
destin autre à Haïti. Peut-être que oui. Bien loin d‟imposer mes projets d‟en haut,
nous les eussions construits ensemble avec la masse des nègres que nous voulions
affranchir de l‟indignité de l‟esclavage. Plutôt que de nous engager dans les
chemins d‟un autoritarisme que les autres après nous pervertiront au lieu
d‟approfondir les côtés positifs de l‟autocratisme, nous aurions balisé ensemble
des sentiers de dialogue, d‟ouverture les uns aux autres pour inventer un destin
solidaire. Nous nous serions gardés d‟encenser dans les références au passé, par
81
Il rappelle bien sûr Duvalier qui a su jouer la carte de la couleur pour inciter au mépris des Mulâtres
(avec toutes les contradictions qui ont accompagné cette vision raciale et raciste inspirée du Noirisme).
Fignolé met Duvalier et Aristide sur le même plan dans le groupe de ceux qui “se réclamaient poètes
présidents” et en donne un portrait peu flatteur qu‟il va ensuite lier habilement à la question raciale:
[Duvalier et Aristide] ont marqué tragiquement l‟histoire récente de ce pays par une dérive
consécutive à leur propension au crime. L‟un et l‟autre ont trahi les pulsions généreuses de leur
poésie et leurs promesses de candidats. [. . .] On les créditait, sur la base de leur programme, d‟être
politiquement à gauche et l‟on est arrivé à ce paradoxe que ni l‟un, ni l‟autre, en-dehors des
slogans démagogiques de leurs partisans, n‟étaient porteurs d‟un projet social de gauche. Pour
rester au pouvoir, la plupart de nos hommes politiques lettrés ont exploité les pulsions primaires
des masses pour les polariser autour de revendications dont la motivation était la haine. Un
proverbe bien de chez nous claironne: le nègre hait le nègre depuis la Guinée. Une façon de
souligner, avec insistance, les travers tribaux qui gangrènent notre société. On n‟a pas évacué les
survivances ni les fantasmes de cruauté du tribalisme africain qui avalise l‟esprit de clan donc
l‟exclusion. C‟est vrai en politique. C‟est aussi vrai dans les lettres. (Gyssels 170-71)
139
des commémorations loufoques, une complicité génératrice de haine. Jamais de
révolte contre nous-mêmes. Contre nos bêtises… (284-85)
Comme dans le cas de la lecture, l‟éducation offerte par Toussaint est détournée de ses
effets positifs. La créativité n‟a que des fins perverties et qui servent des intérêts
personnels; elle est incapable de servir de base solide à l‟avenir du pays. Le nom
Louverture ouvre des chemins, mais ce sont de sombres chemins favorisant (mais sans la
créer, cette dernière création n‟a de responsables que ceux qui l‟ont initiée) la venue
d‟une future dictature. L‟ouverture véritable n‟est pas encore arrivée, annoncée par le mot
mais sans cesse reportée. Si l‟on a reproché à Toussaint de ne pas avoir su communiquer
avec les masses (comme le fait Glissant dans sa pièce), ici cette attitude même (d‟homme
calme et mystérieux, donc retranché dans sa communication) est un rôle qu‟il a joué
également. Fignolé, avec poigne et colère, s‟insurge contre le passé d‟Haïti, son héritage,
les traces laissées pour les générations suivantes. Le passé a ses parts de responsabilité;
mais ce lourd passé se trouve dépassé et surpassé par le présent qui lui succède, qui est
une surenchère des erreurs et des trahisons passées infligées au peuple.
Créolisation de l’histoire haïtienne chez Fabienne Pasquet
La deuxième mort de Toussaint-Louverture de Fabienne Pasquet se situe dans cette lignée
de l‟anti-héros, et j‟en propose une lecture qui poursuit cette exploration de l‟histoire
haïtienne et de son écriture, et du rôle crucial que Toussaint y joue. Le titre du roman de
Pasquet trouve un écho dans un ouvrage totalement différent, historique et promoteur
d‟une histoire haïtienne des plus glorieuses: Le second assassinat de Toussaint
Louverture!! L’un des plus grands réformateurs de la République Dominicaine! Cet
140
ouvrage, qui représente presque un homonyme du roman de Pasquet par son titre, est
paradoxalement utile afin de comprendre ce que le roman de Pasquet n‟est pas; à quoi il
réagit, dans quelle perspective il se situe face à une certaine écriture de l‟histoire. Ce titre
vient en réaction à de “mauvais portraits” qui ont été faits de Toussaint, “les uns plus
faux que les autres!!!” (10). Dans un ouvrage à la ponctuation on ne peut plus vive,
comme l‟annonce déjà le titre, Thony Louis-Charles a un objectif très clair formulé dans
l‟avant-propos: celui de “retrouver au point de vue historique, la bonne marche de notre
vraie histoire de peuple” (5). On peut douter de la profondeur du travail de recherche de
Louis-Charles (avec une seule source citée), qui ressemble à une collection de
connaissances générales sur l‟histoire haïtienne, de ce style naïf dans son enthousiasme
révélateur de vérité.
Néanmoins, cet ouvrage mérite une attention toute particulière par son côté de
dévoilement de la “vérité,” allant ainsi à l‟encontre de l‟œuvre de Pasquet, faisant ainsi
ressortir des caractéristiques originales de son roman pour parler d‟un personnage
tellement connu, ayant fait l‟objet d‟un large éventail d‟ouvrages. Pour Louis-Charles, le
bon portrait serait un portrait juste, qui respecte le réel, par opposition aux “portraits
imaginaires qui n‟ont rien à voir avec la réalité” (29). Or, ce “réel,” à supposer qu‟il
existe comme il le fait, ne se laisse pas saisir si facilement, et laisse parfois place à des
supputations sur Toussaint, qui tombent dans le “mauvais portrait” en ne respectant pas
une version (unidimensionnelle) de Toussaint. Afin d‟éviter ces pièges, Thorny
commence, après ces indignations, par le début: les nom, date et lieu de naissance de
Toussaint, introduits par cette formule qui se veut protectrice et justificatrice de ces
141
renseignements rendus légitime par un raisonnement circulaire (ils sont irréfutables car
historiques, donc irréfutables): “D‟après l‟histoire” (11). Mais la question de savoir ce qui
fait l‟histoire ou comment elle s‟écrit n‟est pas abordée.
Il rejoint ici Raphaël Tardon (né en Martinique), qui aborde la question historique
liée au besoin de “vérité” dans un récit historique plus long, chronologique et détaillé
retraçant la vie de Toussaint, Toussaint Louverture; Le Napoléon Noir (1951). Il conclut
ainsi son “Avertissement au lecteur”:
A d‟autres la besogne d‟interpréter l‟Histoire ou de la “reconstituer” par
recoupements. Pour nous, l‟Histoire est vérité chaque fois que ses sources nous
apparaissent désintéressées, éclatantes et incontestables, ou encore, lorsqu‟une
pluralité de témoignages objectifs convergent sur le même objet. (9)
D‟une part, l‟histoire est ici vue comme une science qui peut être objective, et
l‟interprétation comme un travail différent et indépendant Ŕ ceci dit, la méthodologie de
Tardon reste quelque peu mystérieuse; son récit n‟inclut pas de bibliographie ou de
sources citées dans le corps du texte. D‟autre part, il en ressort que Toussaint fait partie
de l‟Histoire; en d‟autres termes, on est loin ici d‟une histoire oubliée ou d‟un peuple
antillais dépossédé de son histoire, tels que les décrit Glissant dans son Discours antillais.
L‟écriture de l‟histoire de Tardon n‟a besoin d‟aucune opacité. Son écriture est donc des
plus limpides, à l‟image de sa vision de l‟histoire, et sans fragmentations. Elle commence
avec Fatras-bâton pour finir logiquement, après la mort de Toussaint, avec Dessalines.
De même, Michel Vaucaire se donne comme objectif le récit historique et
véridique de Toussaint dans L’Etrange Destin de Toussaint-Louverture (1933), une
œuvre présentée comme un roman tristement très réaliste, et qui respecte une chronologie
linéaire et des descriptions scrupuleuses. C‟est sans doute pour cela que Vaucaire
142
s‟insurge contre le Toussaint de Lamartine qui choisit une approche romantique et
fictionnelle, alors que Vaucaire se présente lui-même comme le point de vue objectif, et
donc idéal, pour raconter cette histoire.
82
Il préface sa bibliographie de la sorte:
La plupart des ouvrages sur Toussaint-Louverture ont été écrits soit par des colons
haineux, soit par des nègres ou des mulâtres. C‟est dire leur partialité. Pour les
uns, Toussaint est un bandit sans scrupule ni même intelligence, pour les autres
c‟est le Christ de la race noire. On lui prête des discours dignes des philosophes
de l‟Encyclopédie.
Nous signalons la pièce de Lamartine comme curiosité. C‟est un mélodrame
ridicule où se trouvent peut-être les vers les plus médiocres qui aient jamais été
écrits en français; témoins:
[. . .]
Tremblant à chaque fois de voir, avec l‟aurore,
Rougir à l‟horizon le drapeau tricolore! (227)
Vaucaire est forcément dérangé par deux aspects: le contenu (la sympathie de Lamartine
pour la cause de Toussaint et la menace que représentent les Français suggérée par
l‟auteur), mais aussi le style et la poétisation, fictionnalisation volontaire de l‟histoire.
Au contraire, Fabienne Pasquet va dans son roman exploiter l‟univers de la
fiction. C‟est ainsi qu‟elle va pouvoir favoriser les points de rencontres possibles entre
des histoires à premier abord différentes (dans la géographie et le contexte politique):
celle de la Prusse et celle de Saint-Domingue, en rendant possible des échanges entre
deux prisonniers. L‟écrivain allemand Heinrich Von Kleist (qui en réalité s‟est suicidé en
1811) est incarcéré dans l‟ancien cachot de Toussaint à Fort-de-Joux, et dialogue avec un
Toussaint mort revenant habiter le lieu de ses derniers instants, après avoir été invoqué
par Kleist. Pasquet estompe les différences d‟origine et de couleur de la peau, ainsi que la
82
Son point de vue “objectif ” se remarque particulièrement dans son traitement de Dessalines, assez
typique des historiens français de cette époque. Dessalines est l‟opposé de Toussaint: un être brutal qui
aime massacrer les Blancs: “[. . .] Dessalines n‟est pas un novice. Il s‟y connaît en atrocités et massacre les
blancs qui lui tombent sous la main” (220).
143
frontière entre la vie et la mort. Sans nier l‟existence de différences, elle choisit de mettre
l‟accent sur une expérience commune, et de faire ressortir les liens et les dialogues
possibles entre les histoires. Son approche offre des ponts entre des oppressions
autrement isolées, afin de montrer des luttes communes et des histoires que l‟Histoire a
séparées.
83
Par son roman, elle offre une réponse à une critique développée par Michael Dash
dans son essai, “Haïti Chimère.” Dash explique le danger que peut avoir la théorie de
l‟exceptionnalisme haïtien: “The idea of Haiti‟s singularity or uniqueness was invariably
underplayed by her early thinkers and often recognized in the nineteenth century as a
direct or indirect product of a discourse that sought to ostracize the revolution” (Munro
11).
84
D‟ailleurs, Dash rappelle que le but de la révolution haïtienne était le même que le
but avoué de la révolution jacobine en France: appliquer les droits universels de
l‟homme. Les esclaves de Saint-Domingue ont surpassé la métropole lorsqu‟ils ont suivi
et voulu pratiquer cette idée d‟universalisme (10):
The liberatory possibilities of the Enlightenment were not meant to be applied in
Caribbean plantation society. Global interaction in a modernizing world meant,
however, that the periphery could now become the site of a concrete, radical
application of ideas from the centre [. . .]. (10-11).
83
Le seul article publié sur ce roman, “Jeux de doubles à Joux” de Joëlle Cauville, se fait d‟ailleurs à partir
des contacts: entre Kleist et Toussaint, sur les doubles et les symboles. Cauville en revanche n‟aborde pas
la question de l‟histoire, et ne se concentre pas sur le personnage historique de Louverture, alors que c‟est
ici le choix de mon approche.
84
Il partage ici une idée exprimée par l‟historien haïtien Raphaël Trouillot, selon lequel les intellectuels
haïtiens considéraient avec justesse que les théories d‟exceptionnalisme haïtien (évoquées en Europe et en
Amérique du Nord au dix-neuvième siècle) étaient racistes; avant le vingtième siècle, les écrivains haïtiens
ne prônaient pas leur singularité (Munro 11).
144
La colonie s‟est emparée d‟un pouvoir qui ne lui était pas destiné; elle a su récupérer des
idées (européennes) et les pousser (par la force et dans le sang, mais sans jamais reculer)
vers leur valeur universelle. S‟il y a exceptionnalisme haïtien, c‟est peut-être dans son
anticipation performative d‟un phénomène historique mondial: la décolonisation et
l‟indépendance.
Dans La deuxième mort de Toussaint-Louverture, Toussaint ne revoit plus
seulement Saint-Domingue et le passé, comme dans Monsieur Toussaint de Glissant.
Pasquet n‟isole plus Toussaint Ŕ car c‟est bien l‟isolement d‟Haïti également qui a fait
son exceptionnalisme.
85
Il n‟est plus seul avec ses secrets et ses mystères non partagés,
mais revient pour dialoguer avec un vivant. Les périphéries se rencontrent dans le centre,
ainsi porteur de valeurs positives malgré la mort de Toussaint. Dash remarque que dans
Monsieur Toussaint, “[. . .] the prison in Fort du Joux becomes an incalculable border for
a constitutively homeless, transatlantic Caribbean space” (18). Ceci dit, les échanges n‟y
sont jamais constructifs (il n‟y a qu‟accusations et folie de Toussaint à la fin). Au
contraire, dans le roman de Pasquet, le cachot devient le lieu des contacts entre deux
histoires d‟opprimés, et l‟espace de résistance peut s‟étendre dans le monde: “Votre
guerre n‟a pas été une guerre banale, il en allait pour vous de l‟existence ou du néant,
poursuivit Kleist avec chaleur. Ce devrait être une grande leçon pour les peuples
opprimés d‟Europe” (74). Pasquet ne place plus la France au centre d‟une leçon
universaliste sur les droits de l‟homme, et sort également des Caraïbes ou de l‟espace
85
Dubois parle du refus de reconnaître l‟existence d‟Haïti, notamment avec l‟exclusion de relations
diplomatiques, entreprise par Jefferson et qui dura jusqu‟en 1862; la France exigea des indemnités en
échanges de relations diplomatiques et économiques qu‟Haïti accepta de payer en 1825 (303).
145
Atlantique pour à nouveau forcer à un décentrage géographique et historique. De plus, la
deuxième mort suppose que la première est passée. La deuxième va pouvoir se
reproduire, mais avec un changement, en devenant réussite et non plus échec. La mort
surpassée, l‟histoire peut continuer.
Le roman de Pasquet a l‟audace de refuser de reproduire une relation de
centre/périphérie (pour reprendre les notions de Glissant) dans la structure narrative
même du roman. Toussaint n‟est plus le personnage principal, comme c‟était le cas chez
Métellus, Dorsinville, Glissant, Fignolé et d‟autres. Le “héros” est un rôle partagé entre
Kleist (un détenu effrayé, et dont les convictions se trouvent ébranlées) et Toussaint. La
prison devient le microcosme des contacts, de créolisations des individus qui vont
entreprendre un voyage personnel et intérieur, changer et se transformer en autre chose,
celui de Saint-Domingue mais pas seulement: celui d‟une conception de la Caraïbe, qui
dépasse les frontières territoriales.
86
Toussaint rappelle d‟ailleurs cette créolisation dans
La deuxième mort de Toussaint Louverture: “Toi qui aimes les mots, sais-tu que créole
vient du mot “créer”? […] Créole, comme la nouvelle langue, la nouvelle race, nouvelle
création pour un monde nouveau” (104). La création cachée de la prison est aussi celle
née de mélanges inattendus dans ce lieu.
86
Le processus de créolisation est ainsi abordé dans l‟Eloge de la Créolité: il n‟est “pas propre au seul
continent américain (ce n‟est donc pas un concept géographique) et [. . .] désigne la mise en contact brutale,
sur des territoires soit insulaires, soit enclavés [. . .] de populations culturellement différentes [. . .]” (30);
“Réunies en général au sein d‟une économie plantationnaire, ces populations sont sommées d‟inventer de
nouveaux schèmes culturels [. . .]” (31). La créolisation que je propose chez Pasquet va plus loin: elle
dépasse cette origine plantationnaire commune, car elle sait voir d‟autres liens; elle n‟appartient à aucun
lieu et peut se concevoir et se réaliser dans le centre même de l‟oppression: la prison du Blanc qui espère
anéantir la liberté noire acquise dans la révolution.
146
Pour Kleist, accepter le contact ne s‟avère pas chose facile, car l‟isolement est
idéalisé comme espace de création (par contraste avec la créolisation): “La prison est un
lieu abstrait, propice à la réflexion et à l‟imagination; si seulement on pouvait y être seul!
Tout y pousserait, le silence, la rigueur de l‟architecture, les murs lisses comme une page
blanche” (112). Pourtant, Kleist propose également des ouvertures et des liens entre
différents peuples, et sort de cet aspect “lisse.” Paradoxalement par la présence de Kleist
qui voue une adoration à la prison et à la solitude qu‟elle procure, Haïti n‟est plus isolée,
tout comme la prison n‟est plus un lieu d‟isolement. Kleist apprend à apprécier les
contacts qu‟elle invite à avoir:
Suivant des yeux la main noire, le jeune homme vit apparaître une inscription
estompée par un glacis de calcaire. Un peu plus loin, un gibet grossièrement tracé
se dessina entre deux concrétions, chevauchant la trame élémentaire d‟un cœur
que l‟érosion finissait de dévorer. Dessins, croix, noms, Liberté! vive untel…! ou
mort à…! se bousculaient dans un palimpseste que la pierre et l‟eau semblaient
renvoyer d‟une nuit immémoriale. De l‟écho exténué des graffitis, le doigt du
Noir, pareil à un révélateur, faisait surgir un concert de voix. Telle une échancrure
de la mémoire, la pierre tatouée exprimait l‟essence du cachot: haine, violence,
douleur, solitude, désespoir, mort, mais aussi amour, espérance, rêve, liberté,
vie… Un monde bouleversant grouillait sous les yeux dessillés du poète.
Toussaint prit la chandelle et éclaira l‟endroit où il avait entrepris de
gratter la paroi. (114-15)
Le cachot tient de la caverne préhistorique, de par ses dessins et ses traces, mais aussi du
bagne de Guyane tel qu‟il est vu par Patrick Chamoiseau dans Guyane: Traces-mémoires
du bagne: porteur de la Trace-mémoires, il est ce lieu-témoin où les souffrances “parlent”
par la trace indélébile, elles qui ont résisté à l‟enfermement sans fin et n‟ont pas figuré
dans des documents écrits.
87
La paroi du cachot devient une photographie (comme les
87
La Trace-mémoires est ainsi expliquée:
147
pages de texte du livre de Chamoiseau cèdent ensuite place à des photographies des
ruines du bagne) grâce à Toussaint qui sert de “révélateur” dans le texte, avant d‟en faire
une véritable toile car on peut ajouter à ce qui est déjà créé.
La particularité de la création de Toussaint repose aussi sur le fait que le
témoignage est “total” en ce qu‟il incorpore le passé mais reste ouvert au présent, et aussi
en ce qu‟au visuel, s‟ajoutent les sons (par le “concert de voix”). Toussaint ne parle plus
des actes qui ont fait de lui un héros. Ici, c‟est en tant qu‟artiste qu‟il prend la parole:
Sur le rocher, les couleurs racontent l‟histoire de la terre où s‟érige la forteresse.
Là c‟est un lichen, on lui a volé la lumière en murant la fenêtre. Il dort, mais vit
toujours. Là, un oxyde. Rouge, jaune, noir, vert, blanc, bleu, brun. L‟eau qui les
porte se souvient du soleil et des innombrables couches qu‟elle a traversées dans
son périple. (115-16)
C‟est le lieu qui parle, et on assiste plus particulièrement à un témoignage écologique de
l‟expression d‟une créativité créole (dans le sens donné par Toussaint plus haut, en
continuation avec celui de Glissant) à partir du lieu d‟enfermement. De la même façon
que la colonie née du traumatisme de la traite et de l‟esclavage donnait lieu (littéralement:
en transformant le lieu pour en engendrer un autre structurellement différent) à une nation
libre, la prison, par la création, donne lieu à un espace de transformation et d‟expression
de soi à partir du lieu qui vise l‟anéantissement de toute liberté individuelle.
L‟espace d‟Haïti, symbolisé par celui de la prison, est à élargir de la même
manière que ne l‟est celui du cachot. Haïti n‟est pas considérée que par rapport à elle-
C‟est un espace oublié par l‟Histoire et par la Mémoire-une, car elle témoigne des
histoires dominées, des mémoires écrasées, et tend à les préserver.
La Trace-mémoires n‟est envisageable ni par un monument, ni par des stèles, ni par des
statues, ni par le document-culte de nos anciens historiens.
La Trace-mémoires est un frisson de vie alors que le monument est une cristallisation
morte. Elle fait présence quand le monument s‟érige. (16-17)
148
même ou à un héros mythifié, mais se trouve sur le même plan, dans la même ligne de
pensée que d‟autres pays. Haïti n‟est plus seule contre tous (comme Saint-Domingue
contre les Anglais, les Espagnols, les Français, puis Haïti contre les Etats-Unis). Le
combat contre les Français ne lui est pas spécifique, comme le montrent ces paroles de
Kleist: “Chiens de Français! Il les haïssait, eux, leur violence, et leur grossièreté.
Comment ce peuple, qui avait vu naître tant d‟admirables artistes et de penseurs, pouvait-
il en être réduit à devenir le fléau de l‟Europe?” (13). La révolution haïtienne n‟est plus
seulement une reproduction du modèle français, ou un phénomène à situer en relation
avec l‟histoire de la Caraïbe; elle est plus largement une réaction prévisible à une
invasion (ici française) illégitime et dictatoriale. Ce n‟est plus Haïti qui est le pays du
fléau et des excès politiques autoritaires. Haïti, ici, est un précurseur en matière de droits
de l‟homme et de lutte contre l‟oppression, et Kleist vante son mérite: “Malgré sa mort,
votre Consul a perdu Saint-Domingue. Haïti est une république indépendante depuis trois
ans. Votre Bonaparte a été mis en échec par des Nègres [. . .]” (13).
Au lieu d‟un exceptionnalisme haïtien, c‟est tout le contraire que propose La
deuxième mort de Toussaint-Louverture: un certain universalisme. Si Toussaint concède
à Kleist: “[. . .] tu as dit que je me suis identifié au héros inventé par l‟abbé Raynal et tu
as raison. Ce héros a été rêvé par un Blanc, et sa peau est noire en effet” (165-66), il
continue ainsi:
Mais si l‟esprit est empreint des traditions qui l‟ont façonné, et elles peuvent être
multiples et variées, ce qui est mon cas, sache que le cœur est peint des couleurs
des sentiments, qui, eux, sont communs à tous les hommes. (166)
149
Toussaint se fait précurseur ici en devançant l‟aliénation du Martiniquais dont parle
Fanon dans Peau noire, masques blancs (auquel Pasquet fait référence implicitement
dans son roman). Toussaint affirme plus tard dans le roman: “[. . .] patiné de culture
blanche, je tente de cerner cet homme créole que je suis. Je ne me résume pas au héros
blanchi, derrière le masque duquel la mort m‟a fauché, et raté” (208).
Toussaint n‟est pas l‟aliéné (martiniquais, (ex)colonisé), et la question est réglée
tôt dans l‟histoire. Il a su identifier les structures forçant cette aliénation, mais a su
également voir au-delà de la couleur de la peau pour se construire, et a su comprendre
ceci: “L‟homme que je suis ne se résume pas à une copie [du héros de Raynal], je suis
aussi l‟original de moi-même” (167). C‟est reconnaître cette multitude d‟originaux qui
mène à aller du particulier au général, et de l‟image du héros à des valeurs humaines.
D‟ailleurs, le roman se base sur un mélange d‟originalité mais aussi de simplicité dans sa
logique, car Toussaint est revenu à cause de cela: “Je n‟aurais sans doute pas raté ma
mort si j‟avais été cohérent…” (181). La circonstance “ irréelle” du retour de Toussaint
dans le lieu de sa mort ne se produit que parce qu‟il y a eu échec; en même temps, c‟est
ce qui rend Toussaint humain, tellement humain qu‟il va mourir à nouveau. Ainsi, un
phénomène surnaturel est lui aussi à interpréter paradoxalement comme un signe
d‟humanité simplement, non d‟héroïsme (immortel et sans contradiction). Le danger de
faire de Toussaint un héros réside aussi dans le fait que cela tend à faire un prototype de
l‟homme noir: héros ou rien: “Puis il demanda à Kleist si l‟idée d‟un Noir doué de raison
était acceptable? Ce dernier ne pouvait-il être qu‟un héros, engeance mythique se
soustrayant à la réalité?” (209).
150
La conception d‟une mort réussie diffère totalement chez Kleist. Soldat au début,
il abandonne ensuite la vie militaire, écœuré par “des ordres insensés et une violence
gratuite” (15). Il avait d‟abord opté pour une carrière militaire, motivé par une fascination
pour la mort, avant de se lancer dans la poésie:
Dès sa plus tendre enfance, le poète avait été fasciné par l‟éventualité de sa propre
mort et par le suicide envisagé comme un acte héroïque. Mais, moins d‟un an
après qu‟il eut quitté son foyer, sa mère décédait. Foudroyé par l‟insoutenable
douleur et le vide déchirant causés par la disparition de l‟être qui lui était le plus
cher, Kleist ouvrit les yeux sur cette nouvelle figure de la mort: la mort de l‟autre.
[. . .] Jamais l‟adolescent, aveuglé par la fascination de son futur suicide, n‟avait
pris la peine d‟envisager cet aspect du trépas. [. . .] La réalité de la mort de l‟autre,
vécue au plus profond de son âme et de son corps, balaya d‟un seul coup les
interrogations métaphysiques qui l‟avaient habité jusque là. (15)
C‟est de façon empirique, après une expérience concrète (“la réalité”) que Kleist change.
Néanmoins, il reste aussi radical qu‟avant dans l‟acquisition d‟une nouvelle philosophie:
la fascination a été remplacée par une croyance profonde en la réalité des choses et du
monde (qui paradoxalement le mène à continuer à croire en un certain héroïsme, et non à
l‟abandonner). Elle repose sur ce but: “Ce but, résumé par un mot à la fois magnifique et
terrifiant: la Vérité [. . .]” (15). Les adjectifs renvoient à nouveau à la fascination
aveuglante. Son besoin d‟héroïsme ne s‟est pas dissipé; il s‟est métamorphosé dans un
autre domaine: la quête de la vérité et la supériorité du poète, capable selon lui de
“rivaliser avec les dieux” (21). Il s‟agit en quelque sorte du parcours de Toussaint,
inversé: Toussaint a été perçu comme un messie, pour reprendre l‟image religieuse de
Pasquet (c‟est la façon de le présenter de Nemours ou Fouchard notamment); sa mort fut
aussi envisagée comme un acte héroïque (comme le suggère Lamartine).
151
Les histoires s‟entrecroisent, se déplacent d‟un lieu à l‟autre, d‟un domaine à
l‟autre, et ne s‟excluent pas malgré des géographies et des époques différentes. Kleist a
voulu cette cellule car c‟était celle de Toussaint; il rappelle aussi la présence d‟un autre
détenu, et continue son idéalisation de la prison:
Profitant de cette solitude imposée pour rédiger, entre autres, un Essai sur le
despotisme, Mirabeau avait prouvé une fois de plus que l‟esprit venge le corps
humilié par la geôle. Le poète entendait bien suivre son exemple. [. . .] A la
pensée de cette célébrité qui l‟avait précédé dans le malheur, le jeune homme
sentit croître son auréole de martyr. (22-23)
C‟est le passé qui détermine le présent et l‟avenir de Kleist, comme s‟il pouvait
s‟emparer de cette aura qui règne dans la prison et s‟en vêtir. Les idéaux de Kleist sont
vus de façon romantique ironiquement, mais cette vision, exagérée, se trouve
en même temps ridiculisée.
Au contraire de Kleist, le personnage de Toussaint reste simple dans son langage,
mais mystérieux et vague quant à ses actions passées Ŕ tout le contraire du Monsieur
Toussaint qui déguise son langage et se justifie devant les fantômes du passé. Lorsque le
fantôme de Toussaint apparaît dans la cellule de Kleist, qui lui demande qui il est, voici la
réponse qu‟il reçoit :
Epargne-moi cette comédie. Je n‟ai pas demandé à être là. Cette histoire est
extravagante. J‟ai eu la faiblesse de croire un instant que tu n‟étais pas comme les
autres. [. . .] Ne cherche pas d‟excuse, je sais, en dépit de grandes qualités, on
peut être amené à faire des choses insoupçonnables pour survivre. Je ne te dirai
rien de plus qu‟aux autres, alors évite de m‟adresser la parole. (35)
La comédie n‟est plus du côté de Toussaint (comme chez Glissant ou Fignolé). De plus,
Toussaint ne se lance pas dans du factuel, mais dans des commentaires d‟ordre général,
ambigus, et s‟appliquant à lui-même à mots couverts. Il s‟agit d‟un Toussaint désabusé,
152
revenu dans un milieu où il était haï. C‟est justement en ne lui faisant rien dire que
Pasquet lui rend son caractère: celui d‟un être mystérieux et qui n‟a pas assez
communiqué avec les masses (contrairement à son bavardage incessant dans Moi,
Toussaint Louverture…, un vrai “one man show”).
L‟incrédulité de Kleist devant cet homme provient du fait que ce dont il est
témoin est incompatible avec la représentation idéalisée de Toussaint qui était la sienne:
“Ce gnome qui ne savait même pas écrire serait-il? Impossible!” (50). Kleist avait éclaté
de rire devant le “charabia” de Toussaint qui écrivait sa lettre “OConsul NapoLéon
Bonapart, Lepremié dénoir opremié déblans” (40). Ce “charabia” pourrait également se
voir comme un discours qui incorpore du créole.
88
Avant de le voir, Kleist en avait une
toute autre conception: il le voyait comme un “Spartacus noir, beau comme un Dieu,
brandissant l‟étendard de la Liberté” (28), un “magnifique ange noir,” il l‟apostrophait de
façon grandiloquente et biblique, en parlant de ses exploits qui rappellent ceux de Moïse
capable de traverser la mer rouge:
Alors, comme un raz de marée, ton peuple s‟est soulevé, a forgé la foudre, et en
chantant a brisé ses fers. Toussaint! O, fils chéri des dieux, tu as su orchestrer le
chaos et rompre les chaînes de l‟esclavage. Hercule africain [. . .]. (29)
Vu comme un demi-dieu, Toussaint était valorisé dans le sens qu‟il était une reproduction
d‟un héros “universel” mythologique (c‟est-à dire blanc).
A nouveau, c‟est Kleist qui se place du côté de la tragédie: il déclame des clichés
sans fin comme s‟il était sur la scène d‟un théâtre antique, ses phrases sont longues, il
88
En créole, certains mots viennent par exemple de deux mots français accolés (article et nom), comme
“lekòl” ou “legliz” pour “école” et “église,” ou “mezanmi” comme expression pour évoquer la surprise
(littéralement, “mes amis”). Les exemples sont nombreux.
153
multiplie les allégories et images, et sa formidable éloge du héros noir est basé sur des
préjugés racistes bien connus qui situent les Blancs comme le modèle et les Noirs dans la
sauvagerie:
De ces adorateurs de serpents et d‟alligators, vêtus de palme et de coquillage, tu
as fait des hommes. T‟inspirant des plus beaux concepts de l‟homme civilisé, de
ces pauvres hères abandonnés des dieux [. . .], tu as fait ton peuple. (29)
Kleist se comporte comme l‟ancien missionnaire dont parle Frantz Fanon dans Peau
noire, masques, et finalement, Toussaint n‟est pas le bon Noir qu‟il avait imaginé.
89
Le
Toussaint qu‟il voit est pour lui un Toussaint qui n‟existe pas en quelque sorte, car il
diffère totalement de la réalité qu‟il s‟est construite (qui si elle est “fausse,” n‟en demeure
pas moins sienne et réelle à ses yeux). De même (et cela illustre bien l‟argument de
Fanon), cette adoration tourne en haine raciste (voisine de l‟adoration raciale), et
l‟incrédulité de Kleist survient aussi, paradoxalement, lorsque Toussaint accomplit
quelque chose de positif et le soigne: “Ce Nègre était trop intelligent pour un Nègre, trop
laid et perclus de douleurs pour être un héros ressuscité” (65).
Au lieu de retracer l‟histoire de Toussaint, Pasquet le fait revenir pour évoquer,
entre les lignes, la façon dont cette histoire est écrite: sujette à des incertitudes mêlées à
des détails connus sur Toussaint (comme le fait qu‟il lui était interdit de se raser). Pasquet
joue avec l‟opposition binaire apparence/ réalité afin de montrer les lacunes de l‟écriture
de l‟histoire, dénuée d‟imaginaire et donc incomplète, tronquée en quelque sorte:
Tu n‟existes pas, affirma-t-il enfin en lâchant prise, les soldats ne t‟ont pas vu,
retourne d‟où tu viens.
Le Noir gloussa et lui dit qu‟il trouvait un peu simple de s‟en remettre ainsi au
jugement d‟autrui. Kleist non plus ne l‟avait pas vu quand les soldats étaient
89
Fanon écrit: “Pour nous, celui qui adore les nègres est aussi „malade‟ que celui qui les exècre” (6).
154
entrés, mais à présent il le voyait… Si lui-même n‟existait pas, il n‟était autre
alors que le fruit de l‟imagination de son interlocuteur. C‟était donc au poète
d‟inventer autre chose. (42)
Les perceptions humaines ne reflètent pas et ne reconnaissent pas la “réalité” lorsque
celle-ci sort du cadre connu. Face à une certaine défamiliarisation, l‟homme ne peut
qu‟inventer l‟histoire pour combler les manques causés par les éléments incompris,
mystérieux, sans explication aucune. Conscient de l‟existence de vérités au pluriel,
Toussaint en conclut: “L‟important n‟est-il pas de faire un choix, d‟opter pour une vérité
et de s‟y tenir pour parvenir au but désiré? Même si elle n‟est pas absolue…” (60). Ceci
peut s‟appliquer à Toussaint, à ses décisions constitutionnelles, mais aussi au travail de
romancier ou d‟historien, qui choisissent leur vérité.
L‟historien n‟est plus le détenteur d‟une histoire à laquelle il a accès par des
documents irréfutables Ŕ croire le contraire serait être aussi naïf que Kleist: sans l‟arrivée
du fantôme pour tout expliquer, les murs semblaient parler pour ainsi dire, mais ils ne
disaient que ce que Kleist voulait bien entendre (et c‟est le seul point de vue que le
lecteur avait et prenait comme “réel”): “[. . .] les murs exhalaient la présence du héros.
Kleist aimait croire que les pensées d‟un génie sont immortelles et continuent de hanter
les lieux qui les ont abrités” (28). Ceci dit, par un renversement ironique, Kleist a presque
raison Ŕ en apparence, on pourrait dire que sa théorie s‟est vérifiée par l‟expérience,
puisque Toussaint revient effectivement, mais pas à cause de sa grandeur, mais de sa
faiblesse: il revient pour réussir sa mort. Ainsi, même la supériorité du lecteur qui doute
est remise en question ici, car l‟idée exagérée de Kleist se concrétise.
155
Quant à Toussaint, ces choix se révèlent petit à petit comme des échecs, et c‟est
ce qui explique une attitude souvent sarcastique, car c‟est ici un Toussaint désabusé qui
s‟en fait prendre au jeu des apparences dans lequel il s‟est perdu:
Mais au contact de la réalité, l‟idéal change de visage et on a souvent de la peine à
reconnaître son rêve initial. Changeant de statut, on change soi-même sans s‟en
apercevoir, le hasard des circonstances façonne les vertus comme les vices.
Quand on se retrouve à la tête d‟un territoire dont on est le gouverneur, force est
de constater que le bien de l‟Etat prime sur toute autre chose. La liberté
individuelle passe après… (76)
Graduellement, Toussaint en arrive à un douloureux “Je me suis trompé” (77) au sujet de
la France, reconnaissant son erreur de lui être resté fidèle et d‟avoir cru en Bonaparte,
devant un Kleist outré qui décrit ce dernier comme: “Le plus monstrueux des dictateurs,
le pire des vautours qu‟ait connus le monde moderne” (77-78). Si l‟on s‟étonne souvent
des dictatures en Haïti ou même plus généralement, dans les pays anciennement
colonisés, Kleist fait ressortir que les grandes valeurs des droits de l‟homme n‟ont pas été
les seules à avoir été récupérées, et la France a su servir d‟un beau modèle quant à une
révolution ratée et récupérée ensuite par un dictateur. Toussaint, même vu sous ses pires
angles, ne l‟égale pas et ne fait pas de la révolution de Saint-Domingue cette “pauvre
révolution” (78) qu‟est la révolution française. Pasquet critique implicitement
l‟idéalisation de l‟histoire française, et la révolution française ne représente plus le point
de départ de la révolution haïtienne, mais celui des erreurs perpétuées sur l‟écriture de
l‟histoire. Toussaint n‟a pas su déceler cette manipulation de l‟histoire (basée sur des
mythes):
Le Noir désemparé baissa la tête; puis, non sans une certaine timidité, comme s‟il
craignait une nouvelle agression, il assura n‟avoir entendu parler que des victoires
156
de Bonaparte. Vu de là-bas, c‟était la liberté en marche. La France et sa liberté. La
liberté à l‟assaut de l‟Europe. (78-79)
Face à cet idéalisme, la question rhétorique de Kleist est cette fois le retour à la “réalité”:
“Et vu de ce cachot, qu‟est-ce donc?” (79). C‟est le lieu qui occupe le rôle souvent
attribué au narrateur, celui de point de vue, et qui parle le mieux de toute une expérience
et de toutes les histoires.
* * * * *
Kleist excelle à lire l‟histoire de Toussaint, tout comme ce dernier parvient à lire Kleist,
car tous deux ont la distance nécessaire pour le faire. C‟est également ce qui permet au
Toussaint de Fignolé de mieux comprendre le Toussaint vivant et ses erreurs, par la
distance temporelle qui permet d‟examiner le passé et de s‟examiner soi-même, de se
redécouvrir afin de percevoir une autre histoire qui était restée ensevelie, et qui peut
mener à un autre avenir. Ce réexamen du passé est crucial pour Fignolé comme pour
Pasquet.
Fignolé souhaite un changement du présent et de l‟avenir, dont dépend la
relecture du passé; de plus, le présent doit également avoir le courage de s‟émanciper du
passé, comme l‟esclave s‟est émancipé de l‟esclavage. Traîner le passé comme un boulet,
c‟est continuer, dans un autre domaine, le cycle infernal balisé par l‟esclavage, en rendant
possible la continuation de l‟exploitation des masses, et de leur croyance en un héros
libérateur qui les sauve, pour le bien du collectif, au lieu de croire en l‟individu et en son
pouvoir libérateur Ŕ le chapitre suivant adresse d‟ailleurs directement cette question. Voir
l‟histoire comme une spirale permet de ne plus l‟enfermer et de lui offrir des possibilités;
157
en évoluant vers le haut, la spirale tient compte du passé mais sans en être esclave, tout
en reconnaissant la formule linéaire comme inadaptée.
Quant à Pasquet, elle se complaît dans l‟univers de la fiction pour laisser libre
cours aux conversations et préoccupations philosophiques, essentielles au cours de
l‟histoire haïtienne, mais absentes de son écriture. Elle instaure le doute, les remises en
question, l‟incertitude entre réalité, imagination, folie, et surnaturel, en encourageant
ainsi un ébranlement constant des frontières et classifications tenues pour évidentes et
absolues. Elle ne détient ni ne brandit aucune vérité sur Toussaint; elle ne cherche pas à
révéler des mystères résolus ou à transmettre un message politique clair, sinon celui du
refus de l‟acceptation aveugle. Pasquet parvient à sortir de la littérature engagée,
indigéniste, ou de l‟immigration (genres couramment associés à la littérature haïtienne),
mais en traitant du sujet historique et politique par excellence, et en le liant au
remaniement territorial.
Ces deux romans montrent que le sujet de Toussaint, toujours au cœur des études
historiques, est loin d‟être épuisé en littérature grâce à une créativité constante. La
littérature n‟hésite pas à sortir de l‟histoire, à incorporer la fiction, à tresser les deux dans
un produit artistique nouveau, proposant de façon performative un modèle pour Haïti
dans sa tentative de lutte contre l‟isolement mondial, contre l‟enfermement dans une
histoire de catastrophes qu‟on lui attribue automatiquement, comme si le pays était
condamné de toute façon, et contre tout exceptionnalisme qui justifierait naturellement
son superlatif trop bien connu de pays le plus pauvre de l‟hémisphère Ouest.
158
Chapitre 3:
L’ironie comme arme contre la dictature Duvalier dans Le goût des
jeunes filles de Dany Laferrière
Dans le quatrième volet de ce qu‟il appelle son “autobiographie américaine,” Le goût des
jeunes filles (1992), Dany Laferrière choisit d‟aborder la période de la dictature sanglante
des Duvalier. Après le célèbre et scandaleux Comment faire l’amour avec un nègre sans
se fatiguer (1985), son premier roman, qui raconte avec humour les chroniques sexuelles
de Vieux Os, fraîchement arrivé à Montréal, Eroshima (1987), qui accorde également une
place privilégiée au fantasme sexuel, et L’odeur du café (1991), consacré à sa grand-mère
Da, pendant son enfance à Petit-Goâve, Laferrière revient à Port-au-Prince dans Le goût
des jeunes filles. Par le biais de Miami, ville de laquelle écrit le narrateur, Port-au-Prince
devient pourtant le lieu principal du roman, et la capitale devient le lieu de l‟éducation
sexuelle du jeune héros, dans un fond de dictature impitoyable.
Néanmoins, bien que la dictature soit fréquemment évoquée dans son
autobiographie américaine, Laferrière se revendique comme un écrivain apolitique. Il
insiste sur son désir d‟éviter le politique à maintes reprises, notamment dans Cette
grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit? (1993), lorsqu‟il
réagit à la critique et aux réactions survenues après Comment faire l’amour avec un nègre
sans se fatiguer et écrit: “Je n‟écrivais pourtant pas pour changer le monde. Je voulais
simplement changer de monde” (109). Il affirme également avoir décidé d‟écrire son
premier roman non pas dans un but politique mais seulement contre son concierge de
159
l‟époque (114).
90
Il rappelle son refus de s‟engager dans Le cri des oiseaux fous (2000),
roman consacré à son départ forcé d‟Haïti pendant la dictature de Baby Doc pour
échapper à la mort ou la prison. Il explique qu‟il est contre l‟idée qu‟il faut passer son
temps à parler toujours de la même chose: la dictature; il écrit ironiquement: “Subir la
dictature, c‟est déjà beaucoup. On ne peut pas demander à ces mêmes gens de la
combattre” (64).
C‟est précisément ce choix, cette prise de position dans le refus même de la prise
de position et par l‟ironie, dans un contexte politico-historique où toute prise de parole
revient à une prise de position, qui contribue à faire du Goût des jeunes filles une œuvre
d‟engagement politique. Dans J’écris comme je vis: Entretien avec Bernard Magnier
(2000), Laferrière affirme d‟ailleurs que Le goût des jeunes filles est son roman le plus
politique parce que:
La question [politique] se pose sur un plan privé comme sur un plan public. Le
sexe dans un contexte de dictature. Et la réponse qu‟apportent ces jeunes filles me
plaît assez: une extraordinaire énergie de vivre comme elles l‟entendent leur vie
d‟adolescentes et de jeunes femmes (elles ont de quatorze à vingt ans dans le
livre). Leur combat n‟est pas seulement contre la dictature mais contre tous ceux
qui tentent de détruire la vie, qui vous font périr d‟ennui, qui vous emmerdent, et
cela de quelque bord qu‟ils soient. (145-46)
On l‟aura compris, les contradictions font partie de Laferrière. Le lecteur ne doit pas
croire tout ce qu‟affirme le narrateur ou même l‟auteur dans des entretiens, et prendre ses
déclarations comme des vérités irréfutables Ŕ l‟auteur aussi semble parfois se donner le
rôle d‟un personnage (provocateur).
90
C‟est pourtant au sujet de Cette grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit? que
Jana Evans Braziel remarque que les textes de Laferrière sont: “radically (if also obliquely) politicized”
(240).
160
Il en demeure que sous un abord de légèreté ou de simplicité, Laferrière s‟attaque,
à travers l‟écriture, à la dictature. Laferrière donne des indices au lecteur, des pistes qui
permettent des clefs de lecture.
91
Le titre Le goût des jeunes filles suggère déjà une
multiplicité de significations, car il pourrait signifier dans le contexte du roman le goût
qu‟a un homme pour les jeunes filles, mais aussi les goûts que les jeunes filles ont, ce qui
place les jeunes filles comme un sujet et non plus un objet. Dans J’écris comme je vis,
Laferrière explique ceci au sujet du titre même du roman, Le goût des jeunes filles, qui est
complexe et un peu trompeur car: “Ce n‟est pas le goût que pourraient avoir de vieux
libidineux ou même des adolescents en herbe pour ces jeunes filles, c‟est plutôt le goût
qu‟elles ont, elles, pour la vie sous toutes ses formes” (91). Ainsi, s‟il existe peut-être
plusieurs possibilités dans l‟interprétation du titre, Laferrière en vise une plus
particulièrement, celle qui donne tout le pouvoir aux femmes, et contre les macoutes.
Quant à la dédicace qui ouvre le roman, elle est aussi trompeuse, et vire
finalement vers le contraire de ce qu‟elle semblait annoncer. Bien que l‟ouvrage se
présente tout d‟abord comme étant dédié aux hommes (“Aux hommes de ma lignée” puis
“A tous ces hommes, à leur manière sincères, courageux et honnêtes”), les deux dernières
lignes représentent une chute soudaine, car ce qui était annoncé au préalable ne l‟était que
pour pouvoir être ensuite bousculé, modifié, voire annulé. Car voici la fin de cette
91
Francine Bordeleau exprime une opinion assez représentative de la presse québécoise en voyant un
changement radical dans Le goût des jeunes filles; elle affirme: “Dany Laferrière renonce enfin à se prendre
pour le clown de la littérature québécoise et révèle l‟écrivain qu‟il est” car pour elle: “Comment faire
l’amour avec un nègre sans se fatiguer était tout sauf un chef-d‟œuvre” alors que Le goût des jeunes filles
“nous révèle finalement un Laferrière capable de subtilité et de retenue” (21). Dans la presse québécoise,
les articles de Biron, Allard, Gagnon indiquent aussi ce nouvel enthousiasme.
161
dédicace: “Pardonnez-moi de le dire ici: seules les femmes ont compté pour moi” (9).
Quatre hommes sont cités, aucune femme ne l‟est, et ce sont pourtant elles qui prennent
toute l‟importance dans la dédicace -- à partir de cette absence apparente, remplacée par
un manque signalé, qui revient alors à une présence cruciale et non négligeable. Par
opposition à son père, présenté comme “l‟éternel absent” dans la dédicace, les femmes se
présentent comme les éternelles présentes dans Le goût des jeunes filles Ŕ les
conversations de sa mère et de ses tantes sont retranscrites lorsque le héros du roman
habite dans la maison d‟en face, chez ses voisines. Laferrière commence dans sa dédicace
par ce qui n‟est pas et trompe donc le lecteur et ses attentes, mais en même temps, le
prévient aussi de ne pas se laisser prendre au piège des premières impressions, et lui offre
ainsi une clef de lecture. L‟écriture de Laferrière utilise l‟effet de surprise, et complique
des affirmations simples en apparence, pour secouer le lecteur.
L‟ironie se présente dès lors comme un nouveau point d‟entrée dans le texte, car
sa présence suggère la possibilité de dépasser une signification unique et d‟envisager
aussi un sens différent, voire contraire, à explorer. Elle s‟accompagne d‟un recul
nécessaire, favorisé par la présence d‟un narrateur adulte à Miami qui revient sur la ville
de son enfance. Elle permet également de sortir de l‟héroïsation ou de la victimisation de
l‟histoire haïtienne. Le choix de ne plus se concentrer uniquement sur les thèmes (enfance,
Haïti, dictature, sexualité…) et d‟entreprendre une analyse de l‟écriture permet de
redécouvrir le roman, en reconnaissant et en explorant les talents littéraires de l‟auteur,
qui peuvent autrement se retrouver négligés, comme cela a été le cas dans la critique
162
littéraire, surtout au début de la carrière d‟écrivain de Laferrière.
92
Dans “Why Must a
Woman Writer Write About Dany Laferrière,” Ann Diamond déplore la répétition du
thème du sexe dans tous les romans de Laferrière: “Sex for the writer is the ultimate
threat and promise, the bomb that must be dropped. Everywhere. At all times” (3).
93
Cette remarque au sujet de l‟omniprésence du sexe manque de contextualisation Ŕ
une contextualisation qui est essentielle dans le roman, et qui mérite de l‟être aussi dans
une critique littéraire sur Laferrière. C‟est pour cela que je commencerai ici avec un
arrière-plan politique, afin de faire ressortir en quoi cette “bombe” (je reprends ce terme
fort, qui mériterait bien d‟être analysé dans un contexte politique, car la présence d‟une
bombe est politique, et surtout sous la dictature) est en elle-même politique. Au-delà des
faits (indispensables pour comprendre la dictature Duvalier et le roman, mais
insuffisants), les idéaux duvaliéristes méritent aussi d‟être abordés, afin de permettre au
texte de Laferrière de montrer toute sa portée politique. La Révolution sexuelle de
Laferrière ne serait pas l‟arme de l‟auteur pour choquer ou séduire le lecteur, mais serait
une réponse directe à la Révolution duvaliériste, comme l‟est l‟ensemble du Goût des
jeunes filles.
* * * * *
92
Voir notamment Daniel Delas, sur le thème du sexe chez Laferrière, dans son article, “Dany Laferrière:
un écrivain en liberté,” ou l‟article d‟Anne Brown, “Le parcours identitaire de Dany Laferrière ou „Mon
cœur est à Port-au-Prince, mon esprit à Montréal et mon cœur à Miami,‟” sur le thème de l‟exil.
93
Précisons ici de quels romans il s‟agit et qu‟elle aura lus en anglais: Comment faire l’amour avec un
nègre sans se fatiguer, Eroshima, L’odeur du café, La chair du maître, Cette grenade dans la main du
jeune nègre est-elle une arme ou un fruit?. Le seul qui ne rentre absolument pas dans le moule est ici bien
évidemment L’odeur du café (prix Carbet de la Caraïbe en 1991), roman sur la vie de Dany enfant vivant
en Haïti avec sa grand-mère. Il n‟est donc pas beaucoup abordé dans son article.
163
La dictature Duvalier
Les études historiques montrent évidemment les horreurs commises par la dictature, des
arrestations arbitraires de soi-disant prisonniers politiques aux tortures dans les prisons ou
le Palais National. Les macoutes tranchent parfois la gorge de leurs victimes avant de
laisser les corps pourrir sur la place du marché, sous le soleil brûlant, et après des
attaques de rebelles à Jérémie en 1964, torturent et exécutent des familles entières de
Mulâtres, pillant et brûlant leurs maisons (Diedrich 305). Diedrich explique que parfois,
les macoutes demandent aussi des rançons alors que le prisonnier a déjà été tué (209).
Dans son témoignage de prisonnier sous Duvalier, Fort-Dimanche, Fort-la-Mort, Patrick
Lemoine parle également de sa rencontre avec un employé qui promet au prisonnier de
donner des nouvelles aux familles (après en avoir obtenu l‟adresse du prisonnier) pour en
fait leur extorquer de l‟argent en échange de protection fictive auprès du prisonnier.
Quant à la salle de torture du Palais, une rumeur persistante explique qu‟elle se trouvait
dans le sous-sol du Palais, et que ses murs étaient peints en marron: “from floor to
shoulder height so that blood would not mar its neatness” (Diedrich 173). L‟excellent
ouvrage de Bernard Diedrich, Papa Doc; The Truth About Haiti Today (1969), est une
référence dans les études historiques sur la dictature Duvalier. Diedrich explique
comment Papa Doc est arrivé au pouvoir en devenant Président en 1957; il explique
comment une dictature est maintenue au pouvoir par le soutien international, et
particulièrement américain, à une époque pendant laquelle la dictature bat son plein et
que François Duvalier s‟est clairement installé comme un dictateur redoutable.
164
La “Révolution politique” de Papa Doc et la “Révolution économique” de Baby
Doc aura coûté la vie à 50 000 prisonniers à Fort Dimanche (Abbott 183). Abbott montre
aussi que contrairement à certaines idées reçues, et malgré la reprise du tourisme après la
mort de François Duvalier, la torture des prisonniers et l‟institution de Fort Dimanche
continue sous Jean-Claude Duvalier (182). Admirateur du héros de l‟indépendance, Jean-
Jacques Dessalines (8), intéressé par la Négritude (38), Duvalier aura su marquer
l‟histoire des élections haïtiennes en remportant, pour la première fois, une victoire des
provinces et non de la capitale (10). Elu en 1957, il resta au pouvoir jusqu‟à sa mort, en
1971. Son père avait préparé la venue au pouvoir de Jean-Claude et l‟avait présenté au
peuple en 1970 (157). Le 22 janvier 1971, Papa Doc, se sachant malade, amende la
constitution; l‟âge minimum pour être Président n‟est plus de quarante ans, mais dix-huit,
afin que Jean-Claude puisse devenir lui aussi Président à vie. Un référendum fut organisé
pour “officialiser” la présidence de Jean-Claude Duvalier; le oui remporta à l‟unanimité,
dans des conditions comparables à celles qui avaient entouré les élections de son père
(157-58). Le 21 avril 1971, Papa Doc meurt, et fut remplacé par Baby Doc, qui continue
la “Révolution” par une politique économique de développement qu‟il présenta fièrement
comme le “Jeanclaudisme.”
94
Les ouvrages historiques soulignent aussi le décalage qui existe entre les versions
officielles du dictateur, qui souhaite effacer ses abus devant la presse internationale, et les
faits qui parlent d‟eux-mêmes et deviennent de mieux en mieux connus à mesure que la
94
Abott cite Jean-Claude Duvalier (en anglais), qui définit le Jeanclaudisme comme ceci: “Jeanclaudism is
the Duvalierist Revolution that, its explosive phase achieved, enters into its economic phase to finish its
work because it is evident that a revolution cannot know success unless it completely assures the
rehabilitation of the suffering masses” (195).
165
dictature continue et se consolide en Haïti. Ainsi, en 1960, après sa crise cardiaque, Papa
Doc affirme dans une conférence de presse que son habitude a toujours été de libérer les
prisonniers, et que dans tout le pays, il n‟y avait que deux prisonniers politiques, dont un
(un vieil ami à lui) qu‟il souhaitait libérer, mais qu‟il devait attendre l‟accord de la
police (Diedrich 148). En 1966, il explique également au journaliste Robert Berrellez
qu‟il n‟a jamais fait tuer de prisonnier politique, mais qu‟ils sont tous partis à l‟étranger,
et qu‟il n‟y en avait aucun en Haïti. Quant au sort des centaines de prisonniers politiques
après les crises de 1960, 1963 et 1964, aucun commentaire n‟est formulé par le Président
qui remercie alors Berrellez de l‟entretien (Diedrich 325-26). Des années avant 1964,
Duvalier avait affirmé qu‟il comptait trois cents personnes par an, mais il a revu ses
chiffres et en 1964, c‟est le nombre de morts par mois qu‟il atteignait (Abbott 119).
Quant aux témoignages écrits en Haïti pour dénoncer la dictature, le régime s‟est
parfois chargé personnellement de les détruire. C‟est ce qui est arrivé au témoignage de
Jean-Joseph Charles, artiste peintre et sculpteur, qui ne pouvait pas oublier ses dix-huit
mois de prison à Fort Dimanche et avait choisi d‟écrire. Abbott explique que son
témoignage écrit dont il n‟existait qu‟une seule copie (elle ne donne le titre qu‟en anglais:
Soul in Panic) ainsi que ses peintures furent volés par les macoutes (Abbott 180-81). Il
avait, comme beaucoup d‟autres, partagé sa cellule avec quarante autres détenus, dormant
à tour de rôle pendant deux heures, bu sa propre urine, et subi les moustiques et autres
insectes (151).
Ce qui reste intéressant dans sa biographie, et surtout dans ses écrits, est de voir
comment il sait récupérer des traits de héros populaires, et se les approprier pour rendre
166
ses excès légitimes, admirables, et bénéfiques pour le peuple, tout en récupérant et en
détournant l‟histoire haïtienne, qu‟il connaît bien, pour ses propres fins. Dessalines est
utilisé pour récupérer les votes noirs et paysans (par opposition aux mulâtres ou à la
bourgeoisie). Remarquons qu‟il s‟agit ici du même publique qui fait l‟objet de la
littérature indigéniste.
95
Dans son ouvrage Bréviaire d’une Révolution (1967), Duvalier
souhaite renouer avec un passé qui a fait la grandeur d‟Haïti: “Nous avions perdu le sens
de l‟idéal dessalinien, qui, pourtant, nous conduisit en 1804, sur les champs de la gloire et
de l‟héroïsme” (5). L‟idéal dessalinien se traduit pour Duvalier aussi par une préférence
raciale. Puis il se compare à Toussaint en 1964, en mettant les deux cas, les deux
situations historiques, et les deux objectifs personnels et politiques sur le même plan, et
ce sans aucune justification. Toussaint ayant conservé le pouvoir selon l‟article 3 de la
constitution de 1801, Duvalier modifie lui aussi la constitution pour être Président à vie
(Diedrich 273). Des élections viendront aussi rapidement appuyer cette décision, avec un
“oui” écrasant en 1964 Ŕ “Oui was the only answer, and if anyone had the temerity to try
a write-in non, he faced charges of defacing a ballot” (281).
Duvalier se présente comme un héros révolutionnaire comparable à ceux de la
Révolution haïtienne. Son programme politique est basé sur le terme de Révolution. La
“Révolution duvaliériste” s‟annonce, entre autres, comme une campagne contre
l‟analphabétisme, donc pour le bien du peuple et les progrès dans l‟éducation (Diedrich
141). Les écrits de Duvalier sont fascinants de par leur ancrage historique dans la
95
Comme l‟explique Léon-François Hoffmann dans Essays on Haitian Literature, la littérature indigéniste
décrit la vie des paysans, et parle de leur vie, de l‟organisation sociale, de la solidarité dans le village, de
leur exploitation par les masses…, dans un langage qui serait incompréhensible aux paysans, s‟ils savaient
lire (25).
167
Révolution haïtienne, qui reste au cœur des ses préoccupations. Duvalier se présente
comme une copie d‟un héros révolutionnaire, mais tellement révolutionnaire et conscient
de l‟être, qu‟il dépasse presque l‟original, grâce à son recul historique et sa connaissance
intellectuelle. Il met en garde contre les Révolutions annoncées mais non abouties,
contrairement à la sienne. Il écrit:
1804 représente plutôt une Evolution et non une Révolution. D‟abord, pour qu‟il y
ait Révolution, il faut une transformation profonde dans le mens. Cette condition
est primordiale. Ensuite, toute Révolution postule: un programme de valeurs, un
transfert de pouvoir; un renouvellement des valeurs, etc. (19)
Sa Révolution, par contraste, établit vraiment une rupture. Ce n‟est pas tant l‟explication
du pourquoi ni du comment qui compte ici Ŕ car elle est quelque peu inexistante Ŕ mais
plutôt le choc des grands mots, qui définissent en tranchant sans problème des
distinctions claires entre des catégories différentes. Les catégories et les oppositions
binaires structurent les écrits de Duvalier: Haïtiens/ ennemis, Révolution/ Evolution,
histoire haïtienne/ histoire française, Noirs/ Blancs, Noirs/ Mulâtres, vérité/ mensonge…
Comme on l‟a vu, il n‟est pas non plus limité aux qualités d‟un grand héros, mais
tient de Dessalines, Toussaint, et même des marrons, rassemblant implicitement le
meilleur de tous. Toujours dans son Bréviaire, il écrit: “Je suis le marron farouche à la
recherche des rayons purs du soleil radieux, pour conduire le peuple noir d‟Haïti vers
plus de progrès et de bien-être” (20). La référence au marronnage est claire, et permet à
Duvalier de remonter à l‟origine des premiers rebelles contre l‟esclavage et pour la liberté.
La quête de Duvalier se présente aussi comme celle d‟un être mystique, presque divin,
cherchant dans le soleil une certaine “pureté” naturelle dans les “rayons purs,” mais aussi
de façon raciale dans le “peuple noir,” c‟est-à dire sans Mulâtres (comme si ces derniers
168
ne faisaient pas partie intégrante du peuple d‟Haïti, dans sa portée révolutionnaire) et sans
aucune trace d‟une colonisation blanche mêlée à la “pureté” haïtienne.
Plus généralement, Duvalier se présente comme celui qui va enfin reconnaître et
explorer les richesses de l‟histoire haïtienne, une histoire qui doit enfin être connue. Ce
dernier veut initier ses compatriotes à une (re)découverte des valeurs haïtiennes, trop
souvent dénigrées dans le passé Ŕ n‟oublions pas que Duvalier succède aussi à
l‟occupation américaine qui s‟achève en 1934, une période d‟humiliation, accompagnée
du rejet du vaudou et du racisme des Américains contre les Noirs.
96
Duvalier décide de s‟insérer lui-même dans l‟histoire; il accélère le récit de
l‟histoire en lui offrant une certaine performativité et affirme sans arrêt la réalité de son
projet que l‟on peut résumer avec ses propres paroles dans un de ses discours publié dans
le journal Servir, journal des “défenseurs de la révolution” duvaliériste: Duvalier se
donne pour “vocation: SERVIR L‟HUMAIN” (vocation qui devient aussi philosophie
comme le montrera la citation suivante); il affirme aussi que depuis le 22 octobre 1957
(date de son élection à la présidence d‟Haïti): “[. . .] Je continue de pratiquer cette
philosophie de la vie en harmonie avec le réalisme et la vérité de ma vie et des faits” (29).
Le côté abstrait de la philosophie est automatiquement lié au concret et au personnel de
Duvalier: dans un raisonnement un peu forcé, ce qu‟il annonce est forcément vrai car
basé sur sa vie réelle: “Réalisme et vérité! Bien avant 1957 et jusqu‟à la prise du Pouvoir,
96
Elizabeth Abbott explique que les Américains qui vinrent occuper Haïti étaient pour la plupart des
Sudistes blancs, habitués à la société de Jim Crow. Abbott explique longuement que ces Américains étaient
ouvertement racistes et ne connaissaient rien de la culture haïtienne: “In reams of unabashedly racist letters
and reports they described Haitians as “coons,” “niggers,” and “apes.” They were born with semi-ape
brains, had the ugliest feet in the world, and were savage, child-like and irrational.” Les marines obtinrent
de leurs supérieurs qu‟il soit illégal de pratiquer le vaudou ou de faire de la musique liée au culte vaudou
(38).
169
je vous ai accoutumé au réalisme des faits et la vérité de ma vie” (29). Dans ce même
discours, il répète plusieurs fois comme un refrain qui revient: “Tous les espoirs se
transformeront en réalité” (32).
Cette prophétie de changement est avant tout pour le peuple. Son Bréviaire d’une
Révolution s‟ouvre d‟ailleurs sur l‟autre, puisque le prétexte de la Révolution qu‟il
entreprend (le terme en lui-même implique le collectif) est philantropique: “Dieu me
garde de considérer cette cause comme étant MA cause. Non c‟est la VOTRE! Je ne suis
entré dans ce combat qu‟à cause de VOUS” (1). Le style est on ne peut plus simple et la
rhétorique claire et ici sans artifice; Duvalier fait ici un contraste entre les différents partis
(je et vous), ce qui explique que pour cette fois, il ne parle pas de lui à la troisième
personne (comme il le fait dans le reste du Bréviaire) pour sembler plus proche du peuple
dans cet exemple.
Le personnel et l‟individuel est automatiquement lié au collectif: “Nous
proscrivons les luttes sociales inutiles qui ne font que désagréger la Partie Commune.
Notre Gouvernement sera celui de l‟Unité Nationale. Car un Peuple est en un sens, une
collection d‟individus, résolus à vivre ensemble sous la même loi” (85). On pourrait y
voir un communisme, un idéal du groupe à la Roumain, si l‟on ne connaissait pas mieux
Duvalier ainsi que son anticommunisme bien connu.
Le lien entre le peuple et sa détention du pouvoir est l‟histoire haïtienne.
L‟enseignement de l‟histoire symbolise aussi la spécificité haïtienne, ainsi que le
dénigrement des élites pour la culture haïtienne. Duvalier reconnaît les décalages qui se
produisent dans l‟éducation de l‟histoire haïtienne, comme il l‟explique dans son essai
170
dans Éléments d’une doctrine, “La civilisation haïtienne; Notre mentalité est-elle
Africaine ou Gallo-Latine?”:
Pourquoi enseigner l‟Histoire de France à de jeunes Nègres dont les Ancêtres, il y
a quelque cent ans, se firent écharper pour que le pays ait une Histoire? Quel
intérêt présentent pour ces jeunes cerveaux, les aventures de Clovis ou de
Charlemagne, de Jeanne d‟Arc ou du Roi-Soleil alors qu‟ils sont les Louverture,
les Dessalines, les Christophe et tant d‟autres? [. . .] Le seul lien qu‟il faut
admettre entre l‟Histoire nationale d‟Haïti et les autres n‟est-il pas celui que
créèrent les luttes pour l‟Indépendance? (92)
Face à l‟absence d‟un aspect crucial dans l‟histoire (les exploits des Noirs dans l‟histoire),
il réinsère l‟histoire haïtienne et sa légitimité Ŕ car les deux sont liés. Dans son Bréviaire,
il intervient aussi à une époque de méconnaissance de l‟histoire haïtienne et dénonce
l‟enseignement du mépris des héros nationaux:
[. . .] j‟entends encore le très cher Frère nous dire, au lendemain des fêtes du
Centenaire de notre Indépendance, à nous, les pauvres petits enfants que nous
étions: “Votre Dessalines, il est en train de brûler en enfer pour tous les crimes
qu‟il a commis.” (48)
Ainsi, l‟histoire nationale n‟est pas seulement ignorée mais rejetée et détournée. Si elle
est connue des Haïtiens, c‟est par la diabolisation, et Duvalier accentue bien les
contrastes entre le champ lexical du mal: “brûler en enfer,” “crimes,” et l‟innocence: “les
pauvres petits enfants.”
Le mensonge historique est un thème qui revient, comme l‟est celui des
apparences trompeuses Ŕ car le mensonge vient du “très cher Frère.” La citation suivante
illustre également cette quête de vérité confrontée aux apparences trompeuses: “Vous
avez mis votre main dans notre main pour n‟être plus trahis, opprimés, pour ne pas avoir
à connaître la honte des génuflexions, l‟hypocrisie du faux sourire, la comédie de
l‟applaudissement [. . .]” (12). Duvalier se présente comme un père, et il ne se contente
171
pas de proclamer la vérité au peuple, mais lui offre également un contact et un réconfort
physique; la main est prête à guider son enfant, mais vers la vérité de la patrie haïtienne,
contrairement à ce que faisait le Frère de sa propre enfance. Bref, Duvalier est un père qui
connaît bien l‟histoire haïtienne, et qui ne trahira pas le peuple.
La vérité est accompagnée par l‟action, comme cette main le suggère. Duvalier
écrit dans son Bréviaire: “Doctrinaire lucide et exégète incomparable, le Docteur
DUVALIER, nous a appris à découvrir la vraie Patrie Haïtienne [. . .]” (5). Duvalier
n‟explique pas seulement un programme politique et des actions à venir; le passé
composé établit un résultat sur le présent d‟une action passée. En d‟autres termes,
Duvalier implique que sa Révolution a commencé efficacement, et sa rhétorique nous
plonge dans l‟action en cours de déroulement Ŕ la Révolution ne se limite pas aux mots.
Il est celui de l‟avenir basé sur le retour aux sources et une certaine “authenticité” de la
patrie Ŕ importance de l‟Afrique, importance aussi de la race noire dans le nationalisme et
la quête de “la vraie Patrie.”
Enfin, et ceci est lié à la Révolution haïtienne, qui est alors liée à la sienne, la
quête de la vérité duvaliériste nécessite d‟accepter de partir d‟une spécificité haïtienne:
Il est anti-scientifique de vouloir, comme le pensent certains publicistes, trouver,
en dehors de nous, la solution du problème haïtien. Cette solution ne peut être que
spécifiquement haïtienne puisqu‟elle est fonction de la mentalité et des idéaux
spirituels de notre communauté. (18)
Et Duvalier est bien sûr ce représentant de la spécificité haïtienne, d‟autant qu‟il ne fait
qu‟exprimer ce qui serait bénéfique au peuple. Il rappelle également que son pouvoir
vient du peuple, ce dernier représentant la force de la Révolution: “Si la monarchie
absolue française, faite en mille ans par les Rois de France, s‟effondra au premier choc et
172
ne connut dans la Restauration qu‟une survie officielle, c‟est que le pouvoir qui vient du
peuple est une réalité indestructible” (112).
Paradoxalement, l‟histoire française sert ici de référence, alors que Duvalier parle
de spécificité haïtienne et critique l‟enseignement de l‟histoire française. Il est aussi
ironique qu‟il célèbre la défaite de la monarchie absolue, alors qu‟il se fera lui-même
Président à vie, et que les élections seront constamment falsifiées ou manipulées Ŕ ce qui
explique qu‟il soit au pouvoir, un pouvoir qu‟il ne détient pas par la volonté du peuple. Il
demeure en tout cas très conscient de la nécessité de contrôler le peuple Ŕ de façon
efficace, car il ne sera jamais renversé par un coup d‟état. Un autre paradoxe peut-être
moins évident à première vue, mais qui devient fort visible à la lecture d’Eléments d’une
doctrine, est l‟importance donnée aux études anthropologiques d‟Afrique Noire, qui
servent à éclairer des caractéristiques haïtiennes. Ceci suggère que la spécificité haïtienne
est ici balayée, oubliée sous le poids central accordé à la couleur et à ce que Duvalier
appelle la race. Quant au danger de la spécificité haïtienne, il est bien présent: Duvalier
peut se donner des méthodes uniques, et la situation haïtienne restera une affaire
haïtienne, donc non internationale Ŕ les pays étrangers ne sauraient comprendre cette
spécificité.
En même temps, le règne de Duvalier est également caractérisé par des alliances
internationales fortes, celles qui vont lui permettre de mener son régime comme il
l‟entend dans sa “spécificité” dictatoriale. Avec la République Dominicaine, car il a
l‟appui de son grand ami Trujillo, responsable des massacres de travailleurs Haïtiens en
1937 (Diedrich137). Soutien des Etats-Unis, surtout; pour l‟arrivée des marines en mai
173
1958, la “police des mœurs” nettoya la ville des mendiants, prostituées…; les chansons
traditionnelles en créole furent interdites (111). Les Etats-Unis apportent un grand soutien
financier aux dépenses du régime (136). Il faut dire que Papa Doc offre un grand soutien
à la lutte contre le communisme, une excuse qui lui servira à justifier de nombreuses
arrestations aux yeux des Etats-Unis.
97
Israël soutient Papa Doc, même lorsque les Etats-
Unis s‟en détachent. Ayant pu devenir un Etat en 1947 grâce au vote décisif d‟Haïti en
1947, Duvalier reçut même l‟honneur d‟avoir son essai “Le problème des classes à
travers l‟histoire d‟Haïti” (1948) traduit en hébreu en 1967 (Abbott 141). Et même Castro
acceptera finalement de coopérer avec Duvalier (Diedrich 136).
98
Ecrire la dictature
Le thème de la dictature Duvalier dans la littérature haïtienne se caractérise par plusieurs
aspects, comme le montre bien Léon-François Hoffmann dans son ouvrage Littérature
d’Haïti (1995), qui donne une vision d‟ensemble sur la littérature haïtienne de langue
97
Lorsqu‟il reconnaît enfin avoir arrête vingt étudiants, il évoque la protection contre le communisme, car
l‟un d‟eux était un militant communiste, et que les autres l‟aidaient à distribuer sa propagande communiste
(Diedrich 159). En jouant la carte de l‟anti-communisme, Duvalier s‟assure un allié inconditionnel. Le
chapitre 4 montrera aussi l‟importance de cette alliance dans les lois d‟immigration, qui favoriseront les
Cubains au détriment des Haïtiens, prétextant que ces derniers ne sont pas des exilés politiques
(contrairement aux réfugiés cubains qui fuient le communisme, et n‟ont pas un gouvernement allié avec les
Etats-Unis).
98
Diedrich précise à ce sujet:
Between February and September, 1959 the United States gave Haiti $7 million for its budget.
This was a cash gift, not a loan, and was officially allotted as $3.5 million for the fiscal years 1959
and 1960 (ending June 30), but it was spent within seven months in 1959. [. . .] The U.S. gift thus
put Duvalier in the position of subsidizing not only legitimate debts, but freeing money for his
own private purposes which were, in most cases, of repressive nature. (136)
Lorsque Duvalier menace de se tourner vers le communisme si les Etats-Unis continuent à lui refuser plus
d‟argent en 1960, l‟Ambassade américaine lui expliqua que les Etats-Unis avaient donné, non prêté, 40,6
millions de dollars à Haïti depuis 1950, et que 21,4 millions étaient revenus au gouvernement Duvalier
(152).
174
française principalement (avec une brève section sur la production en créole) jusqu‟à
aujourd‟hui. Hoffmann remarque que bien que faisant partie de la vie politique haïtienne,
[. . .] il est curieux de remarquer que, jusqu‟à Papa Doc, la figure du dictateur est
absente de la littérature haïtienne. Prudence ou sentiment patriotique, aucun
Haïtien n‟a mis un Président en cause, nommément ou allusivement, même après
sa chute, pour tyrannique ou grotesque qu‟il puisse avoir été. (196-97)
De plus, Hoffmann montre bien à quel point le thème de la dictature représente un thème
également présent dans des pays voisins:
La figure du dictateur, pour des raisons évidentes, a inspiré de nombreux écrivains
d‟Amérique latine, et surtout d‟Amérique latine tropicale. Grotesque et
sanguinaire comme Trujillo en République dominicaine, Somoza au Nicaragua,
Estrada Cabrera au Guatemala, Francia au Paraguay, Gomez au Venezuela, sans
compter les Stroessner et autres Pinochet, le dictateur latino-américain est perçu
comme installé dans la démesure, que ce soit dans le domaine de la cruauté, de la
perversion ou de la théâtralité. Comme l‟ogre des contes, c‟est un personnage
fabuleux (c‟est-à-dire, selon le dictionnaire, “qui appartient à la fable, au
merveilleux”) et donc éminemment littéraire. (196)
99
Hoffmann fait également un bref parallèle incontournable avec la littérature africaine
(196).
Ainsi, contrairement aux deux chapitres précédents de cette thèse sur le
marronnage et Toussaint Louverture, la littérature sur Duvalier marque une rupture entre
la littérature haïtienne et la littérature guadeloupéenne ou martiniquaise, qui s‟explique de
façon logique, par la réalité historique. En même temps, l‟absence de la dictature
haïtienne dans la littérature, mais aussi la théorie martiniquaise témoigne sans doute
d‟une certaine idéalisation de l‟histoire haïtienne, qui sert de modèle en ce qu‟Haïti
représente la première République noire Ŕ c‟est bien dans cette partie des Antilles
99
Hoffmann cite notamment Moi le suprême du Paraguayien Augusto Roa Bastos, Monsieur le Président
du Guatémaltèque Miguel Angel Asturias, L’Automne du patriarche du Colombien Gabriel García
Marquez, Le recours de la méthode du Cubain Alejo Carpentier (196).
175
colonisées par les Français que la négraille s‟est mise debout pour la première fois, pour
paraphraser Aimé Césaire qui parle bien d‟Haïti dans le Cahier.
100
Mettre la dictature
entre parenthèses permet aussi de montrer des valeurs positives d‟Haïti, sans tomber dans
des discours sur la misère et la pauvreté, et sans avoir à parler d‟Haïti comme un pays “en
voie de développement.” Pourtant, et cette remarque peut s‟appliquer à l‟ensemble des
productions littéraires haïtiennes étudiées dans cette thèse, ce sont précisément les
situations de crise (politique, économique…) qui ont été accompagnées d‟une production
artistique on ne peut plus riche, variée, et créatrice. Dans Eloge de la Créolité, les auteurs
affirment leur désir de parler de “situations d‟irruption” dont parle Glissant: “Il nous faut
être ancrés au pays, dans ses difficultés, dans ses problèmes, dans sa réalité la plus terre à
terre [. . .]” (42). Aborder la dictature ne devrait donc pas constituer une “gêne” dans la
Créolité par exemple, mais au contraire, une incroyable démonstration de ses principes.
101
Un des romans extrêmement connus sur la dictature Duvalier demeure peut-être
celui de Graham Greene, The Comedians. Publié en1965, c‟est-à dire un an après que
100
D‟une part, vers la fin du poème, Césaire écrit: “Et elle est debout la négraille” (61). D‟autre part,
Césaire citait explicitement Toussaint Louverture comme s‟étant opposé aux Blancs: “c‟est un homme seul
qui défie les cris blancs de la mort blanche” (25). Ajoutons aussi que Césaire consacre La tragédie du Roi
Christophe à Haïti Ŕ mais Haïti est plus facilement un sujet littéraire pour Césaire lorsqu‟il s‟agit de
l‟histoire haïtienne qui entoure l‟indépendance du pays. On pourrait appliquer ce commentaire à Glissant et
son Monsieur Toussaint également; la dictature contemporaine, elle, est passée sous silence.
101
On est également en droit de se demander si ce ne serait pas ce même embarras qui explique une
absence d‟articles sur les œuvres littéraires haïtiennes que j‟aborderai dans cette partie. Car dans la
bibliographie du MLA, il n‟existe aucun article sur les remarquables romans haïtiens discutés dans cette
partie, à l‟exception d‟un faible nombre sur Mémoire d’une amnésique, et d‟un entretien avec Félix
Morisseau-Leroy auquel je ferai allusion. Laferrière représente également l‟exception de taille, bien que la
dictature ne soit pas toujours au centre des préoccupations des auteurs, alors qu‟elle semble pourtant lier,
plus ou moins explicitement, les romans de son “autobiographie américaine” et même son dernier roman,
L’énigme du retour. Car c‟est la dictature qui a été responsable de l‟exil Ŕ et c‟est en exil que Laferrière
devient romancier.
176
Duvalier ne se fasse Président à vie, le roman fut bien entendu censuré en Haïti.
102
En
plein régime de Papa Doc, l‟attaque contre Duvalier formulée par Greene est sans
équivoque. L‟auteur commence son roman de cette manière: “Poor Haiti itself and the
character of Doctor Duvalier‟s rule are not invented, the latter not even blackened for
dramatic effect. Impossible to darken that night” (2). Greene offre un certain réalisme, et
son objectif est clairement de dénoncer la dictature alors qu‟elle se déroule, sans avoir
besoin de déjouer la censure et sans risquer pour sa vie, car il écrit de l‟extérieur du pays.
Inévitablement dans un tel contexte politique et littéraire (qui dépeint de façon réaliste),
Haïti devient “poor Haiti.”
Quant aux auteurs haïtiens qui ont écrit sur la dictature, ils l‟ont fait bien entendu
de l‟exil. Si Marie Vieux Chauvet écrit Les rapaces, pendant la dictature Duvalier, et
après la venue au pouvoir de Jean-Claude, alors qu‟elle vit à New York, à partir de 1971,
son roman ne sera publié qu‟à titre posthume en Haïti (aux éditions Henri Deschamps),
en 1986, après le départ du dictateur pour son exil en France. Chauvet décide d‟ouvrir
son roman sur la mort du dictateur: “Il s‟agissait de frapper l‟attention. Si le chef était
mort, son esprit restait vivant. Et la terreur, seule sauvegarde des richesses des privilégiés
du pouvoir, devait continuer à régner” (10). Sans préciser de quel dictateur il s‟agit, ce
début évoque tout de suite la dictature Duvalier, avec le passage du père François à Jean-
Claude, après la mort de ce premier. En partant du particulier (un événement, la mort du
dictateur), Chauvet peut ainsi tisser tout un portrait de la société qui accompagne cette
dictature, qui n‟est pas seulement victime, mais prend finalement part dans les horreurs
102
Laferrière explique que la censure touche les livres de gauche, et ceux qui font un portrait négatif de
Duvalier en particulier (J’écris comme je vis 62).
177
perpétrées, par peur et misère pour les pauvres, ou cupidité, cruauté et soif de pouvoir
pour les riches. Sans parler explicitement de la dictature Duvalier, la transposition est
évidente et le monde du chat dans le roman n‟est pas sans rappeler la société haïtienne.
L‟écrivaine et critique haïtienne, Yanick Lahens, remarque dans son court ouvrage
théorique L’exil: entre l’ancrage et la fuite, l’écrivain haïtien, que Marie Chauvet, dans
Amour, Colère, Folie: “introduira les techniques du monologue intérieur en coupant la
linéarité traditionnelle, en jouant des points de vue du narrateur et en donnant une
dimension psychologique intéressante, individualisée à leurs personnages, qui
n‟apparaîtront plus comme des personnages-clichés” (50). Dans Les rapaces, l‟entrée du
chat dans différents foyers permet de découvrir les différentes classes en écartant toute
compassion ou prise de position, avec un héros qui n‟appartient à aucune classe sociale
ou politique, ce qui lui permet de ne pas occuper la place d‟un héros (supérieur ou
appartenant à un groupe).
Car le roman met en scène un chat, qui navigue d‟un homme à l‟autre, d‟une
classe à l‟autre. D‟un tortionnaire du régime, il vit ensuite avec un écrivain engagé qui se
fait tuer pour avoir écrit son livre. Les pauvres mangent le chat, puis se font exécuter par
les dirigeants riches qui n‟hésitent pas à utiliser la torture pour les faire parler. Chauvet
s‟attaque à toutes les classes, et montre une société dirigée par la délation, la corruption et
la torture, une dictature qui dépasse la figure du dictateur. Le passage du particulier (avec
le dictateur au début) au général (la société dans son ensemble) montre bien que la
dictature, le terme abstrait, est encore plus redoutable que le dictateur, car elle est
omniprésente et toute-puissante, voire immortelle. Effectivement, le président est
178
conseillé par un ministre de l‟Intérieur qui contribue à renforcer l‟horreur de la dictature
et encourage le dictateur dans les idées les pires. Il dit au fils président: “Les prisons
regorgent. Je ne veux plus de prisonniers, mais des cadavres. Leur vente paiera nos
troupes” (109).
103
La portée de la dictature s‟étend par-delà les frontières, car les corps
haïtiens deviennent un capital économique, et sont achetés par les Américains. A nouveau,
le soutien à la dictature dépasse les évidences (le dictateur) et montre que les
ramifications sont nombreuses, le système solide et étendu par des alliances
internationales contribuant à consolider la dictature.
La pièce en créole de Félix Morisseau-Leroy, Roua Kreon ak Pep-La (“Le roi
Créon et le peuple”) (1978), est une adaptation créole d‟Antigone dans laquelle Créon a
oublié tout ce qui s‟est passé depuis quatorze ans, pendant qu‟il était chef à vie. On
reconnait évidemment ici la période historique, même si elle n‟est jamais explicitée, et la
transposition temporelle et spatiale permet à l‟auteur de revisiter la dictature avec un
recul temporel et géographique, mais aussi de rendre la question de la dictature Duvalier
103
Il ne s‟agit pas ici de créativité de la part de Chauvet, mais plutôt d‟une allusion à ce que Luckner
Cambronne, fervent duvaliériste, entreprit sous Jean-Claude Duvalier: commercialiser le sang et les corps
d‟Haïtiens, ce qui lui valut le surnom de “vampire des Caraïbes.” Le sang haïtien était un commerce très
profitable:
Haitian blood is extremely rich in antibodies, for survivors of the country‟s high disease and infant
mortality rates develop much richer supplies of antibodies than necessary in less unhealthy
societies. Haitian blood was therefore in great demand, and Cambronne did all he could to satisfy
it. He organized clinics that paid donors, indiscriminately chosen, $5.00 a pint for their blood, then
resold it at $35 a pint to the United States. (Abbott171)
Quant aux cadavres haïtiens, ils sont aussi très demandés pour les étudiants en médecine: “Haitian cadavers,
readily available once Cambronne entered the business, had the distinct advantage of being thin, so the
students had not layers of fat to slice through before reaching the object of the lesson” (Abbott 171). Il
s‟approvisionna à l‟Hôpital Général pour 3 dollars par corps, puis récupéra des corps enterrés dans divers
endroits. Des rumeurs circulèrent selon lesquelles il tuait les pauvres pour pouvoir vendre leurs corps
lorsqu‟il n‟atteignait pas ses quotas. Critiqué par les Etats-Unis pour avoir livré des corps moisis et prêt à
tout pour ne pas perdre ce commerce profitable, il dit à sa secrétaire: “All right, then. Phone and say that
I‟ll start shipping the bodies alive. Then when they need them, they can just kill them” (Abbott 171).
179
plus “universelle” et moins spécifique Ŕ même si les particularités haïtiennes viennent
s‟installer dans la pièce de Morisseau-Leroy. Les quatorze ans rappellent le fait historique
selon lequel Jean-Claude devient Président à vie quatorze ans après l‟élection de son père.
De plus, Créon s‟apprête à donner son pouvoir à Emon, son fils de dix-neuf ans qui a à
présent l‟âge d‟être nommé chef à vie (il s‟agit à nouveau de l‟âge de Jean-Claude
Duvalier lorsqu‟il devient Président à vie). Dans la pièce, la mort du père et le pouvoir du
fils constituent le sujet central de la pièce. Toutefois, cette alliance révèle avant tout que
le père n‟est plus capable de diriger le pays et qu‟il a perdu la tête, et que son fils n‟est
pas prêt à gouverner ou désireux de le faire, et la pièce s‟achève par une prise de pouvoir
du peuple, qui ne se pliera plus sous le poids de la dictature Ŕ la mort du dictateur prend
donc une toute autre tournure que dans le roman de Chauvet, car elle est ici porteuse
d‟espoir. Elle représente une rupture, non pour le pouvoir en place, mais dans la réaction
du peuple, qui tire des leçons de son histoire malheureuse.
Morisseau-Leroy explique d‟ailleurs dans un entretien que sa pièce a été
directement inspirée par le régime Duvalier.
104
Si sa pièce Antigone (écrite en 1953 et
jouée en 1959 en Haïti) ne l‟était pas, il considère que celle sur le Roi Créon est son
œuvre la plus importante pour la raison suivante: “[. . .] I was not so much interested in
the literary officiality I wanted for Creole; I was more interested in the political situation
in Haiti” (669). D‟ailleurs, le fait que la pièce soit écrite en créole reste intéressant bien
sûr, mais s‟inscrit dans une longue tradition théâtrale en Haïti.
105
Il explique également
104
Morisseau-Leroy était alors en exil à Dakar, comme Roger Dorsinville (Hoffmann 1984: 27).
105
Morisseau-Leroy, dans ce même entretien, aborde la question de l‟histoire du théâtre en créole en Haïti,
et explique qu‟il existait déjà pendant l‟époque coloniale, car un Français, Grosclément, appréciait
180
que cette pièce lui fut inspirée directement par un événement d‟avril 1959 auquel
l‟écrivain avait assisté, lorsque Duvalier interrompt un enterrement et que ses soldats
emportent le corps Ŕ “as they did in Antigone” (670). Morisseau-Leroy ajoute:
People said that Duvalier did what Creon did. But he would have done that even if
I hadn‟t written Antigone. So when I wrote King Creon, I really took Duvalier as
a model for the character. In King Creon I depicted Duvalier as a crazy guy,
publicly. (670)
106
L‟auteur se justifie presque de ses écrits et du lien qu‟ils entretiennent avec la réalité sous
Duvalier, car ce dernier devient forcément le grand sujet d‟attention et des discours. Il a
besoin d‟être dépeint, dénoncé, comparé pour pouvoir en parler. Il reste ce monstre
omniprésent que l‟on rêve de renverser Ŕ ce traitement reste fort intéressant, surtout en ce
qu‟il contraste avec Le goût des jeunes filles, comme on le verra plus tard.
Le roman de Gérard Étienne, Le nègre crucifié, sera écrit vers la même période
que celui de Chauvet, mais publié à Montréal, alors que la dictature de Jean-Claude
Duvalier continue Ŕ le roman est achevé en 1970 et publié quatre ans plus tard
(Hoffmann 1995: 197). Ce roman décrit la torture sous Duvalier, et par le biais d‟un
monologue intérieur d‟un prisonnier politique, il donne une voix directe à ces prisonniers,
qui ne sont plus uniquement les objets d‟un discours, et qui ont une voix à eux, dans un
roman qui se situe entre le témoignage et la fiction: “Fiction sans doute, mais témoignage
en même temps: Gérard Étienne a lui-même failli mourir des suites de sévices reçus dans
beaucoup le théâtre en créole. Pour l‟occasion les esclaves étaient même autorisés à être acteurs. Cette
tradition de théâtre en créole n‟a jamais cessé en Haïti (667).
106
Bien sûr, on peut accuser Duvalier de folie pour de nombreuses raisons. Mais ajoutons également une
raison médicale. François Duvalier eut une crise cardiaque le 24 mai 1959, et fut sauvé par son loyal
macoute, Clément Barbot. Ce dernier affirma plus tard que Duvalier était devenu fou après cet épisode Ŕ
des médecins confirmèrent des troubles neurologiques irréversibles, suite à la crise cardiaque (Abbott 96).
181
les prisons du dictateur” (Hoffmann 197). Le témoignage d‟Étienne porte sur
l‟expérience directe de la prison:
Ces plaintes, dans les cachots de Port-au-Prince! ces prisonniers roulant sur le
ciment, angoissés de n‟avoir personne pour leur donner un peu d‟eau. Mais Port-
au-Prince ne parle pas, ne dit rien. [. . .] Port-au-Prince ne dit rien à propos des
crimes, du nombre de victimes, de la démesure, du paradis des miliciens. (87)
Port-au-Prince apparaît comme un personnage ici, un témoin silencieux des horreurs de la
dictature. Il ne s‟agit peut-être plus seulement du régime au pouvoir, mais aussi des
habitants de Port-au-Prince dans leur ensemble. Avant de mourir crucifié, le narrateur
revoit tout: “De la dixième à la vingtième seconde, mes enfants passent devant moi et
tout ce peuple de nègres que j‟aimerais conduire aux enfers à cause des ses maladresses”
(150). Notons aussi l‟image de paradis et d‟enfer qui revient, comme dans les écrits de
Duvalier Ŕ mais bien sûr c‟est ici son régime et ses répressions qui représentent l‟enfer.
Et comme chez Chauvet, la responsabilité est mise sur la société, qui laisse la dictature
exercer sa terreur, même si elle n‟est pas complètement responsable non plus.
Cette expérience de la torture est liée au silence: à celui des autres, qui laissent
faire, mais aussi au silence du narrateur pour qui le témoignage semble tout d‟abord
impossible, puis se fait finalement par cette impossibilité: “C‟est difficile de témoigner,
de dire, sans exagération, les chimères des miliciens du Chef auxquels on fait boire de la
poudre des balles de fusil pour les endurcir” (84), car il semble formuler cette
incompréhension qui est respectée sans essayer de l‟élucider. Même le fait de donner une
voix à la victime est problématique, car le langage est inadapté:
Non, je ne peux plus parler. Je le sais, même si j‟emploie une parole directe,
même si je lui dicte des pages qui peuvent faire une bible. [. . .] Parler
convenablement avec des règles de grammaire, la mesure, le rythme, comme
182
parlent les chanceux des grandes maisons d‟édition en France ou au Canada.
Même si je dois lui dicter des pages, il ne comprendra pas. Mon vocabulaire a des
bornes. Le seul mot de misère est déjà pour moi un livre de philosophie. (87-88)
Le décalage entre les mots et le texte produit puis entre les mots et l‟expérience vécue est
souligné. Le problème de l‟indicible est étroitement lié à celui d‟une réception qui n‟a pas
les outils pour comprendre. Témoigner veut dire avant tout explorer ces difficultés, chez
Etienne.
Enfin, Etienne, comme Chauvet, lie explicitement la dictature au soutien
américain. On peut même lire une transition logique, et non une rupture, entre deux
périodes de l‟histoire haïtienne: entre l‟occupation américaine et la dictature.
107
Les Etats-
Unis sont derrière les deux, et dans le roman, comme dans les faits historiques de
l‟occupation, un Haïtien meurt crucifié. Le prisonnier remarque que le souffle du chef a
“une odeur de yankee” (19). Lorsqu‟il attend la mort, le narrateur implique directement la
C.I.A., qui fait elle aussi partie de ces témoins-bourreaux: “Je ne peux compter les
Révolutions qui grouillent en moi, parlant une langue que les espions de la C.I.A. qui
assistent à ma crucifixion ne peuvent comprendre” (77). Ici, le langage incompris est
salvateur, et les bourreaux ne gagnent pas sur tous les plans.
Pour contourner la question de l‟indicible et témoigner avant tout de l‟absurdité
du règne Duvalier, davantage que sur le sort des prisonniers, certains écrivains recourent
à une autre manière de narrer cet épisode de l‟histoire haïtienne. Dans son roman L’Isolé
soleil, Daniel Maximin remarque la chose suivante au sujet d‟Aimé Césaire: “Je crois
107
L‟occupation américaine de 1915-1934 est évoquée dans le roman, car le narrateur s‟était battu aux
côtés de Charlemagne Péralte contre les Américains (109). Rappelons ici que Charlemagne est connu dans
l‟histoire haïtienne comme le chef des Cacos (les opposants à l‟occupation). Ce héros fut crucifié après sa
mort par les Américains.
183
justement que Césaire a bien compris que pour que nous nous réconcilions avec l‟histoire,
il fallait tenter la synthèse entre l‟épique et le bouffon” (87). Pour aborder la dictature
Duvalier, il semble que certains écrivains tentent de trouver une synthèse entre le tragique
et le bouffon, afin de pouvoir aborder la question de la dictature, sans la reléguer au
domaine unique de l‟indicible, de la victimisation ou de la tragédie.
C‟est notamment le cas de Roger Dorsinville, qui s‟attaque à l‟idée d‟une vérité
toute-puissante détenue par Duvalier, et montre que cette détention de la vérité (telle
qu‟on l‟a vue dans les écrits de Duvalier) n‟est qu‟une mascarade, une fabrication par les
mots. Dans son roman Mourir pour Haïti (publié en 1980 par l‟Harmattan pendant la
dictature, puis en 1990 par Henri Deschamps), Dorsinville ne cite pas Duvalier, mais le
pouvoir du roi fou et de ses macoutes évoque bien évidemment la dictature Duvalier,
d‟autant plus que le texte nomme clairement Haïti, sans chercher à tenter une couverture.
Si le titre semblait évoquer un patriotisme tragique, il s‟agit ironiquement d‟une autre
mort, celle de deux macoutes. Dorsinville écrit: “Or Vérité, chef de la milice macoute de
Pétionville, exerçait sans loi un pouvoir très réel. Il avait d‟ailleurs été surnommé Vérité
parce que rien ne lui échappait [. . .]. Lui Vérité se méfiait à chaque heure” (78). Le
roman s‟était ouvert par l‟assassinat de deux macoutes, ce qui explique que Vérité se
trouve dans un état proche de la paranoïa Ŕ ce qui rappelle Duvalier, surtout après
l‟épisode du 26 avril 1963.
108
108
Diedrich raconte ce qui se qui arriva à Jean-Claude et Simone, âgés de 14 ans et 16 ans:
As the children were entering the school door and the limousine was moving out of the gate [. . .],
three blocks from the palace, a series of shots rang out. The Duvalier children‟s chauffeur and two
bodyguards were shot dead. [. . .] There was no attempt to kidnap or harm Duvalier‟s children, but
184
Franck Fouché montre également cette obsession de montrer une détention de la
vérité absolue dans une pièce publiée à Montréal en 1974. Dans Général Baron-La-Croix
ou Le silence masqué; Tragédie moderne en 2 calvaires, 28 stations et une messe en noir
et rouge, le chef de la ville mystique (possédé par le loa Baron-La-Croix), clame: “J‟aime
la vérité. La vérité doit être nue comme un glaive” (26). Mais lorsqu‟une femme l‟accuse
des crimes qu‟il a commis, il adapte son discours et sa vérité: “Il n‟y a pas qu‟une vérité,
femme. Il y a des vérités. Mais au-dessus d‟elles toutes, il y a la raison d‟Etat” (48). Les
représentants de l‟Etat, chez Fouché comme chez Dorsinville, sont grotesques. Le
concept de vérité brandi par Duvalier est à nouveau dénoncé à travers cette représentation
du dictateur manipulateur, menteur, et reconnu comme tel par les autres.
Le message politique est transparent, et dénoncer le grotesque du régime au
pouvoir vise à provoquer un changement dans le pays, comme le suggérait déjà la
dédicace: “A Haïti, terre de liberté.” Le livre est également à la mémoire de Jacques
Stephen Alexis.
109
Les références aux écrits ou discours de François Duvalier sont très
explicites. Baron-la-Croix est le nom du Dieu vaudou (le loa de la mort) et du chef de la
ville, car le chef est possédé par l‟esprit de ce dernier. Le chef tue en masse: “Ne pensez-
vous pas, en général, qu‟au rythme que je veux donner à mes holocaustes, il me faudrait
avoir un peu de votre pouvoir de gouverneur de la mort?” (20). Ici, Fouché utilise un mot
fort (holocaustes), pour sortir de ce qui serait une spécificité haïtienne (pour reprendre
this was not apparent at first [. . .]. Most Haitians speculated that it was an attempt to kidnap the
children for a handsome ransom: Duvalier‟s resignation. (204)
109
Le jour de son trente-neuvième anniversaire le 22 avril 1961, il partit de Cuba et tenta une invasion en
Haïti pour renverser le régime. Il perdit un œil après s‟être fait dénoncer et lapider par les paysans
(encouragés par les macoutes), ceux même pour lesquels il luttait dans ses livres, avant de périr par le
système qu‟il condamnait (Diedrich 168-69).
185
cette idée avancée par Duvalier dans ses écrits), incomprise ailleurs, et montrer qu‟il
s‟agit d‟un phénomène qui se devrait d‟être d‟intérêt international, de par l‟urgence des
assassinats arbitraires. Le chef se décrit comme “un être décorporé” (24), en référence
bien sûr à l‟être immatériel, et veut garder le pouvoir “au moins deux mille ans” (25).
110
Quand il sent qu‟il va mourir, il se hâte de concevoir un fils pour lui succéder. La
particularité du chef/ dictateur ne doit donc pas faire oublier la “terre de liberté” qu‟est
Haïti, rappelant qu‟un homme ne fait pas le pays. Fouché, dans ce tableau pessimiste,
offre pourtant une image d‟Haïti qui diffère de celle de Chauvet notamment, car le reste
de la société n‟est pas “contaminé” par cette folie dictatoriale qui reste incarnée et limitée
en un homme au pouvoir surnaturel.
Si l‟accent sur l‟individu sert principalement à dépeindre le dictateur et à montrer
sa singularité et son pouvoir, l‟individu peut aussi exister pour décrire des gens du peuple,
et pour reconnaître un rôle à jouer aux individus qui luttent contre la dictature. Anthony
Phelps et Gary Klang annonçaient cet intérêt pour l‟individu uniquement et le refus du
groupe et du politique dans leur roman Haïti! Haïti! (1985). Dans le roman, Philippe, qui
vivait à Paris, venait en Haïti après la mort de sa mère.
111
Un choc (celui d‟une fusillade
par des miliciens du dictateur Faustin) l‟avait tuée d‟une crise cardiaque. Le héros
recherche alors celui qui avait commandité cette opération, mais ne cherche pas à
s‟attaquer à la dictature du pays: “Je me moque de la politique. Je veux connaître le nom
du chef de ces tueurs” (22).
110
Duvalier se proclama un “être immatériel” dans un discours du 30 avril 1963, quelques jours après ce
que certains ont vu comme une tentative d‟enlèvement de ses enfants (Diedrich 217).
111
C‟est aussi la quête de la signification de la mort de la mère qui va déboucher sur une réflexion sur
l‟histoire du pays sous la dictature dans Mère-Solitude d‟Émile Ollivier.
186
Néanmoins, ce refus de la politique se transforme en une preuve de l‟impossibilité
de ne pas s‟engager, même en refusant d‟adhérer à un groupe particulier: à la fin du
roman, le changement idéologique dans la “morale” est évident:
Bien que ne partageant pas leurs opinions politiques et ne désirant guère se plier
aux règles d‟une organisation, il s‟était attaché à ces hommes et ces femmes qu‟il
avait rencontrés par hasard, et il avait fait sienne leur lutte. Il ne lui suffisait plus
maintenant de venger Géto, sa mère et sa famille; il lui fallait aussi se battre
contre le dictateur. (160)
L‟individu devient nécessairement part d‟une plus grande chaîne Ŕ la devise haïtienne est
d‟ailleurs “L‟union fait la force.” L‟engagement, dans le contexte de la dictature, n‟est
pas une question de choix mais une réaction présentée comme aboutissant inévitablement,
car choisir une justice individuelle mène à l‟inscription dans la lutte collective.
Dans Moins l’infini (1972), Anthony Phelps exprimait déjà cet engagement
politique, qui prenait le dessus sans équivoque. Le corps féminin de Paula était important
pour Marco, mais le physique allait avec l‟amour et avec la cause politique:
Je lutte pour toi, Paula. Que je connais, que je peux toucher, caresser, embrasser,
que je peux prendre dans mes bras, que je peux mordre. Que j‟aime. [. . .] Je peux
dire que je lutte pour mon pays tout entier, mais en fait ma lutte est née de toi, est
liée à toi, Paula. Je ne saurais lutter pour des gens que je ne connais point. C‟est
toujours à partir d‟un être physique, bien en chair et en os, que tout se déclenche.
(173)
On trouve chez Phelps une sorte de chaîne incontrôlable pour aboutir à l‟action politique;
le corps de la femme est la source de la politique, et les deux se confondent finalement.
La femme occupe le rôle traditionnel de la muse, mais au lieu de mener à la création
poétique, elle mène à l‟action politique. Comme dans Haïti! Haïti!, l‟engagement
politique doit passer par un engagement humain; l‟individu doit trouver en lui et à partir
de lui des raisons et des moyens de se diriger vers l‟action, qui ne doit pas demeurer un
187
idéal abstrait, et doit s‟ancrer dans la vie personnelle. Mais une fois que cette action part
du personnelle, elle ne peut ensuite se faire sans le collectif.
En même temps, Phelps montre dans la fin du roman que l‟engagement ne se fait
pas forcément qu‟en Haïti. Au contraire même, l‟exil peut s‟avérer comme la seule
solution pour pouvoir continuer, lorsque rester devient synonyme de mort certaine Ŕ c‟est
le cas de Marco qui doit quitter Haïti quand son amie a été assassinée par les macoutes.
Phelps souligne donc que s‟exiler ne revient pas à abandonner le pays ou à vouloir
oublier une partie de son histoire traumatisante, et donne ainsi une possibilité à la
diaspora de s‟inscrire pleinement dans le déroulement de l‟histoire haïtienne, lui
reconnaissant son courage dans un départ forcé et sa lutte incessante, de l‟étranger. Emile
Ollivier offre une vision plus pessimiste de l‟exil, car l‟exil même est impossible, et Haïti
se présente comme une prison par son côté insulaire et isolé. Ainsi s‟achève le
roman Mère-Solitude (1983):
Il y a des taches de sang sur la Caraïbe. Il faudrait s‟en aller, mais il n‟y a ni
bateau ni Boeing qui puissent nous conduire ailleurs. Quand les ramiers sauvages
empruntent le long chemin de la migration, la mer trop souvent rejette leurs
cadavres. (210)
Ce sont les images de violence qui dominent dans les romans d‟Ollivier. Elvire
Maurouard remarque justement dans son étude Haïti: Le pays hanté que la fascination
d‟Ollivier pour le corps pendant le duvaliérisme est toujours accompagnée par la violence,
la mort et le pourrissement des cadavres (34). Jan J. Dominique se situe également dans
la lignée d‟une vision pessimiste de l‟exil, non en disant qu‟il est impossible, comme
Ollivier, mais en le dépeignant dans son inefficacité dans sa lutte contre la dictature. A la
fin du roman, la narratrice quitte d‟ailleurs Montréal pour revenir en Haïti. La distance
188
semble empêcher toute connaissance précise d‟un phénomène étranger. La question de
l‟indicible est présente chez Dominique, mais surtout car ceux qui essaient de
comprendre sont trop éloignés. Dans Mémoire d’une amnésique, Dominique écrit:
Que savons-nous des prisonniers politiques au Chili, bien au chaud dans nos
manteaux d‟hiver? Bien sûr, j‟entends leurs voix dire l‟importance du soutien
international, j‟écoute leurs discours décrivant l‟impact des actions des
organisations d‟exilés. Peut-on empêcher la souffrance des prisonniers politiques?
Peut-on empêcher l‟existence des prisonniers politiques? Peut-on? J‟entends leurs
réponses pleines d‟assurances, mais que savons-nous...? (40)
Dominique donne une valeur universelle aux prisonniers oubliés en changeant de
territoire (le Chili et non plus Haïti), mais en gardant les parallèles avec Haïti possibles.
Ainsi, le récit commence symboliquement en 1957 (année de l‟élection de Papa Doc),
pour revenir en Haïti plus tard dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Dominique
s‟éloigne des assertions et des vérités déclamées pour laisser une place privilégiée au
doute et aux interrogations, sur tout ce qui reste à savoir de ces dictatures impitoyables.
112
Elle remet en cause les aides internationales apportées aux exilés, qui semblent plus
faibles que ne l‟étaient celles destinées à soutenir la dictature.
Phelps ose également aborder l‟humain dans ce qui le caractérise aussi, ses
faiblesses. Le roman Mémoire en Colin-Maillard (1976) se présente comme un mystère
à résoudre, tenant du roman policier comme dans Haïti! Haïti!, mais avec la particularité
que c‟est dans ce roman l‟être humain qui fouille au fond de lui-même les indices pour
retrouver qui a dénoncé deux enfants. Le terme de roman policier est inadapté aussi car
112
Cette place privilégiée accordée au doute ou aux contradictions se fait également sur un plan plus
personnel. Kathleen M. Balutansky remarque que “Dominique sets up her own feminist poetics: she does
not apologize for the points of convergence between author/mother and narrator/daughter; she celebrates
them [. . .]” (548).
189
les macoutes sont les coupables, et la justice et l‟autorité sont incompatibles et
contradictoires Ŕ les genres littéraires eux-mêmes se retrouvent bousculés dans le
contexte de la dictature. Cachés par sa mère, Guy et Jacques Colin étaient deux élèves de
l‟école qui furent livrés aux macoutes.
113
Le narrateur, malade, ne quitte pas son lit, mais
rêve d‟être un héros, notamment en étranglant le dictateur dans son Palais.
114
Il interroge
sans cesse sa mère au sujet de la dénonciation, et invente constamment des scénarios
possibles. Le contraste entre les rêves ou les situations imaginées et la réalité atteint son
point culminant à la fin du roman, quand la mère du narrateur lui explique qui a dénoncé
les Colin; le “il” devient “tu,” et le narrateur est cette personne, qui ne peut quitter son lit
après avoir été battu et torturé. Sa dénonciation lui a évité la mort.
La note d‟espoir dans ce roman, c‟est l‟image de la femme, qui n‟est plus
seulement une muse mais une actrice dans la lutte. Phelps écrit bien avant que le mystère
ne soit élucidé: “Il est grand temps que les femmes prennent la relève, car il n‟y a plus
d‟hommes dans ce pays!” (15). Il s‟agit d‟une idée qui sera reprise et développée chez
Laferrière dans plusieurs de ses romans, dans Le charme des après-midi sans fin (1997),
113
La cruauté des macoutes sur les enfants fait également l‟objet d‟un poème en créole, “Tonton Makout,”
dans Dyakout 1, 2, 3, 4 de Félix Morisseau-Leroy. Dans ce poème, un tonton macoute tire sans aucun
motif sur un enfant en train de jouer dehors, et le tue.
114
Comme le remarque Hoffmann dans Littérature d’Haïti, dans Mémoire en colin-maillard, François
Duvalier n‟est mentionnés que:
[. . .] sous les surnoms de “Savant Docteur” ou des titres que ses séides lui avaient inventés:
“Emancipateur des Masses,” “Rénovateur de la Patrie,” “Champion de la Dignité nationale,” et
bien sûr “Président-à-Vie de la République.” Plus encore qu‟Anthony Phelps, René Despetres
affuble François Duvalier, baptisé Zoocrate Zacharie dans Le Mât de cocagne (1979), d‟une
collection de titres et de surnoms ironiques, dont certains avaient effectivement été donnés à Papa
Doc par ses adulateurs, et d‟autres inventés à des fins burlesques. C‟est ainsi que dans le roman le
“Grand Electrificateur des âmes” est aussi connu comme “Grand-Doctrinaire-à-Vie,” “Grand
Réparateur des fautes commises par ses sujets,” “Chef suprême de la Révolution,” “Apôtre de
l‟Unité Nationale,” “Leader du tiers et du quart monde,” “Bienfaiteur des pauvres et des
prostituées,” “Homme-Drapeau Un et Indivisible,” “Etre immatériel à 100%,” etc.” (198-99)
190
dans lequel sa grand-mère Da ne craint pas les macoutes, ou dans Le goût des jeunes
filles -- pour tante Raymonde, seul le père de Dany était respectable:
Pour elle, les autres hommes sont des minables. Il n‟y a, a-t-elle dit une fois, dans
ce pays de malheur que des marsouins et des zombies. Tous les vrais hommes
sont au cimetière. Ses lèvres se retroussent avec dédain et elle crache par terre en
regardant vers le Palais national. (283)
Comment (ne pas) s’engager sans se fatiguer
Le genre autobiographique permet à Laferrière de se distancer de la tradition haïtienne
d‟une littérature historique et anticoloniale du dix-neuvième siècle (Dash 1991: 2), d‟une
littérature patriotique (Hoffmann 1984: 16) ou francophile et anti-américaine (Hoffmann
1995: 147) telle qu‟elle l‟était sous l‟occupation américaine, ou engagée, et prête à
défendre la masse paysanne telle qu‟elle le fut après l‟occupation, pendant la période
indigéniste (Hoffmann 1984: 25). Dans son roman Le cri des oiseaux fous, il se proclame
le “premier Haïtien qui ose penser sur son propre individu” et en conclut: “un individu est
né” (78). Ce désir de privilégier l‟individu sur le collectif suggère que l‟œuvre de
Laferrière diffère notamment de Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain.
115
Parler
de l‟individu, c‟est refuser de faire uniquement une littérature engagée et politique contre
Duvalier, pour donner une voix à tous ceux qui n‟appartiennent pas à une lutte reconnue
mais qui ont tout de même vécu pendant la dictature. Dans Le goût des jeunes filles,
Laferrière donne une voix à ceux qui n‟adhèrent pas à une cause, qui ne s‟intègrent pas
115
Dans ce roman, le héros Manuel revient de Cuba, et veut trouver de l‟eau pour l‟ensemble du coumbite.
De plus, son sacrifice est pour une cause incarnée par un groupe, qui prime sur l‟individu et justifie sa mort
à la fin du roman si c‟est pour le bien être de tous. Je cite également ce superbe roman de Roumain car ce
dernier constitue, avec Stephen Alexis, une référence dans la littérature indigéniste et la littérature haïtienne
en général. Ces deux écrivains furent aussi une littérature de jeunesse qui a influencé Laferrière, mais aussi
une littérature dont il a choisi de se distancer pour trouver la forme et la substance qui lui conviennent,
comme il l‟explique dans un entretien (Prophète 910).
191
dans un groupe existant, et qui osent se donner la liberté de vivre leur vie, pendant une
période historique invivable. La narratrice du journal, Marie-Michèle, écrit: “Je me
demande toujours pourquoi les livres des écrivains d‟ici ne parlent jamais de notre vie, je
veux dire de la vie d‟une jeune fille de vingt ans comme moi [. . .]” (183). Pour Laferrière,
l‟individu n‟est pas qu‟une partie d‟un tout; il existe aussi en soi et indépendamment de
toute appartenance à un groupe. Laferrière ne se fait pas esclave
d‟ “obligation postcoloniale” qui consisterait à aborder forcément la question de la
politique et du collectif. Au contraire, il se donne des droits d‟auteur “tout court.”
Cette absence d‟appartenance se manifeste également dans la singularité littéraire
de l‟auteur. Martin Munro, dans son article “Master of the New,” remarque que
Laferrière est un homme seul dans un mouvement, car il se situe entre la génération des
écrivains haïtiens des années soixante en exil (Franck Fouché, Paul Laraque, Roger
Dorsinville, Roland Morisseau, Anthony Phelps, Emile Ollivier) et un groupe plus récent
qui a moins d‟expérience directe de la violence et des tensions des années Duvalier (Joël
Des Rosiers, Stanley Péan, Edwidge Danticat) (176). De plus, sa rupture avec une
littérature centrée sur l‟histoire, la politique, ou l‟identité nationale, le rend différent
d‟auteurs contemporains comme Danticat, qui parle surtout de mémoire, histoire, exil
(177). Laferrière refuse également toutes les étiquettes possibles dans J’écris comme je
vis: “écrivain immigrant,” “écrivain ethnique,” “écrivain caraïbéen,” “écrivain du
métissage,” “écrivain postcolonial,” “écrivain francophone” ou écrivain “exilé” car il
192
veut avant tout être considéré comme “un écrivain” (104-105).
116
On peut dire qu‟il
adopte ici une position encore plus radicale que celle de Jean-Paul Sartre dans Qu’est-ce
que la littérature? (1947) qui conserve un épithète complémentaire à celui d‟écrivain
dans son texte; après avoir évoqué l‟importance de la condition de l‟écrivain par rapport à
son œuvre, il ajoute:
[. . .] il faut se rappeler aussi que sa condition n‟est pas seulement celle d‟un
homme en général mais précisément aussi d‟un écrivain. Il est Juif peut-être, et
Tchèque et de famille paysanne, mais c‟est un écrivain juif, un écrivain tchèque et
de souche rurale. (98)
Sartre insiste sur le terme d‟écrivain, et s‟il rejette une définition uniquement basée sur
l‟origine qui omettrait la qualité d‟écrivain, il ne problématise cependant pas l‟association
de l‟origine à l‟écrivain, comme si les deux marchaient forcément de paire. Au contraire,
Laferrière dissocie ces termes, car il considère que l‟origine de l‟auteur n‟est pas un
facteur qui détermine ou définit son œuvre.
De plus, là où Sartre voit de l‟engagement dans l‟acte même d‟écrire: “Parler c‟est
agir: toute chose qu‟on nomme n‟est déjà plus tout à fait la même, elle a perdu son
innocence” (29), Laferrière se joue d‟un certain type d‟engagement et même de la notion
productive de l‟action. Sous la dictature, il est difficile de parler, que ce soit contre le
régime en place de peur de la répression, ou de choses triviales car le dictateur
monopolise les pensées. Quant à l‟action, c‟est bien ce qui caractérise le dictateur lui-
même dans son entreprise de Révolution, qui se fait pour le pire Ŕdans sa supériorité,
Duvalier se situe dans le meilleur des deux domaines, celui de Dieu et celui des hommes,
116
Il dit d‟ailleurs qu‟il rêve d‟écrire un livre dont le titre sera Je suis un écrivain japonais car il ne parle
pas forcément de la Caraïbe (106). Le rêve est devenu réalité, puisqu‟il s‟agit du titre de son roman publié
en 2008.
193
tel un loa: “Man talks without acting. God acts without talking. Duvalier is a god”
(Diedrich 358).
117
Laferrière ne se donne pas comme mission de dénoncer la dictature, ce
qui reviendrait à accepter une autre forme d‟autorité qui forcerait la littérature à n‟être
qu‟un objet au service d‟une cause. Laferrière refuse ce rôle obligatoire qui serait attribué
en particulier à l‟écrivain “francophone,” et illustre ce lien entre la parole, l‟écriture et
l‟action autrement, en feignant un mépris du discours politique pour l‟aborder en fait d‟un
œil nouveau.
En donnant un rôle à l‟individu, libéré du poids du groupe pendant la dictature,
Laferrière offre sa perspective de “parler c‟est agir.” Dans La nausée de Sartre, la
mauvaise foi, c‟est lorsque l‟on joue un rôle, sans le savoir; le narrateur, lui, le sait. Cette
même prise de conscience existe dans Le goût des jeune filles, ou plutôt, a déjà existé, car
de façon ironique, le narrateur a déjà tout compris enfant: “Cela fait longtemps que j‟ai
compris qu‟on joue. J‟avais dix ans” (257). Il a été témoin au cinéma (lieu par excellence
du regard, mais dans une seule direction) de la scène suivante: un couple était assis
devant lui, et la femme a glissé un billet dans la main d‟un autre homme, au début de la
projection:
C‟est comme ça que j‟ai découvert par hasard qu‟il y a toujours une histoire
secrète qui se cache derrière l‟histoire officielle. Que notre œil ne perçoit jamais
toute la réalité. Il y a toujours un petit détail qui nous échappe. Et si on n‟a pas vu
ce petit détail, on ne comprendra rien à la suite de l‟histoire (le billet que la
femme glisse dans la main de mon voisin). Ce geste veut dire: je peux bien
l‟embrasser, mais c‟est toi que j‟aime, c‟est toi mon homme. [. . .] Depuis, je n‟ai
pu cesser de regarder ce qui se passe derrière la scène. (258)
117
Il s‟agit d‟un discours prononcé en 1957.
194
Ce billet représente le punctum de Dany, pour reprendre le terme de Roland Barthes
utilisé dans La chambre claire, c‟est-à dire “ce quelque chose qui a fait tilt,” et qui fait
que la photographie/ la scène du billet ici n‟est plus quelconque, et qu‟elle a le pouvoir de
rester dans son esprit lorsque la photographie/ la salle de cinéma ici n‟est plus devant ses
yeux, et qu‟elle revient dans son esprit des années plus tard, lorsque le narrateur raconte
cet épisode de son enfance (Barthes 81).
118
Comme son anecdote de prise de conscience
le suggère, il est moins naïf qu‟il ne le prétend.
119
Il est d‟ailleurs le seul en position de
supériorité (alors qu‟il est dans la vie couvé par sa famille, et suit son ami Gégé avec
crainte et admiration dans ses bêtises et ses effronteries):
Le pire, c‟est qu‟il y en a qui ne savent même pas que ce jeu existe. Ma mère et
mes tantes (même tante Raymonde). Gégé non plus. Gégé est un type d‟action. Il
aime bouger. Il déteste réfléchir. Moi, je n‟arrête pas de penser. (257)
C‟est ici l‟action qui empêche la réflexion, l‟une excluant automatiquement
l‟autre, contrairement à la formule de Sartre (qui associe automatiquement parler et agir).
De façon ironique, c‟est justement parce que Dany ne fait rien qu‟il pourrait être “actif,”
mais il ne peut l‟être que par la pensée, et jamais par l‟action, car cette combinaison est
impossible. Celui qui agit est cantonné à l‟activité, ce qui ne laisse plus place à la
réflexion, comme le montre bien l‟idéal duvaliériste, tellement ancré dans l‟action Ŕ
même dans ses réflexions basées sur des observations et enquêtes anthropologiques. Dans
118
Le punctum est le deuxième élément d‟une photographie qui vient déranger le premier, le studium.
Barthes écrit: “[. . .] car punctum est aussi: piqûre, petit trou, petite tache, petite coupure Ŕ et aussi coup de
dés. Le punctum d‟une photo, c‟est ce hasard qui, en elle, me point (mais aussi me meurtrit, me poigne)”
(49).
119
Ici aussi, on remarque que Laferrière implique qu‟un élément (parler) peut être totalement dissocié d‟un
autre (agir), au point où le deuxième est inexistant. A nouveau, la formule sartrienne est en quelque sorte
parodiée, mais non ignorée. L‟auteur semble conscient des associations avec lesquelles il joue, qu‟il se plaît
à utiliser pour mieux les renverser en les reniant.
195
le Discours antillais, Edouard Glissant présente le Martiniquais comme prisonnier de
l‟idéologie dominante qui, sous couvert de nouveaux mots visant à illustrer des actions
pour le changement, tente de dissimuler une oppression qui n‟a jamais cessé. Dès lors,
toute “action” est proche de l‟inaction dans le sens qu‟elle n‟est pas porteuse, comme en
témoigne la section “Traces,” dans laquelle le Martiniquais traqué à toutes les époques
(esclavage et marronnage, dissidence, et la Martinique d‟aujourd‟hui) continue à courir
sans cesse, toujours avec l‟espoir d‟un changement de condition, mais sans jamais
parvenir à changer son sort. Dans ce texte de Glissant, l‟action est inutile car vouée à
l‟échec, prisonnière du Même, comme le Martiniquais est prisonnier de son île.
Chez Laferrière, c‟est paradoxalement de sa prison que le jeune Dany va passer à
l‟action (sexuelle). Ses propres valeurs se renversent ainsi, et les dichotomies action/
pensée ne sont plus si claires. La supériorité du narrateur est ironique et illusoire; lui-
même manque parfois le détail si important qui change toute l‟histoire (le fait que Gégé
n‟a jamais essayé de heurter un macoute, et qu‟il n‟est pas en danger alors qu‟il vit caché).
De même, toute la scène à laquelle il a assisté au cinéma, du haut de ses dix ans, il l‟a
située dans un contexte amoureux, excluant un contexte purement sexuel.
120
Il en tire
ainsi des conclusions qu‟il n‟est peut-être pas prêt à discerner encore dans tous les
domaines. D‟ailleurs, dans l‟ensemble du roman, Dany a beau être témoin de ce qui se
passe chez les jeunes filles, il ne perçoit pas exactement tout et ne comprend toujours rien
à ce qui se passe autour de lui.
120
Ce qui s‟explique par le fait que sa première expérience sexuelle a lieu plus tard dans le roman, quand il
restera dans la maison des jeunes filles.
196
Ainsi, le jeune Dany occupe le rôle du spectateur, avant d‟assumer celui
d‟analyste de la situation. Il ne décrit pas seulement les faits, mais incorpore le personnel
dans son interprétation (qu‟il prend pour une description), dont le poids écrase tout
discours qui se voudrait “objectif.” Le parleur n‟est “pas un pur témoin” (29), pour
reprendre les termes de Sartre, dans le sens qu‟il dépasse cela en s‟engageant alors d‟une
certaine manière à partir du moment où il voit.
Témoignages de prisonniers sous Duvalier
Dans Testimony: Crises of Witnessing in Literature, Psychoanalysis, and History,
Shoshana Felman explique que parler des camps, des chambres à gaz, relève de
l‟impossible, de l‟infaisable. Témoigner de l‟expérience de la mort dans les camps est
une entreprise qui ne peut exister, car il s‟agit d‟un événement qui n‟a pas connu de
témoin; c‟est ce que Felman désigne comme “An event without a witness” (80). Felman
explique également que le système nazi a convaincu ses victimes, les témoins potentiels
du spectacle du génocide qui avaient vécu les camps de l‟intérieur, que ce qui était dit au
sujet de leur manque d‟humanité était vrai, mais aussi que leurs expériences ne
pouvaient pas être racontées, pas même à eux-mêmes, et donc qu‟elles n‟avaient peut-être
jamais existé. La perte d‟identité du témoin a lieu lorsque l‟histoire de l‟individu est
abolie (Felman 82).
Chez Laferrière au contraire, c‟est l‟histoire de la dictature et de l‟horreur qui sont
presque abolies, et l‟histoire de l‟individu est celle qui prime. Dany parle tellement de lui-
même, que sous son témoignage personnel, “l‟événement” s‟efface. La formule
197
d‟événement sans témoin de Felman se retrouve ainsi renversée chez Laferrière, car il
s‟agit ici d‟un témoignage sans l‟événement, puisque Dany n‟est jamais torturé ou même
interrogé, ne va jamais à Fort Dimanche ou dans toute autre prison où l‟on enfermait les
opposants au régime.
Dans Le goût des jeunes filles, Laferrière écrit un témoignage de prisonnier bien
différent de ceux de Patrick Lemoine ou Marc Romulus. Il n‟écrit pas dans le vif de
l‟action pour susciter une prise de conscience internationale, et la première section de son
roman porte ce titre signalant l‟éloignement temporel et spatial: “Vingt-cinq ans plus tard,
une petite maison à Miami.” Ceci trouve son écho dans la dernière section du livre,
consacrée à un entretien entre une journaliste et Marie-Michèle, qui a “attendu plus de
vingt-cinq ans” pour publier son livre (391). A la question: “Vous étiez quand même
consciente que c‟était un témoignage important?,” elle répond en riant: “Je ne savais
même pas que c‟était un livre” (391).
Avec son ironie mordante, Laferrière ose reléguer la dictature à un arrière-plan
qui non seulement n‟empêche pas l‟épanouissement personnel de l‟adolescent (par ses
lectures et ses premières expériences sexuelles), mais le favorise même franchement: le
“héros” de Laferrière est un adolescent naïf qui, croyant les macoutes à ses trousses,
s‟enferme lui-même chez ses attirantes et sensuelles jeunes voisines (qui couchent elles-
mêmes avec des macoutes pour alimenter leur train de vie):
Et tout ça (être recherché par tous les marsouins du pays) n‟est rien à côté du fait
que je me retrouve prisonnier dans une minuscule pièce avec six filles déchaînées
autour de moi. Celui qui s‟occupe de moi là-haut, je veux dire mon ange gardien
personnel, n‟a sûrement pas pris de congé ce week-end. (336)
198
La dictature et la mort crainte quotidiennement deviennent ce “rien” mentionné de façon
anodine par le narrateur. Fort-Dimanche n‟occupe que quelques paragraphes, et il y a
décalage entre l‟évocation commune du lieu de la prison sous la dictature et sa
signification pour Dany. Derrière le mot “prison” utilisé dans Le goût des jeunes filles se
cache au contraire un paradis sexuel. La violence suggérée dans l‟adjectif “déchaînées”
prend une connotation positive dans le contexte de l‟initiation sexuelle du jeune garçon --
tout comme l‟oxymore “cette exquise douleur” (320) exprime le plaisir sexuel.
Laferrière crée un paradis sexuel dans l‟enfer de la dictature Ŕ mais il n‟établit pas
d‟opposition binaire comme Duvalier, et la frontière entre paradis et enfer est fine: “Je
suis en enfer” (195), dit-il dans la section “La petite mort” chez les jeunes filles, lorsqu‟il
est seul avec Marie-Flore, qui se déshabille devant lui. Et par opposition à “l‟être
immatériel” qu‟est Duvalier selon ses propres paroles, Dany est celui qui apprend des
expériences physiques. Le corps n‟est pas menacé non plus, comme c‟est le cas pour les
prisonniers sous Duvalier Ŕ et les témoignages parlent de tortures, de déchéances
physiques, de maladies… Dans Le goût des jeunes filles, c‟est le désir sexuel, du corps
des jeunes filles, qui occupe toutes ses pensées. S‟il existe une vie “spirituelle,” c‟est
seulement dans les réflexions sur le sexe. Le sentiment n‟intervient pas dans ce discours.
La place du sexe dans le roman n‟est pas simple provocation de la part de
Laferrière, mais bien une façon de contrecarrer tous les idéaux duvaliéristes, et
notamment la question de sentimentalité, abordée par Duvalier dans son essai “En quoi
l‟état d‟âme du noir se différencie-t-il de celui du Blanc?” dans son ouvrage, Eléments
d’une doctrine. Que ce soit dans les arts, la littérature, ou la religion, l‟affectivité
199
caractérise l‟homme noir Ŕ en littérature, c‟est plus particulièrement le rythme, le lyrisme,
et la “cadence poétique” qui se remarquent (52). Duvalier écrit ceci en guise de
conclusion de son essai:
Evidemment, il est superflu de poursuivre notre démonstration, puisque la
sentimentalité conditionne toutes les activités du Noir. Dans toutes les ébauches
de civilisation, des collections nègres, que ce soit au Bénin, que ce soit chez les
Yoroubas et l‟Afrique Equatoriale, que ce soit chez les pays Mossi du Niger, que
ce soit enfin dans l‟apport du Nègre américain à la culture Nord-Américaine, la
sensibilité imprime toujours sa marque distinctive. (53)
Duvalier s‟appuie sur des “observateurs impartiaux,” et notamment sur M. Elie Faure, qui
critique le système de Gobineau (un système raciste qui place les Blancs comme
détenteurs de la raison), mais, comme le remarque bien Duvalier, “admet ce principe de
la classification” (50). Laferrière lui, repousse toute classification, et en particulier celles
qui font l‟objet d‟admiration de François Duvalier et sont présentées par lui comme des
vérités.
Laferrière suit certaines idées présentes dans les témoignages écrits par des
prisonniers politiques sous le régime de Baby Doc, malgré un ton qui pourrait indiquer un
tout autre projet. Dans Exile Martin Munro souligne d‟ailleurs que l‟humour chez
Laferrière ne vise pas à échapper à la réalité et à la vérité, mais plutôt au désespoir et à la
mélancolie (182). La notion même d‟humour est ainsi à revoir aussi, car elle est souvent
une stratégie pour aborder l‟insupportable, et n‟est pas tant un véritable choix que le seul
refuge pour parler de la dictature en évitant de ne parler que de l‟horreur.
L‟ouvrage de Patrick Lemoine, Fort-Dimanche, Fort-la-Mort (1996), et celui de
Marc Romulus, Les cachots des Duvalier (1978), n‟évoquent pas l‟indicible qui peut
suivre un traumatisme. Tout en restant réalistes, ils montrent que même dans une
200
entreprise qui se veut objective et précise, l‟imaginaire joue un rôle important propre à
l‟horreur de la situation dans laquelle se trouve le prisonnier. Lemoine écrit:
Je devrai les [les bourreaux] défier, tenir bon. C‟est par la résistance de ses
victimes que l‟oppresseur peut être vaincu. Cette idée transforma ma peur de
souffrir en volonté de résister, de survivre, de retrouver la liberté. L‟idée d‟un
lendemain meilleur me gonfla d‟énergie et d‟optimisme. Souvent, la vie se nourrit
d‟espoir et d‟illusion. (49)
Lemoine passe donc son temps à Fort Dimanche à penser et à interpréter ses rêves afin de
se donner le courage de survivre à l‟humiliation, la famine, la maladie Ŕ dans Le goût des
jeunes filles au contraire, aucun décodage n‟est nécessaire. Les rêves sont justement des
cauchemars de Fort Dimanche (279) et sont donc une forme de langage très claire et
directe traduisant les peurs de Dany, qui est loin d‟être un héros -- même ses fantasmes
sur les filles l‟effraient, notamment quand l‟une d‟elles, Choupette, affirme pouvoir “tuer
un homme avec sa [ma] langue” (223). Lemoine, lui, lutte constamment dans ce qu‟il
qualifie à son arrivée à Fort Dimanche d‟ “un monde irréel, un monde outre-tombe” (103).
Pour répondre à une horreur qui dépasse toute imagination, il faut la battre sur son propre
terrain: l‟imagination, l‟irréel.
Romulus parle des mêmes stratégies de résistance que Lemoine. Dans un exposé
très sec, par paragraphes sur des thèmes variés (donc dans une forme beaucoup moins
“romanesque” que Lemoine qui fait une narration personnelle plutôt qu‟un résumé
“objectif”), Romulus explique comment la résistance pouvait avoir lieu “devant un tel
tableau d‟horreur”: pour pouvoir témoigner ensuite de l‟univers Duvalier:
Pour atteindre cet objectif, il a recours à ce qu‟il appelle des doses de sérum,
c‟est-à-dire de rares nouvelles venues de l‟autre monde qui entretiennent son
espoir d‟en sortir, mais auxquelles il croit à demi. C‟est ainsi que le prisonnier
sort vivant du monde infernal de Fort-Dimanche, parce qu‟il a su en quelque sorte
201
créer un monde à lui où se côtoient ses souvenirs, ses rêves, ses espoirs, mais d‟où
il a pu exclure l‟horreur du quotidien destiné à le briser et à le tuer. (30)
Dès lors, une dose d‟imagination et de fiction est nécessaire pour aborder le problème de
l‟emprisonnement sous Duvalier.
Laferrière se démarque considérablement de ces témoignages et du concept même
du témoignage. En choisissant d‟écrire sur la période des années Duvalier une fois cette
période enfin achevée, Laferrière propose un témoignage original de la vie sous la
dictature qui sort d‟une mission d‟urgence (comme c‟est notamment le cas de Jean-
Claude Charles dans De si jolies petites plages dans le prochain chapitre) qui s‟imposait
aux écrivains engagés. Le traumatisme se trouve également minimisé.
Chez lui, imaginer sert ironiquement à effrayer encore plus le jeune Dany. Le
jeune Dany, prisonnier chez les jeunes filles, imagine ce qu‟il pense être sa future prison,
et par cette imagination intense et vivante, il peut ainsi témoigner de ce dont il n‟a pas été
témoin. C‟est lorsqu‟il subit le regard de Frank, un macoute qui ne sait en réalité rien de
l‟histoire de Dany, que Fort Dimanche devient visible:
Il va m‟amener à Fort Dimanche, cette prison effroyable au bord de la mer. On
n‟a même pas besoin de torturer les gens, là-bas. On les laisse pourrir. Les
cellules sont en dessous du niveau de la mer, et chaque fois que la marée monte,
les prisonniers reçoivent toute la boue de la baie en pleine gueule. C‟est là aussi
que les gros camions de la décharge publique vont jeter les immondices de la ville.
Mais ils ont peut-être d‟autres projets pour moi. Me cuire à petit feu. M‟obliger à
bouffer mes excréments. Ou bien me faire enculer par une centaine de prisonniers
affamés de chair fraîche. Le plus dur, c‟est de savoir que la réalité est encore plus
abominable que tout ce que mon esprit peut concevoir. (154)
Dany sait qu‟en se préparant à toutes les éventualités, il ne se prépare en fait à rien; les
mots et les images crus peuvent bien atteindre le paroxysme de l‟horreur, le langage reste
bien loin de la véritable horreur. En même temps, même cette idée peut être vue
202
également comme parodiée dans le discours de Laferrière. Si Dany est “sauvé” dans cette
scène, c‟est uniquement parce que Frank a soudainement une autre préoccupation en tête:
les seins de Pasqualine; c‟est donc une frivolité (en apparence) mais physique et
corporelle qui lui sauve la vie, non une grande défense intellectuelle politique. Les
individus ont plus de poids que n‟en ont les grands groupes politiques, contrairement au
roman Haïti! Haïti! de Klang et Phelps, dont j‟ai parlé dans la première section de ce
chapitre.
La vie sous la dictature... sans Duvalier
Le genre autobiographique privilégié par Laferrière lui permet d‟accorder une place
primordiale au “je” et à l‟individu, et de rejeter tous les groupes ou regroupements. Dans
un entretien avec Mohamed B. Taleb-Khyar, Jan J. Dominique parle de Comment faire
l’amour avec un nègre sans se fatiguer lorsqu‟elle aborde le sujet de la Négritude. Elle
mentionne Laferrière quand on lui demande si de jeunes auteurs haïtiens s‟inspirent de la
Négritude. Voici sa réponse:
Recently, there was a book, which indirectly played with the theme of Negritude,
published in Montreal. [. . .] It is Comment faire l’amour à un nègre sans se
fatiguer, and it poses the problem of existence in terms of race with all possible
clichés, stereotypes, and obvious prejudices. The author ridicules certain
stereotypes, but he ends up being taken, without knowing it, in his own game.
(454)
121
Dominique n‟explique malheureusement pas pourquoi il se perd, selon elle, dans son
propre jeu, et ces paroles citées sont les dernières de l‟entretien. En tout cas, Laferrière
121
Le titre est normalement Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer Ŕ l‟erreur vient
sûrement de la traduction anglaise du titre, How to make love to a Negro.
203
est ici cité comme un contre-exemple (au moins dans un premier temps), et Jan suggère le
problème qui se pose lorsqu‟une problématique est abordée pour la critiquer (la
Négritude ici, admirée par Duvalier et base de son Noirisme) Ŕ elle est forcément plus
visible et présente. Pourtant, je ne pense pas que Laferrière se perde, mais plutôt qu‟il
reprend ce mouvement littéraire sans jamais l‟adopter. Il en parlerait donc de la même
façon dont il parle de Duvalier, en ayant Duvalier légèrement présent, juste assez pour
montrer que le héros l‟oublie. Car Laferrière reprend de façon systématique des traits de
Duvalier ou de son idéologie, afin de les bousculer dans son roman et de les dérespecter,
pour faire un créolisme.
Dans Le goût des jeunes filles, l‟histoire de l‟individu continue à primer dans les
pires dangers. Malgré la peur des macoutes, la dictature ne parvient à sortir de son
arrière-plan: “Je n‟ai pas une minute de répit aujourd‟hui. [. . .] Je n‟ai même pas eu le
temps de penser à mon drame personnel. Alors que mes couilles sont en grand danger, et
je ne blague pas” (334). En même temps, le contraire de ce qui est dit est suggéré: c‟est
bien une blague, même si le sujet de la dictature n‟en est pas un. Et c‟est un sujet à oser
traiter comme une blague, justement parce qu‟il est important et que “blaguer” sort de la
peur et du silence imposés par le dictateur. L‟auteur donne une piste au lecteur afin qu‟il
puisse lire ce qui suit de la même manière: en lisant le contraire de ce qu‟il lit. Car en
réalité, cette affirmation du manque de temps pour penser à la dictature est suivie d‟une
réflexion sur les “marsouins.”
Mais le problème mis en avant à aborder dans cette partie, comme son titre
l‟indique, est bien le suivant: “Quel mal y a-t-il à essayer ton étalon, Pasqualine?” (335)
204
et non la dictature. C‟est par la sexualité trépidante des jeunes filles ou celle qui s‟éveille
chez Dany que Laferrière aborde la dictature. La formule suivante de Michel Foucault au
sujet du Panoptique dans Surveiller et punir (1975), prend ironiquement toute son
ampleur dans le roman: “Un assujettissement réel naît mécaniquement d‟une relation
fictive” (204). Cette technique d‟emprisonnement du Panoptique fait que les détenus se
sentent surveillés potentiellement en permanence, en plaçant un surveillant dans une tour
centrale. Dans Le goût des jeunes filles, l‟assujettissement réel provenant d‟une situation
fictive est poussé à son extrême car le héros s‟assujettit tout seul, du début à la fin -- le
jeune Dany s‟emprisonne lui-même dans la maison des jeunes filles car il croit que les
macoutes sont à ses trousses. L‟ironie est que personne n‟a jamais été à sa recherche (à
part sa mère et ses tantes, de l‟autre côté de la rue), et ce n‟était qu‟une blague de la part
de son ami, qui n‟a bien entendu jamais “coupé les couilles à un marsouin,” comme le
comprend Dany à la fin.
122
Seule la peur de Dany est bien réelle, et son analyse de la
situation n‟est jamais aussi pertinente qu‟il l‟imagine. L‟ironie de Laferrière est aussi que
l‟enfant se croit au-dessus des autres, alors qu‟il est aveugle à sa situation: “Je suis un
observateur. [. . .] Les gens ne prennent jamais le temps de réfléchir. [. . .] Moi, je veux
comprendre” (255). Dany reste donc naïf même dans ce qu‟il prend pour des percées
philosophiques.
En même temps, Dany est finalement parvenu à ne pas rester prisonnier de la peur
des macoutes une fois sous l‟emprise des jeunes filles Ŕ il a beau lire toute la journée et
122
Cette blague de Gégé qui raconte à Dany qu‟il aurait “coupé les couilles” d‟un marsouin (un tonton
macoute), preuves à l‟appui, suggère également une castration du macoute, qui ne pourra plus violer
comme à son habitude et sera plus généralement privé de sa masculinité.
205
être cet élève studieux, il n‟en doit pas moins son éducation aux jeunes filles. Bien que
provoqué par cette peur, le choix de se réfugier chez les jeunes filles se solde par une
certaine prise de pouvoir de la part du héros, chez qui la crainte des Macoutes disparaît
progressivement, dominée par la force du désir sexuel. La peur de Dany le pousse à
l‟action Ŕ fuir et se réfugier chez les jeunes filles. Puis c‟est la première expérience
sexuelle avec Miki qui le plonge dans l‟action.
Pourtant, de façon ironique, c‟est à nouveau la passivité qui caractérise avant tout
son expérience sexuelle. S‟il “passe à l‟action,” c‟est par l‟immobilité. Le narrateur a
d‟ailleurs le recul nécessaire sur lui-même pour se rendre compte de son rôle, qui se
résume à une présence davantage qu‟à une action quelconque dans sa pratique de
“l‟amour immobile” (321): “[. . .] je ne fais rien. Je ne bouge pas, je l‟ai dit” (321).
Quand Miki lui demandera ce qu‟il a fait pour qu‟elle jouisse autant, il répètera son
“rien” (322). Cette scène sexuelle peut se lire comme la métaphore d‟une dénonciation de
la dictature: le pouvoir peut accuser l‟innocent qui ne fait “rien” à tout moment et le
condamner. C‟est donc ironiquement à nouveau le sexuel qui sert de référence, et la
dictature reste en arrière-plan. En même temps, si Dany ne fait “rien,” c‟est aussi son
choix, car il est pleinement consentant dans cet acte sexuel Ŕ de même, ne “rien” faire
pendant la dictature peut coûter la vie. Ce “rien” est donc considérable, comme l‟est celui
de remplacer les préoccupations de la dictature par d‟autres, purement personnelles. Le
lecteur assiste à une libération de l‟individu qui refuse de s‟enchaîner à toute cause
politique, mais aussi à toute appartenance à une peur collective instaurée par le régime
Duvalier, acte révolutionnaire dans le contexte de la dictature.
206
Laferrière sort ainsi de la problématique de la littérature engagée, du moins en
apparence, pour mettre l‟accent ailleurs, sur le sexe. En osant se donner des plaisirs
personnels par la lecture et le sexe, le héros refuse de se soumettre à l‟idéologie de la
dictature basée sur le collectif. Ainsi, c‟est paradoxalement à partir de cette immobilité du
personnage que l‟auteur passe directement à l‟action. Il ne parle pas d‟un projet avenir
pour changer le monde qu‟il dépeint, mais change le thème central d‟une littérature sous
la dictature de façon performative.
Le politique, lui, est relégué à l‟arrière-plan grâce à une écriture filmique. Les
narrateurs et les genres littéraires changent à travers le roman. Le goût des jeunes filles est
encadré par le narrateur de Miami des années après la dictature, mais alterne aussi entre
le journal d‟une bourgeoise qui vivait avec les filles. Quant au scénario, à qui Laferrière
consacre la majorité du roman, il apparaît de façon fragmentée, découpée en “scènes”
dans lesquelles se déroule l‟action principale, celle du jeune Dany chez les jeunes filles.
Dans les scènes, avec le narrateur adulte Dany, les dialogues sont composés de
commentaires parfois des plus anecdotiques et apolitiques et souvent sexuels, comme le
suggèrent les titres de ces scènes/ sections: “Touche pas à mes seins, Frank!,”
“Quelqu‟un a vu mon foulard jaune?,” “Les hommes sont tous pareils,” “Qui était cette
fille avec Cubano, hier soir?” C‟est du moins sur cet aspect que Laferrière se plaît à
mettre l‟accent dans les scènes.
123
123
Sartre précise, au sujet de cet engagement, qu‟il n‟est pas forcément reconnu par l‟auteur, même s‟il est
bien présent: “Si tout homme est embarqué cela ne veut point dire qu‟il en ait pleine conscience; la plupart
passent leur temps à se dissimuler leur engagement [. . .]” (97). Je suggère que Laferrière n‟est pas cet
écrivain dont parle ici Sartre: au contraire, il est cet écrivain qui sait mais qui refuse, en tout état de cause;
cet écrivain qui ironise et se place en quelque sorte en position de supériorité par rapport à ce commentaire,
rejeté car déjà anticipé.
207
Laferrière sait également manier et diriger la caméra, changer d‟angle et de prise
de vue. Dans l‟adaptation cinématographique du Goût des jeunes filles réalisé par John
L‟Ecuyer (2004), Duvalier était balayé physiquement car la caméra coupait ironiquement
le haut des affiches placardées sur les murs de la ville, “coupant” ainsi les têtes de
Duvalier à la façon d‟une machette.
124
La “norme” est ainsi inversée, car ce ne sont plus
les macoutes ou Duvalier qui coupent les têtes Ŕ on sait que Duvalier conservait les têtes
de certains de ses opposants, pour des pratiques vaudou, dit-on.
125
Ce pouvoir est
renversé, et Duvalier ou ses macoutes en sont les victimes (symboliquement avec la tête
pour Duvalier, ou avec les parties sexuelles pour les macoutes).
Dans le roman, le changement de genres (journal, récit autobiographique de
Miami, ou scénario) montre un mouvement constant dans l‟écriture et dans l‟angle adopté.
C‟est cette alternance qui permet au roman de prendre des directions qui semblent
différentes (parler de politique et ne pas en parler, s‟arrêter sur un plan mais pour le
quitter), car il allie des caractéristiques du film, le visuel et l‟auditif: “Si mon Œil objectif
balaie la surface des choses, l‟Oreille ultrasensible de Marie-Michèle descend jusque
dans les grandes profondeurs pour capter certaines vibrations” (40). Ironiquement, c‟est
le texte écrit qui est plus médiocre -- surtout à partir du moment où la personne qui prend
sa plume se veut “écrivain” et contamine l‟écrit en quelque sorte. Le narrateur explique
124
Dans L’énigme du retour (2009), Laferrière évoque à nouveau le dictateur “qui n‟arrête pas d‟ordonner/
que l‟on coupe les têtes à ses sujet” (29). Dans le film, c‟est le contraire car c‟est le dictateur qui a pour
ainsi dire la tête coupée.
125
François Duvalier avait demandé qu‟on lui rapporte au Palais National la tête de Philogènes, mort dans
une bataille lors d‟une tentative d‟invasion d‟Haïti en 1963. Le Lieutenant Albert Jérôme, sous ordre
spécial de Duvalier, avait coupé la tête de Philogènes, puis l‟avait conservée dans de la glace afin qu‟elle
arrive intacte chez son intéressé à Port-au-Prince (Diedrich 263).
208
qu‟il n‟aime pas le style retravaillé par l‟auteure adulte qui publie son texte, car en
voulant l‟améliorer, elle a changé son texte de jeunesse: “Dommage, car j‟aurais préféré,
moi, le style haletant de l‟adolescente indignée” (40). Le goût des jeunes filles est donc
largement constitué, et l‟ironie est ici intéressante, d‟un texte annoncé comme médiocre
par le narrateur.
Laferrière focalise davantage sur le sujet de la littérature que sur Duvalier Ŕ le
narrateur en vient d‟ailleurs à cette conclusion, après avoir lu le journal de Marie-Michèle:
Si je comprends bien, pour elle Duvalier n‟était pas l‟unique responsable de cette
situation. C‟est une culture qui a engendré Duvalier et non le contraire. Bon, j‟ai à
peine parcouru son bouquin. Je dois avouer que je suis passablement intéressé par
le journal [. . .] (39).
L‟analyse politique change d‟angle pour s‟éloigner de Duvalier, mais cette approche n‟est
pas assez distante de la politique: le narrateur cherche encore à s‟en éloigner en
apparence, en focalisant son attention encore ailleurs, sur son manque d‟intérêt Ŕ le refus
de parler de politique, par ses répétitions, permet finalement d‟en parler, mais
différemment.
C‟est dans ce journal (qui serait, à en croire le narrateur, moins intéressant que
l‟histoire des jeunes filles) qu‟est narré brièvement le passage au pouvoir politique (fait
historique) de Papa à Baby Doc. La venue au pouvoir de Jean-Claude Duvalier relève de
la farce, d‟une mascarade de victimes prises au piège dans l‟engrenage d‟un pouvoir
incontrôlable et indésirable. Baby Doc n‟est qu‟une pauvre victime sans courage qui s‟est
trouvée pour ainsi dire au mauvais endroit, au mauvais moment. De façon assez ironique,
il ressemble ainsi étrangement au personnage principal du roman, le jeune Dany, qui a été
malencontreusement aperçu par un macoute à la sortie d‟un bar, après que son ami ait
209
“coupé les couilles au marsouin.” Ce drame né d‟une circonstance malheureuse,
improbable mais “réelle,” tournera en comédie sexuelle amère et fera de l‟enfant un
homme. Le traitement de cette éducation est doublement ironique. Premièrement, il s‟agit
avant tout d‟une éducation sexuelle caractérisée par la passivité, cet homme ne comprend
rien à ce qui lui arrive, ne contrôle rien. Deuxièmement, cette naïveté et cette
incompréhension de l‟enfant face à une situation qui le dépasse n‟est pas sans rappeler la
venue au pouvoir de Baby Doc telle qu‟elle est décrite dans le roman.
Marie-Michèle, la narratrice du journal à l‟intérieur du roman, envisage également
le refus de Baby Doc de devenir président à vie après la mort de son père:
On dirait un bœuf qu‟on mène à l‟abattoir [. . .]. Et c‟est ce qui me fend, d‟une
certaine manière, le cœur. Tu imagines, ton père est un des pires criminels de son
époque, et toi qui n‟as même pas encore dix-huit ans, tu entends dire partout que
le vieux va crever et que tu es son héritier politique. Tu vas hériter de quoi? D‟un
pays de misère ou de ses crimes. Je peux te dire que je me serais cassée vite fait
[. . .]. Oh la la, tu parles d‟un raffut! [. . .] Le fils Duvalier qui demande l‟asile
politique. (58)
Le “d‟une certaine manière” tempère toute la phrase, et permet de ne pas s‟apitoyer non
plus, de ne pas prendre au sérieux ce qui est dit, car tout n‟est que “d‟une certaine
manière,” donc d‟un point de vue bien particulier (celui d‟une bourgeoise privilégiée ici)
et qui n‟appartient vraiment et intégralement à personne “en réalité.” C‟est un jugement
difficilement imaginable qui pourrait être passé sur Baby Doc une fois toute
préoccupation politique occultée -- il ne resterait plus que l‟imbécilité de Jean-Claude
Duvalier. Au lieu d‟une accusation (plus prévisible) de tous ses crimes, le choc sur le
lecteur est plus grand par cette défamiliarisation de l‟attaque; le tir se fait ailleurs: sur le
ridicule, la bassesse de Jean-Claude Duvalier, un dictateur dont le pouvoir cesse alors
210
d‟être inébranlable, car il ne s‟agit que d‟un homme, et d‟une certaine faiblesse. Ce qui
est ironique, c‟est que ce scénario absurde et imaginaire est en même temps basé sur des
faits réels bien connus, comme la rondeur bien connue de François Duvalier ou encore la
demande d‟asile politique Ŕ qui, si elle semble absurde en 1971, est une anticipation
d‟une histoire encore plus absurde, un clin d‟œil de l‟auteur qui a déjà connaissance des
faits lorsqu‟il écrit en 1992: après avoir exilé de force bien des opposants au régime, en
1986, Baby Doc s‟exile avec sa femme et ses enfants dans le Sud de la France.
Finalement, l‟imaginaire et l‟ironie dépeignent, puis rejoignent le réel. Le
rationnel ne pourrait pas expliquer mieux ce passage au pouvoir. Laferrière refuse
d‟accorder au 21 avril 1971 le statut d‟événement historique qui touche chaque individu
en Haïti. Il n‟y accorde ainsi que quelques lignes, contre des pages pour son dépucelage
avec Miki.
126
Ainsi, la mort de Papa Doc est évoquée très brièvement, en passant, à la fin
de la partie sur Port-au-Prince, par un communiqué officiel transmis à la radio, en trois
lignes dans le récit: “La nouvelle est maintenant officielle: François Duvalier vient de
mourir./ - Gloire à l‟Éternel, dit tante Renée” (355). De plus, la mort de sa tante
Raymonde, narrée ironiquement dans la section qui suit celle de l‟annonce de celle du
126
Essar remarque, dans son article “Time and Space in Dany Laferrière‟s Autobiographical Haitian
Novels,” que Laferrière ne respecte pas toujours le détail historique. Ainsi, il annonce la mort de Duvalier
un lundi dans Le goût des jeunes filles dans la section “Un week-end à Port-au-Prince” alors qu‟en réalité,
Duvalier est mort le mercredi 21 avril et que sa mort a été annoncée le lendemain matin. Mais en raison de
cohérence avec la section, le lundi était sûrement plus pratique pour Laferrière; de plus, cela témoigne peut-
être de ce qu‟Essar qualifie de: “an understandable lack of concern for historical accuracy” (933). Il en
ressort également que Laferrière se donne des libertés dans cette histoire d‟oppression sous la dictature qui
ne reste pas figée -- liberté de modifier les détails, de ne pas y apporter toute l‟importance de l‟exactitude
(tout en se servant de cette idée: connaître l‟exactitude pour pouvoir la renverser) et sa caméra est dotée du
même pouvoir de sélection.
211
dictateur, est décrite longuement et en détails, et Laferrière y accorde une plus grande
importance dans son histoire personnelle.
Laferrière change le cours de l‟histoire en le bousculant et en le personnalisant,
tout en minimisant la présence du dictateur. L‟auteur se confère ici les pouvoirs de
François Duvalier, qui se présentait comme le sauveur d‟Haïti en ayant une claire
conscience de l‟histoire qu‟il était en train de créer. Duvalier perd même son rôle de
“dictateur principal,” attribué à tante Raymonde. Le narrateur adulte dit au sujet de
Raymonde: “Tante Raymonde m‟a dit une fois: “Chaque famille a un chef, et c‟est moi le
chef de cette famille.” C‟est vrai qu‟elle avait un caractère de dictateur. Il fallait faire
exactement ce qu‟elle voulait” (361), puis il affirme:
Je crois être le seul à pouvoir lui tenir tête. Je n‟ai qu‟à lui rappeler que c‟est elle
qui m‟a toujours dit de ne laisser personne diriger ma vie. Alors elle sourit. C‟est
un dictateur qui a tout de même de l‟humour. (364)
Le pouvoir peut aussi être dans les mains de l‟individu inconnu dans l‟histoire haïtienne,
et même le statut de dictateur n‟est plus réservé à Duvalier, mais est avant tout vu dans
l‟histoire individuelle. Même dans cette histoire d‟ailleurs, par l‟humour, mais comme
dans l‟histoire haïtienne, le passage entre chef pour le bien du groupe et dictateur semble
s‟effectuer naturellement, automatiquement, et vient avant tout d‟un besoin personnel de
diriger les autres et d‟exercer un pouvoir.
Raymonde représente ainsi un pont entre le sujet de la dictature et l‟humour dans
le personnel, mais aussi entre la dictature en Haïti et l‟exil à Miami. La prison (qui n‟est
plus Fort Dimanche ici, loin des préoccupations du narrateur) est évoquée par le narrateur
212
adulte avant la mort de Raymonde à Miami. Voici la réponse du narrateur adulte lorsque
Raymonde dit qu‟il faudra la mettre en prison pour la faire rester à sa place:
Oh! non, tante Raymonde, aucun État ne tombera dans un tel piège... Si tu entrais
dans n‟importe quelle prison, même là où se trouvent les pires criminels, je sais
que ça ne te prendrait pas un mois pour réorganiser tout le système pénitentiaire
américain... (367)
Fort Dimanche ne représente pas les limites géographiques du récit de Laferrière, loin de
là, et l‟auteur se refuse à mettre cette célèbre prison au centre de toutes les prisons. De
plus, les passages par l‟Amérique qui encadrent le roman contribuent à libérer l‟esprit
d‟une certaine manière, rappelant que le corps s‟est libéré, et a pu échapper à la dictature
Ŕ la dictature n‟a donc pas réussi à enfermer ses ennemis ou à tous les éliminer. Ces
mouvements géographiques et physiques par l‟exil rappellent également le monde de
Miki (la “prison” de Dany), cet endroit où “Tout bouge constamment” (101), sans se
soucier des limites imposées par la dictature.
127
Gégé rentre aussi dans ce mouvement incessant, et fait aussi figure de dictateur.
Ses actions “apparaissent comme abusives et inexplicables” (Courcy 89); il apparaît lui
aussi comme un mini dictateur, un dictateur de la révolte contre le système (un dictateur
contre le dictateur), qui terrorise le jeune Dany. Martin Munro, dans son étude du roman
Pays sans chapeau dans son ouvrage Exile, remarque le même parallèle entre le
personnage de Manu et le dictateur: à force de se pencher sur la politique et la dictature
127
Voir à ce sujet l‟article de Sophie Kérouack sur le traitement de l‟espace et du mouvement dans Le goût
des jeunes filles. Kérouack montre que:
[. . .] la mobilité incessante inscrite dans les textes laferriens traverse tous les lieux (sociaux, privés,
culturels, discursifs, etc.) pour en effriter les frontières et ainsi les replonger dans l‟espace des
possibles, les maintenir dans l‟entre-deux du mouvement des choses en devenir, sans les annuler.
(85)
213
en s‟y opposant, cet intérêt est devenu destructeur et Manu est devenu semblable à un
dictateur, comme le suggère Laferrière avec humour (195). Manu s‟est trop engagé
politiquement, ce que refuse Laferrière dans ses livres. Laferrière ironisera sur la vérité
générale en Haïti selon laquelle tous les Haïtiens voudraient devenir président. C‟est ce
qu‟il appelle “le virus présidentiel” dans un passage de Les années 80 dans ma vieille
Ford: “La discipline est allemande; la banque, suisse; l‟électronique, japonaise; le
capitalisme, américain; le communiste, russe. Les Haïtiens sont des Présidents. Le
rapport des savants souhaite ardemment que les autres pays de la planète acceptent de se
rendre à l‟évidence” (111). Dans le cas de tante Raymonde, Gégé, ou de Manu, Laferrière
apporte une variante sur la question: tout le monde en Haïti rêve de devenir dictateur, car
les deux sont étroitement liés, comme l‟a montré le règne des présidents Duvalier. Notons
enfin que Laferrière se baserait ironiquement sur des rapports irréfutables car provenant
de savants, ce qui rappelle Duvalier dans ses essais anthropologiques ou ses discours.
* * * * *
Pour conclure, un discours engagé par le biais de l‟ironie permet à l‟auteur de parler de la
dictature tout en évitant à la fois de tomber dans la victimisation mais aussi dans
l‟héroïsme mythifié, et d‟éviter par là-même de reproduire les discours de Duvalier.
L‟individu a donc sa place dans une telle conception. Il n‟est pas condamné à périr ou à
devenir un sauveur de la nation. En adoptant un style reposant largement sur l‟ironie,
Laferrière n‟a pas de limite dans ce qu‟il peut dire; il peut dire une chose et son contraire
et aller vers un extrême tout en suggérant son extrême contraire. C‟est par ce collage de
perspectives suggérées que Laferrière écrit un roman qui parle de sexe et de désir,
214
d‟anecdotes qui se suivent, mais en tissant un roman structuré non pas par l‟adhésion à
une idéologie ou un mouvement politique ou littéraire, mais par une multitude de points
de vues, de narrateurs, de prises de vues, et de représentations. Face à la terreur que
représente la vie sous la dictature, Laferrière riposte par la possibilité de créativité de
l‟écrivain et par son pouvoir à lutter contre une dictature qui aura fini par ne plus être
inébranlable.
Il soulève également une perspective qui mériterait d‟être étudiée en détails, celle
de la collaboration avec les macoutes ou le duvaliérisme en général. Car il s‟agirait alors
de se pencher sur la classe sociale défavorisée, dont les jeunes filles font partie. Leur
collaboration est d‟un genre tout particulier, et rappelle celui de Michaud, le commandeur
chargé de fouetter les esclaves, mais qui aide également les marrons secrètement dans
Rosalie l’Infâme, dont j‟ai parlé dans mon premier chapitre. L‟élite serait également à
analyser, car c‟est elle qui encourage implicitement le régime. La question des bourreaux
est d‟ailleurs essentielle aussi dans l‟histoire haïtienne, car un régime renversé suggère un
seul homme de renversé, mais ne résout pas le problème dans son ensemble. C‟est une
question que l‟on retrouve dans le roman de Danticat, The Dew Breaker (2004), qui suit
un bourreau exilé aux Etats-Unis par les yeux de sa fille, mais aussi dans le film de Raoul
Peck, Haitian Corner (1988), malheureusement difficilement trouvable, dans lequel le
héros retrouve finalement le duvaliériste qui l‟avait torturé à New York.
215
Chapitre 4:
Marronnage et occupation caribéenne aux Etats-Unis
dans De si jolies petites plages (1982) de Jean-Claude Charles
La littérature haïtienne a traditionnellement été une littérature “engagée,” motivée par des
enjeux politiques. Jean-Claude Charles, Haïtien exilé en France, semble s‟inscrire dans
cette lignée en abordant un sujet politique et d‟actualité brûlant en 1982: celui des boat
people haïtiens dans les camps de détention. En même temps, Charles marque clairement
sa différence par une littérature toujours ironique et un style journalistique. Dans son
article “Négrophilie, Schizophrénie ou Les avatars de l‟errance urbaine,” Robert
Berrouet-Oriol souligne que Jean-Claude Charles, comme Dany Laferrière, représente
une “rupture avec les modèles dominants de la littérature haïtienne, qui ont longtemps
privilégié l‟écriture indigéniste ou „engagée‟” (52). Cette remarque a le mérite de clarifier
aussi un point important parfois oublié dans les études de littératures francophones: que
l‟écriture de l‟auteur joue un rôle au moins aussi important que le“ message” de l‟ouvrage,
ce qui suggère que le thème n‟est à lui seul pas assez pour enfermer une œuvre dans un
mouvement (ici, celui de la littérature indigéniste).
Le titre de l‟ouvrage dont je souhaite parler ici, De si jolies petites plages,
annonce déjà cet humour noir qui ponctue les récits de Charles, puisque ce charmant
endroit n‟est autre que la côte floridienne sur laquelle échouent les boat people haïtiens
qui fuient (la dictature Duvalier en 1982, et plus généralement, la situation politique et
économique d‟Haïti, encore aujourd‟hui), pour mourir noyés, ou dévorés par les requins
et l‟INS avant que de n‟être incarcérés dans les centres de détention désignés à les
216
“accueillir”
128
(Krome, en Floride, pour citer le plus connu des centres conçus à cet effet
aux Etats-Unis). Contrairement à Laferrière qui écrit Le goût des jeunes filles, avec pour
cadre de fond la dictature Duvalier à Port-au-Prince, après coup, bien installé à Miami,
des années plus tard, une fois Jean-Claude Duvalier exilé en France, Charles se déplace
sur le lieu du crime et part aux Etats-Unis, écrit sur le vif pour réveiller les esprits en
1982, c‟est-à-dire pendant une vague importante d‟arrivées de boat people aux Etats-Unis.
Pourtant, De si jolies petites plages ne s‟est pas imposé dans le canon littéraire et
semble être passé inaperçu dans la critique, qui s‟est légèrement plus penchée sur son
Manhattan Blues qui tombe peut-être mieux dans la littérature de l‟exil ou la littérature
tout court. De si jolies petites plages n‟est pas un roman “haïtien” ou exotique et semble
inclassable: politique, journalistique, mais pas seulement, car Charles intègre aussi des
impressions personnelles sur sa propre vie, délaissant parfois le sujet des boat people sur
lequel il revient pourtant toujours en fin de compte. Charles se fait le champion des
détours, comme il le suggère dans De si jolies petites plages:
A histoire tragique, écriture ironique: voyage au bout de l‟enfer à mon corps
défendant, itinéraire d‟un homme seul fait d‟une multiplicité de vies, mots
griffonnés la rage au cœur, images volées dans le rire, voyage-poèmes, voyage-
roman, voyage-essai, mobilité tonale des lieux de passage, traversée à contre-
courant d‟un exode, exil dans l‟exil. J‟écris à la manière d‟une couleuvre-
madeleine. La couleuvre-madeleine, en Haïti, quand un promeneur la surprend
dans un sentier, détale dans les fourrés. Mais elle a une mémoire. Elle revient
toujours sur les lieux où elle a été effrayée. Pour voir, dit la légende. (24)
128
Le verbe est entre guillemets, évidemment car son emploi est ironique: on peut dire qu‟il s‟agit du même
accueil donné aux immigrés Kurdes dans le nord-est de la France dans le film au titre ironique de Welcome,
par le réalisateur Philippe Lioret, qui a récemment suscité une polémique (et une colère d‟Eric Besson, à
présent Ministre de l‟Immigration) en France à sa sortie en mars 2009.
217
Charles crée un autre genre de littérature en empruntant à la littérature engagée mais sans
pour autant s‟y limiter: il effectue un Détour par la littérature engagée, pour utiliser les
termes de Glissant utilisés au sujet de l‟espace dans Le discours antillais, mais non un
Retour (chapitre 40-57). De même, le Détour se fait par l‟ironie qui permet de se
distancer de la situation douloureuse mais pour mieux l‟aborder. Glissant se sert de ces
termes dans le contexte du retour vers l‟Afrique pour les Antillais: ce retour n‟en est pas
vraiment un, il constitue davantage un Détour puisque le véritable Retour va s‟effectuer
vers les Antilles. Chez Charles, c‟est la mémoire et l‟histoire, personnelles comme
collectives (plus que les lois ou la politique seules) qui permettent d‟aborder l‟exil Ŕ le
sien comme celui des boat people. Je montrerai que l‟exil n‟est plus vu comme un
déracinement, une perte d‟identité ou d‟appartenance, ou une aliénation (comme c‟était le
cas pour le Martiniquais dans la réalité de l‟époque décrite par Frantz Fanon dans Peau
noire, masques blancs), mais plutôt comme un acte de marronnage: dans l‟écriture de
l‟exil, ou même et surtout dans l‟écrit sur l‟exil aux conditions tellement difficiles des
boat people en camps de détention.
* * * * *
Contexte politique de l’immigration des boat people aux Etats-Unis
Le sociologue Jean-Claude Icart remarque l‟absence de courants migratoires avant le
vingtième siècle dans son ouvrage sur les boat people, Négriers d’eux-mêmes. Il retrace
tout d‟abord un historique de la migration à partir d‟Haïti et explique qu‟après
l‟indépendance de 1804, une des premières mesures prises par Dessalines a été de
ramener les émigrés haïtiens: il offre $40.000 aux capitaines de bateaux pour chaque
218
Haïtien ramené (31). Les déplacements vers Haïti ou pour en partir ne sont pas des choix
personnels ou même dictés par l‟économie, mais bien des choix politiques où l‟individu
n‟a pratiquement aucune liberté s‟il veut rester en vie. Après Dessalines, le royaume du
Nord est sous Henri Christophe, qui donne l‟interdiction à tout citoyen haïtien de quitter
le pays sous aucun prétexte, sans la permission expresse du gouvernement (32). Pendant
l‟occupation américaine, l‟émigration se fera principalement vers Cuba et la République
Dominicaine (33), mais 1934 marque la fin de l‟importance de l‟émigration cubaine Ŕ le
gouvernement avait expulsé les Haïtiens illégaux dans la violence l‟année précédente,
129
et 1934 représente aussi la fin de l‟occupation américaine (35).
Mais c‟est sous Duvalier que les exils se multiplient pendant des années de façon
massive: l‟historien Philippe Girard remarque que la terreur est telle sous Duvalier que se
produit le premier exil de masse depuis le génocide de 1804 (2005: 99). Quant aux
retours sous Duvalier, ils sont quasi-impossibles: un départ ne peut être que définitif.
Dans son article “Haitian Boat People: A Study in the Conflicting Forces Shaping US
Immigration Policy” de 1982, le sociologue et anthropologue Alex Stepick explique que
les Haïtiens qui ont été à l‟étranger pendant la dictature Duvalier semblent suspects
politiquement et sont donc arrêtés (178). Contrairement à certaines idées reçues et aux
déclarations publiques de Jean-Claude Duvalier lui-même, la dictature sous Baby Doc est
toujours accompagnée de répression politique, de censure au théâtre aux tortures de
129
L‟année de la violence contre les Haïtiens en République Dominicaine est évidemment 1937 lors du
massacre (épisode sanglant relaté par Edwidge Danticat dans son roman, The Farming of Bones). Les
chiffres varient d‟un ouvrage à l‟autre, mais il est de 15.000 Haïtiens tués selon Icart (35).
219
membres de partis politiques (176),
130
ou aux macoutes qui, en dépit des déclarations
officielles, arpentent toujours les rues à la recherche de victimes potentielles (178, note
110). Un ancien macoute témoigne et explique que publiquement, Jean-Claude Duvalier
a dit aux Haïtiens de l‟étranger qu‟ils pouvaient rentrer chez eux en Haïti sans aucun
problème, mais:
[. . .] he simultaneously gave orders in secret to the military and the Tonton
Macoutes that returning deportees from the United States and other countries
should always be arrested. Everyone who leaves Haiti illegally and then returns is
put in jail. The order is still standing and has never been revoked. (178)
Un autre ancien macoute témoigne en 1979 que ceux qui rentrent en Haïti reçoivent un
traitement “particulièrement brutal”: “being constantly beaten about the head and kept
tied up in jail cells” (178).
Dans Pride Against Prejudice, Stepick rappelle que ce sont pendant les années
soixante-dix et quatre-vingt que les journalistes décrivent les Haïtiens qui arrivent dans le
sud de la Floride comme un phénomène nouveau, mais que le seul élément nouveau est
en réalité la destination, puisqu‟il existe une longue histoire de migration vers d‟autres
régions de la Caraïbe, New York et le nord-est des Etats-Unis, le Québec, la France (pour
les études) et la République dominicaine (pour le travail) (3).
131
Les Haïtiens vont
généralement dans les pays avec lesquels ils entretiennent des liens politiques les plus
130
En 1979, Baby Doc autorise les partis politiques, mais arrête immédiatement les dirigeants d‟un de ces
partis; un théâtre est fermé pour cause de censure afin d‟éviter qu‟une pièce en créole qui dénonce le
régime ne soit jouée en 1980 (Stepick ne précise pas laquelle); en octobre 1979, une loi interdit à la presse
d‟insulter le président à vie, sa mère, ou tout autre membre du gouvernement; entre novembre 1980 et
février 1981, la police arrête plus de 100 journalistes indépendants importants, des activistes pour les droits
de l‟homme, et des dirigeants de partis d‟opposition en Haïti (Stepick 1982: 176).
131
Xavier Orville suggère que le boat people haïtien n‟est pas mieux accueilli dans la Caraïbe: dans son
roman Le marchand de larmes qui se déroule en Martinique, un personnage boat people (seul survivant de
son convoi) est isolé et méprisé, vu comme un étranger.
220
proches; c‟était le cas de la France, puis c‟est devenu celui des Etats-Unis sous Papa Doc
et sous Kennedy, lorsque ce dernier a explicitement encouragé les Haïtiens à venir aux
Etats-Unis. La classe haute viendra, suivie en 1964 de la classe moyenne noire. Le
“Immigration Act” de 1965 permettra également aux familles d‟amener des parents (4).
Le premier bateau de réfugiés haïtiens à avoir été détecté aux Etats-Unis remonte à
septembre 1963 pour Stepick: les Haïtiens demandent l‟asile politique, qui sera rejeté par
l‟INS; ils seront renvoyés en Haïti (4-5). Pour Flore Zéphir dans The Haitian Americans,
il s‟agit de 1972; en tout cas, l‟INS aurait appréhendé 47.666 Haïtiens qui étaient entrés
ou avaient tenté d‟entrer aux Etats-Unis par la Floride, sans autorisation, depuis le début
des années soixante-dix (70).
132
Il faudra ensuite attendre jusqu‟à 1973 pour voir un
second bateau, et c‟est à partir de 1977 que l‟arrivée des boat people aux Etats-Unis se
systématise; le gouvernement américain décide alors de mener campagne contre l‟arrivée
massive de réfugiés sur les côtes floridiennes (Stepick 1998: 5).
En 1977, le Département de Justice et l‟INS établissent le “Haitian Program.”
L‟INS ne dit pas aux Haïtiens qu‟ils ont droit à un avocat, mais qu‟un avocat leur poserait
des problèmes. Quant à ceux qui en ont quand même réclamé en remplissant des
documents officiels, ces documents avaient été falsifiés pour affirmer le contraire. Les
audiences étaient accélérées uniquement pour ceux qui avaient un avocat, et les avocats
n‟avaient pas le temps (quelques minutes seulement) pour préparer un dossier d‟asile
politique. L‟INS programme des entretiens et audiences en même temps pour que les
avocats en manquent certains (Stepick 1982: 183). Certains juges empêchent les avocats
132
La source est de 2001.
221
de parler à leur client; des Haïtiens qui avaient osé évoquer le cinquième amendement
avaient été mis en prison (184). La liste est longue et lourde.
Toutefois ce durcissement acharné contre les Haïtiens semble ensuite fléchir: en
juillet 1979, le “Haitian Program” est déclaré comme étant une violation des droits des
boat people (185). Le 2 juillet 1980, le juge King (en Floride) se prononce en faveur des
Haïtiens: il déclare que l‟INS les déporte alors que ce ne sont pas des réfugiés
économiques; qu‟il s‟agit d‟un préjugé racial. Il condamne les pratiques du gouvernement
haïtien, mais aussi américain (186). Mais Reagan apporte lui aussi ses mesures: en 1981,
un accord entre Haïti et les Etats-Unis (signé entre Reagan et Jean-Claude Duvalier)
permet aux gardes-côtes américains de ramener en Haïti les réfugiés haïtiens interceptés
dans les eaux internationales (Girard 2004: 55). L‟année 1982 marque un tournant
porteur d‟espoir car la Commission des Droits de l‟Homme commence le 29 juin 1982
une enquête sur la violation des droits de l‟homme dans les centres de détention pour
Haïtiens. Puis le juge Spellman (en Floride) ordonne la libération de 1.900 Haïtiens. Mais
cette victoire reste relative: l‟administration Reagan fait appel (car elle redoute les flux de
boat people) et le juge finit par décider que ceux qui sont arrivés après cette décision
peuvent toujours être détenus par l‟INS (Stepick 1982: 192). L‟INS sait également se
trouver inventive afin de contourner la loi: en 1981, elle “délocalise” les Haïtiens dans de
nouveaux camps: Lake Placid (New York), Fort Allen (Porto Rico)... Loin des avocats
expérimentés et des audiences, l‟INS plaide sa cause une fois accusée par les défenseurs
des droits des Haïtiens, et évoque le manque de place à Krome (189). C‟est après ces
événements que Charles écrit De si jolies petites plages en 1982.
222
Comme on le verra, il existe deux versions principales de l‟histoire des boat
people, et le débat entre les protecteurs de droits des Haïtiens et l‟INS est une histoire qui
se répètera: l‟argument pour rester est que les Haïtiens sont persécutés et risquent leur vie
en Haïti, que ce sont donc des réfugiés politiques; on leur rétorque que ce sont au
contraire uniquement des réfugiés économiques qui fuient la pauvreté de leur pays.
Stepick affirme qu‟il s‟agit des deux à la fois (1998: 105); l‟argument économique brandi
pour ramener les réfugiés en Haïti n‟est guère convaincant, et l‟exclusivité sur lequel cet
argument se base (Haïti est pauvre, ce qui fait des réfugiés haïtiens aux Etats-Unis des
réfugiés économiques, donc non politiques) est tellement simplifiée qu‟elle en est
devenue erronée. Cet argument qui semble si faible a pourtant alimenté bien des débats et
a été constamment réitéré tout au long de l‟arrivée de boat people et du règne par la
terreur et la répression des Duvalier ou, plus tard, du régime Cédras.
Il existe alors une version officielle insistant sur la sécurité des réfugiés s‟ils
retournent vivre en Haïti, qui s‟oppose à celle de récits qui eux, dérangent le discours
officiel haïtien d‟une époque donnée, mais aussi américain. Stepick cite un exemple qui
montre que le discours officiel est prêt à vérifier sa vérité plutôt qu‟à évaluer la situation
qui existe déjà, l‟objectif étant moins de pouvoir intervenir en connaissance de cause que
de réduire à tout prix le flot de réfugiés haïtiens, qui persécutés ou non (fait finalement
sans grande importance en soi), demeurent néanmoins une présence gênante pour la
politique américaine. Pour prouver que l‟argument du gouvernement américain selon
lequel les Haïtiens renvoyés en Haïti n‟encouraient aucun danger de persécution ou de
mort à leur retour, une équipe de l‟ambassade américaine était chargée de faire un suivi
223
pour ces Haïtiens déportés: sur plus d‟une centaine, tout le monde a confirmé n‟avoir subi
aucun coup lors d‟entretiens. Mais en parlant, les histoires racontées prennent un autre
angle:
He wanted to thank us and the United States. He stated that he had been on a boat
interdicted and had been treated very well by the United States. This part of the
story was the same as that reported by the U.S. embassy. Then, however, this
story diverged significantly. To us, he claimed that after the U.S. ambassador left,
Haitian officials transported him and others to a military barrack where he was
told, “You are lucky that you were met by the U.S. ambassador. If he had not met
you at the dock I would be torturing you right now and might even kill you!”
None of this appeared in the U.S. embassy‟s report. So, the individual continued,
“I would like to thank the United States for what it has done for me.” (1998: 105)
Le discours officiel se satisfait, bien content d‟être conforté dans sa pseudo-vérité, d‟une
version tronquée, partielle et à la fin inexacte qui abonde en son sens -- déterminé au
préalable. Le discours officiel peut également être inventé de toutes pièces en confisquant
justement les documents officiels: cela a été le cas pour les archives du Front
révolutionnaire pour l‟avancée et le progrès d‟Haïti (FRAPH),
133
confisquées par les
services américains, car ils impliquaient la CIA alors que la politique officielle des Etats-
Unis était celle de “restauration du président constitutionnel” (Wargny 93).
Les discours peuvent également vaciller d‟un camps à l‟autre selon que l‟objectif
soit de satisfaire le gouvernement ou l‟opinion du public américain: c‟est ce qui fait que
Charles veut intervenir sur plusieurs plans, en montrant comment la situation politique,
légale et sociale doit changer, et en touchant en même temps directement un lectorat
(francophone) qui ne connaît pas forcément les manigances des pouvoirs en place. De
133
Malgré l‟apparence trompeuse du nom du parti, il s‟agit des forces violentes responsables du coup d‟état
en 1991 par la junte militaire.
224
plus ce sont les mêmes questions qui se posent sans arrêt car elles ne se résolvent pas.
134
De nombreux spécialistes ont même attribué l‟intervention américaine de septembre 1994
comme étant motivée principalement par la question presque insolvable des boat people
(Charles and Dash 181). Et de Reagan à Bush, les problèmes continuent; Clinton
représentait un espoir certain mais ses actions, une fois à la tête du pays, n‟ont pas
révolutionné le sort des boat people ou contribué à leur bien être. Lorsque Clinton promet
de rétablir la démocratie en Haïti, c‟est en échange du contrôle des réfugiés, la vraie
inquiétude étant celle des boat people (Wargny 83), et l‟embargo soi-disant contre les
putschistes (installés au passage par les Américains trois ans auparavant) (86) vise en
réalité Aristide. Clinton avait affirmé qu‟il abandonnerait la politique discriminatoire à
l‟égard des réfugiés haïtiens, mais il change rapidement de cap et les boat people sont
refoulés (84-85). Aristide n‟a pas dénoncé l‟accord signé plus tôt par Duvalier qui permet
l‟interception en haute mer des boat people par les Américains, cependant le contrôle du
flux de boat people s‟affiche en 1994 comme un échec (85).
135
134
L‟arrivée des boat people, moins importante, continue cependant encore aujourd‟hui. Le 14 mai 2009,
au moins 10 personnes se sont noyées près de la Floride et les gardes-côtes en ont sauvé 17; les passagers,
40 au total, étaient des Haïtiens essayant de gagner la côte. Ils devront être rapatriés en Haïti, selon les lois
d‟immigration américaine (voir article de ABC). La BBC estime également les chiffres d‟arrivées de boat
people: “At least 1,500 Haitian migrants are intercepted at sea and repatriated by the US Coast Guard each
year. At the peak of the exodus of Haitian refugees in the early 1990s more than 60,000 migrants were
intercepted at sea” (voir article BBC).
135
Ici encore, la version officielle diverge, car l‟objectif annoncé par les Américains en 1997 était celui de
la lutte antidrogue; toutefois Wargny rapporte que la motivation était davantage d‟intercepter les boat
people dans les eaux haïtiennes (133).
225
La littérature sur les boat people
Le débat des réfugiés politiques ou économiques sur lequel Charles revient fait écho à
une question cruciale dans l‟histoire de l‟immigration haïtienne aux Etats-Unis, présente
dans les discours politique comme littéraire qui sont souvent étroitement liés. Cette
distinction est bien ce qui a permis de refouler la plupart des boat people, qualifiés pour
l‟occasion de réfugiés économiques. Les œuvres littéraires haïtiennes (produites de l‟exil)
qui mettent en scène les boat people, prennent, comme Charles, le parti des boat people,
et montrent la nécessité politique qui motive le départ. C‟est notamment le cas
de Frances Temple, dans son roman pour adolescents écrit en anglais avec de courts
passages en créole, Tonight, by Sea. Le message est très explicite en ce qui concerne le
motif du départ; lorsqu‟un journaliste demande à des Haïtiens s‟ils veulent quitter Haïti
pour des raisons économiques, la réponse est négative, sans aucune ambigüité: “We do
not run away from the economy. For many years we have had bad economy and we
always have preferred to stay here in Haiti” (41-42). Cette réponse, didactique, naïve,
claire et simple (le pays a toujours été pauvre, mais les Haïtiens restaient pourtant chez
eux; ce n‟est donc pas ce facteur de pauvreté économique qui est responsable de leur
départ massif), est reprise dans les études politiques ou de droit de l‟immigration. Ainsi,
dans le chapitre de Freedom on Fire; Human Right Wars and America’s Responses de
John Shattuck consacré à Haïti, “Haiti: A Tale of Two Presidents,” c‟est ce facteur qui
reste la base de toute l‟argumentation. Shattuck écrit (dans le contexte de l‟après 1991:
après le coup d‟état qui avait conduit le président élu Aristide à l‟exil et qui avait
provoqué le flot d‟environ 40.000 boat people à la mer): “It seemed increasingly clear
226
that Haiti‟s deteriorating political conditions, not the country‟s abysmal poverty, were
responsible for the rapid rise in refugees. Poverty, after all, had been a constant factor in
the lives of most Haitians” (92-93). Le roman de Charles refuse également de limiter la
question des boat people à une situation économique vite résolue ou même à une
dimension uniquement sociologique; il s‟attaque à des questions débattues en politique
ou dans le système judiciaire.
Souligner le manque de motivation économique qui pousse à quitter Haïti est
également la position d‟Emile Ollivier (résidant au Québec), qui relate dans son roman
Passages la difficulté de la traversée qu‟effectuent les boat people; Ollivier lie
directement la fuite des boat people à la situation politique du pays en soulignant les
horreurs de la dictature (ce qui d‟une certaine manière est assez prévisible). Il établit
également un lien, comme Charles, entre la traversée des boat people et le passage de la
traite : “Terrible saignée! Nation misérable et royale, elle refit en sens inverse, le chemin
de la traite [. . .]” (85); il compare aussi les Haïtiens dans l‟histoire à des galériens (130).
Ollivier dévoile d‟autres horreurs que celles présentes sur la terre ferme: les passagers
recroquevillés dans la cale du bateau, la fourberie des capitaines de ces bateaux de boat
people, sans scrupule, de mèche avec les miliciens résultant en l‟incarcération des
passagers à Fort-Dimanche, des capitaines qui décident au moment venu de jeter des
passagers à l‟eau pour faire du leste dans ces bateaux surchargés (pratique commune par
ailleurs), les femmes violées à bord. L‟horreur n‟est pas que dans le passé (avec
l‟esclavage) et n‟est pas incarnée en un seul homme (le dictateur, le chef de la milice...);
elle est aussi vivante que celle du passé de l‟esclavage, et n‟a pratiquement pas changé.
227
La seule vraie différence finalement, c‟est la direction que prennent ces esclaves en
bateau, qui comme les Africains de la traite, se déplacent de prison en prison en finissant
dans les camps de Krome au lieu de la plantation du maître blanc.
La bande dessinée en créole (bulles pour les personnages) et en français (voix du
narrateur) Regrèt Nê’t... Kan-té (1981) de Joël Lorquet par contraste, reflète davantage la
version officielle d‟Haïti pendant le règne de Jean-Claude Duvalier.
136
Lorquet place
certes les boat people dans une situation désastreuse au péril de leur vie, mais presque par
leur faute Ŕ ils ne sont pas vus comme des esclaves ici car ils prennent eux-mêmes la
décision de leur embarquement, et ne sont motivés que par la situation économique
haïtienne à fuir.
137
Regrèt Nê‟t, le héros, est maître d‟école dans le milieu rural. Il gagne
assez de quoi nourrir sa famille, mais rêve de devenir un “gran nèg,” riche, et prend donc
un bateau pour Miami. Une fois à bord, les passagers meurent de faim et de soif, se
battent, se retrouvent dans une tempête puis heurtent des récifs avant de faire naufrage.
La morale est claire: “Nou chèché lajan, nou trouvé lanmò!” (“Nous cherchions l‟argent,
nous avons trouvé la mort!”) (47).
138
Regrèt Nê‟t parvient miraculeusement à Porto Rico,
où il fait des métiers dont il aurait eu honte à Port-au-Prince; il se fait rapatrier et humilier,
et la morale du narrateur revient pour clore cette grande erreur que d‟avoir quitté Haïti
avec un “Sa pa-p rivé-m ankò!” (“On ne m‟y reprendra plus!”) (65). Pour les gardes-
côtes navigant vers Porto Rico, les boat people sont clairement des réfugiés économiques:
136
Voir deux illustrations tirées de cette bande dessinée en appendice.
137
La vision plus conservatrice transparaît déjà dans la distribution des langues: le narrateur omniscient, lui,
parle en français. De plus, Lorquet adopte parfois un créole francisé, comme dans une citation donnée plus
loin (avec une traduction littérale du relatif “que,” qui n‟existe pas en créole “authentique”).
138
Pour l‟ensemble de ce chapitre, les textes en créole que je cite n‟ayant pas été traduits à ce jour, il s‟agit
ici à chaque fois de mes traductions.
228
“Tout le temps on rencontre ces naufragés-là... This sûrement un boat-people qui n‟a
plus... qu‟à fuir the situation économique de son pays.../ Yes cap‟tain... Même-si ce serait
animal il faut le sauver!...” (56).
La vision de Lorquet apparaît des plus manichéennes, et ironiquement aussi
manichéenne que la vision qui idéalise les Etats-Unis comme pays rêvé où l‟argent coule
à flots: le bonheur est à portée de la main en Haïti, la richesse aux Etats-Unis est un
mythe inaccessible, et c‟est la misère et l‟humiliation qui vont primer une fois à
l‟étranger pour les survivants d‟une traversée tragique. Le narrateur se veut naïf et surtout
incapable de comprendre rationnellement les causes de départ d‟Haïti: lorsque les
passagers sont à bord, on lit ces questions censées être objectives et descriptives: “Mais
pourquoi ce risque?... Que veulent-ils?... Que cherchent-ils?” (28). Pas de macoute dans
la bande-dessinée de Lorquet qui se donne plutôt comme principe de démystifier le
voyage aux mille promesses qui tourne au cauchemar. Le public serait les boat people
potentiels en Haïti qui devraient être dissuadés d‟aller tout droit au suicide par le kantè (le
bateau); la solution est des plus simples: qu‟ils restent sur place. Néanmoins, même
Lorquet a du mal à s‟enfermer complètement et sans ambiguïté dans ce cadre: tout
d‟abord, en Haïti, on ne peut avoir que peu (le directeur veut rester parce qu‟il préfère
vivre avec le peu qu‟il possède: “Mwin-m Papa! M-préféré viv ak le peut ké-m
posédé” (12)). Mais surtout, un surveillant de côte avant le départ est prêt à les empêcher
de partir, mais “Le capitaine savait que l‟argent peut tout faire...” et a donc pu acheter le
silence de celui-ci (23). Malgré cet arrière-plan non développé de corruption politique,
Haïti semble paisible, et finalement, le surveillant de côte (qui n‟a rien d‟un macoute dans
229
son comportement) est à considérer sur le même plan que Regrèt: tous deux sont aveuglés
par l‟argent, aucun n‟est vraiment mauvais. Car c‟est l‟argent, ou plutôt sa quête (inutile,
vouée à l‟échec irrémédiablement) qui a perdu Regrèt, l‟a motivé à partir. A Porto Rico,
il est heureux de son argent accumulé (en étant balayeur, porteur, ou mendiant) \: “Bon!
Kouniè a m-komanse gin gro kob vre. Rèv mwin preské réalisé…” (“Bon! A présent je
commence à vraiment avoir une belle somme d‟argent. Mon rêve s‟est presque réalisé…”)
(61). Mais bien vite, le rêve prend fin sans pouvoir jamais aboutir: l‟argent est confisqué
par la police de l‟immigration; Regrèt est déporté sous des humiliations et moqueries des
autorités: “Cé quand même good!... Vous êtes venu en bateau et vous retournerez en jet?
Ah” (64). La démonstration est faite: la voix de la raison, c‟est de rester en Haïti au lieu
de tenter de s‟approprier des richesses à l‟étranger, où les Haïtiens ne sont pas les
bienvenus et n‟auront jamais leur part d‟argent, malgré leur travail acharné. Le bonheur
n‟est possible qu‟en Haïti, et s‟il n‟y a pas de macoutes dans la bande dessinées, il y a des
êtres mauvais et redoutables: les policiers de l‟immigration à l‟étranger.
Jan Mapou a une vision qui se rapproche davantage de celle de Charles, dans sa
volonté de donner avant tout la parole aux boat people: Haïtien vivant à Little Haiti (à
Miami), sa pièce de théâtre en créole DPM kanntè (Drèt pou Myami kanntè) retrace le
chemin des boat people haïtiens d‟Haïti à Miami. C‟est de Miami que Mapou adopte en
apparence le théâtre italien, c‟est-à dire traditionnel: la forme de la salle est traditionnelle,
et non pas en rond comme dans un théâtre “haïtien natif-natal” pour reprendre le terme
créole qui signifie authentique. Robert Bauduy explique dans les pages précédant la pièce
que dans la culture “natif-natal” (haïtienne authentique), la scène est différente du théâtre
230
à l‟italienne: dans ce dernier cas, il y a séparation entre le public et les acteurs, avec les
acteurs qui se situent plus haut que le public, et le public en face des acteurs (viii).
Bauduy explique que la culture haïtienne est basée sur une représentation différente en
rond:
Lè nou gade byen, sèn teyat gagè-a se youn sèn ki dispoze anwon. Nan youn
seremoni vodhoun [. . .], yotout endistenkteman gen youn wòl y‟ap jwe. Tout
moun ak lespri sa yo ap evolye toutotou potomitan-an. Lè nou pran youn mètkont,
k‟ap voye kont Bouki ak Malis monte, se toutotou mètkont sa-a osnon ansèk n‟ap
jwenn timounn rasanble. (viii)
[Si l‟on regarde bien, la scène de théâtre du combat de coqs est une scène qui est
disposée en rond. Dans une cérémonie vodou [. . .], ils ont tous indistinctement un
rôle à jouer. Tous les gens et leurs esprits évoluent tout autour du pilier central. Si
l‟on prend le maître conteur, qui utilise beaucoup le conte de Bouki et Malice,
c‟est tout autour de ce maître conteur ou bien en cercle que l‟on trouve les enfants
rassemblés.]
On voit ici que les exemples de positionnement dans l‟espace sont effectués dans les
grands domaines de participation culturelle, et la notion même de centre dans le spectacle
est à remettre en question, car le centre n‟est plus un: les différents rôles sont au centre de
l‟attention lors de la représentation.
Pourtant, le théâtre de Mapou se rapproche du théâtre total, global; Mapou adapte
le théâtre italien car le public de Miami (principalement les Haïtiens, puisqu‟il faut être
créolophone pour comprendre la pièce) présent dans la salle représente bien des
voyageurs qui ont quitté Haïti, et sont donc comme les voyageurs sur la scène qui ont pris
le kantè (x). Les boat people parlent ainsi directement parmi les leurs, en étant les héros
de la pièce.
231
Contamination des Haïtiens: politique et médecine
Le discours officiel tend à imposer une double vision des Haïtiens qui sont vus comme
malades par nature et donc à éviter, à renvoyer chez eux pour éviter à l‟Amérique toute
contamination. Nous sommes ici en présence d‟un système de pouvoir répressif sous des
abords de justice et de guérison tel qu‟il est présenté par Michel Foucault dans Surveiller
et punir. Dans son ouvrage théorique qui retrace l‟histoire de la prison en la liant
rapidement à celle du corps des condamnés, Foucault prend pour point de départ le cas
d‟étude de Robert-François Damiens, condamné publiquement au supplice le 2 mars
1757 (9). Si cette torture ancienne nous semble inhumaine, Foucault nous prouve que
finalement, le système de punition et d‟incarcération moderne n‟est guère éloigné sous
certains aspects de ces actes cruels. Il y a rupture pour Foucault car on est passé d‟une
répression sur le corps à celle sur l‟âme. De grands changements ont indéniablement eu
lieu, néanmoins, la vision commune d‟une histoire de la prison qui tendrait vers une
amélioration et une certaine humanisation du processus est un leurre. Sous ce masque qui
ne consiste plus à punir mais “à corriger, redresser, „guérir‟” se cache en fait “une honte à
punir qui n‟exclut pas toujours le zèle” (17). Plus tard, la psychiatrie en matière pénale
cherche elle aussi une “guérison” de l‟âme (30). Exactement deux siècles après le
supplice exposé en ouverture de Surveiller et punir, commence en 1957 la présidence, qui
se transforme rapidement en dictature, de Papa Doc, ce qui donne encore un souffle
d‟actualité supplémentaire au texte de Foucault, s‟il en était besoin. Le supplice,
légèrement moins exposé et surtout parfois sans justification légale, existe encore: les
Etats-Unis restent aveugles, quand cela les arrange, aux atrocités commises en Haïti, et
232
cela encore plus récemment, dans le cas du régime Cédras et lorsqu‟Aristide est remis au
pouvoir, une fois revenu de Washington un homme changé.
139
Il est significatif qu‟un exemple célèbre de discrimination contre les Haïtiens soit
provenu des contaminés par le sida: c‟est par cette question qui aurait pu être purement
médicale que s‟est pourtant esquissé tout un système où le biologique et l‟origine
nationale se sont retrouvés entremêlés dans un problème non plus médical, mais
finalement de distinction et de hiérarchisation raciale, ethnique, nationale, par un
raisonnement raciste assez banal qui n‟est pas sans rappeler le racisme à l‟égard des Noirs
dans le système esclavagiste ou des Juifs par l‟antisémitisme; tout a été fait pour abonder
dans le sens que les Haïtiens doivent rentrer chez eux, à tel point que l‟on peut parler de
discrimination contre les Haïtiens. Zéphir explique comment les Haïtiens ont été perçus
comme porteurs du sida aux Etats-Unis, et les conséquences qui en ont découlé:
[. . .] on March 4, 1983, the U.S. Centers for Disease Control (CDC) identified
four AIDS high-risk groups: homosexuals, Haitians, hemophiliacs, and heroin
users, thus imposing membership into this infamous “Four-H-Club” on Haitians.
Following the CDC‟s exclusionary lead, the United States Public Health Service
recommended that Haitians do not donate blood, and, in consequence, school
blood drives blatantly excluded teenagers. Those recommendations were taken
seriously, and the Food and Drug Administration (FDA) issued an original
stipulation preventing Haitians who had to come to the United States after 1977
donating blood. The discriminatory policies did not stop there, and in February
1990, the FDA‟s paranoia reached its climax when this time it issued a ruling
prohibiting all Haitians from giving blood. (81)
139
Dans Haïti n’existe pas, le journaliste Christophe Wargny explique qu‟après le coup d‟état et son séjour
à Washington, Aristide (avec qui il avait d‟ailleurs écrit l‟ouvrage autobiographique, Tout moun se moun,
ou Tout homme est un homme) avait complètement changé et s‟était désintéressé du sort du peuple (voir en
particulier le chapitre 15: “Se blan ki deside”). L‟historien Philippe Girard montre aussi comment, à son
retour, Aristide manipule les étrangers: par des discours pacifistes en français, et des “traductions” en
créole incitant à la violence (2004: 167).
233
De nombreuses manifestations en soutien aux droits des Haïtiens ont alors fait éruption
dans le pays en avril 1990; la FDA a ensuite retiré son interdiction dirigée contre les
Haïtiens, leur permettant ainsi d‟être des donneurs potentiels en décembre 1990 (82). Ce
qui est intéressant dans ce cas d‟étude est le trajet qui a été effectué d‟une part et d‟autre,
et comment une généralisation (discriminatoire) aboutit en mesures légales pour renforcer
davantage ce préjugé: le pouvoir cherche comment conforter ses propres préjugés pour
ensuite les rendre légitimes. Ici bien sûr, l‟aspect médical vient accentuer la vision
discriminatoire par sa dimension biologique et nationale. La peur a même envahi la
politique d‟immigration directement, puisque le premier janvier 1982, une nouvelle loi a
pour réajustement immédiat le statut des immigrants: un immigrant légal ou même un
citoyen peut se retrouver interdit de rester aux Etats-Unis si le conjoint a le sida (Chierici
xvii).
Dans De si jolies petites plages, on retrouve bien sûr cet aspect crucial dans la
vision des Haïtiens aux Etats-Unis, mais de façon moins évidente, car il ne s‟agit pas de
l‟angle d‟approche que choisit Charles, ou du moins, pas de la même manière. Il ouvre
son livre par la citation extraite d‟une lettre qu‟un ancien esclave envoie à son ancien
maître de Virginie en 1838: “Dear Master I rite you theas fue lines to imform you that I
am very unwell [. . .]” (9). L‟esclave serait par nature lié à son maître: sans lui, il décline
complètement. Il ne contrôle pas plus son écriture que son propre corps à première vue.
En même temps, la relation avec le maître ne se termine pas avec l‟esclavage et se
perpétue après l‟abolition; mais l‟ancien esclave trouve ses mots, écrit des lettres,
s‟empare des interdits et ose les brandir face à qui le maintenait en esclavage. Le
234
traitement de la maladie relève donc d‟une certaine ambiguïté, car celui qui n‟a pas la
maladie en est la cause, et se retrouve peut-être plus responsable que celui qui la “reçoit”
en est le soi-disant porteur. On peut apporter le même commentaire au sujet de la santé
mentale des Haïtiens, eux qui “détiennent le triste record de la fréquentation du service
psychiatrique de l‟hôpital de King‟s County” à Brooklyn chez Charles (25). Dans les
camps de détention, ils sont aussi séparés des autres: “Les Haïtiens, nous les laissons
entre eux, parce que ça les sécurise, mais il n‟y a pas de discrimination” (38). Ce qui
ressort est que paradoxalement, on ne les reconnaît jamais comme malades (prétexte pour
ne pas leur apporter d‟aide médicale), comme si les maladies qu‟ils avaient étaient
incurables et plus profondes, faisaient partie d‟eux-mêmes: “Pour les cent-vingt Haïtiens,
le premier contact avec l‟établissement pénitentiaire, c‟est l‟examen médical Ŕ d‟où il
ressort que tout le monde est sain et sauf, pas de blessures et toutes les dents” (41). C‟est
également cet aspect, illégal, concentrationnaire et sadique, qu‟Edwidge Danticat dévoile
dans son roman Brother, I’m Dying Ŕ elle mettra particulièrement l‟accent sur la
comparaison entre l‟esclavagisme et les procédures d‟immigration, dans leur examen du
corps étranger; d‟autre part, elle montre comment son oncle n‟est jamais soigné, et
finalement tué, ou du moins comment l‟INS le laisse mourir. La maladie sert de prétexte
pour incarcérer et alimenter les constructions racistes, mais quand elle existe de façon
concrète, elle est négligée. L‟inspection dans ce qu‟elle représente dans le contrôle des
corps, sert moins à guérir qu‟à contraindre le sujet, malade de sa race et de son origine,
non d‟une maladie curable. Privé de dignité, de liberté, d‟expression et de soins, le
235
réfugié n‟a plus aucun droit sur lui-même, à commencer par son corps qui ne lui
appartient plus:
Si j‟ai mal à la tête, je ne peux pas voir un médecin. J‟ai récemment expliqué la
chose à un avocat, l‟avocat a appelé [à la direction de la prison], ils m‟ont dit que
je n‟ai pas le droit de rapporter à l‟avocat que les soins médicaux me sont refusés.
(51)
Le traitement du corps représente celui de l‟individu et de ses droits: il en est dépourvu, il
appartient à l‟INS.
Néanmoins par la suite, Charles ne traite pas tant la maladie des refugiés que la
sienne (véritablement incurable), lui qui est sur le sol américain légalement, en “touriste,”
et en règle avec ses papiers en France. Face à certains médecins français dans Peau noire,
masques blancs de Fanon, qui paternalisent et avilissent le Noir, le tutoient, adaptent le
langage du Noir en le simplifiant pour être compris par lui (25),
140
Charles évalue lui-
même sa maladie; il est son propre médecin, les mots (dans toute leur complexité), son
remède. Charles parle de lui en écrivant sur les autres, mais sait habilement alterner ses
propos, afin de ne pas sombrer dans le mélo ou l‟apitoiement sur soi, ou même les clichés
sur l‟exil (en se trouvant justement une appartenance). C‟est avec pudeur, entre deux
sections sur les maux des boat people, qu‟il écrit:
Moi, je suis malade de ma mère, ce morceau d‟île entre Cuba et Porto Rico.
Cette maladie n‟a pas nom nationalisme. Je ne parle pas de “retour aux sources.”
La blessure vient de plus loin. Si je savais d‟où, je n‟écrirais plus un mot. Le
voyage est une ascèse. Taraudé par la terre de mon enfance, mais homme
140
Je fais référence à ce passage du chapitre 1, “Le Noir et le langage”: “Vingt malades européens se
succèdent: “Asseyez-vous, monsieur... Pourquoi venez-vous?... De quoi souffrez-vous?...” -- Arrive un
nègre ou un Arabe: “Assieds-toi, mon brave... Qu‟est-ce que tu as?... Où as-tu mal?” -- Quand ce n‟est pas:
“Quoi toi y en a ?... ”” (25). Comme on le voit, le petit-nègre est à la fin d‟un continuum de rabaissement
de l‟individu par le langage, mais n‟est pas indispensable pour abonder en ce sens.
236
d‟écriture et de plusieurs cultures, je n‟ai pas d‟autre patrie que les mots. Pas
d‟autre pari que celui de faire connaître un espace et un exil mal connus. (19)
Charles reprend donc un stéréotype raciste, celui de la maladie, pour le transformer en
une force unique et positive, celle de la création et de l‟ouverture sur le monde et les
autres, car son discours est pour l‟autre, pour faire connaître sa “maladie,” l‟exhiber en
tant que matière artistique, au lieu de la cacher et d‟en avoir honte. La maladie mène à la
création d‟un nouvel espace et elle est directement liée aux mots, contrairement à
l‟esclave qui en est dénué, en tant que corps sans âme, être qui sombrerait dans le néant
sans son maître. Son pari se mêle à celui sur les boat people, et le personnel et le général
se complètent, se comprennent et dialoguent; il restitue les mots écrits à ces exilés.
Charles lie également l‟écriture de l‟exil à la fiction:
Aujourd‟hui, je suis intimement persuadé que ni le lieu de cet accident, ni le
moment où il est arrivé, ni ses circonstances apparentes n‟ont à voir avec la
fracture réelle. Je voyage dans ma mémoire.
Livrer la chronique de la fracture m‟est devenu un destin possible. Je voyage.
L‟exil, la permanente mobilité, l‟incessante migration Ŕ y compris de la langue,
d‟écriture --, au-delà de leur détermination extérieure, douloureuse, me sont un
bienfait. De toute façon, la prison du monde, par son essentielle inhumanité, nous
fait payer la faute d‟être nés. En l‟espace ouvert par l‟errance, la peine est
simplement plus douce, peut-être. (192-93)
Tout d‟abord, Charles utilise ici le même processus que dans sa description de la maladie
des Haïtiens qui suit:
Lâcher les Haïtiens en Floride, ce n‟est pas sérieux. C‟est exposer les populations
locales au risque d‟attraper des microbes, des parasites, toutes sortes de maladies
contagieuses. Puisque le Département de la Santé le dit (30 juin 1981). Il n‟y a
pas des Haïtiens malades parmi d‟autres malades et des Haïtiens en parfaite santé.
Il n‟y a pas des maladies qui se soignent, des microbes contrôlables, des parasites
exterminables. Il y a globalement les Haïtiens naturellement porteurs de tous ces
maux et par conséquent à tenir éloignés des lieux de vie du Floridien ordinaire.
Une fois lancée la rumeur, à partir de cas réels, elle fera son chemin dans les têtes.
Et le Département de Santé aura beau jeu de sortir des chiffres raisonnables, des
237
informations solides, des images rassurantes quant à la prise en charge médicale
des réfugiés, l‟irrationnel est déjà là. (121)
Comme dans son propre cas (son accident dans d‟autres circonstances que celles que sa
mémoire lui fournit, mais avec cette fracture réelle à la fin), il existe un aspect de
l‟histoire qui est inventé, qui fabriquera une mémoire fictive mais s‟alliant parfaitement
bien (et même mieux que la “réalité” qui disparaît progressivement) avec le semblant de
la réalité, une fiction tellement forte, tellement réelle pour ceux qui y croient qu‟elle se
substitue à toute autre version. Charles est conscient du processus, et l‟utilise pour des
fins littéraires, domaine où la fiction se marie au réel, alors que l‟opinion générale est
manipulée (ici par la FDA, qui connaît les ficelles et sait ce qu‟elle a semé: un mal
irréparable, puisque la rumeur survivra par elle-même à la maladie et au réel). C‟est aussi
ce jeu avec la mémoire qui permet à Charles de s‟inscrire dans la production littéraire au
lieu de laisser l‟histoire des boat people aux seuls journalistes floridiens ou américains et
leurs lecteurs; de victimes dans des faits divers peu glorieux, ils deviennent des acteurs
dans la production littéraire.
Ensuite (toujours dans le passage cité de Charles sur l‟exil), l‟exil n‟est plus un
mal, et l‟auteur élargit encore la question en allant jusqu‟au “monde;” son modèle
d‟écriture par les changements constants de sujet et de lieux forment un tout compatible
avec les mouvements sans cesse qui caractérisent son existence. Dans une peinture
pessimiste du monde, c‟est l‟écriture (par ce qu‟elle comporte de base de réel, et de
fiction) qui est porteuse d‟espoir, par la mémoire. C‟est ce qui fait que Charles trouve la
nécessité d‟orienter son récit vers la mémoire de l‟esclavage et de l‟Holocauste (comme
238
nous le verrons plus tard), pour pouvoir aborder le sujet des boat people qui n‟ “intéresse
personne,” affirme-t-il en première page (13).
Le témoignage par le détour de la période esclavagiste
Je montrerai ici que Charles prend le cas des boat people haïtiens aux Etats-Unis comme
un exemple moderne de marronnage pendant l‟esclavage. Les Haïtiens bravent les limites
que leur impose un pouvoir injuste, traversent les frontières de ces espaces qu‟on leur
interdit, comme jadis on les cantonnait à l‟espace de la plantation qu‟ils décidèrent de
quitter pour se révolter et oser dire qu‟eux aussi, étaient des êtres humains qui méritaient,
exigeraient et s‟empareraient si nécessaire de leur liberté. Ils refusent de se faire guérir,
corriger ou redresser.
L‟esclave était un meuble: un enfant incapable de se débrouiller seul -- chez
Charles, Greer, le centre de détention pour enfants, est une “machine de punition par la
remise en état d‟enfance, avant le coup de pied brutal dans la société américaine” (64), et
selon les dires de la directrice, les enfants et adolescents “n‟ont pas le sens du temps” ou
“de l‟argent,” d‟où la nécessité d‟un emploi du temps rigide et répétitif (67). Fainéant par
nature, on doit le faire travailler de force pour ne pas qu‟il sombre dans son instinct
sauvage. Mais ce “meuble” est venu crier sa liberté de façon performative et la
revendiquer par l‟action. Sauvage à apprivoiser avant; malade à guérir, à corriger
culturellement aujourd‟hui. L‟oppression reste la même, seules les modalités changent:
Les poches de Jean-Baptiste sont vides. Ce garçon a la mauvaise idée d‟être une
forte tête et de déplaire. Il voudrait travailler, il ne travaillera pas, voilà mon petit
Jean-Baptiste, tu as dix-huit ans bientôt, tu verras bien, baisse l‟échine ou crève.
239
D‟ailleurs savez-vous ce que ce salopard voudrait faire de son argent? Acheter des
peintures et des pinceaux. (68)
Le travail forcé et non rémunéré de l‟esclave est remplacé par l‟oisiveté forcée,
l‟interdiction de travailler. Le principe est le même: empêcher les rebelles potentiels de
devenir indépendants; récompenser la soumission et l‟adhésion au système coercitif.
L‟acculturation, elle, ne fléchit guère non plus, au contraire Ŕ surtout dans le cas du lourd
passé de Jean-Baptiste, lorsque le sujet est un “peintre naïf” (69) et tente de renouer avec
son héritage culturel. Comme chez Foucault, le pouvoir continue de s‟attaquer au corps
de l‟Haïtien dans l‟objectif de le rendre docile et soumis; mais l‟Haïtien résiste et sa
libération marque son indépendance par son affirmation physique et corporelle; il refuse
de contracter les “habitudes” dont parle Foucault, comme celles qui ont pour but de
“chasser le paysan” pour lui donner “l‟air du soldat” (160): à l‟américanisation et
l‟acculturation par l‟assimilation, l‟Haïtien choisit la culture haïtienne et la volonté
personnelle.
La figure de l‟esclave n‟est donc pas utilisée pour marquer seulement l‟oppression
de l‟Haïtien dont le statut n‟aurait pas changé depuis Saint-Domingue: au contraire, la
force de l‟image de l‟esclavage est nécessaire pour comprendre la force qui émerge de
ces êtres qui se battent, mais aussi pour montrer au grand public que tolérer le traitement
imposé aux boat people, c‟est tolérer l‟esclavage moderne. Danticat remarque elle aussi
le parallèle certain entre l‟esclavage et l‟examen d‟entrée de Krome pour déterminer l‟âge
des Haïtiens sans papiers: “The lawyer answered that their ages were determined by
examining their teeth. I couldn‟t escape this agonizing reminder of slavery auction block,
where mouths were pried open to determine worth and state of health” (Brother 212). De
240
plus, les trajets multipliés effectués par les Haïtiens soulignent également que la situation
est assez complexe, car les oppresseurs peuvent se trouver de tous les côtés de la frontière,
et pas uniquement en Haïti sous forme de maîtres blancs ou de dictateurs. Haïti n‟est pas
le seul producteur d‟un traitement inhumain. Les traversées crient le refus de se faire
enfermer et marquent l‟absence de centre; le rapport centre-périphérie ou marge dont
parlent Glissant et les auteurs de la Créolité est déstabilisé, car la périphérie va au centre,
mais ce centre modèle de démocratie pour les dictatures du Tiers-Monde n‟a décidément
rien à leur apprendre.
141
Charles ose proposer un principe universaliste (refuser l‟oppression, quelle qu‟elle
soit, à la manière de Laferrière, qui dit, pour le citer à nouveau dans J’écris comme je vis,
au sujet des jeunes héroïnes Le goût des jeunes filles: “Leur combat n‟est pas seulement
contre la dictature mais contre tous ceux qui tentent de détruire la vie, qui vous font périr
d‟ennui, qui vous emmerdent, et cela de quelque bord qu‟ils soient” (145-46)) qui
contraste avec la spécificité qui pourrait caractériser la question des boat people haïtiens,
question qui dépasse l‟enfermement à un centre de détention en Floride et qui va vers
l‟extérieur. Charles refuse également de laisser les boat people dans une future page
d‟une histoire d‟opprimés. Il veut ouvrir les yeux du monde rapidement, en les faisant
témoigner dans le présent, tant que la situation existe et peut être empêchée, dans une
urgence politique qui diffère donc de l‟esclavage ou des camps de concentration où les
témoignages sont entendus après coup. Cette idée de nécessité de récolter et partager des
témoignages immédiatement se verra également dans Passages (1991) d‟Emile Ollivier,
141
Voir notamment Le discours antillais (15).
241
où un personnage a l‟idée d‟enregistrer un témoignage d‟un détenu de Krome (le centre
de détention pour Haïtiens de Miami).
142
Mais le lecteur ne voit jamais ces témoignages,
seulement une description de Krome par quelqu‟un d‟autre. Charles, lui, tente de
contourner ces questions de l‟indicible en retraçant les histoires des détenus, en leur
permettant de s‟exprimer et d‟occuper la position du locuteur par le dialogue et le
discours direct dans son ouvrage. Là où le journaliste français Patrick Chauvel suit les
boat people pour se mettre “à leur place” et ainsi parler en leur nom la plupart du
temps, Charles comble les lacunes des journalistes en allant sur le terrain, mais en évitant
également de prendre sa propre parole pour la leur. La couverture du livre de Chauvel
annonce un certain désir de se présenter l‟ouvrage comme “authentique” car vu par son
auteur: “Témoin de la misère et de la grandeur de l‟homme. Et aussi de son incroyable
cruauté.” Nous ne sommes ici pas loin des récits de voyageurs dans des contrées
exotiques barbares et fascinantes.
Chauvel est forcément un “outsider,” comme il le souligne d‟ailleurs lui-même
rapidement dans son chapitre “1991, Haïti” dans Rapporteur de guerre. Il raconte
comment il ne parvenait pas à trouver de boat people car tout le monde se méfiait de lui
et refusait de lui révéler quoi que ce soit au sujet des boat people et de départ de bateaux
pour Miami; au lieu de l‟insérer, on le rejetait: “Le problème, c‟est qu‟un Blanc qui traîne
dans les bidonvilles du port en posant des questions sur les boat people est vite repéré”
142
L‟oncle Joseph du roman autobiographique de Danticat, Brother, I’m Dying, répertorie également les
morts abandonnés par l‟armée avant d‟être transportés par la morgue, après le premier coup d‟état contre
Aristide (139) Ŕ mais toutes ses notes seront détruites plus tard par les attaques des chimères et de l‟ONU.
Cette destruction du seul témoignage possible pour raconter l‟histoire haïtienne est un thème récurrent: voir
notamment Krik? Krak! où un jeune homme qui a fui les macoutes et pris la mer écrit à son amie; ce que
nous lisons est un témoignage détruit et qui n‟a jamais pu être lu car le passager a été contraint de se
séparer de son cahier et le jeter à la mer.
242
(259). Chauvel ne fournit jamais donc de véritable témoignage de boat people; il est
témoin dans le sens qu‟il est observateur, non témoin dans le sens qu‟il communique son
expérience directe en tant que membre de la “communauté.” On comprend qu‟être boat
people, cela ne veut pas dire, ou pas dire seulement, voyager dans un kantè en partance
d‟Haïti avec d‟autres boat people. Il y a aussi tout un bagage politique, économique et
social. L‟acte isolé du déplacement géographique dans les conditions difficiles n‟est pas
tout en soi.
Chauvel évoque le faux témoignage, dans lequel il ne s‟inclut pas bien sûr Ŕ il
rappelle ici Montaigne qui trouve dans le bon et le mauvais témoin les mêmes
caractéristiques: c‟est ce qui faisait que le premier était bon qui fait que le second est
mauvais dans son essai “Des Cannibales.”
143
Dans cette même opposition des bons et
mauvais témoignages, Chauvel oppose implicitement celui d‟un journaliste qui ne serait
pas digne de ce nom, au sien. Il veut établir deux catégories qui s‟excluent mutuellement,
au contraire de Montaigne chez qui la distinction devient plus floue. Chauvel croit
143
Duval souligne la distinction entre les deux témoins cités dans “Des Cannibales”: le premier, grossier et
simple, constitue donc un très bon témoin, fiable pour Montaigne et pour le lecteur, justement car il ne va
pas changer la réalité dans sa version des faits (100-101). Montaigne décrit ce qu‟est le mauvais témoin,
celui qui glose et interprète, et définit ainsi le bon témoin en déterminant ce qu‟il n‟est pas. Néanmoins,
implicitement, ce témoin n‟est pas parfait non plus, car les gens plus fins, nous dit Montaigne, remarquent
“plus de choses” (253); ainsi, ces témoins défectueux auraient alors une qualité nécessaire à un récit plus
complet. Quant au second témoin à la fin de l‟essai, l‟interprète, il accomplit très mal sa tâche à cause de
“sa bêtise” (263), et Montaigne ne peut profiter pleinement de son expérience (la conversation qu‟il a eue
avec un sauvage). Pourtant, comme le remarque habilement Edwin M. Duval dans son article “Lessons of
the New World: Design and Meaning in Montaigne‟s „Des Cannibales‟ (I:31) and „Des coches‟ (III:6),”
c‟est précisément le défaut du second qui faisait la qualité du premier (101). Néanmoins, s‟agit-il vraiment
d‟une contradiction de la part de Montaigne? Duval signale que la simplicité du premier témoin, vue
comme un élément positif, devient purement négatif chez le second, en n‟étant que de la bêtise (101). Ceci
dit, les deux témoins n‟accomplissent pas exactement le même travail, puisque le second interprète; or,
c‟est précisément contre l‟ “interprétation” (253) que Montaigne pense qu‟il faut lutter dans le témoignage.
243
d‟abord avoir été doublé dans l‟entreprise dans laquelle il échoue au début: celle de
trouver des boat people et d‟en faire en reportage, photos à l‟appui:
Surpris, vexé, je raccroche le téléphone en râlant et je fonce au port de Mont-
Louis pour enquêter sur ces fameux boat people que j‟ai ratés. Là, je suis stupéfait
de constater qu‟effectivement sur la plage, il y a une file de gens avec de l‟eau
jusqu‟à la ceinture, bagages sur la tête, qui embarquent sur un petit voilier. Ça a
de la gueule! Je fais des photos. Comment j‟ai pu louper ça?
“Vous partez pour Miami?
- Ah non monsieur! On est pas fous: c‟est la navette pour la Gonâve!”
Donc, je ne suis pas débile: c‟est l‟autre photographe qui est malhonnête. Ses
“boat people” n‟en sont pas! (256-57)
Ce qui reste surprenant, c‟est que Chauvel ne remet pas en question son pouvoir de
témoin ici; aucune prise de conscience ne surgit Ŕ car lui non plus “n‟en est pas” un. Car
au fond, il semble qu‟il n‟y aurait aucune différence entre l‟autre témoin et lui-même. Le
témoignage est le même: qu‟apportera-t-il de plus au produit fini, si en fin de compte,
l‟apparence du témoignage est exactement la même? Au fond, le problème revient à la
question suivante: qu‟est-ce qu‟un boat people et qu‟est-ce qu‟un témoignage de boat
people? La réponse devient problématique lorsqu‟elle se limite à celle-ci: des Haïtiens
dans un bateau. Le travail de Chauvel se situe aux antipodes de celui de Charles qui lui,
choisit justement d‟ajouter et de donner du personnel à son récit qui sort du journalistique
pour s‟approcher d‟un témoignage plus “vrai” en s‟éloignant de l‟objectivité du reporter.
Charles développe davantage la dimension de la particularité de l‟angle choisi, de la prise
de vue, ce qui fait que son récit ne ressemble pas à un autre, contrairement aux photos qui
ressemblent à des vraies qui finalement ressemblent donc à des fausses. Pourtant, je ne
souhaite pas rejeter complètement le travail accompli par Chauvel -- qui n‟a évidemment
rien de littéraire, dont le style est assez banal comme les citations précédentes l‟auront
244
sans doute montré -- non seulement car en soi, et pour le projet qu‟il se propose
d‟entreprendre (parler des boat people, montrer en quoi leur traversée est périlleuse,
comment ils sont manipulés par des capitaines sans scrupules prêts à les dépouiller du
peu qu‟ils ont à peine), il réussit assez bien, mais surtout car un passage suggère la
nécessité de montrer plus partiellement, de façon non intégrale ou globale, mais pour
montrer “mieux” et de manière plus efficace Ŕ ce qui rejoint le travail de Charles qui
parle des boat people en mêlant d‟autres histoires. A bord de son kantè avec les boat
people, Chauvel visite la partie inférieure du bateau et écrit:
J‟y découvre l‟horreur absolue. Il y fait tellement chaud que j‟ai de la buée sur les
objectifs. J‟ai du mal à respirer, une odeur horrible se dégage des corps entassés
dans l‟ombre. [. . .] Je fais des photos, ce que j‟entrevois à travers les éclairs de
mon flash me fait penser aux histoires de transport d‟esclaves. Ces pauvres gens,
cinq cents ans après, se sont réunis dans les mêmes conditions que leurs ancêtres;
esclaves de leurs conditions, ils redeviennent des esclaves volontaires, pour fuir
vers la liberté. Dans leurs yeux qui me fixent, il n‟y a ni haine ni soumission. Ils
n‟ont rien. De ce rien, ils font de la fierté, et c‟est avec l‟espoir des innocents
qu‟ils rêvent à l‟Amérique, le “paradis.” (269)
Finalement, c‟est lorsque Chauvel ne voit pas bien ou mal qu‟il est capable de réfléchir et
de voir mieux. C‟est justement à ce moment de prise de conscience qu‟un passager lui
demande de “raconter leur histoire” (269). On n‟apprend pourtant rien ou presque des
boat people dans leur histoire personnelle, et la force des deux clichés intégrés dans
Rapporteur de guerre surpasse celle des descriptions.
144
Raconter les histoires des boat
people, c‟est ce que fait Charles dans De si jolies petites plages en les intégrant dans son
histoire personnelle et son récit de voyage.
144
Voir ces photos dans l‟appendice.
245
Redéfinition de l’espace caribéen
Chez Charles, l‟histoire haïtienne trouve sa place dans l‟histoire internationale et les
étapes historiques pré-établies par ces pays (néo)colonisateurs. La vision de l‟histoire de
Charles diffère donc de celle de Glissant en ce qu‟il ne cherche pas à créer un projet
antillais d‟une histoire oubliée; Charles vise plutôt un entre-deux: retracer l‟histoire
d‟Haïti, en commençant par le présent et en replaçant Haïti dans ses relations avec ses
“dictateurs” de toutes nationalités (Duvalier bien sûr, mais aussi la France au temps de la
colonie ou les Etats-Unis pendant l‟occupation) et dans sa diaspora. Charles élargit la
géographie de l‟écriture haïtienne qu‟il replace dans l‟Amérique (une Amérique où Haïti
a une vraie place et n‟est pas américanisée ou soumise); il offre, comme Laferrière, ce
que Martin Munro nomme dans Exile: “a wider idea of Americanity” (260). La diaspora a
ainsi clairement sa place dans la littérature haïtienne, alors qu‟elle semble implicitement
oubliée dans l‟Eloge de la Créolité: “La littérature antillaise n‟existe pas encore. Nous
sommes encore dans un état de prélittérature: celui d‟une production écrite sans audience
chez elle, méconnaissant l‟interaction auteurs/lecteurs où s‟élabore une littérature” (14).
C‟est la notion du “chez elle” que Charles va bouleverser, en le trouvant dans l‟ailleurs;
chez lui, les frontières géopolitiques sont à bousculer plus fortement. De plus, si le projet
de Charles n‟est pas “purement antillais,” c‟est aussi peut-être car la terminologie
nécessite un changement: la notion de Caraïbe doit être revisitée, et peut, comme le
capitalisme (vivement critiqué dans De si jolies petites plages), sortir de ses frontières
d‟origine, en s‟étalant chez ses voisins. Charles reconceptualise l‟espace géographique et
politique de la Caraïbe en lui donnant, comme dans son exemple avec les Indiens qui
246
avaient “découvert” Christophe Colomb et l‟Amérique, le pouvoir de conquête
normalement attribué à de grandes puissances. Charles écrit:
J’aime les lieux de passage: les quais de gare, les ports, les stations de métro, les
têtes de taxis, les arrêts d’autobus. Et les aéroports. Miami, me voici. Dès que
j’aurai fait la révolution en Haïti, j’envoie mes troupes annexer la Floride.
Pourquoi abandonner une merveille pareille aux mains d’ostrogoths incapables
d’en faire un carrefour fraternel dans les Caraïbes? [. . .] Les Antillais chassés
par des satrapes peuvent cultiver ici l’illusion d’une sœur jumelle de la terre qui
leur a botté les fesses. (81)
Loin de l‟occupation américaine de 1915, c‟est ici la Floride qui devient caribéenne et se
trouve “colonisée” Ŕ de façon ironique également, il s‟agit du lieu des Indiens oubliés et
assassinés pour la plupart, comme dans le cas Saint-Domingue:
145
“Les Séminoles ont été,
depuis belle lurette, apprivoisés; s‟ils ont perdu leur hargne guerrière, ils ont gardé leurs
plumes, et même les revendent aux touristes” (183). Les Séminoles ont perdu la guerre:
ils sont devenus eux aussi les pions du système capitaliste; on a fait d‟eux ce que l‟on
espère faire des Haïtiens: des zombis acculturés.
Cependant dans l‟histoire, les esclaves de Saint-Domingue n‟ont pas subi le sort
des Indiens: ils sont prêts à marronner à nouveau. Charles explique que Millbrook, dans
le nord de l‟Etat de New York, est un campus pour les mineurs, “dont le modèle
disciplinaire [. . .] est bien celui de l‟enfermement” (58). Cette alternative au camp de
Krome pour adultes ou à celui pour enfants entouré de barbelés, Camp Krome South,
relève exactement du même principe. Enfermement et acculturation fonctionnent main
dans la main: c‟est-à dire redressement de l‟esprit qui accompagne celui du corps; pour
les Haïtiens leur faute est précisément d‟être haïtiens. Pour la directrice du programme,
145
Où le génocide a été plus radical, il est vrai.
247
faire le bien équivaut à transformer le mode de pensée de l‟Haïtien pour le redresser, en
faire un Américain en grandissant, comme le montre ce dialogue entre le narrateur et elle:
- Les enfants préfèrent Millbrook à Krome?
- Oh oui! Il n‟y a pas de comparaison. Krome est entouré de barbelés, tandis
qu‟ici c‟est avant tout un programme d‟éducation et d‟acculturation.
Objectif avoué: préparer l‟insertion des enfants dans la communauté américaine.
Autre manière de le dire: préparer les futurs agents d‟une portoricanisation d‟Haïti?
(59-60)
Ce qui est fait sur un plan individuel est donc inspiré plus largement par un projet
politique: américaniser le sujet haïtien aux Etats-Unis pour mieux américaniser et
s‟emparer du pays d‟un point de vue politique. Dans les deux cas, un désir et une
conviction de sauver les Haïtiens: la Caraïbe n‟est pas caribéenne mais doit devenir
américaine; les hommes comme les territoires doivent se soumettre à la loi du plus fort et
du capitalisme triomphant.
L‟arme qui sert à lutter contre l‟acculturation, c‟est la volonté de marronnage qui
ne s‟éteint pas même en prison. L‟espace est remodelé et la Caraïbe parvient à s‟élargir,
du pouvoir légitimé, et de la prison, comme en témoignent les paroles d‟un ancien porte-
parole du gouvernement fédéral américain pour le camp de Krome
146
qui conclut de son
expérience:
Je pense que Miami est la capitale des Caraïbes comme Mexico est la capitale du
Mexique. A Mexico, les paysans montent de la province en car. A Miami, pour
des raisons géographiques, on vient en bateau. Je suis pour une politique de porte
ouverte [littéralement: a basic open door attitude] vis-à-vis des réfugiés des
Caraïbes. Les Cubains qui sont venus à Miami ont façonné cette ville beaucoup
plus que tous les autres groupes. J‟aimerais vivre dans un Miami qui aurait trois
cent mille citoyens haïtiens. Nous aurions leur culture et leur force de travail. (102)
146
Larry Mahoney avait été nommé pour ce poste en juin 1980, et avait démissionné moins d‟un an plus
tard (Charles 99). Ses paroles, traduites, sont citées en français uniquement dans le texte de Charles, qui
laisse généralement très peu de place à l‟anglais.
248
Changer la géographie et trouver une nouvelle politique fonctionnent main dans la main.
Il s‟agirait de voir autrement (par la “marge” et non plus par le grand pouvoir) une
situation de politique d‟immigration, et finalement de reconnaître une légitimité à
l‟existence d‟une diaspora, par la prise en compte des espaces et non plus seulement des
frontières (fondées, renforcées et défendues par les grands, ce qui fait qu‟une politique
d‟immigration sert de validation aux principes qu‟ils créent et imposent).
Résistance et marronnage
Le marronnage est associé à des éléments temporels et spatiaux (période de l‟esclavage,
en dehors des plantations). La résistance des marrons, esclaves fugitifs, s‟affirmait à
partir d‟une domination refusée et d‟un espace à reconceptualiser (la plantation en tant
que lieu et système); la grandeur historique d‟Haïti repose d‟ailleurs en partie sur le
succès des marrons à s‟emparer du pouvoir. Si Chamoiseau parle fort brillamment de la
trace-mémoires comme concept pour mieux retracer l‟histoire de la Guyanne et de ses
bagnes dans Guyane: traces-mémoires du bagne, il faut reconnaître l‟importance du
symbole que représente la statue du Marron Inconnu de Port-au-Prince.
147
Les lieux
parlent différemment par rapport à l‟histoire des Antilles, telle qu‟elle est parfois perçue
chez Chamoiseau ou chez Glissant. Ce dernier ancre explicitement l‟aliénation des
Martiniquais dans des lieux symboliques, à deux reprises: dans deux époques: celle qui
suit l‟abolition de l‟esclavage, puis la période contemporaine, soit deux périodes de
liberté officielle mais relative, où l‟esclavage est remplacé (non éliminé une bonne fois
147
Voir mon chapitre 1 pour de plus amples détails sur la signification actuelle de cette statue.
249
pour toutes) par l‟aliénation. En voici le premier extrait: “Voici les lieux stratégiques de
l‟aliénation en 1848: la mairie, le presbytère, l‟hospice public, l‟hôpital d‟habitation, la
maison du maître, les ateliers, la case du commandeur” (76). Puis Glissant adopte la
même structure de phrase pour une aliénation qui se répète sans grande différence, si ce
n‟est celle de l‟appellation du lieu:
Voici aujourd‟hui les lieux stratégiques de l‟aliénation: la mairie, la Sécurité
sociale, les bureaux scolaires, l‟école, l‟assistance publique, les garages, les
grandes surfaces, les associations, les assemblées politiques et administratives, les
stades, les organismes de crédit. Comme on le voit, il y a progrès social. La
maison du maître et la case du commandeur sont remplacées par des Offices, des
Bureaux, des Agences. (85)
Plusieurs signifiants pour un même signifié chez Glissant: l‟aliénation. Charles montre un
aspect différent: il garde la symbolique des lieux d‟aliénation et l‟aspect inattendu suscité
par ce lieu qui aurait semblé participer à une toute autre fonction (le progrès social, dans
l‟exemple de Glissant), mais cherche justement à mettre à nu le sens inverse, dans un
autre domaine, en utilisant les mêmes techniques de sens changeant du lieu. Il écrit:
Que les anthropologues libéraux finissent par saisir pourquoi dans ce pays,
comme dans l‟histoire de la communauté noire américaine, la famille, l‟école,
l‟église, au lieu d‟être considérées automatiquement comme cellule de
reproduction conformiste, lieu du moulage de l‟enfance et opium du peuple,
peuvent être des lieux de résistance? Et dire que dans toute cette merde ils dansent!
(70)
Les lieux de résistance viennent de l‟oppression (comme jadis les marrons venaient des
plantations qu‟ils avaient marronnées) mais se transforment et évoluent en une prise de
liberté. Charles reprend ici une critique marxiste qu‟il retourne, car elle n‟est pas valable
dans le cas précis des Haïtiens. Il se fait le promoteur d‟une autre lecture des lieux et des
signes, et de leur signification culturelle.
250
Charles multiplie les lieux de marronnage là où on ne les attend pas, notamment
dans le camp des enfants dans l‟Etat de New York:
Mireille-la-Fugue marche dans la neige pieds nus dans des sandales, ne se couvre
pas, proteste quand on lui rappelle les risques pour sa santé. Jean-Marie-le-
Détourné transforme sa salle de classe en terrain d‟aventure, renverse une chaise
et finit par la casser à force de la chevaucher, se roule par terre et refuse de se
lever. (72)
L‟espace est remanié, reconquis; l‟acculturation reçoit un coup brutal. Le corps retrouve
sa liberté, fait exploser les interdits, derrière les barbelés et sous un climat étranger, dans
une incarcération qui n‟est pas sans rappeler celle de Toussaint Louverture dans le Jura Ŕ
comme pour Toussaint, on “a abattu le tronc de l‟arbre de la liberté des Noirs; [mais] il
poussera par les racines qui sont puissantes et nombreuses.”
148
Le cas d‟Haïti s‟affiche, pour les Antilles et le reste du monde, comme un modèle
historique de résistance avec des phases bien précises; et si Charles suggère que l‟histoire
haïtienne se répète, ce n‟est guère dans sa soumission ou sa misère, mais dans sa lutte
incessante face aux grandes puissances étrangères et au (néo)colonialisme, comme on le
voit dans cette section que je cite dans son intégralité:
Jadis, esclaves sur les plantations, on “allait marron” dans les montagnes. C‟est ce
que disaient les avis de recherche des fugitifs, publiés par la presse française de
l‟époque. C‟était à Saint-Domingue Ŕ nom colonial d‟Haïti Ŕ au XVIIIe siècle.
Plus tard, sous l‟occupation américaine, on menait la guerre de guérilla contre les
marines. Aujourd‟hui, on s‟expatrie. (15)
Et le marronnage ne se limite pas aux déplacements: une fois exilés et détenus, le
marronnage continue avec la même force, malgré l‟immobilisme forcé. Le pouvoir peut
s‟attaquer à toutes les différences possibles et imaginables (race, origine, sexe, opinion)
148
Il s‟agit des dernières paroles (restées fort célèbres) attribuées à Toussaint (notamment citées dans
Wargny 42).
251
dans son processus de normalisation (normalisation pour satisfaire une certaine attente:
l‟esclave ne doit évidemment pas se comporter comme le colon, mais doit rentrer et
s‟enfermer dans le cadre que lui a fabriqué le colon). Tout dépend, comme l‟explique
Foucault, de la localisation stratégique que va choisir le pouvoir pour y placer un de ses
représentants. La “figure architecturale” que représente le Panopticon de Bentham
fonctionne de la façon suivante: “Il suffit alors de placer un surveillant dans la tour
centrale, et dans chaque cellule d‟enfermer un fou, un malade, un condamné, un ouvrier
ou un écolier” (200-201). Le centre voit (la plupart du temps) les détenus et les dirige
ainsi (tout le temps).
Néanmoins, j‟utilise ces références dans un objectif positif: en s‟éloignant de
Foucault, et par le biais de l‟histoire haïtienne, on voit qu‟il est possible de changer les
rôles; l‟esclavage actuel des Haïtiens peut prendre fin tout comme les esclaves de Saint-
Domingue ont créé la première nation indépendante noire en Amérique. Car voici la fin
du livre, lorsque le narrateur, dans un magasin de vitamines aux Etats-Unis, vit toujours
des scènes des camps de détention dans son imagination:
Mais peut-être aurai-je assez de voix pour ne pas me taire quand j‟apprendrai des
nouvelles comme celle, en ce matin d‟août 1982, du suicide par pendaison d‟un
interné à Fort Allen. Entre le semblant de libération et la libération de tout
semblant, il a choisi sa solution; contre leur matricule 26 007 171, il a reconquis
le prénom dont le baptisa il y a vingt-trois ans sa famille, les Tallerand, le beau
prénom de Prophète; il a abordé les plages de ce pays où n‟existe aucun contrôle
d‟identité, ce pays que les Haïtiens ont coutume d‟appeler le “Pays sans chapeau,”
devant lequel traditionnellement il convient de se découvrir, et de crier. (222)
La note d‟espoir, c‟est de faire entendre sa voix Ŕ par l‟écrit ou par le suicide, par un bruit
métaphorique qui va rompre le silence qui tue les Haïtiens. Laurent Dubreuil explique
l‟importance du cri et de la prise de parole dans le système (néo)colonial dans L’Empire
252
du langage, et examine dans son ouvrage un document clef de la domination coloniale: le
Code noir, qui révèle-t-il judicieusement, dans toute sa panoplie d‟interdits et de
punitions, n‟envisage même pas un délit lié à la parole dans la position de l‟esclave:
Séparant les âmes des corps asservis, le Code noir ne mentionne pas même la
possibilité que l‟esclave puisse parler. L‟interdit est général. Les seuls méfaits des
Noirs se situent dans les coups qu‟ils peuvent porter, les voies de faits, le vol, la
fuite (respectivement art. 33, 34, 35 et 36, 38). Les affranchis, eux, sont enjoints
de témoigner un respect particulier envers leurs anciens maîtres et descendants
directs. L‟injure serait punie selon des circonstances aggravantes (art. 58). En
droit ancien, l‟injure peut être physique ou verbale. La capacité d‟une parole
blessante n‟est donc introduite qu‟à partir de l‟instant où, l‟esclave ayant cessé,
l‟âme est légalement réintégrée dans le corps jusque-là dépossédé. (110)
Le cri, c‟est rompre l‟habitude et l‟injustice, intervenir sur le cours des faits; mettre fin à
une utilisation des chiffres pour avilir les Haïtiens en restituant les chiffres de l‟histoire
personnelle, sélectionner soi-même les dates “historiques” en tranchant la question sur
1982 sans attendre le recul de l‟historien; c‟est honorer les morts et les résistants. Le cri
est porteur d‟une force énorme; le retrouver, ce serait mener la résistance:
Ce sont les médias de masse, camarades, qui se tapent tout le boulot. Naguère, les
Haïtiens auraient eu toutes les chances d‟être entendus, leurs cris auraient traversé
les murs des prisons, rebondi contre les miradors des camps et échoué dans vos
gazettes. Noirs, femmes, Vietnam, Haïti. A présent... effaçons, mettons que j‟ai
rien dit. Je suis fatigué. (200)
Pour Charles, le cri n‟a pas besoin d‟être littéral (on peut crier son silence par la mort), ou
peut même laisser place au silence, ou aux paroles non criées -- comme Fanon l‟explique
au début de Peau noire, masques blancs avec son refus du cri: “Ces choses, je vais les
dire, non les crier. Car depuis longtemps le cri est sorti de ma vie” (5). C‟est ce qui
permet à Charles de sortir des extrêmes (le “silence piégé” dont parlait Hélène Cixous (39)
253
ou le “grand cri nègre” de Césaire pour rompre le silence) pour dépeindre l‟exil et la
situation des Haïtiens de façon nuancée et sans l‟étiquette de l‟“engagement.”
Charles montre que la parole existe, même chez les opprimés, et il se contente de
la restituer, non de la créer lui-même: l‟intellectuel joue ici le rôle de “Marqueur de
Paroles” dont parle Chamoiseau dans ses romans, rôle moins important que l‟acteur de
révolte lui-même, comme le suggère le réfugié quand il explique ce qu‟il demande: “Moi,
ce que je leur demande, ce que vous ne pouvez pas faire pour moi. Vous, vous pouvez
écrire des articles, vous pouvez venir vous entretenir avec moi. Mais à eux, j‟ai parlé avec
l‟Immigration [. . .]” (48).
149
Non seulement un réfugié force la prise de parole qui lui est
refusée explicitement, mais il parvient également à affirmer un sens des mots autre que
celui des autorités, afin de déconstruire leur logique (leur légalité) irrationnelle:
Les Américains m‟ont attrapé en mer, ils m‟ont amené chez eux. Cela veut dire
qu‟ils m‟ont invité à rester chez eux. [. . .] J‟ai le droit de parler. Ils ne
m‟accordent pas le droit de parler. (48)
Le rôle d‟“interprète” attribué aux tirailleurs sénégalais, dans Peau noire, masques blancs
de Fanon, leur procurait “une certaine honorabilité” en ce qu‟ils transmettent “les ordres
du maître” (14). Ici au contraire, le détenu se donne lui-même ce rôle d‟interprète alors
qu‟il ne lui a rien été demandé; ce faisant, il traduit avant tout un discours raisonnable: le
sien, un discours sur l‟hospitalité, donc culturel et haïtien Ŕ car parler, “c‟est assumer une
culture” (Fanon 13) -- et modifie l‟original (de l‟autorité). Les détenus haïtiens ont droit à
un traducteur, comme évoqué par Danticat dans Brother, I’m Dying pour son oncle
149
Edwidge Danticat se donne le même rôle dans Brother, I’m Dying, et se justifie presque, s‟accorde le
droit d‟écrire par nécessité pour les autres (son père mort de maladie, son oncle mort de l‟absence de
traitement et de la confiscation de ses médicaments par le camp de Krome): “I am writing this only because
they can‟t” (26).
254
détenu à Krome; elle remarque les lacunes, absences dans les rapports officiels
(notamment au sujet de la question médicale, ici après avoir constaté cette absence à la
question des médicaments qu‟il prenait) lorsqu‟elle essaie de reconstituer les faits:
The transcript has neither my uncle nor the interviewer mentioning two rum
bottles filled with herbal medicine, one for himself and one for my father, as well
as the smaller bottles of prescriptions pills he was taking for his blood pressure
and inflamed prostate. (218)
Dans De si jolies petites plages, en traduisant lui-même, le détenu redonne la parole à
tous les réfugiés dépourvus de droits; il impose par là-même un sens supérieur, de
véracité, à ses propres paroles, lorsque celles de l‟Immigration sont transposées en son
langage.
Son objectif principal avoué est pourtant modeste, mais en même temps lourd de
symbolisme: faire du bruit: “Je fais du bruit quand quelqu‟un vient parce que c‟est
interdit de me parler. Je fais du bruit pour manifester ma présence” (48). Tout ce bruit
s‟oppose au silence de l‟esclave qui ne sait pas utiliser la parole, mais est aussi
homonyme de tout un système d‟oppression tel qu‟il est décrit chez Foucault dans
Surveiller et punir Ŕ dans l‟emploi du temps des détenus dont le réveil est rythmé par
“les roulements de tambour” (12). Mais ce détenu, au contraire, produit le bruit,
justement pour dire non aux règles qu‟il devrait suivre; il s‟inscrit dans un autre
automatisme entre bruit et action du corps: celui des marrons et des lambis, et s‟insère
alors dans une autre culture, un autre moyen de communication, celui des vainqueurs et
de la liberté. Dans Brother, I’m Dying, Danticat rappelle une autre circonstance de
l‟utilisation du bruit comme moyen de résistance; elle raconte ce qu‟a vécu son oncle à
255
Bel Air au moment des attaques de gangs et des interventions de la police et de l‟ONU
après Aristide: un autre bruit que celui des tirs s‟était fait entendre:
He heard something he hadn‟t heard in some time: people were pounding
on pots and pans and making clanking noises that rang throughout the entire
neighborhood. It wasn‟t the first time he‟d heard it, of course. This kind of
powerful rattle was called bat tenèb, or beating the darkness. His neighbors, most
of them now dead, had tried to beat the darkness when Fignolé had been toppled
so many decades ago. A new generation had tried it again when Aristide had been
removed both times. My uncle tried to imagine in each clang an act of protest, a
cry for peace, to the Haitian riot police, to the United Nations soldiers, all of
whom were supposed to be protecting them.[. . .]
The din of clanking metal rose above the racket of roof-denting rocks. Or
maybe he only thought so because he was so heartened by the bat tenèb. Maybe
he wouldn‟t die today after all. Maybe none of them would die, because their
neighbors were making their presence known, demanding peace from the gangs as
well as from the authorities, from all sides. (172-73)
Faire du bruit, c‟est exprimer l‟espoir d‟un changement pour le mieux, malgré les
exemples d‟échecs qui tendent vers le contraire; c‟est partager et participer à une prise de
position, avec le peuple, là où les mots écrits ne peuvent aller.
Camps de concentration et histoire
Charles rapproche également la détention des boat people haïtiens de celle des camps de
concentration, dressant ainsi un parallèle entre les réfugiés haïtiens et les Juifs. La
question des boat people devient ainsi une question humaine, voire universelle dans les
principes des droits de l‟homme auxquels elle fait appel. Dans cette vision de l‟histoire
haïtienne qui rejoint celle du reste du monde occidental, Charles n‟isole pas l‟histoire
haïtienne et écrit également l‟histoire de la diaspora, qui n‟est pas abordée chez Glissant
dont la problématique de l‟histoire le mène plutôt à insister sur les différences de
256
l‟histoire antillaise avec celle de la métropole. Pour Glissant, la diaspora juive est un
groupe qui est totalement distinct de celui des transbordés (de Martinique ou Haïti):
Je crois que ce qui fait cette différence entre un peuple qui se continue ailleurs,
qui maintient l’Être, et une population qui se change ailleurs en un autre peuple
(sans pourtant qu‟elle succombe aux réductions de l‟Autre) et qui entre ainsi dans
la variance toujours recommencée de la Relation (du relais, du relatif), c‟est que
cette population-ci n‟a pas apporté avec elle ni continué collectivement les
techniques d‟existence ou de survie matérielles et spirituelles qu‟elle avait
pratiquées avant son transbord. Ces techniques ne subsistent qu‟en traces, ou sous
forme de pulsions ou d‟élans. C‟est ce qui différencie, outre la persécution d‟une
part et l‟esclavage de l‟autre, la Diaspora juive de la Traite des Nègres. (42)
Face à la spécificité antillaise qui ferait de ce peuple un peuple à l‟histoire unique,
Charles met en garde devant cette unicité et les implications qu‟elle pourrait avoir de par
son isolement. Il suggère le danger d‟avoir un “discours haïtien”: “Et pourtant, affaire
d‟origine, de position de classe, de trajets biographiques singuliers, nos histoires ne sont
pas identiques, interchangeables. Le refus de la tragédie constitue mal une mesure
commune. [. . .] Je dis “nous” par solitude” (16). La rhétorique de Charles va donc
osciller habilement entre deux approches: la spécificité du problème ainsi que son
rapprochement à d‟autres questions éthiques et légales par la comparaison. De même, il
semblerait que la diaspora haïtienne tiendrait de deux dimensions: du peuple transbordé
de par ses origines, comme Glissant l‟explique ici, mais de façon plus récente et plus
immédiate, de la diaspora qui se continue ailleurs. En même temps, les boat people
représentent littéralement un peuple transbordé deux fois.
Les membres de la diaspora semblent en dehors du discours martiniquais dont
parle Glissant dans son Discours antillais, comme s‟ils n‟étaient plus des Antillais, pour
reprendre les termes de Glissant au sujet des “gens qui reviennent en Afrique [. . .], et qui
257
ne sont plus des Africains” (45). Ils ne sont plus Antillais d‟une certaine manière: ils ne
“collent” plus dans cette origine de transbordé, qui a été doublée par la “fuite” immédiate
et nécessaire d‟Haïti Ŕ pour reprendre ici le terme appliqué aux Juifs.
150
Là ou Glissant insiste sur la différence cruciale entre les peuples transbordés et le
Juif, tant dans leur traversée que leur traitement et comportement et ses implications sur
l‟époque contemporaine pour comprendre ces peuples, Charles, au contraire, utilise deux
comparaisons majeures qui se complètent pour aborder le problème des boat people dans
De si jolies petites plages: l‟esclavage et les camps de concentration. La “continuité entre
colonisation et nazisme sans pour autant faire d‟égalité stricte entre les deux” de Césaire
dans Discours sur le colonialisme, dont parle Dubreuil dans L’Empire du langage (69),
est annoncée ici, loin de la colonisation, et surtout, sans la prudence de Césaire, car
Charles n‟hésite pas à jouer cette carte de l‟égalité entre les deux.
151
Les références aux
camps de concentration nazis sont claires: d‟un détenu qui aura tenté de s‟évader de Fort
Allen, Charles dit: “D‟autres, en d‟autres temps, ont été gazés pour moins que ça” (155).
150
Glissant écrit: “La fuite des Juifs hors de la terre d‟Egypte fut collective; ils avaient maintenu leur
judéité, ils ne s‟étaient pas changés en autre chose” (45). Pour Glissant, l‟origine historique est donc
complètement déterminante: un peuple ne change pas car il n‟est pas transbordé Ŕ ou si elle ne l‟est pas, il
ne pose pas la question de l‟évolution et des changements contemporains dans les autres catégories que le
Martiniquais. Glissant soulève pourtant la question du Noir américain, tellement différent du Noir africain
d‟avant ou de maintenant; pourquoi ne pas soulever cette même question chez le Juif américain, ou chez les
Juifs après l‟Holocauste, car le traumatisme est là (aussi), et pas seulement dans la Traite. D‟ailleurs, la
persécution était bien différenciée de l‟esclavage pour Glissant, mais dans ce cas des Noirs américains
avant l‟émancipation (45), comment ne pas penser aussi aux Noirs américains après, mais avant leurs droits
civiques: ne serait-ce pas proche d‟une situation de persécution?
151
En anticipant ce qui sera fait dans l‟essai de Chamoiseau et Glissant Quand les murs tombent: L’identité
nationale hors-la-loi: le rapprochement entre esclavage et Shoah (entre autres génocides) est ici établi car
ce sont les conséquences de l‟érection d‟un “mur identitaire” (8). On peut appliquer le commentaire suivant
(au sujet des membres du gouvernement français à peau basanée qui sont “plus identiques à lui [M.
Sarkozy] qu‟à n‟importe quoi d‟autre”) aux génocides différents: “Le “même” joue au caméléon” (16).
D‟où l‟intérêt des rapprochements afin de mieux les discerner (et non l‟assimilation qui elle efface une
entité).
258
Il remarque également que l‟une des prisons pour Haïtiens de l‟Etat de New York était “ô
symbole Ŕ un ancien pavillon olympique;” il s‟agit ici des “camps au sens fort: avec
mirador, barbelés, gardes armés” (27). Notons que dans ce dernier exemple, la référence
aux camps n‟est même plus métaphorique, mais simplement descriptive. Même l‟horreur
du macoutisme devient une réalité américaine dans le traitement réservé à l‟arrivée
(détenus battus sans raison par les gardes des camps, insultés, humiliés, dans De si jolies
petites plages comme dans Brother, I’m Dying).
En 1973, Amnesty International utilisait l‟image des camps de concentration pour
suggérer les conditions inhumaines qui existaient dans les prisons haïtiennes, mais sous
Duvalier, comme le rapporte Alex Stepick dans son article, “Haitian Boat People: A
Study of the Conflicting Forces Shaping US Immigration Policy”: Amnesty International
avait déclaré: “In fact, these prisons are death traps and find a parallel with the Nazi
concentration camps of the past but have no present-day equivalent” (176). Charles
montre que l‟INS ne fait que reproduire ces méthodes. Comme avec Duvalier, la
reproduction n‟est pas complètement identique, et une prison sous Duvalier n‟est pas
exactement un camp de concentration, mais les mécanismes sont les mêmes, comme
l‟explique Charles dans le cas des camps de détention pour Haïtiens. On peut remettre en
cause la terminologie de camps d‟extermination, essayer de prouver qu‟il n‟y a pas
clairement de projet d‟extermination, mais ce serait pour Charles refuser de voir le
problème Ŕ l‟inventivité dont font preuve les nazis ou l‟INS n‟amoindrissent pas leurs
actions. Si Foucault, insiste sur une rupture dans son ouvrage (“la mécanique exemplaire
de la punition change ses rouages” (16)), la répression des Haïtiens telle qu‟elle est
259
présentée par Charles suggère plutôt le contraire, la continuité dans les systèmes
répressifs à travers l‟histoire:
Comme s‟il n‟y avait nulle possibilité d‟inventer de nouvelles formes à l‟intérieur
de l‟enfermement concentrationnaire. Qu‟il faille rester prisonnier de la forme
historique, nazie.
Plutôt que de rechercher ce qui, à Fort Allen et à Krome, ressemble aux camps de
concentration de la Seconde Guerre et ce qui en diffère Ŕ tâche nécessaire mais
insuffisante --, pourquoi ne pas interroger le capitalisme sur sa capacité à inventer
du nouveau, en ce domaine? [. . .]
Fort Allen participe d‟une trame concentrationnaire pour laquelle les mots
manquent. (174-75)
D‟une part, Charles ose pointer du doigt le capitalisme comme arme de
domination politique. Cette référence est essentielle, car rappelons que la politique des
Etats-Unis a toujours favorisé les pays qui sont sympathisants à la politique américaine,
c‟est-à dire les pays non communistes, donc non-ennemis du capitalisme américain. Jean-
Claude Icart rappelle que lorsqu‟en 1965, le congrès amende la loi d‟immigration de
1952 et ajoute des procédures d‟admission, la persécution y est définie comme étant des
régimes de gauche, ce qui est basé sur la distinction entre totalitarisme (dictature de
gauche) et autoritarisme (dictature de droite). En Haïti, la liberté de religion existe sous
Duvalier; ce n‟est donc pas un régime totalitaire, et l‟on ne peut parler de persécution
(71).
152
Les efforts de Carter pour ne pas favoriser les pays communistes avec le Refugee
Act de 1980, ou même la tentative de ne pas mener de politique discriminatoire à
152
Les Etats-Unis avaient ratifié le “United Nations Protocol Relating to the the Status of Refugees” en
1968 pour ne pas favoriser ceux qui fuient le communisme: le droit international donne aux Etats-Unis
l‟obligation de ne pas renvoyer dans leur pays ceux dont la vie est menacée à cause de leur race, religion,
nationalité, ou appartenance à un groupe social particulier. Néanmoins, le gouvernement américain
continuera de dire que les Haïtiens fuient seulement les conditions économiques (Hohl 33). Stepick ajoute
également que l‟implication du terme de pays autoritaires (pays qui accordent quelques libertés, par
opposition aux pays totalitaires communistes) est qu‟il s‟agit des pays amis des Etats-Unis, qui ne
persécutent dans leur pays que ceux qui sont impliqués politiquement; avouer le contraire et les fuites pour
causes politiques, ce serait entamer une dispute personnelle avec ces gouvernements (1982:170).
260
l‟encontre des Haïtiens avec la Cuban-Haitian Policy en 1980 ne semblent pas avoir
réussi à fléchir les positions de l‟INS (Stepick 1982: 188-89).
D‟autre part, Charles met fin au problème éternel des dichotomies: dans le cadre
de l‟émigration, savoir si les Haïtiens sont des réfugiés politiques ou économiques serait,
de même, une “tâche nécessaire mais insuffisante,” pour reprendre les termes de Charles.
Il semble aussi être désireux de briser les classifications dans le domaine dans lequel il
intervient directement, à savoir celui de la littérature. Ainsi, le genre hybride de son
œuvre devient une affirmation politique et littéraire. De si jolies petites plages incorpore
notamment la chanson: celle, très politisée, de Sony Douyon, retranscrite intégralement,
en créole puis en français, dans le texte de Charles. Charles laisse parler le texte d‟un
témoin directement, de ce témoin que les autorités veulent faire taire:
Sony Douyon appartient en principe à une tradition que, autrement, je déteste.
Mais il a risqué sa vie en l‟illustrant et il défend sa peau en persévérant. L‟acte
même de chanter devient subversif, derrière les barbelés de Fort Allen. Et ce
n‟est pas un hasard si la direction du camp m‟a empêché de le voir, de lui parler,
d‟enregistrer sa voix [. . .]. (169-70)
La tradition à laquelle appartient le chanteur est assez floue (la tradition de chanson
haïtienne, le message purement politique, l‟imploration...); Charles se distance des
catégories en rendant parfois ses références obscures. Le créole, et le français qui lui
succède, rappellent que la séparation par la langue est artificielle Ŕ l‟ouverture du livre est
d‟ailleurs un extrait de lettre d‟un ancien esclave à son maître en Virginie: en anglais
boiteux suivi de sa traduction en français boiteux.
Charles utilise d‟autres techniques stylistiques pour interpeller son lecteur: il
l‟apostrophe pour souligner l‟absurdité de la condition haïtienne: “Et n‟oubliez pas, ô
261
lecteurs, qu‟en Haïti vous êtes pour la plupart statistiquement morts. Mes condoléances!”
(23). Charles intervient directement en s‟adressant à son public de la manière d‟un
conteur, pour rétablir la tradition de l‟oralité et du conte dans son écrit, au milieu de
chiffres et de vérités sociologiques qui ne peuvent que dépeindre la misère haïtienne.
Ensuite, dans une section de deux pages, exceptionnellement sans aucune ponctuation,
c‟est l‟accumulation des énumérations (des fast food, des politesses américaines...) de
Charles qui exprime un côté mécanique, sans aucun naturel et dénué de toute humanité:
“chaque Américain est une machine à remonter le moral de l‟Amérique Have a nice day
How you doing today Nice to see you” (123). Il s‟agit du style typiquement adopté par
Charles lorsqu‟il traite de l‟Amérique: écho aux machines de politesse, aux apparences
qui sauvent les discours les plus faux chez les particuliers comme leur gouvernement; les
seules voix porteuses de sens viennent de la prison, par opposition aux Américains en
liberté qui sont aveugles à leur propre enfermement dans la machine capitaliste:
[. . .] l‟Amérique tient avec ses chars et ses fanfares et le sentiment que
décidément cette société est la meilleure que cette civilisation est immortelle qu‟il
n‟existe qu‟une seule Histoire celle du capitalisme sans commencement ni fin les
délices du capitalisme réussi [. . .]. (89)
Charles suggère une vision de l‟histoire qui diffère de celle de Glissant. Glissant signale
que l‟histoire des Antilles ne doit pas être basée sur (ou confondue avec) celle de la
métropole; il ne s‟agit pas d‟une histoire clairement catégorisée par de grandes dates
référant à des événements avant tout français. Glissant repense également une histoire
antillaise “centrée” sur les Antilles et non plus la France; il regroupe et met en dialogue
l‟histoire martiniquaise et haïtienne: “Toussaint Louverture est un marronneur, de la
même espèce, j‟allais dire de la même race, que le plus obscur et le plus méconnu des
262
Nègres marrons de Fonds-Massacre en Martinique. Il s‟agit du même phénomène
historique” (233).
Charles et Glissant se rejoignent dans leur rejet de l‟Histoire (celle du capitalisme
ou du colonisateur) comme la seule qui existe. Charles ironise d‟ailleurs sur le “début”
officiel de l‟histoire haïtienne, justement dans sa partie “Ouverture”:
Cette manie, chaque fois qu‟on parle d‟Haïti, de remonter aux conquistadores. Il
était une fois trois caravelles: La Pinta, la Niña et la Santa Maria... 6 décembre
1492. “Es una maravilla!” Les Indiens d‟Haïti vont découvrir Christophe Colomb.
On sait ce que le navigateur a dit: “C‟est une merveille!” On ne sait pas ce qu‟ils
ont dit, les Indiens. On suppute, on devine, on échafaude... (15)
Remarquons ici que Charles et Glissant suivent la même démarche, et tous deux
commencent leur chronologie haïtienne et martiniquaise (chronologie stérile et réductrice
à laquelle ils ne croient pas, chronologie dressée par l‟Autre pour parler de leurs îles) par
Christophe Colomb:
153
ce sera 1502, année de la “découverte” de la Martinique chez
Glissant (39). Tous deux ironisent, à leur manière, sur cette découverte: Glissant en
plaçant ce mot entre guillemets, puisque l‟on sait bien que Christophe Colomb n‟a rien
découvert, si ce n‟est les Indiens Caraïbes qui occupaient déjà l‟île. Charles se permet
également d‟ironiser sur cette histoire haïtienne qui aurait “objectivement et
historiquement” comme début la première grande entreprise coloniale dans Saint-
Domingue; dans un renversement ironique, il choisit, lui, de donner aux autochtones le
rôle actif des acteurs de la découverte. Le génocide des Indiens est lui, passé sous silence;
ce qui importe est le gain économique des colonisateurs Ŕ là où la Caraïbe est confinée à
des limites géographiques bien démarquées, il semblerait que les zones capitalistes
153
Glissant intitule d‟ailleurs cette chronologie qu‟il dresse au début de sa partie “La dépossession”: “Le
leurre chronologique” (39).
263
s‟octroient des contrées sans limite aucune. Charles ne donne pas vraiment une voix aux
peuples oubliés comme les Indiens, mais a le mérite de respecter et souligner leur
absence de voix dans l‟histoire, qui ne revient pas à la fatalité d‟une absence dans
l‟histoire; au lieu d‟avoir à se réduire à oublier puis imaginer les paroles des boat people,
il décide d‟anticiper la fuite de l‟histoire haïtienne qui, lorsqu‟elle n‟est pas écrite dans
l‟urgence, reste inexistante et transformée à jamais, et d‟écrire l‟histoire tout de suite et
sans plus attendre. En même temps, Charles suggère une conception de l‟histoire qui va
différer de celle de Glissant, principalement car l‟histoire d‟Haïti est vue comme unique
(de celle des Antilles ou autre) et sans n‟être que glorieuse:
Comprendre l‟histoire d‟Haïti, c‟est oublier les sens convenus, se mettre à
l‟écoute d‟une horreur inouïe, tenter d‟accéder à l‟intelligence d‟un cas limite. Le
drame des Haïtiens, c‟est aussi cela: la difficulté pour l‟opinion de percevoir la
réalité haïtienne au-delà des appareils conceptuels figés ou des codes narratifs
glacés.
(R. me parle de son boulot, me disant Ŕ tout ça très lentement Ŕ que “courir ça me
connaît,” qu‟il ne fait même que ça depuis sa naissance et que de toute façon il est
déjà statistiquement mort. Il frise la cinquantaine.) (21)
L‟histoire dont il parle est immédiatement dotée d‟une certaine actualité, en plaçant le
pouvoir américain comme une force oppressive, alors que Glissant revient à la traite des
Noirs pour comprendre l‟histoire caribéenne et la situation présente en Martinique.
De plus, Charles a le courage d‟aborder le côté unique de l‟histoire haïtienne en
en rappelant les aspects glorieux (comme le marronnage), mais aussi des aspects plus
sombres de ses horreurs démesurées. Il nuance davantage sa vision de l‟histoire que ne le
fait notamment Pierre André Voltaire, qui aborde les mêmes thèmes, dans son long
poème, Le dernier boat people. Dans une Haïti déserte où tout le monde est parti par la
mer, où plus personne ne connaît ou ne peut même croire à l‟histoire extraordinaire
264
d‟Haïti, Voltaire glorifie les dates du passé et tente de tourner en une valeur positive
l‟occupation américaine:
Comment veux-tu que des esclaves aient réclamé, exigé, conquis la liberté?
5 décembre 1492 n‟a jamais existé!
18 novembre 1803 n‟est qu‟illusion!
1
er
janvier 1804 n‟est qu‟un trouble de l‟esprit!
Comment veux-tu que l‟Aigle, le grand, le fort, le puissant, le féroce Aigle, ait un
jour envahi ce sol de poussière dont tu nous parles?
Non, maman nous refusons de te croire! (9)
La gradation fait de l‟Aigle un être “féroce,” qui contraste avec le calme et la raison des
rythmes ternaires du cheminement des esclaves vers la liberté (par l‟action des esclaves et
les dates de historiens; il y aurait plutôt une correspondance entre les deux); bien sûr le
“sol de poussière” n‟en est pas encore un complètement: la preuve, il a attiré, il existe
donc autre chose dans ce pays. Quant à Charles, son approche va clairement prendre parti
contre la politique et l‟idéologie américaine, et par rapport à Glissant, bien plus que
contre des faits historiques précis ou la traite des Noirs Ŕ Charles en parle aussi, mais ce
sera de façon différente (la question de l‟esclavage semble avoir été réglée chez Charles,
du moins pour les Haïtiens Ŕ à défaut des Américains qui eux, sont en retard sur la
question; en tout cas, il faut actuellement passer à autre chose), et non pour s‟attaquer au
pouvoir français mais américain (différente réalité ici entre la Martinique et Haïti).
* * * * *
Charles écrit pour s‟adresser à un public qui ne sera pas qu‟haïtien, pour toucher
l‟opinion publique, et provoquer un impact immédiat, direct et concret sur la vie des
Haïtiens et la perception que l‟on a d‟eux. Il se distance ainsi de projets plus théoriques
265
tels ceux de Glissant, lui qui a justement le courage de rappeler ce qu‟il qualifie de
“drame de l‟intellectuel” dans son Intention poétique et définit comme ceci:
[. . .] la gamme complète des illusions (de soi) ne vaudra jamais l‟assentiment
d‟un seul coupeur de cannes. Les intellectuels se croient. Voilà pourquoi, vendus
ou pusillanimes, prétendument libres ou faussement aboyeurs, ils servent toujours
ceux qui exploitent la canne. (Leur classe de lettrés fut créée à cette fin.) (189)
Voltaire dans Le dernier boat people se moque franchement des intellectuels: “Car lui,
l‟intellectuel, a tout lu et tout compris. Mais qu‟a-t-il fait de sa lecture? Qu‟en est-il de sa
compréhension?” (37); il est celui qui a tout vu mais n‟a pas tout compris: “Celui qui sait
quand, comment, et pourquoi [. . .]./ Celui qui peut monter de la fleur au miel./ Mais
hélas! seulement par la pensée. Il n‟a jamais et ne pourra jamais trouver les ingrédients du
miel” (37). Face à cette espèce d‟inertie et de passivité, mais surtout d‟impossibilité, le
narrateur l‟apostrophe: “Soyez le récit de cette histoire qui n‟est pas écrite” (37). Puisque
l‟intellectuel ne sait faire qu‟une chose, il doit se rendre utile. Tout le long poème de
Voltaire consiste justement en cette écriture, mais elle met en scène tous les
interlocuteurs: c‟est-à-dire pas seulement un narrateur omniscient, mais aussi toutes les
voix qui ne savent rien ou qui savent mal.
Si Glissant suggère que le discours et le témoignage de l‟intellectuel n‟ont pas
d‟impact réel -- ne sont pas les plus proches du sujet original, qui lui n‟écrit pas mais se
situe dans l‟action physique Ŕ il ne dit pas que l‟intellectuel ne peut rien pour le coupeur
de canne, mais plutôt qu‟il aura une approche différente et communiquera autrement mais
fera entendre ces voix tout de même par l‟acte littéraire qui va “les porter à la
communauté. A ceux qui n‟ont pas de voix et dont nous ne saurions être la voix: pour ce
que nous ne sommes que partie de leurs voix” (1969: 96). Charles dépasse le drame de
266
l‟intellectuel en faisant parler les Haïtiens directement en rapportant leurs paroles et leurs
témoignages dans son récit. Il ne prétend pas être la voix de ces êtres qui souffrent, mais
leur offre ses pages qui deviennent aussi les leurs. Il adopte d‟ailleurs souvent un style
parlé, comme le montre la plupart des citations de son livre qui figurent dans ce chapitre:
non pas pour reproduire exactement leur style; il ne façonne pas leurs voix, au contraire,
c‟est celle de l‟écrivain qui se voit transformée par ces voix. Au lieu de “se croire,” pour
rependre les termes de Glissant, l‟ironie de Charles ne se limite pas à peindre un
désenchantement du monde ou une remise en question de grandes institutions
américaines, mais s‟efforce aussi de commencer une entreprise de changements des
normes dans sa propre écriture.
267
Conclusion
Dans les pires moments de son histoire, à partir de la traite et de l‟esclavage, en passant
par les cachots, prisons, et camps de détention, Haïti a vécu une histoire de résistance, en
déployant des moyens de survie et des stratégies de libération à partir des espaces mêmes
de l‟oppression. Les témoignages en marge, une fois (ré)inventés, retranscrits, écrits,
sortis de l‟ombre et entendus, permettent de combler certains manques de l‟histoire
officielle ou davantage connue d‟Haïti. Les témoins sont en quelque sorte retrouvés dans
et par la littérature, et leurs voix méritent une attention toute particulière, sans quoi le
piège de l‟histoire, occasionnellement partielle et partiale, se refermerait sur toute une
partie qui resterait méconnue ou mal connue.
Les personnages évoqués dans cette thèse ont tous une force cachée mais qui finit
par se manifester, même dans les moments les plus difficiles de l‟histoire haïtienne, et de
leur histoire personnelle qui s‟y trouve étroitement liée. Lisette comprend qu‟elle doit
marronner après le récit de Mann Charlotte, un témoignage sur l‟horreur des barracons.
Toussaint réfléchit sur ses erreurs et nous offre par là-même des pistes pour
reconceptualiser l‟histoire haïtienne et son avenir, à baser sur le dialogue et les erreurs
reconnues, l‟introspection et l‟ouverture des rapports avec l‟autre. La recherche du
bonheur personnel du jeune Dany en pleine dictature montre que les Haïtiens sont avant
tout des individus qui revendiquent leur droit à la vie et se battent en permanence pour le
défendre. Les réfugiés haïtiens en Floride n‟abandonnent pas leur courage et leur dignité,
et leur résistance ne connaît pas de limite, et surtout pas de frontière. C‟est par les
témoignages que l‟histoire peut se réécrire, se corriger ou se compléter.
268
Cette perspective de voir l‟histoire haïtienne comme une histoire de résistance
prend toute son ampleur aujourd‟hui, où Haïti semble, une fois encore, être dévastée de
toutes les façons possibles. Rarement au centre des préoccupations des médias, Haïti y
prend soudain la place de choix, pour devenir “l‟héroïne” du petit écran, qui montre alors
pour l‟occasion en chaîne des images de son horreur après le terrible tremblement de terre
de magnitude 7 à 7,3 du mardi 12 janvier 2010: une nation écroulée, une population
démunie, dont la famine, la déshydratation et la misère pourrait bien dégénérer en une
violence immaîtrisable.
S‟il s‟agit cette fois d‟une catastrophe naturelle, à mettre sur le même plan que les
cyclones (qui avaient bien épargné le pays pendant la saison des cyclones précédant le
séisme), elle sera quelques fois simplement mise dans la lignée des “catastrophes
haïtiennes” Ŕ un terme sous lequel tous les problèmes trouvent leur place: dictature, coup
d‟état, meurtres impunis, corruption, tremblement de terre. C‟est le choix par exemple du
Time qui met pour l‟occasion sur internet un dossier en images intitulé “Haiti‟s History of
Misery” qui a pour sous-titre: “The January 12, 2010, earthquake is only the latest
tragedy in Haiti‟s long history of torment and strife.”
154
Les catastrophes naturelles sont
ici une partie de l‟histoire haïtienne, mises sur le même plan que la présidence à vie du
Docteur François Duvalier.
Néanmoins des témoins émergent là aussi pour nous offrir une autre version. Des
témoignages autres que ceux des médias internationaux sont entendus, même s‟ils ne sont
154
La première image est ironiquement celle de Christophe Colomb. Pourtant, le massacre des indigènes
est passé sous silence; il serait dû aux maladies et aux conditions de travail difficiles. Sont absents les
termes de massacre, génocide, ou esclavage.
269
pas en “prime time.” Dany Laferrière donne notamment sa version des faits dans un
entretien du 16 janvier avec Le Monde Ŕ écrivain et témoin se rejoignent dans leur
intervention dans la réécriture de l‟histoire, qui s‟entreprend à partir du présent et sans
attendre. Il parle de l‟entraide qui a existé après le tremblement, et remet en question
toute la notion de pillage dans un tel contexte:
Il y a une autre expression qu'il faudrait cesser d'employer à tort et à travers, c'est
celle de pillage. Quand les gens, au péril de leur vie, vont dans les décombres
chercher de quoi boire et se nourrir avant que des grues ne viennent tout raser,
cela ne s'apparente pas à du pillage mais à de la survie. Il y aura sans doute du
pillage plus tard, car toute ville de deux millions d'habitants possède son quota de
bandits, mais jusqu‟ici ce que j'ai vu ce ne sont que des gens qui font ce qu'ils
peuvent pour survivre.
Laferrière s‟insurge contre une certaine approche des médias qui diabolisent parfois Haïti,
comme si sa population était incontrôlable. Sur internet, on pouvait par exemple regarder
un court reportage, “Running with the looters in Haiti‟s capital,” dont la thèse centrale
était la suivante: “The violence has become a pressing issue.” Les gens sont prêts à
n‟importe quoi, pour quelques dollars haïtiens, nous dit le journaliste alors que la caméra
zoome sur des dollars qui n‟ont rien d‟haïtien (et pour cause, le concept de “dollar
haïtien” est resté en Haïti, mais il s‟agit d‟une monnaie qui “n‟existe pas” de façon
matérielle: on trouve des dollars américains, et des gourdes) et ressemblent étrangement à
des dollars américains dans la vidéo du Time. Et voici un témoin qui intervient dans cette
scène de pillage Ŕ c‟est bien ce que le titre prometteur de la vidéo a annoncé: “N ap
chache manje pou nou manje” (On cherche à manger pour pouvoir manger), dit cet
homme qui espère pouvoir nourrir ses enfants, et sa femme. On voit aussi une jeune
femme, qui a trouvé un petit carton qu‟elle ouvre, et dit aux Haïtiens autour d‟elle en
270
même temps: “Tenez.” On ne sait plus très bien qui sont les auteurs du pillage annoncés
et promis: ces gens qui essaient de glaner quelque chose (à manger ou autre, à vendre) ou
ceux que la caméra montre furtivement et qui protègent ce qu‟ils ont pris.
Cette situation rappelle celle des boat people telle qu‟elle était décrite par le
journaliste Patrick Chauvel, dont j‟ai parlé dans mon troisième chapitre. Chauvel parlait
des boat people qui n‟en étaient pas de “vrais” (et qui prenaient simplement le bateau
pour se déplacer en Haïti, mais avaient été utilisés par un journaliste peu scrupuleux pour
illustrer un article sur les boat people). On peut se demander si ce n‟est pas le cas ici avec
les pilleurs. De ce désir journalistique de quête “de la vérité” (une et imparable), se pose
toute une question de la définition Ŕ la question la plus complexe ici, avant de se lancer
dans la “chasse aux pilleurs” est au fond la suivante: qu‟est-ce qu‟un pilleur? que signifie
“piller” dans le contexte post-séisme?
Cependant, il serait erroné de percevoir les Haïtiens comme uniquement victimes
des médias internationaux dans cette ère des nouvelles technologies, car elles changent la
règle du jeu et la communication sur tous les plans, et ne place pas seulement les Haïtiens
dans ce rôle d‟objet sur lesquels on fait un reportage ou un article. Dans le roman Un
dimanche au cachot, qui se déroule dans ce qui a (peut-être) été un ancien cachot pour les
esclaves, Patrick Chamoiseau problématise la question de l‟esclavage, et surtout de son
écriture à partir de l‟époque actuelle, celle du PC et du téléphone portable, sans cesse
utilisés dans le roman. On comprend que les nouvelles technologies vont permettre
d‟aborder les questions historiques abordées traditionnellement par les auteurs de la
Créolité (dont le rôle de la fiction pour combler l‟absence de témoignage sur la période
271
de l‟esclavage) autrement, à partir d‟une autre perspective. Cela ne veut pas dire que les
sujets du passé sont devenus peu pertinents. Ils le sont toujours, mais la créativité de
l‟écrivain et son rôle peuvent être réactualisés, à l‟écoute des nouveaux moyens de
communication qui affectent les rapports humains.
Grâce aux nouvelles technologies, les Haïtiens prennent en main le récit de leur
histoire, qui diffère radicalement de celle du Time dans son approche. Grâce à internet et
à twitter, Richard Morse, le célèbre patron de l‟hôtel Oloffson (un des plus vieux
établissements de Port-au-Prince), ainsi que le fondateur du groupe de musique RAM, a
écrit des rapports détaillés sur ce qui s‟était passé les quelques jours qui ont suivi le
tremblement de terre.
155
Face à la “vérité sélective” ou “réalité tronquée” des médias, le
discours de Morse, composé de brèves remarques à différentes heures de la journée, ne
s‟étale sur aucun sujet, et offre des pensées et faits formulés sans fausse compassion.
Morse condamne clairement le couvrage médiatique tel qu‟il existe: “I don‟t like the way
CNN is spinning this thing. What shooting? Not in Port-au-Prince… Not this side of
town. Maybe looking for ratings” (13 janvier, 20h28).
Morse reconnaît cependant l‟existence du pillage, qu‟il ne place pas dans un axe
de violence inhérente à Haïti, mais dans une logique de l‟ordre social effondré, lié très
simplement au tremblement de terre, car il a causé l‟effondrement de la prison : “Looting
is beginning. The prison is empty” (14 janvier 20h32). Cela suggère un certain ordre
juridique et social et des institutions qui fonctionnaient avant, mais qui cessent pour cause
naturelle, et non politique ou sociale. Autrement dit, il n‟y a pas de “spécificité haïtienne”
155
L‟hôtel Oloffson ne s‟est pas écroulé et a continué de fonctionner.
272
ici, si ce n‟est dans la catastrophe naturelle. Morse propose donc d‟adresser la question du
tremblement de terre comme une question humaine en quelque sorte, qui aurait le même
genre de conséquences dans tout autre pays.
Le désir de témoigner, d‟offrir une autre image que celle ancrée dans les esprits,
continue ainsi aujourd‟hui, dans un cadre qui dépasse bien évidemment celui de cette
thèse, mais qui aura suggéré des pistes. Cette étude a laissé les jalons pour des
représentations variées d‟Haïti, et surtout, des moyens de contribuer de façon active et
performative à une réécriture de l‟histoire, qui se fait dans le présent. Il ne s‟agit pas du
handicap du présent Ŕ comme le roman de Chamoiseau pourrait d‟abord en laisser
l‟impression. Au contraire, les renvois constants, les échanges et dialogues qui s‟initient
entre présent et passé enrichissent les débats historiques, permettent de se diriger vers des
représentations qui n‟excluent pas certaines perspectives ou acteurs oubliés, qu‟il s‟agisse
des marrons dans la révolution haïtienne, des femmes dans le marronnage, des hommes et
des individus dans la lutte vers la liberté et l‟indépendance ou pendant la dictature, ou le
flux des boat people aux Etats-Unis.
Dans leur négrier, barracon, plantation, cachot, prison, camp de détention, les
Haïtiens résistent contre l‟oppression, sur différents continents ou pays, et entre les mers.
L‟ennemi n‟est pas un étranger diabolisé; l‟Haïtien n‟est pas seul contre tous, même s‟il
est encore trop souvent seul. Comme je l‟ai expliqué dans mon introduction, les lieux
d‟oppression se multiplient, et seuls les noms changent dans cette triste créativité
d‟étouffement de l‟Haïtien. Cependant il existe d‟autres liens entre ces lieux que celui de
l‟oppression, comme je l‟ai montré dans cette thèse: le désir de liberté et la victoire
273
d‟individus. C‟est ce que suggère également l‟historien Leslie François Manigat dans Le
cas de Toussaint revisité: Modernité et Actualité de L’Ouverture: à partir du constat du
génie de Toussaint, il formule ces questions:
[. . .] combien de petits Toussaint ont-il vécu dans nos plaines, nos mornes et nos
montagnes, pendant plus de deux cents ans, sans avoir trouvé leur chance d‟être
devenus des L‟Ouverture, et combien aujourd‟hui de fils de “boat people” ne
sont-ils pas des diplômés de valeur des universités américaines les plus réputées?
C‟est l‟une des raisons pour lesquelles on ne peut pas désespérer d‟Haïti ni des
Haïtiens. (3)
Entre Toussaint et les boat people, ne se trouvent pas que des lieux d‟enfermement répété
chronologiquement. Il existe une continuité, une logique, une constante et une tradition
de résistance dans une histoire qui ne finit pas de témoigner de révoltes, de résistance, et
de refus de victimisation même dans ce qui semble relever de l‟impasse Ŕ et il y a de
l‟impasse dans la prison, mais aussi dans une situation quasi-insulaire d‟isolement.
Les textes que j‟ai sélectionnés ont également choisi de regarder la situation en
face, non pour automatiquement pointer du doigt les coupables, mais pour affronter une
situation et proposer des pistes de réflexion pour en sortir. Les auteurs ne se lancent pas
dans des formules magiques générales et salvatrices, mais dans et par leur texte,
proposent des solutions à la problématique de la réécriture de l‟histoire et du témoignage
par la fiction. Ils s‟inscrivent (sans prétendre l‟initier et l‟inventer) dans une
reconstruction et un renouveau de l‟histoire dans et par le littéraire. Pour reprendre l‟idée
de Laferrière dans son entretien avec un journaliste du Monde, la culture ne s‟est pas
écroulée, et elle est prête à accompagner les efforts de reconstruction qui doivent avoir
lieu en Haïti dans tous les domaines. C‟est elle qui a le pouvoir d‟inspirer les Haïtiens
vers un avenir à reconstruire, qui peut servir de cohésion entre le peuple et les
274
intellectuels, dans un pays où les appartenances raciales puis politiques ont largement
contribué aux divisions. Le problème du témoignage et des archives que j‟ai abordé ici
n‟est qu‟une piste à poursuivre plus largement. Leur histoire est à l‟image de celle d‟Haïti:
elle s‟est heurtée à de multiples embuches, mais elle continue à revivre dans les moments
de désespoir les plus incroyables.
Les écrivains n‟ont pas seulement créé des archives de toutes pièces par leur
fiction, pour remplacer un manque d‟archives ou de témoignages d‟époque, comme l‟a
fait Trouillot dans Rosalie l’Infâme, en partant de documents retrouvés sur une esclave
qui faisait avorter les esclaves enceintes et qui symbolisait chaque mort de nourrisson (et
chaque vie “gagnée,” qui n‟appartiendrait pas aux maîtres) en nouant un nouveau nœud
dans une corde. Les documents brûlés, quand ils existaient, n‟ont guère éteint le désir de
témoigner de l‟époque esclavagiste. Ce désir de témoignage existe toujours; il en de
même pour la vie et la mort de Toussaint Louverture, qui malgré l‟existence d‟archives
éparpillées, est toujours un objet de mystère et d‟études historiques et littéraires. Les
textes littéraires que j‟ai choisis ont certainement montré que Fignolé et Pasquet avaient
une excellente connaissance des documents d‟archives publiés, car de nombreux détails
historiques, relatés dans la correspondance de Toussaint ou les récits du geôlier du Fort-
de-Joux, y figuraient. Ils ont aussi su suggérer, par le besoin de revenir sur cette vie bien
documentée, que les archives n‟étaient pas que la vérité et toute la vérité, car elles sont
écrites par des hommes, tel un texte littéraire. L‟intégration d‟autres histoires était donc
nécessaire, car c‟est par la multiplicité et dans les discours qui ne concordent pas que le
portrait se fait plus complexe et donc plus “vrai,” quand il dépasse les faits relatés dans
275
les archives et traduit différents points de vue et ne se contente pas d‟un discours
uniforme et officiel. C‟est ce qu‟a entrepris Laferrière aussi d‟une certaine manière, ne
cherchant ni à contredire ni à corriger les témoignages de prisonniers dans les cachots des
Duvalier, de Patrick Lemoine et Marc Romulus. Laferrière ajoute une représentation
supplémentaire, qui reste imaginaire et ne prétend pas s‟inscrire dans le “réel,” mais dans
le sentiment et l‟impression Ŕ car le vécu de la peur constante à juste titre a bien existé en
Haïti sous la longue dictature des Duvalier. Quant à ce qu‟accomplit Charles, ce n‟est
plus seulement de rester dans le fictif, car sa fiction incorpore des témoignages de boat
people des centres de détention aux Etats-Unis et une condamnation de l‟INS qui rejoint
l‟actualité et les problèmes que les réfugiés continuent de rencontrer.
La question des témoignages (des boat people ou autres acteurs oubliés de
l‟histoire haïtienne) est d‟ailleurs aussi abordée chez Danticat, chez qui ce thème revient
à travers son œuvre. Dans The Farming of Bones, le prêtre chargé de recueillir les
témoignages des massacres d‟Haïtiens qui se sont passés en République Dominicaine
décide d‟arrêter le processus: “So we stopped letting them tell us these terrible stories. It
was taking all our time, and there is so much other work to be done” (254). Le
témoignage occupe cette place fragile chez Danticat: crucial et éphémère, voué à l‟oubli,
presque inutile dans une histoire dans laquelle le peuple, illettré pour la plupart, est
confronté à d‟autres problèmes plus urgents dont dépend sa survie. Le témoignage écrit
serait un luxe en somme, mais son luxe est de donner valeur et reconnaissance aux
expériences humaines et courageuses. Dans son dernier livre, Brother, I’m Dying, son
oncle prend des notes pour répertorier les victimes de l‟armée, dont les cadavres gisent
276
dans les rues de Bel Air après le premier coup d‟état contre Aristide. Mais ces minutieux
moments consacrés aux victimes partiront en fumée, et seront brûlés lors des attaques par
les gangs après que la police et l‟ONU s‟installent dans le quartier (187). Par son roman,
Danticat montre pourtant qu‟elle ne renonce pas au projet de témoigner, au contraire;
l‟écriture du témoignage se présente comme un devoir civique et éthique, littéraire, social,
et politique.
C‟est d‟ailleurs une question qui continue après la tragédie qui a frappé Haïti en
janvier 2010. Les formes de témoignages semblent se multiplier, devant le refus des
Haïtiens de devenir des objets de télévision étrangère qui ne prennent guère la parole. J‟ai
évoqué les nouvelles technologies et le désir de témoigner pour lutter contre les images
des médias internationaux. Il existe également un désir de conserver des témoignages
pour écrire cette nouvelle page de l‟histoire haïtienne et donner une voix aux survivants
aussi, par les Haïtiens et pour les Haïtiens et non un public international. La bibliothèque
du soleil, organisation à but non-lucratif qui se trouve à Carrefour, un des quartiers les
plus dévastés du pays après le tremblement de terre, collecte des fonds pour reconstruire
ses locaux d‟une part, mais aussi pour mettre en place un système d‟enregistrement des
témoignages. Il y a donc conscience d‟une histoire exceptionnelle, que ce soit dans
l‟ampleur de sa catastrophe et dans le changement inévitable qui fait à présent d‟Haïti un
pays en majorité détruit dans ses infrastructures déjà fragiles et sa population, tuée,
mutilée ou affamée, ou que ce soit dans le courage qui se dresse au beau milieu des
décombres dans une volonté de reconstruction -- mais d‟une reconstruction qui dépasse
les problèmes du passé, animée par l‟espoir d‟une renaissance de la nation.
277
Ceci signifie alors que le témoignage n‟est plus uniquement associé au trauma et à
la tragédie de la catastrophe naturelle de janvier. Il s‟agit également d‟une prise de
conscience de l‟histoire et de la nécessité de prendre en charge sa réécriture. Comme je
l‟ai souligné auparavant au cours des quatre chapitres, l‟histoire haïtienne se refuse à être
reléguée en tant qu‟histoire oubliée en Haïti et dans sa culture. Cette histoire devient au
contraire très documentée, car les intellectuels se mettent au service des mémoires de la
population afin de les respecter, de les honorer et de les perpétrer par l‟écrit. Ainsi, l‟idée
d‟“archives” continue, mais la nouvelle forme sous laquelle elles se présentent témoigne
d‟une prise de pouvoir par une partie de la population haïtienne qui n‟appartient pas à
l‟élite (intellectuelle ou sociale) dont la voix n‟est plus la grande absente d‟une tradition
écrite par l‟autre (le maître blanc pendant la période esclavagiste, le geôlier blanc et les
responsables politiques autour des derniers jours de Toussaint Louverture en France, les
rapports officiels américains ou haïtiens sous Duvalier, l‟INS, le gouvernement, les juges
américains pendant l‟exil massif des boat people fuyant la dictature en Haïti).
Dans cette perspective, il serait aussi intéressant de se lancer dans toute une
lecture des murs, sur lesquels le peuple lui-même prend la parole. La lecture ne serait ici
pas un luxe qui concerne une petite élite intellectuelle, et elle élargirait ainsi son public.
Les inscriptions sur les murs rappellent que les mythes demeurent dans l‟histoire, comme
en témoignent les graffitis à l‟éloge d‟Aristide sur les murs de Port-au-Prince. Le mythe
d‟Aristide comme homme du peuple qui allait sauver Haïti et œuvrer pour les pauvres ne
s‟est pas éteint avec son exil, et un “Viv Titid” trônait symboliquement sur le piédestal de
la statue au Marron Inconnu. La diversification des moyens de production suggère que
278
l‟écrivain ne se donne pas un rôle élitiste, au-dessus de la population. Laferrière
mentionne d‟ailleurs cette culture de graffiti dans L’énigme du retour, lorsqu‟il parle de
Cité Soleil: “Un graffito sur un mur montre un ventre affamé/ et une bouche édentée
tenant un fusil/ plus lourd que le poids d‟un adulte/ de la zone” (104).
156
Par contraste, le
graffiti en dit plus long que le documentaire en montrant des parties du corps des Haïtiens
des bidonvilles, et sans se lancer dans le sensationnalisme. Ecrire ou représenter Haïti
n‟est pas le monopole de l‟écrivain, du journaliste ou de l‟historien Ŕ ce qui ne suggère
pas la disparition de l‟écrivain, mais l‟importance de reconnaître d‟autre moyens
d‟expression dans un dialogue. Cela suggère que la notion d‟archives et de documents
écrits qui retracent l‟histoire d‟Haïti est donc à revoir constamment aussi, à mesure que
l‟histoire se déroule, que de nouvelles stratégies pour retracer cette histoire se
développent, que de nouveaux acteurs et auteurs de cette histoire se manifestent et
demandent à être lus et écoutés.
156
Laferrière parle alors d‟équipes de télé et de cinéma dans Cité Soleil, et en particulier pour le
documentaire sur les chimères qui tourne en trame amoureuse (car la journaliste française tombe
amoureuse du chef de gang, qui sera tué) -- même s‟il ne cite pas le titre Ghosts of Cité Soleil. Laferrière
résume ainsi l‟idée du documentaire: “La fille repart avec l‟équipe de télé./ Dans la bobine il y a du sang,
du sexe et des larmes./ Tout ce que demande le spectateur./ Générique” (106).
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291
Appendix A
Les boat people en mer, motivatés par l’argent (Lorquet 28)
292
Appendix B
Le retour humiliant du boat people (Lorquet 64)
293
Appendix C
Photos des boat people accompagnant le récit de Patrick Chauvel
Abstract (if available)
Abstract
My dissertation retraces the ways in which Haitian literature makes the prison an unexpectedly privileged space from which to rewrite Haitian history. It demonstrates that in the novels of many Haitian writers, it is in fact the prison, and not the landscape, as suggested by Martinican theorist Edouard Glissant, that is the ideal place from which to read and rewrite Caribbean history. The prison paradoxically serves as a credible and constant witness to Haitian history, a history of resistance in the tradition of “marronnage.” I argue that this tradition is still alive in Haitian history. These writers use fiction to “create archives” because there are no written documents that offer testimonies of what Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau and Raphaël Confiant refer to as “revolts without witness.”
Linked assets
University of Southern California Dissertations and Theses
Asset Metadata
Creator
Clerfeuille, Laurence
(author)
Core Title
Révoltes sans témoin: la tracée du marronnage dans la littérature haïtienne
School
College of Letters, Arts and Sciences
Degree
Doctor of Philosophy
Degree Program
French
Publication Date
06/23/2010
Defense Date
05/11/2010
Publisher
University of Southern California
(original),
University of Southern California. Libraries
(digital)
Tag
boat people,Dany Laferrière,De si jolies petites plages,Duvalier dictatorship,Edouard Glissant,Evelyne Trouillot,Fabienne Pasquet,Francophone Caribbean literature,Haitian history,Haitian literature,Jean-Claude Charles,Jean-Claude Fignolé,La deuxième mort de Toussaint-Louverture,Le goût des jeunes filles,liberation,marronnage,Moi, Toussaint...avec la plume de l'auteur,OAI-PMH Harvest,resistance,Rosalie l'infâme,Slavery,Toussaint Louverture
Place Name
Haiti
(countries),
USA
(countries)
Language
French
Contributor
Electronically uploaded by the author
(provenance)
Advisor
Norindr, Panivong (
committee chair
), Diaz, Roberto Ignacio (
committee member
), Meeker, Natania (
committee member
)
Creator Email
clerfeiu@usc.edu,laurenceclerfeuille@yahoo.com
Permanent Link (DOI)
https://doi.org/10.25549/usctheses-m3145
Unique identifier
UC163886
Identifier
etd-Clerfeuille-3867 (filename),usctheses-m40 (legacy collection record id),usctheses-c127-15071 (legacy record id),usctheses-m3145 (legacy record id)
Legacy Identifier
etd-Clerfeuille-3867.pdf
Dmrecord
15071
Document Type
Dissertation
Rights
Clerfeuille, Laurence
Type
texts
Source
University of Southern California
(contributing entity),
University of Southern California Dissertations and Theses
(collection)
Repository Name
Libraries, University of Southern California
Repository Location
Los Angeles, California
Repository Email
cisadmin@lib.usc.edu
Tags
boat people
Dany Laferrière
De si jolies petites plages
Duvalier dictatorship
Edouard Glissant
Evelyne Trouillot
Fabienne Pasquet
Francophone Caribbean literature
Haitian history
Haitian literature
Jean-Claude Charles
Jean-Claude Fignolé
La deuxième mort de Toussaint-Louverture
Le goût des jeunes filles
marronnage
Moi, Toussaint...avec la plume de l'auteur
Rosalie l'infâme
Toussaint Louverture