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Histoire, nation et identité: les femmes dans l'espace autobiographique entre la France et l'Algérie
(USC Thesis Other)
Histoire, nation et identité: les femmes dans l'espace autobiographique entre la France et l'Algérie
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HISTOIRE, NATION ET IDENTITE :
LES FEMMES DANS L’ESPACE AUTOBIOGRAPHIQUE
ENTRE LA FRANCE ET L’ALGERIE
by
Barbara Boyer
___________________________________________________________________
A Dissertation Presented to the
FACULTY OF THE GRADUATE SCHOOL
UNIVERSITY OF SOUTHERN CALIFORNIA
In Partial Fulfillment of the
Requirements for the Degree
DOCTOR OF PHILOSOPHY
(FRENCH)
May 2008
Copyright 2008 Barbara Boyer
ii
Dedication
To my mother and to John for their unwavering moral support
and unconditional love.
iii
Table des Matières
Dedication ii
Abstract iv
Chapitre I : Introduction 1
Les femmes dans l’espace autobiographique entre la France et l’Algérie
Chapitre I Endnotes 15
Chapitre II 18
Les écrivaines algériennes dans leurs rapports à l’histoire :
Résistance de l’écriture et écriture de la résistance
Chapitre II Endnotes 185
Chapitre III 190
Les Françaises d’Algérie et le parricide colonial :
Fonction sacrificielle de l’écriture
Chapitre III Endnotes 284
Chapitre IV 289
Reconnaissance identitaire et stigmatisation collective : L’étiquette ‘Beur’
Chapitre IV Endnotes 379
Chapitre V : Conclusion 384
L’écriture autobiographique comme lieu de reconstruction
Bibliographie 386
Filmographie 396
iv
Abstract
Au carrefour des trois moments cruciaux de l’histoire entre l’Algérie et la
France (colonisation, décolonisation, postcolonialisme), le point de départ à l’origine
de l’écriture est marqué par une volonté de sortir des systèmes qui
emprisonnent (colonial, patriarcal, familial, classe, religieux, scolaire, linguistique,
etc.) et qui contribuent au sentiment d’exclusion et d’invisibilité identitaire. Les
œuvres étudiées permettent de faire cette première constatation : c’est que, dans le
cas des récits autobiographiques de l’entre-deux, il s’agit d’une écriture de la rupture
(avec les modes de pensée, les discours dominants, les origines, la culture
traditionnelle des parents, etc.). Je montre que cette écriture de la rupture s’exprime
par l’utilisation de l’aspect ambivalent de ces systèmes qui emprisonnent et qui sont
déstabilisés pour renverser le fondement même des pensées hégémoniques des
discours dominants et remettre ainsi en cause tous les processus de domination (aussi
bien de l’impérialisme colonial, que du paternalisme islamique, ou de l’idéologie
nationale eurocentrique). Les textes se posent en rupture face à tous ces systèmes de
valeur, parce que les divergences qu’ils présentent sont à l’origine de l’instabilité de
l’identité à la fois individuelle, culturelle et nationale dans laquelle les narratrices ne
se retrouvent plus. La deuxième constatation qui ressort de cette étude est que le
récit autobiographique féminin entre la France et l’Algérie trouve toujours son
origine dans un acte de destruction et de perte. C’est justement cette dimension
sacrificielle des récits centrés sur la marginalité et la perte, qui est à l’origine de
v
l’entrée en écriture, car elle est constitutive de l’émergence littéraire et de la
naissance de l’écrivain qui se reconstruit autour de sa propre vision sitée en dehors
de la dialectique coloniale et patriarcale. Les mots deviennent alors les produits
symboliques de la libération, et l’écriture devient substance de vie en prenant lieu à
la place du vide identitaire. Parce qu’il s’agit d’un acte de destruction et de perte, la
troisième constatation qui ressort de mon étude est de montrer que cette entrée en
écriture se fait au prix d’une résistance terrible : que ce soit une résistance à l’oubli,
une résistance aux souffrances ravivées par le souvenir autobiographique, ou encore
une résistance par rapport à la transgression que constitue l’acte d’écrire. Tous les
paradigmes de la résistance développés par les textes s’expriment à travers une
vision transversale qui laisse deviner une autre vision de la mixité franco-algérienne,
mais aussi de la littérature. Cette écriture déviée n’est plus fondée sur des
différences exclusives, mais au contraire, sur une hybridité inclusive qui se situe non
pas à l’extérieur, mais au croisement des deux cultures. En conclusion, ces
autobiographiques sont à la fois le lieu où les conflits linguistiques et culturels
peuvent s’exprimer, mais aussi le lieu central de reconstruction identitaire.
L’originalité inhérente à l’autobiographie de l’entre-deux franco-algérien est donc
qu’elle est d’abord un lieu de destruction avant d’être un lieu de reconstruction
identitaire.
1
Chapitre I : Introduction
Les femmes dans l’espace autobiographique entre la France et
l’Algérie
Les nombreuses observations apportées par les théoriciens postcoloniaux
concernant l’impact de l’impérialisme européen sur la quête identitaire ont
profondément modifié notre compréhension de l’idée d’appartenance culturelle et
nationale. C’est le ressort de multiples débats
1
axés sur le processus de constructions
idéologiques et sur le pouvoir de ces représentations. L’étude du rapport entre la
France et l’Algérie à travers son histoire commune n’est pas seulement un moyen de
comprendre le fonctionnement des discours généralisants qui se sont solidifiés
depuis l’ère coloniale et continuent de se perpétrer dans la France contemporaine ;
elle est aussi plus largement une voie d’accès à une redéfinition des concepts
d’histoire, de nation et d’identité. Le contenu non historiographique des œuvres que
je propose d’étudier sert de source alternative qui vient compléter d’une manière
informative et constructive, le discours officiel sur l’histoire. En tant que support
d’investigation
2
pour analyser les strates qui alimentent ou infléchissent les cadres de
pensées de l’imaginaire collectif français et algérien, je propose d’examiner des
œuvres autobiographiques et cinématographiques qui couvrent les trois périodes
essentielles de l’histoire entre la France et l’Algérie, à savoir la colonisation, la
décolonisation et la postcolonisation. Depuis ces trois différents lieux d’énonciations
et afin de distinguer en quoi ces sources alternatives permettent de dégager de
nouvelles approches, mon premier objectif consiste à saisir les zones obscures, les
2
lignes de conflits, les disparités et les chevauchements qui émergent des plaidoiries
devenues protéiformes à cause de la diversité des aires géographiques, temporelles et
contextuelles d’où émanent les différents discours.
En me basant sur la notion de ‘fixation’ des représentations coloniales
développée par Homi Bhahba
3
, les théories d’Edward Saïd sur les stéréotypes
racistes
4
, et la lecture proposée par Mireille Rosello se rapportant à l’évolution des
stéréotypes
5
, mon deuxième objectif est de montrer que les œuvres étudiées
soulèvent les problèmes de la constitution du savoir et de la complexité des luttes
associées aux opérations de pouvoir dans les différentes matrices de domination. En
mettant en contexte la question de la production et de la manipulation des
représentations associées au genre, à la race et à la notion de différence dans des
situations politiques, historiques et culturelles bien spécifiques, les récits
autobiographiques deviennent le lieu d’un discours identitaire hybride qui remet en
question le pouvoir des perspectives établies et oblige à repenser l’histoire et la
littérature en fonction de nouveaux paradigmes et codes culturels. Les théories
correspondant au phénomène de décentrement du sujet à la nation et/ou à la langue
développées par des philosophes et critiques contemporains tels que Jacques Derrida
et Michel Laronde
6
, éclaireront l’analyse de la situation particulière des écrivaines
qui, à la frontière entre l’Algérie et la France, l’intérieur et l’extérieur, le public et le
privé, exploitent le langage pour présenter une perspective qui va du centre vers la
marge afin d’exprimer leur volonté de sortir du système dichotomique qui les
enferme dans des catégories d’exclusion à l’origine de leur dérive identitaire. Par la
3
confrontation des différentes formes de pouvoir culturel, racial, patriarcal et
nationaliste et la mise en exergue de la complexité de leur histoire individuelle au
détour de l’écriture d’une mémoire collective qui dialogue entre le passé, le présent
et le futur, ces œuvres autobiographiques performent donc une double tache : elles
contribuent non seulement à remettre en question les divisions idéologiques en
déconstruisant les modèles actuels de la représentation identitaire et nationale, elles
permettent aussi de repenser les fondements culturels et politiques des sociétés
postcoloniales à travers le rapport complexe entre la France et son ancienne colonie
7
.
Cette analyse fournira les arguments principaux qui permettront d’avancer que la
forme autobiographique convient particulièrement à l’écriture de l’entre-deux : en
effet, par le jeu constant d’interactions entre l’histoire nationale et l’histoire
individuelle, qui se met en scène à travers la relation nécessaire de co-dépendance
entre ces deux formes de discours, l’autobiographie devient non seulement le terreau
d’une double histoire mais, par la théorie du décentrement qu’elle propose, ouvre
également un espace où l’identité morcelée peut venir se reconstruire.
Afin d’interroger comment la littérature féminine d’origine maghrébine
s’engage dans cet espace qui lui était jusque-là fermé, je soulève la question de
l’impact des enjeux de pouvoirs sur l’occultation collective des femmes : comment
les écrivaines surpassent-elles le discours phallocentrique basé sur l’oppression de la
femme par l’homme ? Comment parviennent-elle à se relocaliser dans l’espace
politique et historique qui a contribué à leur exclusion? Pour répondre à ses
interrogations, mon troisième objectif est de mettre en lumière un nouveau
4
paradigme de la résistance qui se déploie lorsque les récits adressent les
problématiques du positionnement social et politique de la femme tel qu’il est
prescrit par les discours dominants. En effet, l’originalité des œuvres étudiées est de
positionner la femme au cœur même d’un discours qui déstabilise simultanément les
relations de pouvoirs face à la fois au poids de la culture traditionnelle arabo-
islamique et de la présence coloniale française en algérie, qui ont conjointement
contribué à l’inscription du statut d’infériorité des femmes dans l’imaginaire collectif
ainsi qu’à leur silence et à leur effacement de la sphère publique. Je m’appuie sur les
théories féministes d’Assia Djebar
8
et d’Hélène Cixous
9
pour démontrer qu’en
assignant une place centrale au langage, les textes développent des styles littéraires
hétérogènes dont les stratégies discursives ébranlent l’ordre hiérarchique de la
philosophie rationaliste masculine en mettant en scène une réappropriation
subversive des codes dominants par un sujet qui se construit à travers son discours.
Le rôle de ces textes comme sources alternatives répond ainsi au besoin interne et
individuel des narratrices tout en leur assignant une mission sociale et historique de
porte-parole qui restitue les non-dits ou les implicites de l’histoire que les discours
officiels ont tenté d’oublier ou de laisser sous silence. Au détour d’une construction
textuelle qui échappe aux structures fixes et aux rapports de pouvoir en place, les
œuvres proposent un métissage de modes et de langues qui entretient des relations
complexes avec le concept de représentation nationale. Cette approche génère une
nouvelle conception de l’identité féminine dans sa différence qui attire
5
particulièrement l’attention sur la question fondamentale de la place des femmes
dans l’histoire.
En faisant entrer le lecteur dans les méandres de la colonisation et de la
guerre à travers le vécu quotidien des algériennes, le premier chapitre ouvre le débat
sur les jeux qu’entretient l’écriture autobiographique avec le discours sur les
femmes. A travers une analyse d’Histoire de ma vie de Fadhma Amrouche et de
L’Amour, la fantasia d’Assia Djebar, je m’intéresse aux résistances des écrivaines à
exprimer leur propre subjectivité par le biais du récit introspectif, notamment dans la
langue de l’envahisseur. Si les récits de vie étudiés s’inscrivent sur une toile de fond
noircie par les blessures du colonialisme, ils appellent aussi à l’évolution par la
rebellion des héroïnes obligées de se frayer un chemin entre, d’un côté, leurs espoirs
de libération et le besoin de se réclamer le propre sujet de leur discours, et de l’autre,
les pressions sociales et familiales du groupe maghrébin qui tend à les enfermer dans
les limites du comportement modeste au sein duquel les femmes doivent se
maintenir. Pour rendre possible le projet autobiographique, Amrouche et Djebar
procèdent à une écriture de soi qui utilise un discours collectif basé sur le mode
d’une confrontation avec les figures familiales à l’intérieur même de la société
patriarcale algérienne qui, au contact des structures apportées par la colonisation
française, est prise à son tour dans le contexte encore plus large de la suprématie
impérialiste. Je me réfère à la critique litttéraire et linguistique de Djebar pour
affirmer que la réinscription des femmes dans l’histoire nationale est réalisable par
6
l’entremise d’une écriture déviée susceptible d’offrir une vision transversale à
l’histoire officielle, tout en dissimulant les inquiétudes qui ne peuvent être exprimées
à cause de la censure dans les domaines culturels et religieux
10
. Les autobiographies
de Djebar et d’Amrouche sous-tendent l’idée que pour parvenir à leur libération, les
Algériennes doivent prendre conscience du fait que la subjectivité féminine peut
difficilement s’exprimer dans la société et la langue maternelles enfermées dans les
interdits. Les travaux de Djebar, historienne de formation, permettent de dialoguer
avec le philosophe Jacques Derrida sur les antagonismes liés à la pratique d’une
langue dont l’interdiction est vécue comme une amputation. Les jeux de miroir et
autres stratégies de dissimulations discursives sont alors rendus possibles par la
prothèse que constitue l’écriture en langue française. La récupération discursive de
l’histoire faite par l’entremise de ces diverses techniques narratives, autorise
l’émergence d’une subjectivité féminine qui recapture la présence historique des
femmes jusque là effacées des discours nationalistes. En relisant les archives
coloniales, Djebar propose une autre manière d’interpréter l’histoire qui met en
lumière les ambivalences et les contradictions internes de l’idéologie enserrée dans
les discours dominants, ainsi que les fractures contenues dans les stratégies
coloniales de surveillance et de contrôle. Si de nombreux critiques se sont attachés à
démontrer que l’entreprise de domination du pouvoir colonial reposait sur le
regard
11
, je m’appuie en particulier sur les analyses de Frantz Fanon pour qui le voile
féminin se présente comme une technique de camouflage et un moyen stratégique de
résister à l’emprise de ce pouvoir
12
. Ses observations permettront de révéler non
7
seulement les manœuvres de dissimulation discursive des textes, mais également de
mettre en avant les troubles mentaux engendrés par les problèmes de la conscience
nationale. En entrant dans l’autobiographie comme dans le lieu central du conflit
linguistique et culturel, mais aussi le lieu privilégié du ressourcement et de la prise
de conscience identitaire, le but est de démontrer que le travail de comblement
narratif et discursif, présenté depuis une perspective propre aux femmes algériennes,
suggère de nouvelles façons de reconceptualiser leur place dans l’histoire nationale.
Le deuxième chapitre continue à enrichir le débat sur les dimensions
hétérogènes de l’identité féminine en examinant la situation équivoque des Français
d’Algérie vers la fin de l’empire colonial. A travers l’étude des romans
autobiographiques Les rêveries de la femme sauvage d’Hélène Cixous et Les mots
pour le dire de Marie Cardinal ainsi que l’adaptation cinématographique qui en est
tirée, j’avance que la question du refoulement des événements d’Algérie parvient à
ressurgir pour s’inscrire dans le langage. Alors que le problème complexe
d’interpénétration entre la France et l’Algérie confère aux narratrices une hybridité
culturelle faisant d’elles d’éternelles étrangères, je commence par me demander au
prix de quels sacrifices langagiers la littérature parvient à évoquer ce lieu de
mémoire commun aux deux pays. La représentation décentrée de leur situation entre
deux univers s’exprime d’une part par un sentiment d’appartenance à l’Algérie, pays
de naissance auquel les narratrices sont profondément attachées, et d’autre part par
les traces négatives de la colonisation laissées par la France dont elles ont la
8
nationalité. Par une mise en scène de l’Algérie comme espace symbolique de
substitution maternelle, les textes de Cardinal et de Cixous peuvent être appréhendés
dans le sens d’une tentative originale de déconstruction des représentations
eurocentriques et orientalisantes à travers un regard occidental interne à l’Algérie.
La particularité de ce regard permet de déconstruire certains paradigmes
idéologiques pour souligner les limites de la distinction entre les pensées binaires
dont les narratrices essaient justement de se guérir. La critique analytique de Cixous
sur le déchirement identitaire entre le pays de naissance et le pays de nationalité
permettent d’avancer que la négociation entre l’amour pour l’Algérie et l’acceptation
de la nationalité française mène à la naissance de névroses que les narratrices
appellent « la chose » dans le texte de Cardinal, et « sa désalgérie » dans celui de
Cixous. Alors que le poids des tabous sur les écrivaines algériennes rend difficile
l’évocation des répercussions corporelles dues à leur double aliénation, dans son
étude sur Cardinal, Françoise Lionnet souligne la façon dont le silence imposé aux
femmes est transgressé dans le cas des Françaises d’Algérie qui utilisent le corps
comme organe de parole. Leur aliénation de la population locale, ajoutée à l’absence
de représentation dans l’imaginaire français qui essaie de les effacer de la mémoire
nationale, enferment les narratrices dans le lieu zéro de l’identité, faisant d’elles les
stigma de l’échec et de la désillusion collective. L’effet de miroir, qui ne fonctionne
plus à cause de l’absence du regard de l’autre, est supplanté par une manipulation des
théories identitaires de la psychanalyse utilisée comme un moyen de transgresser les
liens entre la repression psychologique des femmes et l’oppression politique des
9
populations colonisées. Les mots deviennent les produits symboliques de la
libération en aidant les narratrices à retrouver le lien avec leur corps, cette soupape
de sécurité qui est le lieu le plus fort de la répression. Si un symptôme est le
substitut d’un refoulement, la prise de conscience de ce qui a été refoulé (les
événements d’Algérie) a pour but d’entraîner la disparition de ce symptôme. En
stimulant la résistance à l’inconscient par le biais du souvenir des événements
historiques, cette technique littéraire établit l’émergence de liens entre l’aliénation
mentale et le colonialisme par l’exploitation du langage de la folie comme contre-
discours qui permet d’outrepasser les codes dominants. A travers un style qui rompt
avec toutes les règles syntaxiques conventionnelles, le subvertissement des discours
dominants s’exprime à travers une écriture expérimentale dans laquelle
l’interpénétration symbolique et néologique des mots vient compenser le désir des
narratrices pour l’Algérie et leur impossibilité d’en faire partie. Fondant mes
arguments sur l’exploration faite par Marilyn Yalom du thème de la folie et de la
mort en conjoncture avec l’écriture autobiographique et ses impacts sur la
construction identitaire
13
, j’affirme que la prise de conscience de l’aliénation n’est
que la première étape du processus de libération. En effet, c’est à ce moment précis
de disjonction que l’écriture autobiographique acquiert tout son sens et sa fonction
en faisant état d’un récit de vie centré sur la marginalité et la mélancholie de la perte
provoquée par le départ d’Algérie. En reprenant la théorie derridienne de
l’amputation, j’indique que les narratrices éprouvent une ablation semblable à celle
qui a été faite sur l’être algérien par l’exploitation eurocentrique de la guerre. Le
10
système de penser occidental, en cherchant à amputer l’algérianité qui est en elles,
rend les narratrices victimes de la séparation métaphorique de la partie féminine qui
les constitue. A travers l’histoire de ces Français d’Algérie qui ont tout perdu par le
déchirement de l’exil, l’apport de la dynamique tragique et sacrificielle développée
par Charles Bonn me permet d’affirmer que c’est justement cette dimension
sacrificielle des récits qui est à l’origine de l’entrée en écriture : constitutive des
conditions mêmes de la naissance de l’écrivain et de l’émergence littéraire, elle
s’ouvre sur une théorie politique de la subjectivité qui (ré)inscrit les pouvoirs de
représentation dans les paramètres d’un contexte révolutionnaire beaucoup plus
large.
Le troisième chapitre de cette étude conclut le débat sur l’impact des
représentations identitaires héritées de la période coloniale en apportant une
perspective postcoloniale qui dégage les ambivalences du discours national français
face à la génération des individus d’origine algérienne que les représentations
idéologiques enferment sous l’étiquette ‘beur’. Après la libération de l’Algérie, il
semblerait que l’arrivée en France de grands courants d’immigration ait ramené avec
elle les représentations coloniales à la fois négatives et généralisantes de l’Africain
ou de l’arabe qui continuent encore à circuler de nos jours. Alors que l’aliénation
mentale des Français d’Algérie se caractérise par des répercussions physiques, les
représentations idéologiques de l’étiquette ‘beur’ sur les Français d’origine
algérienne se fondent essentiellement sur des discriminations physiques racistes et
11
ethniques qui subsistent dans l’imaginaire national français comme une sorte de
colonialisme moral et mental. En enfermant ces populations dans des banlieues
décentrées et conceptuellement situées à la périphérie de la nation française, les
discriminations se traduisent aussi par un aliènement spatial qui ne favorise pas
l’intégration. Si les jeunes issus de l’immigration ne sont pas des Algériens, ils ne
sont pas non plus, la plupart du temps, considérés comme des Français à part entière
car une certaine arabité mal définie semble toujours leur appartenir. Le titre de
l’œuvre de Souâd Belhadda Entre-deux Je : Algérienne, Française, comment choisir?
incarne cette logique, puisqu’il suggère la construction d’une identité en équilibre
entre la France et l’Algérie. Le titre de la deuxième œuvre étudiée, Ils disent que je
suis une beurette de Soraya Nini, fonctionne comme un mécanisme de défense pour
contrecarrer la représentation nationale et postcoloniale qui offre un ‘modèle
français’ défini comme unique, universel et supérieur, tandis que l’exclusion
contenue dans le terme de ‘beurette’ ne définit plus la narratrice qui se sent française
avant tout. Alors que ces deux romans mettent en avant l’idée que l’identité
nationale n’est pas figée et que l’immigration est constitutive de cette identité,
j’avance qu’ils influencent ainsi le processus de construction de l’idée de nation dans
l’imaginaire français, en contribuant à combler le manque de représentation des
narratrices par un contre-discours qui détourne la manière dont les stéréotypes sont
utilisés. Les représentations visuelles mises en scène par Samia, l’adaptation
cinématographique du roman de Soraya Nini, renforcent le visage multiculturel de la
France postcoloniale et concourt au besoin de réviser la notion d’appartenance
12
identitaire en établissant l’idée d’une rupture dans la façon de ‘penser’ la nation.
J’examine comment le film régit les conditions de pouvoir et de marginalisation ainsi
que les relations qui contraignent la construction de l’identité postcoloniale féminine
des Français d’origine algérienne. Pour soutenir toutes ces indications qui me
permettent d’affirmer que la tendance littéraire et cinématographique des œuvres
issues de l’immigration renverse la théorie du décentrement en cherchant cette fois à
déplacer l’expression de leur identité de la marge vers le centre, je m’appuie sur
l’approche sociologique sur la représentation des ‘beur’ dans la littérature faite par
Michel Laronde qui inventorie et classe de multiples exemples de catégories
d’exclusion et d’inclusion . L’aspect paradoxal de ses analyses, qui se recoupent
parfois au point d’être impossibles à distinguer (Laronde 1993, 144-9), préfigure
bien l’ambiguïté à l’origine de la fracture identitaire des narratrices dont le dessein
semble non seulement de prendre une certaine distance par rapport à la culture et aux
traditions musulmanes d’origine, mais aussi d’intégrer ces différences dans le
système de représentation imaginaire de ce que constitue l’idée française de ‘nation’.
Les déductions de ces analyses me permettront de postuler que la blessure à l’origine
du déchirement identitaire des Français d’origine algérienne se situe au carrefour de
cette opposition ambigüe entre le groupe minoritaire familial soucieux de préserver
l’héritage culturel du pays d’origine, et le groupe dominant chargé d’assimiler les
jeunes issus de familles immigrées dans les traditions du pays d’accueil. En liant le
stéréotype au discours hégémonique, Bhabha souligne justement le mode ambivalent
de savoir et de pouvoir
14
qui le constitue. Pour lui, le stéréotype est simultanément
13
masqué ou renié (Bhabha 1994, 77), et son image est donc toujours menacée par un
manque, une carence (Bhabha 1994, p77-8). Faisant écho à l’humiliation et à
l’absence de reconnaissance provoquées par les idéologies généralisantes, l’image
stéréotypée enferme ces victimes dans une invisibilité qui les plongent dans un état
de non-existence au fond duquel disparaît leur individualité asphyxiée. Moyen de
négociation de la perte identitaire, l’écriture se présente une fois de plus comme un
rampart contre l’oubli de soi. Par sa fonction de support à l’auto-représentation,
l’inscription autobiographique concourt à redéfinir l’identité en devenant le site de
préservation de la mémoire individuelle.
En s’engouffrant dans la béance ouverte et en prenant lieu à la place du vide,
le récit autobiographique de l’entre-deux est une création artistique qui semble
toujours trouver son origine dans un acte de destruction et de perte. Qu’il s’agisse
des racines algériennes que le gouvernement colonial a tenté d’effacer et que les
Français d’Algérie ont perdu dans l’exil, ou que les Français d’origine algérienne
tentent aujourd’hui de dissimuler, cette perte identitaire à l’origine des récits, loin
d’être réductrice, ouvre au contraire sur une multitude d’aspects qui produisent un
effet dynamisant sur l’écriture. Le projet de cette étude est de montrer que c’est par
l’examination des subterfuges littéraires utilisés par les récits autobiographiques pour
déconstruire, subvertir et détourner les stéréotypes, idées conventionnelles et autres
lieux communs, que la position sociale, politique et historique des figures de l’entre-
deux peut être reconfigurée. L’exploration de ces œuvres au carrefour des trois
14
moments cruciaux de l’histoire algérienne a pour but de soulever les impacts du
pouvoir des discours officiels sur la représentation identitaire et de mettre en lumière
la façon dont les récits autobiographiques établissent des continuités ou des fractures
entre les périodes coloniale et postcoloniale. Au cœur des investigations sur les
processus de recontruction identitaire, ces textes soulèvent la problématique de la
mise en place d’un langage critique pour faire face à la complexité des
représentations généralisantes, tout en permettant d’ouvrir un nouvel espace
identitaire pour les femmes. Parce que le regard sur le passé contemple une réalité
qui n’existe plus, l’élaboration d’un tel langage rend non seulement possible
l’examination des procédés par lesquels le pouvoir et le savoir ont été constitués, il
opère aussi une démarche critique qui remet en cause le fondement même des
constructions idéologiques. Par leur effort de déconstruction des modèles
hégémoniques de représentation, ces autobiographies révèlent l’ambivalence et
l’instabilité de l’identité culturelle en suggérant que l’idée de nation dans
l’imaginaire français peut changer et qu’elle est même en constante évolution.
15
Chapitre I Endnotes
1
Entre autres participants à ce débat, on peut citer Frantz Fanon, Homi Bhabha et Edward Saïd. Dans
Culture et impérialisme, ce dernier affirme que l’on fait généralement appel au passé pour interpréter
ses influences sur les réalités présentes : « L’une des stratégies les plus courantes pour interpréter le
présent est d’invoquer le passé. Pas seulement parce qu’on n’est pas d’accord sur ce qui a eu lieu
alors, sur ce qu’a été le passé, mais parce qu’on se demande si le passé est vraiment passé, mort et
enterré, ou s’il continu, sous une forme différente peut-être » (Saïd 2000, 37). Saïd souligne
l’importance du lien entre le passé et le présent dans le domaine littéraire : « Le lien entre le présent et
ce que le passé a (ou non) de passé [...] inclut la relation entre l’individu auteur et la tradition dont il
fait partie [...]. Nous sommes tenus de prendre en compte la disparité durable du rapport de force
entre l’Occident et le non-Occident si nous voulons comprendre avec précision des formes culturelles
comme le roman » (Saïd 2000, 277).
2
Saïd souligne l’influence de la littérature francophone (post)coloniale dans le processus de révision
de l’idéologique occidentale : « [Les] histoires coloniales témoignent d’un phénomène nouveau : une
spirale qui éloigne de l’Europe et de l’Occident. Je ne dis pas que seuls des auteurs indigènes
participent à cette mutation, mais ce processus est le plus fructueux quand il commence dans un
travail périphérique, décentré, qui peu à peu pénètre en Occident et exige alors d’être reconnu » (Saïd
2000, 337)
3
Dans The Location of Culture, le critique postcolonial Homi Bhabha considère que, par ses
stratégies de marginalisation et ses pouvoirs de discrimination discursive, le stéréotype a une
implication directe dans la construction du discours colonial: « An important feature of colonial
discourse is its dependence on the concept of ‘fixity’ in the ideological construction of the otherness.
Fixity, as the sign of cultural/historical/racial difference in the discourse of colonialism, is a
paradoxical mode of representation: it connotes rigidity and an unchanging order as well as disorder,
degeneracy and daemonic repetition. Likewise the stereotype, which is its major discursive strategy,
is a form of knowledge and identification that vacillates between what is always ‘in place’, already
known, and something that must be anxiously repeated » (Bhabha 1994, 66). L’ambiguïté qu’attribue
Bhabha au stéréotype contribue à l’instabilité et à l’évolution du concept de nation: « the growing
recognition that the nation is more temporary and more transitory than we once believed » (Bhabha
1990, 1). Cette instabilité peut être interprétée comme un apport positif qui évite au concept de nation
de se figer par l’apport perpétuel de perspectives nouvelles, par ce que Bhabha appelle : « the easily
obscured but highly significant recesses of the national culture from which alternative constituencies
may emerge » (Bhabha 1990, 3).
4
Dans Orientalism, Edward Saïd fonde sa théorie des stéréotypes racistes sur l’idée qu’ils
présupposent l’existence, dans l’esprit occidental, d’une psychologie, d’une mentalité arabe, et que
ces stéréotypes sont encore aujourd’hui influencés par un certain discours orientalisant. Mon étude
analyse la façon dont l’écriture féminine de l’entre-deux utilise ces représentations stéréotypées pour
mieux déconstruire l’interprétation du mythe oriental inscrit dans l’imaginaire de l’Occident. La
critique de Saïd, ainsi que l’analyse de Bhabha proposent une lecture de l’identité à travers une image
qui est le reflet inversé de la représentation occidentale. Les textes étudiés exploitent ce jeu de miroir
pour renvoyer son propre regard au lecteur occidental.
16
5
La lecture proposée par Mireille Rosello sur l’évolution des stéréotypes amène à découvrir et à
redéfinir une interprétation de l’histoire basée sur l’idée que le passé, le genre et le politique ne
peuvent pas être appréhendés séparément. Pour Rosello, la littérature issue de l’immigration est à
bien des égards une littérature de « désappartenance », c’est-à-dire une littérature dont les auteurs
refusent les catégories collectives, notamment ethniques et nationales, qui leur paraissent inutilement
simplificatrices (Rosello 1998, 13-24).
6
Dans le cas précis de l’Algérie et de la France, Michel Laronde propose une théorie du décentrement
qui se fonde sur « la non-coïncidence entre les deux sens du mot nation : comme entité politique et
comme entité culturelle » (Laronde 1993, 145). La théorie de Laronde aide à expliquer la difficulté
développée dans les textes sélectionnés qui mettent en avant une volonté de revendiquer une
définition de l’identité par un discours qui doit se faire à la jonction entre la France et l’Algérie,
discours qui permet de mettre l’emphase sur la double exclusion puisque les deux entités politique et
culturelle n’ont ni la même place ni les mêmes valeurs.
7
Lorsque les troupes françaises débarquent à Sidi Ferrush le 14 juin 1830, la ville et le territoire de
l’Algérie porte le nom de ‘Régence d’Alger’ qui, depuis trois siècles est sous la suzeraineté du Dey
d’Alger, sultan turc d’Istamboul. A cette époque, la France essaie de lutter contre l’expension de
l’Angleterre dans la Méditerranée. Pour des raisons diplomatiques et financières, le roi Charles X,
soucieux de restaurer son image et de sauver sa couronne, évoque pour la première fois en mars 1830,
l’idée d’une expédition vers Alger. Après plusieurs jours de combats, le dey capitule le 5 juillet 1830.
Cette période marque la fin de la domination ottomane et le début de la domination française. La
‘Régence d’Alger’ est alors renommée ‘Possessions française dans le nord de l’Afrique’.
8
Dans L’Amour, la fantasia, à travers un style qui tente de restituer la place des femmes dans
l’histoire, la narratrice avoue : « Je m’exerce à une spéléologie bien particulière, puisque je m’agrippe
aux arêtes des mots français –rapports, narration, témoignages du passé » (Djebar 1985, 113). Plus
tard, dans Ces voix qui m’assiègent, Djebar annonce qu’elle est « volontairement une écrivaine
francophone » (Djebar 1999, 39) qui se place plutôt « en marge » ou « sur les frontières » de la
francophonie, positionnement qu’elle veut maintenir « bien loin d’un ancien Empire démantelé » et de
tout risque de s’impliquer dans un néo-colonialisme français (Djebar 1999, 27).
9
Les textes étudiés mettent en place ce qu’Hélène Cixous désigne dans « Le rire de la Méduse »
comme étant une pratique d’écriture féminine qui, même si elle est impossible à définir, contribue à
briser les automatismes : « Impossible de définir une pratique féminine de l’écriture, d’une
impossibilité qui se maintiendra car on ne pourra jamais théoriser cette pratique, l’enfermer, la coder,
ce qui ne signifie pas qu’elle n’existe pas. Mais elle excédera toujours le discours que régit le
système phallocentrique; elle a et aura lieu ailleurs que dans les territoires subordonnés à la
domination philosophique-théorique. Elle ne se laissera penser que par les sujets casseurs des
automatismes, les coureurs de bords qu’aucune autorité ne subjugue jamais » (Cixous 1975, 45).
10
Dans un entretien avec Marguerite Le Clézio, Djebar justifie le besoin de créer une écriture pour
dévier les interdits : « Je me tournais vers un siècle où la censure était importante, où les écrivains
écrivaient à travers des miroirs, à travers les mythes, à travers l’histoire très ancienne, pour pouvoir
parler de l’actualité, au moyen de cette écriture déviée qui aboutit à une écriture de limpidité » (Le
Clézio 1981, 236)
17
11
Bhabha dénonce le role aliénant du regard comme instrument de domination dans l’entreprise
d’objectification. Ses arguments reprennent la théorie développée par Michel Foucault sur la notion
de surveillance comme pouvoir panoptique. Bhabha présente cette notion de surveillance comme une
des forces principales du pouvoir colonial. Les textes étudiés soulignent que l’occultation de la
femme va de pair avec son exclusion de la sphère du discours. La contribution des écrivaines consiste
à prendre possession de ce regard afin de le rectifier et de le retourner contre ceux qui l’avaient
initialement porté. En permettant à la femme de prendre en charge sa propre représentation, le récit
littéraire se présente ainsi comme un des instruments possibles dans l’entreprise de déconstruction du
regard objectivant.
12
Dans L’An V de la révolution algérienne, Fanon consacre le chapitre « L’Algérie se dévoile » à la
femme algérienne devenue le centre du mécanisme colonial de domination politique, économique,
sociale et culturelle (Fanon 1959, 38).
13
Dans Maternity, Mortality, and the Literature of Madness, Yalom explique que la reconquête du
moi se fait à travers l’acte créateur : « The literature of madness has at its core an inner quest as old as
Augustine’s and Dante’s. It adds to the traditional autobiographical odyssey, where mortal sin or
near-death were the conventional turning points in a narrative of conversion, a conception of madness
as the ultimate modern experience through which the protagonist passes in search of her authentic
self » (Yalom 1985, 105).
14
Pour Bhabha, c’est justement la force de l’ambivalence qui accrédite et justifie le stéréotype : « this
process of ambivalence [is] central to the stereotype » (Bhabha 1994, 66).
18
Chapitre II
Les écrivaines algériennes dans leurs rapports à l’histoire :
Résistance de l’écriture et écriture de la résistance
Ecrire ne tue pas la voix, mais la réveille,
surtout pour ressusciter tant de sœurs disparues.
(Djebar, L’Amour, la fantasia, 285)
Le défi est immense. L’histoire est longue et brouillée. Le soupçon ne
demande qu’à se réveiller et la critique peut s’avérer douloureuse. Il n’importe ! La
démarche historienne de Fadhma Amrouche et d’Assia Djebar ressuscite la mémoire
des femmes algériennes devenues très tôt objets d’occultation collective à la faveur
des enjeux grandissants du pouvoir. C’est en s’appropriant la langue du colonisateur
que les romancières tentent d’échapper à cette oppression en rompant un premier
silence, celui de l’écriture, une forme d’expression longtemps interdite aux femmes
de leur culture. En se basant sur le récit de l’expérience individuelle, c’est une
remontée dans la mémoire de tout un peuple, le cheminement entier de l’Algérie
colonisée qui est retracé depuis sa conquête jusqu’à sa libération en 1962. Pour ces
écrivaines « entre-deux-langues » (Djebar 1999, 30) et entre deux cultures,
l’empreinte laissée à l’occasion de l’introspection autobiographique laisse
transparaître une identité qui est mise à rude épreuve. Les textes polysémiques que
sont Histoire de ma vie et L’Amour, la fantasia soulèvent les problèmes de cette
interculturalité partagée entre les antagonismes d’une culture traditionnelle arabo-
islamique et une autre plus moderne et européenne, deux tendances se côtoyant sans
forcément s’accepter. A travers l’analyse de ces deux textes, je propose de lever
19
l’opacité du voile rhétorique afin de mettre en lumière les incidences de la diglossie
sur l’écriture du syncrétisme identitaire : en quoi ces deux textes peuvent-ils
constituer une trouée du silence intergénérationnel, et comment évoquent-ils la
difficulté de trouver un langage pour exprimer cette béance ? L’acte d’écriture, par
sa position au centre des relations conflictuelles, va-t-il participer à la libération
d’une identité jusque là assignée ? Véritables palimpsestes sur lesquels est réécrite
l’histoire algérienne, Histoire de ma vie et L’Amour, la fantasia partent à la conquête
d’un nouvel espace féminin en ouvrant le chemin à une littérature de transgression
qui dénonce non seulement le poids hétéronome des traditions ancestrales sur les
femmes, dont le statut d’infériorité est inscrit dans l’inconscient collectif, mais aussi
les séquelles de la période sanglante de l’histoire de la colonisation en Algérie. En
ressuscitant la voix féminine de la mémoire collective, celle de la tradition et de la
transmission, Amrouche et Djebar réveillent aussi la voix féminine de la contestation
pour rompre un autre grand silence : celui de l’histoire officielle faite par les
hommes et duquel la femme est également exclue. La littérature et la poésie
pénètrent ainsi dans les sphères d’un discours critique qui s’effectue à partir du
regard hybride que les romancières portent sur leur pays et leur culture : un regard à
la fois extérieur puisque filtré par la culture occidentale, et intérieur puisque le point
de vue autobiographique de leurs témoignages ouvre l’accès à l’univers jusque là
fermé des femmes. C’est au compte de ce double regard qui circule entre l’Orient et
l’Occident que les œuvres vont tenter de redéfinir les périmètres de l’espace
identitaire de la femme algérienne. Ce travail immense a été entrepris par Amrouche
20
et Djebar pour que soit reformulé, à partir de l’Algérie même, le passé des
civilisations et des peuples. Mais comment s’établit la reprise en main de l’histoire
par les écrivaines, ou plutôt la réappropriation de la grande histoire collective par
l’histoire au quotidien, et quels sont les moyens qui vont leur permettre de puiser des
repères susceptibles d’ancrer la lutte pour la liberté indépendamment des références à
l’Occident ? En réhabilitant une certaine dialectique de la tradition ancestrale et en
reconstruisant la subjectivité des femmes dont les voix trouent la logique explicative
des sources conquérantes, souvent fragmentaires, tronquées, contradictoires ou
faussées, l’objectif est de dévoiler une autre manière de véhiculer le sens de
l’histoire. Prônant un langage humain désacralisé qui refuse les concessions et les
restrictions idiomatiques, Amrouche et Djebar font entrevoir sous un nouvel angle
les manques et tout ce que l’histoire des historiens ne dit pas. Leurs écritures
présentent une approche moderniste qui s’élève contre un discours littéraire paralysé
auquel elles tentent de substituer des paradigmes nouveaux à même de mieux
exprimer les exigences de la nouvelle société vagissante. Leur position inhabituelle
au centre des relations conflictuelles et souvent fossilisées des langues, des opinions
idéologiques, sociales et culturelles, enrichit l’histoire de l’Algérie d’un point de vue
féminin qui contribue à réactiver la mémoire menacée en élevant la tradition orale au
statut de document sociologique et historique. Les romans prennent ainsi une
signification nouvelle en donnant l’idée que la difficulté à progresser vient d’un
manque de repères dans l’histoire et que le peuple algérien ne peut rien comprendre à
lui-même s’il ne passe pas par l’épreuve de cette remontée mémorielle dans le passé
21
politico-historique. Aujourd’hui, ces deux œuvres ne s’inscrivent plus seulement
dans le seul contexte historique dont elles naissent ; elles constituent désormais une
tentative pour penser et procéder à des formes de déconstruction des systèmes
totalitaires globalisants.
I. Le regard sur soi : Des autobiographies atypiques
Le problème complexe et ambigu de la prise de parole pour l’écrivaine
algérienne soulève la question de la condition et de la représentation de la femme
dans un pays où le rapport transgressif entre cette dernière et l’écriture est consécutif
au poids de la culture et de la tradition musulmanes. Le récit autobiographique, en
assumant une subjectivité authentifiée par un vécu, représente une difficulté compte
tenu des impératifs de réserve, de pudeur et de silence. En effet, une femme
algérienne qui écrit et publie ouvertement son autobiographie constitue une double
provocation par sa manifestation en tant qu’individu autonome distinct de la
communauté et par son exhibition sur la scène publique :
Comment une femme pourrait-elle parler haut, même en langue arabe,
autrement que dans l’attente du grand âge
1
? Comment dire « je »,
puisque ce serait dédaigner les formules-couvertures qui maintiennent
le trajet individuel dans la résignation collective ? (Djebar 1985, 223)
Puisque la transgression de ces préceptes expose à la sanction sociale et peut aller
jusqu’à l’expulsion du groupe et même la mort, je propose d’analyser comment
Fadhma Amrouche et Assia Djebar parviennent à se dire en respectant l’indicible,
sachant que la question de l’affirmation de la subjectivité féminine dans l’écriture
22
autobiographique n’est pas le seul défit à relever. En effet, parce que le récit est
également investi de l’expressivité d’une langue ayant servi à asseoir la répression de
l’envahisseur, je vais tenter de signaler les dispositifs déployés par Histoire de ma
vie et L’Amour, la fantasia pour reconquérir un certain espace identitaire féminin par
une forme de double résistance : contre la répression de la société coloniale et contre
l’étouffement de la réalité féminine au sein de la société algérienne. Soumises à une
double colonisation car victimes à la fois de violence coloniales et patriarcales,
Charles Bonn inscrit ces œuvres dans une littérature de résistance :
Ces « voix de la résistance », très souvent mais pas exclusivement
féminines, sont [...] d’un quotidien insupportable et amnésique, un
concert polyphonique mettant en cause les définitions identitaires
univoques, et terroristes de ce fait. (Bonn 2001, 16)
En nouant leur destin à celui de leur pays, les romancières tissent leurs récits en
entrecroisant les fils de l’autobiographie et ceux de l’histoire pour lutter contre
l’amnésie et le silence. Sortes de pionnières dans la littérature algérienne féminine
d’expression française, Fadhma Amrouche et Assia Djebar enrichissent l’expérience
des écritures féminines dans la sphère arabo-musulmane et dans le monde moderne,
en puisant dans leurs ressources internes et leurs références culturelles patrimoniales.
Par le biais des fonctionnements et des processus de sélection mnémonique, il s’agit
de désenchevêtrer, caractériser et interpréter les différents rôles que joue la mémoire
dans les textes. A travers les complexités inhérentes à l’écriture autobiographique
d’Histoire de ma vie et de L’Amour, la fantasia, je propose d’analyser le poids de la
culture et de la tradition arabo-islamique, ainsi que l’impact de l’histoire coloniale de
23
l’Algérie sur les romans : quelle est la motivation à l’origine de l’écriture ? Par quels
moyens détournés les romancières parviennent-elles à assumer les éléments
autobiographiques de leurs récits ? Et enfin, quelles sont les stratégies de détour
narratif mises en jeu pour inscrire la résistance des femmes dans le contexte
algérien ? La prise de conscience de ces difficultés servira de fondement à la
dénonciation des déviances liées à la double colonisation de la femme algérienne.
L’élan libérateur qui en résultera est ce qui lui permettra de se redresser, comme
l’indique cet appel lancé par la narratrice de L’Amour, la fantasia : « Fille de ma
tribu maternelle, lève-toi ! » (Djebar 1985, 267). Car c’est en redécouvrant sa
subjectivité qu’elle pourra alors se mettre à écrire pour raconter sa propre histoire :
Algériennes, témoignez pour vous-mêmes ! N’acceptez plus d’être
des objets, prenez vous-mêmes la plume, avant qu’on se saisisse de
votre propre drame, pour le tourner contre vous ! (Amrouche 1968,
15)
A. Histoire de ma vie : Première autobiographie algérienne assumée
Comme dans les autres pays colonisés d’Afrique, la littérature francophone
d’Algérie commence à se manifester entre les deux guerres mondiales, même si c’est
à partir de la seconde qu’elle prend véritablement son essor. Jusqu’au milieu du dix-
neuvième siècle, Christiane Achour remarque que l’absence de toute publication
féminine au Maghreb est compensée par une large tradition orale transmise de
génération en génération par les femmes. Expliquant pourquoi seulement peu de
femmes écrivains algériennes produisent plus d’une seule œuvre, elle souligne :
« L’infraction que présente l’acte public de création/publication est l’effacement
24
exigé de la femme » (Achour 1990, 234). On considère comme précurseurs de la
littérature coloniale les membres de la famille Amrouche, à commencer par la mère
Fadhma née en 1882, puis son fils Jean, poète et critique qui a travaillé à
l’indépendance de l’Algérie, et enfin sa fille Taos poète et chanteuse. En
transcrivant l’histoire orale de la Kabylie, Fadhma Amrouche la fixe définitivement
dans l’écriture pour la transmettre à Taos et à Jean. Essentiellement constituée
d’éléments autobiographiques, cette transmission générative incarnée par une culture
traditionnelle et familiale, sert aujourd’hui de référence à la littérature kabyle
francophone. L’histoire généalogique se lit comme une transmission chronologique
de la mémoire sur quatre générations, depuis Aïni, la mère de Fadhma jusqu’à sa
petite fille Laurence, la fille de Taos. Créatrice poétique d’un relais de traditions
culturelles qui prônent le sens de la lignée et l’intime sentiment d’une identité à
préserver pour soi-même et pour les générations à venir, cette famille joue le rôle de
passeuse entre les cultures en faisant connaitre sa région d’origine, la Kabylie, où la
culture berbère se défait sous la convergeance tragique d’influences diverses.
Rédigée en 1946, Histoire de ma vie est la première autobiographie écrite en français
par une femme algérienne. Initiatrice de la littérature berbère féminine, Fadhma
Amrouche peint le combat de la femme kabyle du XIXe et XXe siècle face à
l’exclusion qui frappe celles qui évoluent en marge de la tradition berbère.
Cette œuvre n’aurait peut-être pas vu le jour si son fils Jean ne le lui avait pas
demandé. C’est lui qui, le 16 avril 1945, envoie une lettre à sa mère alors âgée de
soixante-quatre ans, dans laquelle il lui demande d’écrire le récit de sa vie :
25
Il faut que tu rédiges tes souvenirs, sans choisir, au gré de ton humeur,
et de l’inspiration. Ce sera un grand effort. Mais songe, ma petite
maman, que tu ne dois pas laisser perdre ton enfance, et l’expérience
que tu as vécue en Kabylie. Un enseignement de grand prix peut s’en
dégager et ce sera pour moi un dépôt sacré. Je t’en supplie, petite
maman, prends en considération ma requête… (Amrouche 1968, 18)
La lettre de Jean est insérée parmi d’autres documents dans l’introduction même
d’Histoire de ma vie, comme une sorte de caution et de justification d’une aventure
aussi peu commune. Cette lettre signale le besoin d’anamnèse du fils qui souhaite
s’engager dans la quête de ses origines. A son instigation, Fadhma s’acquitte de
cette mission dans sa résidence de Maxulà-Radès en Tunisie où elle écrit son
témoignage autobiographique dans une sorte d’urgence qu’elle évoque à la fin du
dernier chapitre : « J’ai écrit en un mois. Nous sommes le 28 août, j’ai fait si vite,
sait-on jamais ? » (Amrouche 1968, 194). Assumant entièrement l’aspect
autobiographique de son ouvrage, l’auteur en parle comme du « résumé de [s]a vie »
(Amrouche 1968, 194). C’est aussi cet aspect que retient Vincent Montiel qui, dans
la préface qu’il donne à Histoire de ma vie en 1967, explique que cette histoire a été
écrite en deux temps : « Une vie. Une simple vie, écrite avec limpidité par une
grande dame kabyle, d’abord en 1946, puis en 1962, avant que la mort ne vienne la
prendre en Bretagne, le 9 juillet 1967 » (Amrouche 1968, 7). Dans l’introduction
qu’il écrit au roman, Kateb Yacine souligne le caractère atypique et l’aspect novateur
que constitue la publication d’un tel récit dans la littérature algérienne : « Pour ma
part, en signant cette introduction, j’ai tenu à être présent au grand événement que
constitue pour nous la parution d’un tel livre » (Amrouche 1968, 15). En effet,
26
derrière l’apparente simplicité de la venue à l’écriture de Fadhma Amrouche, se
profile une illustration de la complexité de l’expérience autobiographique en Algérie
à travers les obstacles relatifs à la censure qui délimite à la fois l’espace privé
d’expression de la subjectivité, mais aussi l’espace public par rapport aux questions
de la réception du récit et de l’édition.
Dans l’introduction de ce texte de 1946, Fadhma lègue l’histoire de sa vie à
son fils Jean, avant de lui consacrer ses mémoires dans l’épilogue qu’elle rédige à
Paris : « A mon fils Jean, je dédie ce cahier : pour lui, j’ai écrit cette histoire »
(Amrouche 1968, 195). La version de 1962, complétée par Fadhma à l’âge de
quatre-vingt ans, est ensuite consacrée à sa fille : « Cette suite, je la dédie à ma fille
Taos Marie-Louise Amrouche [...]. Je lui lègue tout ce dont j’ai pu me souvenir »
(Amrouche 1968, 199). Cette autobiographie semble tout d’abord rédigée pour être
lue par un cercle d’intimes : « Si j’écris cette histoire, c’est que j’estime qu’elle
mérite d’être connue de vous » écrit Fadhma à Jean le 1
er
août 1946. Cependant, à
ces dédicaces se superposent d’autres motivations qui viennent s’ajouter au legs
maternel. En effet, ce qui est à l’œuvre dans cette injonction mémorielle qui
enclenche l’écriture autobiographique ne semble pas être uniquement la transmission
d’une histoire aux enfants : le récit s’insère aussi dans une lignée de femmes-ancêtres
qui détiennent la clef de l’origine de Fadhma et d’une partie de sa mémoire : « J’ai
écrit cette histoire en souvenir de ma mère tendrement aimée et de Mme Malaval qui
elle m’a donné ma vie spirituelle » (Amrouche 1968, 19). Mme Malaval est la
première directrice de l’école de Fort-National grâce à laquelle Fadhma parfait sa
27
connaissance des écrivains français pendant plus de dix ans. A la fin du récit, ce
n’est plus tant l’héritage scolaire et littéraire qu’elle retient, mais celui de sa mère :
« J’ai écrit cette histoire, afin que [Jean] sache ce que ma mère et moi avons souffert
et peiné pour qu’il y ait Jean Amrouche, le poète berbère » (Amrouche 1968, 195).
En s’incluant à cet hommage, Fadhma signale que son histoire est aussi le lieu de sa
propre introspection mémorielle. Elle l’avoue d’ailleurs dans la dédicace apportée
en 1962, en ajoutant un épilogue à son manuscrit qui a été écrit non seulement en
souvenir de sa mère et de Mme Malaval, mais aussi « du cinquantième anniversaire
de ma sortie de l’école de Taddert-ou-Fella, en Kabylie » (Amrouche 1968, 199).
Ainsi, le travail autobiographique légué par Fadhma Amrouche dans Histoire de ma
vie répond aussi bien au besoin fondamental de mémoire généalogique
2
qu’à celui de
transmission mémorielle d’un héritage inestimable d’une mère à ses enfants.
Cependant, le conflit entre le public et le privé commence sous le toit conjugal avec
la forte opposition de son mari Belkacem à l’écriture du manuscrit. En effet, comme
le souligne la note de bas de page de Jacqueline Arnaud : « Monsieur Amrouche père
ne désirait aucunement la divulgation de ce document. De son vivant jamais ce texte
n’aurait pu être publié » (Amrouche 1968,19), ce que confirme le début de l’épilogue
rajouté par l’auteur en 1962 :
Je dédiai ce récit à mon fils Jean, auquel je le confiai. J’avais essayé
de l’ouvrir à Ighil-Ali en 1953, mais je compris que cela déplaisait au
papa, et, comme je ne voulais pas le chagriner, je remis le cahier dans
son tiroir dont, seul, il avait la clef pendue à la chaîne de sa montre.
(Amrouche 1968, 199)
28
En 1946, il n’est donc pas encore question de publication pour Fadhma, sinon
posthume et transformée par Jean :
Je voudrais que tous les noms propres (si jamais tu songes à en faire
quelque chose) soient supprimés [...]. L’histoire une fois écrite sera
cachetée et remise entre les mains de ton père qui te la remettra après
ma mort. (Amrouche 1968, 19)
Ce n’est qu’après le décès de Belkacem en 1959, puis de Jean en mars 1962, que
Fadhma reprend son manuscrit en 1962 à l’âge de quatre-vingt ans, et ajoute un
codicille à sa note originelle indiquant qu’elle voulait désormais voir son livre publié
« sans modification » et sous son nom propre. Ce n’est donc qu’en 1968, soit vingt-
deux ans après sa date d’écriture et un an après la mort de son auteur en 1967, que
Maspero édite l’ouvrage. Dans l’introduction, à travers l’hommage que Kateb
Yacine rend à celle qu’il appelle la « Jeune fille de ma tribu » (Amrouche 1968,11),
ce dernier souligne à plusieurs reprises « le don poétique » de Fadhma qui a écrit
« l’œuvre de tout un peuple » (Amrouche 1968, 14). Yacine estime que l’impact du
manuscrit doit s’étendre au-delà de l’espace mémoriel familial pour s’inscrire aussi
dans la mémoire collective : « On te lira dans les douars, on te lira dans les lycées,
nous ferons tout pour qu’on te lise ! » (Amrouche 1968, 15). Cette promesse signe
l’emprunte d’une mémoire qui est non seulement l’élément fondateur du livre en
faisant figure de matrice du récit, mais qui vaut aussi par sa valeur de
commémoration et de transmission. Protégées par la claustration, les femmes
permettent de conserver intact l’héritage du passé si nécessaire à la recherche
identitaire qui passe par le ressourcement historique. Charles Bonn s’appuie sur le
29
texte de Bruno Etienne
3
pour évoquer le rôle de la femme comme valeur-refuge
garante de l’identité nationale : « la femme, gardienne des traditions, refuge le plus
secret, lieu de l’honneur et de l’intégrité » (Bonn 1985, 126). Cette volonté de
transmission, Fadhma l’inscrit à la fin de sa vie dans l’épilogue qu’elle rajoute et
dédie à sa fille Taos, devenue dépositaire du récit : « En souvenir des ancêtres, de la
vieille maison abandonnée, en souvenir du pays kabyle que nous ne reverrons sans
doute pas, en souvenir de son père et de ses frères morts » (Amrouche 1968, 199).
L’épilogue souligne le fait que le récit qui le précède est avant tout, à travers une
histoire individuelle, la remémoration nostalgique d’un monde kabyle en passe de
disparaître s’il reste silencieux. Les difficultés relatives à l’écriture et à la
publication d’Histoire de ma vie, à savoir le legs initial du manuscrit à son fils Jean
ainsi que la publication posthume, sont donc révélatrices des contraintes culturelles
et de la barrière entre l’auteur et sa société, un monde où les femmes ne s’exposent
pas à la vue du public. Fadhma reste effectivement voilée sur le plan
psychologique, jugeant soigneusement ce qu’elle peut révéler sans nuire à
l’harmonie domestique et évoquant principalement des actions et des apparences.
Comment ce récit intime parvient-il alors à surgir face à la résistance psychologique
de l’introspection et à la pression sociale visant à maintenir l’intimité domestique ?
Je propose à présent d’étudier les processus de révélation ou, au contraire, de
dissimilation, mis en œuvre dans l’écriture du manuscrit qui résultent des tensions
dues à la censure entre l’affirmation et l’effacement de la subjectivité.
30
La question du genre autobiographique se pose dans le cas de l’œuvre de
Fadhma Amrouche puisque Histoire de ma vie est son premier et unique roman. En
effet, d’après Philipppe Lejeune, les premières œuvres ne peuvent jamais être
autobiographiques par manque de référence :
Si l’autobiographie est un premier livre, son auteur est donc inconnu,
même s’il se raconte lui-même dans le livre : il lui manque, aux yeux
du lecteur, ce signe de réalité qu’est la production antérieure d’autres
textes (non autobiographiques), indispensable à ce que nous
appellerons « l’espace autobiographique ». (Lejeune 1975, 23)
L’entreprise autobiographique, telle qu’elle est décrite par Lejeune, est fiduciaire car
elle se fonde sur la confiance, d’où le soucis des autobiographes d’établir, dès le
début de leur texte, une sorte de pacte avec des engagements, explications,
déclarations d’intention, tout un rituel destiné à établir une communication directe
avec le lecteur. Pourtant, la simplicité et la limpidité du titre d’Histoire de ma vie,
ajoutées aux photos de la famille Amrouche en Kabylie, en Tunisie et en France,
ainsi que la photocopie des manuscrits originaux au début du livre, annoncent sans
ambiguïté le projet autobiographique de l’auteur. Dès la couverture, le lecteur
remarque une utilisation sans complexe de la première personne si difficile à
assumer. Cette prise en charge de sa propre histoire est confirmée dans la lettre que
Fadhma écrit à Jean le 1
er
aout 1946 : « Cette histoire est vraie, pas un épisode n’en a
été inventé » (Amrouche 1968, 19). Comme Jean-Jacques Rousseau à l’entrée des
Confessions, Fadhma assure le sceau de la véracité de son histoire en installant avec
le lecteur un contrat que Philippe Lejeune définit comme étant un « pacte
autobiographique » (Lejeune 1975, 24). Les photographies, lettres, préfaces et notes
31
qui accompagnent le texte participent à renforcer l’impression de réalité. Fadhma
signe également un « pacte référentiel » par l’identité du personnage-narrateur qui
porte le même nom que l’auteur (Lejeune 1975, 36). Lejeune décrit l’autobiographie
comme un art référentiel parce qu’elle détermine un mode de lecture (Lejeune 1975,
45) en prétendant fournir « une information sur ‘une réalité’ extérieure au texte »
(Lejeune 1975, 36). Alors que ce dernier ne paraît pas prendre en compte la
structure interne de la narration dans sa définition de l’autobiographie, je propose de
partir au contraire du substrat originel du texte, d’une perspective qui, depuis
l’intérieur du récit, permettra d’examiner le jeu entre écriture et remémoration. La
volonté de reproduire une histoire authentique est lisible dans le corps même de la
narration, où la volonté de véracité et de légitimité est parfois remise en doute par la
nature même des souvenirs de la narratrice :
Un mercredi, jour de marché, ma mère me chargea sur son dos et
m’emmena aux Ouadhias. Je me souviens très peu de cette époque.
Des images, seulement des images. D’abord celle d’une grande
femme habillée de blanc, avec des perles noires ; à côté du chapelet,
un autre objet en cordes nouées, sans doute un fouet ; cette sœur je le
sus plus tard était chargée des petites filles [...]. D’après ma mère, j’ai
dû rester un an dans cette maison, sans doute de l’été 1885 à 1886.
(Amrouche 1968, 27)
Tout ce qui est de l’ordre de l’incertain est indiqué par des formules que le champ
sémantique de la mémoire multiplie à loisir : « De tout ce voyage je ne me souviens
pas : je me rappelle seulement » (Amrouche 1968, 30) ; « J’étais encore bien jeune,
et je ne me souviens pas des premières journées de mon séjour à l’école »
(Amrouche 1968, 32) ; « Je n’ai guère d’autre souvenir » (Amrouche 1968, 49) ; « Je
32
ne sais si ce fut au printemps de 1896 ou 97 » (Amrouche 1968, 50) ; « Je crois
même que je montai un moment sur l’âne » (Amrouche 1968, 55) ; « Une bâtisse
assez grande, faite de pierres et de terre glaise probablement » (Amrouche 1968,
57) ; « Je ne me rappelle pas très bien comment les choses se sont passées ce matin-
là » (Amrouche 1968, 87), etc. Toutes ces hésitations répondent à l’horizon d’attente
du lecteur face à une autobiographie et sont nécessaires pour ne pas tirer l’ouvrage
vers la fiction. La mémoire prend la valeur d’une source d’inspiration mais aussi
d’une création originale qui, sous couvert d’un récit globalement linéaire, semble se
laisser guider par les méandres du souvenir. Structuré chronologiquement comme
une autobiographie classique, le roman est divisé en trois parties bien distinctes qui
retracent la vie de Fadhma de sa naissance (et même les quelques années qui
précèdent) à sa vieillesse. Les événements sont présentés selon l’année, la saison ou
le mois. Pourtant, l’histoire ne correspond pas au découpage raisonné du temps et
des espaces parcourus. Le processus de remémoration prend des formes nuancées
qui donnent au récit une configuration bien plus complexe qu’il n’y paraît à première
vue : l’apparente chronologie est agrémentée de quelques retours en arrière, suivant
un processus propre à la mémoire qui agit souvent par association d’idées ou de
mots, comme le montre la fin du chapitre 2 de la deuxième partie où le retour en
arrière nous ramène « avant 1871 » pour conter l’histoire du grand-père Hacène-ou-
Amrouche. Le récit n’évite pas non plus les confusions ni les répétitions, comme la
punition infligée par une sœur à la narratrice et qui a déterminé son départ des
Ouadhias. Cet événement raconté à la page 28, est restitué à nouveau à la page 62.
33
C’est aussi le cas de la mort de Khaled-ou-Merzouk racontée à la page 110 et de
nouveau à la page 122 presque dans les mêmes termes : « Une balle lui avait traversé
le crâne, crevant un œil et sortant par la nuque » (Amrouche 1968, 110), et « Une
balle lui avait crevé l’œil et était sortie par la nuque » (Amrouche 1968, 122).
Oscillant entre velléité du souvenir exact et difficulté de rendre compte des multiples
strates de l’existence, les fonctionnements de la mémoire déployés dans l’écriture
autobiographique amrouchienne mettent en évidence la complexité et les tensions
contenues dans le passage entre la reconstitution de l’expérience vécue et le texte
littéraire. L’observation de ces différentes formules, au-delà du récit linéaire, permet
d’appréhender le jeu possible entre la narration et la remémoration afin de faire
émerger d’autres aspects de l’expérience et de l’histoire. C’est ainsi qu’une figure de
la matrice narrative se réalise à travers la mémoire maternelle par la mise en abyme
du souvenir des dix années avant la naissance de Fadhma : « Tout ce qui est arrivé
avant ma naissance m’a été raconté par ma mère, quand j’ai été d’âge à le
comprendre » (Amrouche 1968,19). Dans un mouvement de symbiose, sa mémoire
se superpose ainsi à celle d’Aïni. Le prologue et l’épilogue mentionnent déjà
l’héritage de la mère ainsi que la volonté d’écrire en son honneur, à tel point que
toute la première partie de l’autobiographie lui est explicitement consacrée, et
notamment les deux premiers chapitres qui sont constitués presque uniquement des
souvenirs transmis par Aïni. C’est par le récit du récit de sa mère que la narratrice
peut, par exemple, narrer les circonstances de sa venue au monde : « La nuit de ma
naissance, ma mère était couchée seule avec ses deux petits enfants [...]. Elle se
34
délivra seule et coupa le cordon ombilical avec ses dents » (Amrouche 1968, 25). Le
processus de transmission de la mémoire ancestrale est ainsi utilisé par l’auteur pour
exposer la difficulté de la condition féminine, tout en contournant la censure que
constituerait l’acte de porter un jugement. Puis, au fils de l’ouvrage, la mémoire se
fait de plus en plus précise par la proximité des souvenirs presque exclusivement
familiaux, mais la narratrice ne donne toujours pas d’explication sociologique ou
politique à sa vie et au monde qui l’entoure. Ainsi, la guerre 39-45 est expédiée en
quelques lignes à la fin du livre, dans le seul but de mettre en relief ses effets sur la
dispersion de la famille. Alors qu’aucun jugement rétrospectif sur sa vie n’est relaté,
le processus de mise en abyme autorise une prise de distance qui permet d’exprimer
les émotions avec discrétion. En d’autres mots, la narratrice se souvient qu’elle se
souvenait. Ce phénomène récurrent se produit pour la première fois lorsque Fadhma,
âgée de treize ans, doit retourner au village maternel après la fermeture de l’école par
l’Etat français :
Chez nous, quand la chaleur du dehors était étouffante, je me
remémorais tout ce que j’avais lu, jusqu’à ce que ma mère revienne, à
la nuit tombante [...]. Je m’asseyais souvent sur le seuil de la source à
l’ombre des treilles ; de lourdes grappes rouges et blanches
descendaient entre les branches et, loin sur la colline, au-delà de la
rivière, je voyais le Fort-National entouré de ses remparts blancs
couverts de tuiles rouges. Je revivais tous les voyages que j’avais
déjà dû faire, aller et retour : que de fatigues, que de souffrances
subies [...]. J’avais le regret cuisant du paradis perdu [...] les yeux
clos, je revoyais mon enfance aussi loin que je pouvais me souvenir.
Les mauvais souvenirs s’effaçaient devant les allées et venues à mon
ruisseau [...]. Tous ces souvenirs, je les revivais intensément dans ces
nuits d’été de 1895. (Amrouche 1968, 42-44)
35
Dans cette mise en abyme développée sur trois pages, l’emploi de l’imparfait lors
des descriptions du cadre naturel chaud et pittoresque, s’oppose à l’emploi général
du passé simple dans le texte en donnant aux remémorations de Fadhma une
dimension de réconfort. C’est la terre maternelle, perdue puis retrouvée, qui rend
possible le travail rétrospectif d’introspection par le biais de la poésie, comme
l’explique Jean Amrouche que cite Kateb Yacine dans la préface du livre :
Toute poésie est avant tout une voix [...]. Elle est un appel qui retentit
longuement dans la nuit, et qui entraîne peu à peu l’esprit vers une
source cachée en ce point du désert de l’âme où, ayant tout perdu, du
même coup on a tout retrouvé. Mais avant que j’eusse distingué dans
ces chants la voix d’un peuple d’ombres et de vivants, la voix d’une
terre et d’un ciel, ils étaient pour moi le mode d’expression singulier,
la langue personnelle de ma mère. (Amrouche 1968, 11)
Le retour aux sources dans cet espace villageois immuable et immobile permet à
Fadhma de mesurer les épreuves et les déplacements qui ont jalonné son enfance. Le
même processus introspectif est repris quelques pages plus loin alors que l’enfant est
temporairement placée dans une famille de Mekla : « Toujours avec regret
j’évoquais mes souvenirs [...]. Les journées s’écoulaient monotones et je vivais
toujours dans le passé et dans la crainte de l’avenir » (Amrouche 1968, 48-9). Ce
passage met en lumière un autre processus de remémoration qui donnent au récit une
configuration plus complexe : en partant d’une écriture au temps passé qui invoque
le recueillement du souvenir, la mémoire du futur appelle aussi parfois celle du passé
et vice-versa, superposant les espaces et téléscopant les temps pour s’imprimer dans
une chronologie et une géographie qui lui sont propres. L’écriture inverse ainsi le
processus mémoriel en projetant le lecteur dans les pages à venir du récit : Fadhma
36
se souvient que « plus tard, [elle] devai[t] [s]e souvenir des soirées d’hiver au coin
du feu » (Amrouche 1968, 33). La poésie et l’autobiographie d’Amrouche soulèvent
ainsi la question du langage pour rendre compte des faits quotidiens, car si Fadhma
écrit en français, elle préfère se réfugier dans la langue maternelle dont elle est si
fière pour exprimer ses émotions profondes :
Ah ! elle est si jolie, la langue kabyle, combien poétique,
harmonieuse, quand on la connaît... Les hommes de chez nous sont si
endurants au malheur, si dociles à la volonté de Dieu, mais on ne le
comprend vraiment que si on entre dans cette langue. (Amrouche
1968, 208)
Ancré dans l’histoire généalogique, ce retour à l’ancestralité permet une restitution
originelle des éléments symboliquement composés par la terre et la culture kabyles
qui renaissent dans la souffrance de l’éloignement : dévastée par la dureté de l’exil et
la mort de ses fils, Fadhma trouve un soulagement dans l’improvisation de sept
poèmes en langue kabyle que sa fille Taos traduit plus tard en français pour les
annexer à l’autobiographie de sa mère (Amrouche 1968, 211). Histoire de ma vie et
tout le travail de collecte et de traduction en français des chants berbères dont la
narratrice fait état (Amrouche 1968, 193) sont la marque d’une prise de conscience
d’une identité berbère, différente de celle de l’Algérie française, mais aussi de celle
de l’Algérie arabe, plus tard promue par Ben Bella et sa politique d’arabisation et de
déberbérisation du pays
4
. Pendant la colonisation, l’art de la tradition orale arabe et
berbère devient encore plus prospère car elle est une source de fierté et un moyen de
résistance contre la culture française. Cependant, le besoin de préservation de la
culture indigène orale diminue après l’indépendance, et les anciens commencent à
37
disparaître, emportant avec eux leurs histoires (Assimi 1987, 156). En tant
qu’héritière et missionnaire d’un monde culturel acculé à sa disparition, l’écriture
amrouchienne peut se lire comme un moyen de lutter contre une dramatique du non-
lieu mémoriel car, comme l’affirme Jean Amrouche dans Cendres : « L’homme a
détruit tout souvenir » (Amrouche 1983). Fadhma révèle son obstination à faire
survivre la mémoire collective et l’héritage du peuple berbère (elle participe avec
Taos à la création de l’Académie berbère), si particuliers et tellement plein de
distinctions qui font sa richesse ancestrale :
Une tribu plurielle et pourtant singulière, exposée à tous les courants
et cependant irréductible, où s’affrontent sans cesse l’Orient et
l’Occident, l’Algérie et la France, la Croix et le Croissant, l’Arabe et
le Berbère, la montagne et le Sahara, le Maghreb et l’Afrique, et bien
d’autres choses encore. (Amrouche 1968, 14)
Par le fait que la narratrice passe la majeure partie de sa vie coupée du contexte de
son milieu d’origine, Histoire de ma vie dresse un journal de l’absence, l’histoire
d’un voyage. Paradoxalement, c’est la privation, l’humiliation et l’exil qui donnent
forme à l’écriture et à la mémoire en insufflant la nécessité d’établir des relais dans
la transmission du patrimoine culturel berbère. C’est dans cette dynamique de la
résistance à l’oubli que la narratrice dévoile des éléments sur sa condition de vie en
adressant des thèmes tels que l’éducation et le travail, le mariage, la religion, la
ségrégation sexuelle et les affaires domestiques
5
. Concentré sur la tension
autobiographique entre révéler et dissimuler, le pouvoir des mots se trouve dans leur
simplicité. Malgré le talent de conteuse de sa narratrice douée d’une riche
imagination poétique, Histoire de ma vie n’a pas la prétention d’être une œuvre
38
littéraire, et encore moins une grande histoire de militantisme et de combat. Ce récit
de vie demeure souvent à un stade très descriptif et son style clair et limpide, imagé
et métaphorique, ne tombe jamais dans le pathétique. L’histoire est présentée à l’état
brut et le verbe même est d’une nudité saignante car les sentiments restent
généralement trop personnels pour la présentation publique et trop douloureux pour
la réflexion privée. Cependant, le défi contenu dans l’apparente simplicité de ce
témoignage autobiographique semble se doubler d’un combat qui pourrait déranger :
les stratégies narratives de camouflage que présente cet acte de survivance culturelle
et collective sont révélatrices de la difficulté des conditions de vie des femmes dans
la société algérienne du dix-neuvième siècle. Les manœuvres langagières face au
défi de la transgression que constitue l’action de s’écrire, permettent d’apprécier les
contournements nécessaires pour échapper à la désapprobation de la famille et au
contrôle imposé par la société traditionaliste. C’est à partir de cette œuvre sans
précédent que l’expression littéraire féminine algérienne va enfin prendre de
l’envergure dans le milieu du vingtième siècle :
The writing and publication by Arab women of their own memoirs
and journals is mainly a twentieth century phenomenon [...]. These
Arab and other third world societies have typically experienced
European colonial rule and/or western imperialist hegemony while
Arab women’s feminisms were beginning to be articulated. (Badran
et Cooke 2004, 43)
En Algérie, l’œuvre de Fadhma Amrouche devient le terreau qui permet l’apparition
d’une littérature à tendance autobiographique qui, dès le début du siècle, se constitue
39
en opposition avec les shémas culturels dominants lorsqu’il s’agit de mettre
l’individu au premier plan.
B. L’Amour, la fantasia : Les jeux du « je » ou les enjeux de l’autofiction
Dans les textes maghrébins de langue française écrits par des femmes, il
semblerait que l’évocation des difficultés rencontrées par les écrivaines pour
exprimer leur subjectivité puisse rendre compte des éventuels changements de la
condition féminine dans son rapport avec les évolutions socioculturelles advenues en
Algérie depuis la colonisation française. L’espace temporel qui sépare l’écriture
d’Histoire de ma vie en 1945, de celle, plus contemporaine de L’Amour, la fantasia
6
,
permet-il d’apprécier une rémission face à la difficulté d’expression de la
subjectivité ? Mon projet est de démontrer que, malgré la différence de génération
qui sépare le deuxième texte écrit après libération, du premier écrit avant
l’indépendance, la subjectivité féminine s’énonce d’une façon qui impose toujours
des détournements discursifs révélateurs d’un « je » qui a encore bien du mal à
éclore de l’étouffement. Pourtant, même si les conjectures restent similaires, les
écrivaines ont recours à des stratégies complètement différentes pour inscrire leur
subjectivité en dépit de l’effacement imposé par la culture. En effet, comme
l’explique Denise Brahimi : « A l’époque moderne, les luttes prennent une forme
plus directement politique » (Brahimi 2001, 85). Bien qu’Amrouche et Djebar
partagent le même désir de réécrire l’histoire et d’interroger le statut de la femme, à
la perméabilité du récit de vie de la première face à la mise en perspective de la vie
40
et des valeurs traditionnelles berbères, se greffe la hardiesse des revendications
politiques et idéologiques de la seconde. Face au pragmatisme du texte d’Amrouche,
celui de Djebar soulève des questions essentielles à une analyse davantage
philosophique et introspective. Dans L’Amour, la fantasia, la narratrice propose de
découvrir « comment entreprendre de regarder son enfance, même si elle se déroule
différente » (Djebar 1985, 223). En outre, si « le malheur intervient », affirme-t-elle,
« ne dire de lui que sa banalité, par prudence » (Djebar 1985, 223) ou par pudeur,
n’est pas suffisant pour faire sortir du silence les voix des femmes arabes car
« jamais le ‘je’ de la première personne ne sera utilisé : la voix a déposé, en formules
stéréotypées, sa charge de rancune et de râles échardant la gorge » (Djebar 1985,
221). En période postcoloniale, la réticence traditionnelle des femmes algériennes à
parler d’elles-mêmes s’avère ainsi être toujours une barrière à la composition
autobiographique. Pour s’affirmer en tant qu’individu à part entière et pour
revendiquer sa spécificité, la transgression apparaît bien comme un passage obligé
car « la différence, à force de la taire, disparaît » (Djebar 1985, 223). Quelles sont
les formes littéraires qu’adopte Assia Djebar pour inscrire son histoire, afin que « les
blessures s’ouvrent, les veines pleurent, coule le sang de soi et des autres » (Djebar
1985, 224) pour qu’il ne sèche jamais ? L’Amour, la fantasia élabore un
rapprochement de trois expériences différentes de discours entrelacées les unes dans
les autres : le discours-parcours autobiographique de la narratrice, le discours-
témoignages des Français sur l’histoire de la conquête coloniale de l’Algérie à partir
de restitutions de correspondances privées d’inconnus, de documents d’archives, de
41
correspondances de guerre provenant de témoignages d’officiers, d’artistes et de
publicistes, et enfin la retranscription de discours-témoignages oraux de femmes de
la tribu ayant participé à la guerre de libération
7
. L’insertion d’un discours dans un
autre, en faisant ressortir les dissonances du texte, soulève le poblème de sa
cohésion
8
puisque toute recontruction autobiographique est toujours aussi un peu
fictionnelle, alors que celui sur l’histoire, par sa fonction informative et son statut
référentiel, est censé lutter contre l’illusion. Comment s’opère ce constant travail de
liaisons, et quels rapports entretiennent les deux formes de discours historiques avec
le récit autobiographique ?
La riche documentation et l’enorme travail d’archives qui agrémentent le
récit autobiographique semblent être justifiés par un besoin de connaissance du
public algérien sur l’histoire collective du pays. En effet, lorsque Djebar entreprend
d’écrire L’Amour, la fantasia, Beïda Chikhi explique que c’est sans doute pour
relever un défi :
Une partie de son public réclamait à l’historienne une contribution
plus soutenue à l’histoire de l’Algérie. Celle-ci ne pouvait alors se
réaliser que sous la forme d’une idéologie de la représentation
privilégiant le signifié social et la transmission de témoin [...].
L’histoire, sollicitée par les lecteurs algériens d’Assia Djebar, est
donc référentielle, écrite par des historiens sur les super-structures, les
grands moments de l’évolution d’un peuple, d’une nation, sur
l’invasion coloniale, la guerre de libération, sur tout ce qui concerne
la collectivité. (Chikhi 2007, 17)
Contrairement au but initial d’Amrouche qui est de léguer l’histoire privée de sa vie
à ses enfants, Djebar aurait donc écrit L’Amour, la fantasia à la demande de ses
42
lecteurs, afin de compenser le déficit historique de ses romans antérieurs. Cette
condition à l’origine de la venue à l’écriture se double d’un devoir de mémoire
collective, comme le prouve une lettre de Djebar publiée dans Présence de femmes :
Pourquoi écrire ? J’écris contre la mort, j’écris contre l’oubli [...].
J’écris parce que l’enfermement des femmes [...] est une mort lente
[...]. J’écris à force de me taire. J’écris au bout ou en continuation de
mon silence... J’écris parce que, malgré toutes les désepérances
l’espoir travaille en moi. (Djebar 1986, 3)
La lutte contre la séquestration des femmes imposée par le système patriarcal semble
résider dans une écriture du silence, celui qui travaille les aïeules depuis des siècles.
En ressuscitant les sons chuchotés et les voix murmurées des témoins d’un passé
englouti, l’espace discursif se constitue comme le lieu de la réincarnation des morts.
Selon Michel de Certeau, le travail de l’historiographe consiste à procéder au rite
d’enterrement à travers la fonction symbolique de l’écriture qui permet d’exorciser
« la mort en l’introduisant dans le discours » (De Certeau 1975, 118), car l’écriture
est pour l’historien :
... un tombeau en ce double sens qu’elle honore et élimine [...].
Nommer les absents de la maison et les introduire dans le langage de
la galerie scriptuaire, c’est libérer l’appartement pour les vivants, par
un acte de communication qui combine à l’absence des vivants dans
le langage, l’absence des morts dans la maison. Une société se donne
ainsi un présent grâce à une écriture historique. (De Certeau 1975,
118-9)
L’histoire, en venant s’imbriquer dans le présent, permet d’exhumer les ancêtres et
de faire la place aux vivants. Ces continuelles passerelles entre le présent, le passé
national berbère et l’histoire familiale, soulèvent la question du genre littéraire de ce
43
roman. Dans Loin de Médine, Assia Djebar reconnait la part autobiographique de
L’Amour, la fantasia :
Ce tangage [...] s’inscrivant dans mon espace de vie, il me semble en
avoir établi un premier bilan dans un premier livre ouvertement
autobiographique, L’Amour, la fantasia. (Djebar 1991, 23)
Le récit introspectif, habilement intercalé et incrusté entre les pages de la narration
historique, constitue pourtant moins du tiers de l’espace textuel, ce qui fait de ce
livre défini par l’auteur même comme « ouvertement autobiographique », un ouvrage
quantitativement plus collectif qu’individuel. La narratrice met en exergue le travail
intertextuel du roman qui déploie un jeu continu de correspondances entre les
références personnelles, et l’histoire de l’Algérie depuis sa conquête par les Français
en 1830 jusqu’à l’indépendance : « Ma fiction est cette autobiographie qui
s’esquisse, alourdie par l’héritage qui m’encombre » (Djebar 1985, 304). Afin de
mettre en lumière les différents jeux du « je » à travers les tentatives de dévoilement
discursives de la subjectivité, je serai amenée à m’intéresser aux rapports entre
l’autobiographie et la fiction comme moyen de contourner un certain nombre
d’interdits.
Pour que soient dénoncées les opérations de voilement de la subjectivité, une
première réflexion s’impose sur le nom même d’Assia Djebar. Comme nous l’avons
vu dans le cas du récit de Fadhma Amrouche, Philippe Lejeune précise que pour
qu’il y ait autobiographie, il faut impérativement que le nom de l’auteur, c'est-à-dire
celui qui signe le livre, soit le même que celui du personnage principal :
44
C’est par le rapport au nom propre que l’on doit situer les problèmes
de l’autobiographie [...]. C’est dans ce nom que se résume toute
l’existence de ce qu’on appelle l’auteur [...], renvoyant à une personne
réelle. (Lejeune 1975, 22-3)
Or, dans L’amour, la fantasia, la narratrice se prénomme Zohra. On serait donc en
droit de penser qu’il ne s’agit pas d’une autobiographie d’après la définition de
Lejeune. Cependant, il est intéressant d’apprendre que le nom d’Assia Djebar est un
nom d’auteur et que son nom réel est Fatima-Zohra Imalayène. Philippe Lejeune
explique que l’utilisation d’un pseudonyme ne change rien à la nature du pacte
autobiographique :
Un pseudonyme, c’est un nom différent de celui de l’état civil, dont
une personne réelle se sert pour publier tout ou une partie de ses
écrits. Le pseudonyme est un nom d’auteur. Ce n’est pas exactement
un faux nom, mais un nom de plume, un second nom […]. Le
pseudonyme est simplement une différenciation, un dédoublement du
nom, qui ne change rien à l’identité. (Lejeune 1975, 24)
La nature de l’entreprise autobiographique reste cependant douteuse par le rapport
identitaire confus entre la narratrice et l’auteur. En effet, dans l’investissement de la
structure interne de l’œuvre que Philippe Lejeune ne prend pas en compte dans sa
définition de l’autobiographie, nous allons voir que la façon détournée dont
l’écrivaine algérienne exprime le « je » rompt tout pacte autobiographique. De plus,
en mêlant vérité et fiction, Djebar conteste le pacte référentiel dont la formule se
réduit à : « Je jure de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité » (Lejeune 1975,
32). Elle propose au contraire un « je » qui renvoie à un autre qui peut être aussi
bien l’envahisseur par l’appropriation de sa langue, que la collectivité des aïeules.
Contrairement à Fadhma Amrouche qui ne propose pas de travail d’introspection et
45
qui n’assume pas clairement ses positions sur les événements du passé, Assia Djebar
les endosse ouvertement en s’inscrivant dans l’histoire de l’Algérie à partir d’un lieu
d’énonciation qui est sa propre subjectivité. Si l’on considère que le rapport à
l’écriture autobiographique des femmes algériennes est différent de celui des
hommes
9
, le recours de Djebar au pseudonyme peut se justifier par la réserve de ne
pas vouloir exposer sa famille et son nom, et par la nécessité de préserver un certain
anonymat à cause du contexte politico-social. En camouflant l’identité de l’auteur,
le pseudonyme devient une sorte de voile protecteur, de masque identitaire factice
qui protège une identité légale et confère une part d’anonymat et de fictionnalité à
l’écriture :
L’écriture est dévoilement en public devant des voyeurs qui ricanent...
Une reine s’avance dans la rue, blanche, anonyme, drapée, mais
quand le suaire de laine rêche s’arrache et tombe d’un coup à ses
pieds auparavant devinés, elle se retrouve mendiante accroupie dans
la poussière, sous les crachats et les quolibets. (Djebar 1985, 204)
La fonction dissimulatrice du voile protecteur, en devenant un « suaire » mortel pour
la femme, met en exergue toutes les problématiques du livre : celle de l’individualité
de la narratrice qui se dilue dans une collectivité qui la mêle aux autres femmes, celle
du dévoilement de soi qui va à l’encontre de la tradition et enfin celle de la
représentation féminine dans l’imaginaire. En autorisant le regard de l’autre à
posséder la femme algérienne, le dévoilement autobiographique est une souffrance
qui revient à « se mettre à nu » (Djebar 1985, 224) dans la langue adverse :
Tenter l’autobiographie par les seuls mots français, c’est sous le lent
scalpel de l’autopsie à vif, montrer plus que sa peau. Sa chair se
desquame, semble-t-il, en lambeaux du parler d’enfance qui ne s’écrit
46
plus [...]. Parler de soi-même hors de la langue des aïeules, c’est se
dévoiler certes, mais pas seulement pour sortir de l’enfance, pour s’en
exiler définitivement. Le dévoilement, aussi contingent, devient,
comme le souligne mon arabe dialectal du quotidien, vraiment ‘se
mettre à nu’. (Djebar 1985, 224)
La douloureuse image procurée par ce passage suggère que le ‘scalpel’ de
l’autobiographie réveille les vieilles blessures intérieures conséquentes à l’exil par
rapport à la langue maternelle et à l’héritage des ancêtres. En devenant à la fois
« sujet et objet d’une froide autopsie » (Djebar 1985, 301), la position de
l’autobiographe est révélatrice de la bataille intériorisée pour la dominance d’une
langue sur l’autre. L’autobiographie porte ainsi en elle le lieu de la scission qui fait
que l’écriture devient alors hémorragie et l’acte de se raconter une mort lente. Cette
perspective donne à voir la langue française comme un outil qui réouvre les blessures
infligées par la séparation linguistique et culturelle. Établissant ainsi un constat
d’échec avant même l’annonce du projet, l’entreprise autobiographique s’avère
impossible par les souffrances qu’elle provoque : d’une part l’écriture, dont le
lexique s’apparente à la mort, mutile le corps, le stylo se transformant en scalpel et
l’encre en sang ; d’autre part la voix de la narratrice cède la place au silence des mots
qui ne peuvent pas s’écrire dans le dialecte des aïeules. Ainsi, en plus du pacte
autobiographique douteux, L’Amour, la fantasia avorte aussi l’entreprise fiduciaire
en ce qu’elle « s’applique avant tout à l’auteur lui-même qui doit être le premier à
croire à sa tentative autobiographique » (Lejeune 1971, 28). L’écriture dans la
langue du conquérant, en obligeant à se mettre à nu, est assimilée à une souffrance
qui la meurtrit, suspend sa plume et altère son récit de vie :
47
Sur les plages désertées du présent, amené par tout cessez-le-feu
inévitable, mon écrit cherche encore son lieu d’échange et de
fontaines, son commerce. Cette langue était autrefois sarcophage des
miens ; je la porte aujourd’hui comme un messager transporterait le
pli fermé ordonnant sa condamnation au silence, au cachot. (Djebar
1985, 300)
A chaque tentative de dévoilement, les cadavres des ancêtres tués par les colons
reviennent flotter à la surface de sa mémoire. La voix devient alors autre, elle se
transforme en cri pour ressusciter les aïeuls :
Cette mise à nu, déployée dans la langue de l’ancien conquérant [...],
renvoie étrangement à la mise à sac du siècle précédent. Le corps,
hors de l’embaumement des plaintes rituelles, se retrouve comme
fagoté de hardes. Reviennent en écho les clameurs des ancêtres
désarçonnés lors des combats oubliés ; et les hymnes des pleureuses,
le thrène des spectatrices de la mort les accompagnent. (Djebar 1985,
224)
Le « corps fagoté de hardes » est enveloppé de la langue française qui est associée à
la « mise à sac », au pillage de l’héritage maternel par les envahisseurs. Pourtant, par
les « clameurs » et les « hymnes » qui renvoient aux voix de l’oubli qu’il s’agit de
réveiller, l’écriture autobiographique semble être autant une nécessité qu’une
malédiction. La langue du conquérant n’est pas seulement voile de deuil, elle est
aussi un dévoilement dont le besoin de prendre la parole provient du désir de renouer
avec le fond légendaire et populaire, souvent l’apanage des femmes conteuses, et de
leur exigence de combattre le silence ancestral. Il y a donc une tension entre ce
recours à la tradition, cet attachement à la voix collective qui perpétue néanmoins
l’absence de subjectivité féminine, et le désir de la dépasser. Cette tension se reflète
dans l’opposition entre voix et écriture, ou entre la narration orale,
48
désindividualisante et collective, et l’écriture subjective qui réaffirme l’identité
et l’unicité du moi. La contradiction apparente consisterait donc à assimiler l’oralité
à cette voix collective qui se limite à véhiculer la tradition en noyant la voix
individuelle dans l’anonymat du groupe et, à l’autre pôle, l’écriture à une activité
libératrice permettant d’exprimer la voix individuelle et contribuant par conséquent à
la formation d’une identité propre. Cette antithèse manifeste une nostalgie envers le
monde maternel lié à l’enfance et à l’oralité, et symbolise la difficulté que représente
la renonciation à cette parcelle de la personnalité pour la quête identitaire. Dans Le
monolinguisme de l’autre, Jacques Derrida met en relief ce rapport étroit entre la
perte et la langue maternelle :
Quand on interdit l’accès à une langue [...], on interdit l’accès au dire.
Mais c’est là justement l’interdit fondamental, l’interdiction absolue,
l’interdiction de la diction et du dire. (Derrida 1996, 58)
Pour Derrida, interdire la langue maternelle équivaut à l’ablation d’une partie du
corps et nécessite un membre artificiel que symbolise la langue française. La dette
de reconnaissance à laquelle l’historienne est soumise à l’égard du passé et des
morts, est alliée à un concept de perte car la dépossession subie se réfère à une
amputation de l’identité collective. Alors que la narratrice affirme avoir été « coupée
des mots de [s]a mère par une mutilation de la mémoire » (Djebar 1985, 13), le
français est pour Derrida « le substitut d’une langue maternelle » (Derrida 1996, 74).
Dans L’Amour, la fantasia, cette prothèse linguistique est donnée par le père
instituteur à sa fille qui la reçoit comme un « don d’amour » (Djebar 1985, 302),
mais aussi comme une « tunique de Nessus » (Djebar 1985, 302) car s’écrire dans la
49
langue de l’autre représente une entreprise dangereuse, un projet qui la mène tout
près de la mort : « Me mettre à nue dans cette langue me fait entretenir un danger
permanent de déflagration. De l’exercice autobiographique dans la langue de
l’adversaire d’hier... » (Djebar 1985, 300). Dans « Circonfession », Derrida avoue
également avoir hérité de cette mort identitaire léguée par la colonisation, une mort
symbolique reçue aussi comme un don :
Je me donne ici la mort ne se dit qu’en une langue dont la
colonisation de l’Algérie en 1830, un siècle avant moi, m’aura fait
présent, I don’t take my life, mais je me donne la mort. (Derrida
1991, 263)
Le rapport de la narratrice à la langue française qui lui est « langue marâtre » (Djebar
1985, 298) ressemble à celui de Derrida lorsqu’il dit de la langue maternelle qu’il
« n’en avai[t], justement, pas d’autre que le français » (Derrida 1996, 61), mais qui
affirme cependant : « jamais je n’ai pu appeler le français, cette langue que je te
parle, ‘ma langue maternelle’ » (Derrida 1996, 61). Il met en évidence la difficulté,
pour le sujet anciennement colonisé, de trouver une langue suceptible d’exprimer un
« je » et d’endosser l’identité stable qu’implique l’utilisation de ce dernier :
Dans quelle langue écrire des mémoires dès lors qu’il n’y a pas eu de
langue maternelle autorisée ? Comment dire un « je me rappelle » qui
vaille quand il faut inventer et sa langue et son je, les inventer en
même temps, par-delà ce déferlement d’amnésie qu’a déchaîné le
double interdit ? (Derrida 1996, 57)
Ce double interdit est à l’origine de ce que Derrida nomme un « trouble de
l’identité » qui « aiguise le désir de mémoire » (Derrida 1996, 37) en même temps
qu’il « désespère le phantasme généalogique » (Derrida 1996, 37). La conséquence
50
de l’interdit des langues peut alors être interprété comme l’élément originaire de la
poussée vers l’autobiographie, mais aussi de la résistance par rapport à toute écriture
autobiographique. Derrida propose une analyse qui suggère plutôt d’inventer un
« je » qui ne pourrait être qu’altéré car hanté par l’autre : « Il se serait alors formé, ce
je, dans le site d’une situation introuvable, renvoyant toujours ailleurs, à autre chose,
à une autre langue, à l’autre en général » (Derrida 1996, 55). Dans Ces voix qui
m’assiègent, Djebar confirme l’idée que l’écriture tend à « ramener l’autre (autrefois
ennemis et inassimilables) dans la langue » (Djebar 1999, 48) car « écrire dans la
langue de l’autre, c’est très souvent amener, faire percevoir ‘l’autre’ de toute langue,
son pouvoir d’altérité » (Djebar 1999, 46). Le « je » autobiographique renverrait
donc toujours à l’autre sans pour autant l’exclure, ce qui tend ainsi à rompre le pacte
autobiographique selon lequel l’emploi de ce « je » renverrait exclusivement à
l’identité de l’auteur. D’un point de vue derridien, ramener l’autre dans la langue
française n’est réalisable qu’en inventant une nouvelle langue :
Si je rêve d’écrire une anamnèse de ce qui m’a permis de m’identifier
ou de me dire [...], je sais du même coup que je ne pourrai le faire
qu’à frayer une voix impossible [...], à inventer une langue assez autre
pour ne plus se laisser réapproprier dans les normes, le corps, la loi de
la langue donnée. (Derrida 1996, 124)
L’écriture doit alors être le lieu non seulement d’une appropriation de la langue, mais
aussi d’une transformation de celle-ci. Pour un auteur n’écrivant pas dans sa langue
maternelle, Djebar insiste aussi sur la possibilité, voire la nécessité, de transformer la
langue et de se transformer par la langue :
51
S’il semble que la langue est, comme on le dit si souvent « moyen de
communication », elle est surtout pour moi, écrivain, « moyen de
transformation », dans la mesure où je pratique l’écriture comme
aventure. (Djebar 1999, 42)
C’est une aventure, précise Djebar, qui prend le sens d’une quête de soi dans la
recherche d’une identité égarée dans l’histoire coloniale. Chez Derrida, cette
transformation de la langue passe par sa déformation, permettant au sujet post-
colonial de se reformer en devenant quitte avec le français :
L’« écriture », oui, on désignerait ainsi, entre autres choses [...], la
vengeance amoureuse et jalouse d’un nouveau dressage qui tente de
restaurer la langue, et croit à la fois la réinventer, lui donner enfin une
forme (d’abord la déformer, réformer, transformer), lui faisant ainsi
payer le tribut de l’interdit ou, ce qui revient sans doute au même,
s’acquissant auprès d’elle du prix de l’interdit. (Derrida 1996, 59-60)
Bien que dans « Circonfession », Derrida spécifie qu’il ne s’agit pas « de faire mal à
la langue [...], de la léser ou de la blesser dans l’un de ces mouvements de revanche »
Derrida 1991, 139), la transformation qu’il opère sur la langue française ressemble à
la circoncision qu’il a subie et qu’il avoue vivre comme une faute commise par sa
mère (Derrida 1991, 73), comme une trahison de la part de celle-ci (Derrida 1991,
75). Il révèle qu’au temps de l’Algérie colonisée, il lui fallait « marquer,
transformer, tailler, entailler, forger, greffer au feu, faire venir autrement, autrement
dit, à soi en soi » (Derrida 1996, 84) la littérature et la philosophie françaises qu’il
découvrait. Par la mutilation et l’entaille qu’il subit, le français circoncis de Derrida
ouvre la voix aux autres langues et fuit « la prison de toutes les langues » (Derrida
1991, 267), car écrire dans une langue qui n’est pas la sienne, c’est en quelque sorte
sortir d’un enfermement. Djebar suit cette logique paradoxale en spécifiant que son
52
écriture francophone est un « espace en français [qui] n’exclut pas les autres
langues » (Djebar 1999, 39). L’écriture qui émerge de la langue transformée par
l’auteur postcolonial suggère donc une ouverture à l’autre plutôt qu’une fermeture à
soi. Pour Derrida, cette ouverture est permise non pas par la confession
autobiographique, mais par la « circonfession » : écrire, c’est se « circonfesser »
c’est-à-dire « faire quelque chose d’un aveu sans vérité qui tourne autour de lui-
même [...], sans arriver à se fermer sur sa possibilité, descellant délaissant le cercle
ouvert, errant à la périphérie » (Derrida 1991, 16-7). La véracité des aveux contenus
dans l’œuvre autobiographique introduite dans la définition de Lejeune est alors une
nouvelle fois remise en question par Derrida pour qui l’aveu se ferme sur une soit-
disant vérité. Ne pouvant être coupés de leur contexte de production, Histoire de ma
vie et L’Amour, la fantasia paraissent ainsi sortir du système clos occidental car le
shéma européanocentrique bien établi de la théorie autobiographique française
semble inadapté à rendre compte de telles écritures qui se refusent à tout à priori. En
effet, la situation sociale, culturelle et historique de ces deux romans n’est pas qu’un
arrière-plan, mais au contraire un constituant même des textes dont la réalité de la
double culture les consigne dans le tiers-espace que constitue le territoire de
l’écriture :
This third space displaces the histories that constitute it, and sets up
new structures of authority, new political initiatives, which are
inadequately understood through received wisdom. (Bhabha 1990,
27)
53
En s’inscrivant dans ce troisième espace linguistique aux marges de l’entre-deux, la
parole autorise une mise en accusation à la fois de l’idéologie islamique et de
l’impérialisme colonial, ce qui contribue à mettre en avant un certain parallélisme
entre tous les processus de domination. Les différents mécanismes textuels d’auto-
défense adoptés dans L’Amour, la fantasia pour faire face au processus de mutilation
implicitement inscrit dans l’usage de la langue adverse « encore coagulée » (Djebar
1985, 302), vont transformer le texte pour contribuer à désamorcer la tension qui
règne sur l’autobiographie.
Les manifestations de l’échec de l’entreprise autobiographique provoquent un
mélange des genres qui oblige à remanier l’écriture pour faire dire à la fiction les
déchirements intérieurs trop douloureux à révéler. Le « je » va alors prendre
différentes formes qui vont venir brouiller la mémoire autobiographique par une
écriture qui entremêle plusieurs voix de femmes. C’est cette polyphonie qui va faire
que « l’autobiographie pratiquée dans la langue adverse se tisse comme fiction »
(Djebar 1985, 302). Assurant la dynamique du récit, le procédé scriptural de
l’intertextualité se fonde à présent sur la transposition de témoignages oraux
antérieurs et contemporains : « Dans la mesure où tout livre [est d’abord] une
transcription orale », explique Julia Kristeva (Kristeva 1969, 75), les voix des
femmes de la tribu assurent la productivité du texte djebarien dans l’espace duquel
les différents discours rapportés « se croisent et se neutralisent » (Kristeva 1969, 52).
Ces nombreux témoignages réels ou imaginaires, retranscrits parfois presque
54
littéralement dans le roman, sauvent l’histoire autobiographique qui, avec la
disparition des générations et l’interdit qui frappe l’écriture féminine, serait
inévitablement vouée à l’oubli :
Si la jouvencelle écrit ? Sa voix, en dépit du silence, circule. Un
papier [...]. L’écrit s’envolera par le patio, sera lancé d’une terrasse.
Azur soudain trop vaste. Tout est à recommencer. (Djebar 1985, 11-
2)
Les « lambeaux du parler d’enfance qui ne s’écrit plus » (Djebar 1985, 224) viennent
subvertir le tracé rectiligne de l’ordre chronologique par des bribes de souvenirs
épars. Parce que « les mots s’évaporent » (Djebar 1985, 201), l’imagination comble
les silences épisodiques « de la mémoire griffée » (Djebar1985, 202) dans un travail
de reconstitution par lequel la narratrice, en recourant à des expressions telles
que « je m’imagine, moi » (Djebar 1985, 17) ou « je rêve à » (Djebar 1985, 17), ou
encore « dans un blanc de ma mémoire étale » (Djebar 1985, 20), rappelle la nature
imaginaire de l’œuvre. Cette technique stylistique permet à la narratrice de dépasser
la définition autobiographique traditionnelle, de la détourner et de lui donner d’autres
limites afin de l’insérer dans le fictionnel, dans l’oralité collective et dans
l’historique de sa tribu. Alors que le « je » est l’unique garant de la subjectivité de
l’écrivain et donc de l’inscription autobiographique, je propose de montrer que dans
L’Amour, la fantasia, il n’est pas toujours l’expression d’une identité individuelle.
Par un jeu d’alternance des pronoms, il peut aussi manifester un message qui se veut
soit neutre, soit collectif. En apportant une configuration romanesque au récit, ces
55
différentes formes participent à l’endiguement de l’hémorragie qui déchire la
narratrice à mesure qu’elle tente de s’écrire.
Le recours à la troisième personne marque une sorte d’abdication à vouloir se
dire, comme en témoigne la première phrase du roman : « Fillette arabe allant pour la
première fois à l’école » (Djebar 1985, 11). Dès l’incipit, l’absence de déterminant
laisse entendre que la narratrice se présente comme étant une autre. Pour Hafid
Gafaïti, elle serait le symbole de toute fillette inconnue ayant vécu la même
expérience :
Le « je » s’écrit du point de vue d’une femme à la recherche d’elle-
même dans une société où l’affirmation de soi est faite en relation
avec le sort des autres femmes [...]. Dans cette mesure, le « je » est
porteur d’une expression et d’un message qui ne sont pas seulement
personnels mais collectifs. En effet, il n’est pas question de
l’autobiographie d’un individu particulier [...], mais du destin d’une
« fillette arabe » à l’image des autres. (Gafaïti 1996, 168)
La forme impersonnelle de l’écriture est révélatrice d’un contexte collectif qui n’est
finalement pas si loin du rituel social imposé à l’expression du ‘je’ féminin par la
langue arabe. L’aspect indéfini de la description frappe aussi les lieux : « Fillette
arabe dans un village du Sahel algérien » (Djebar 1985, 11). L’anonymat du village,
dont le nom n’est pas révélé, est accentué par les « ruelles blanches » et les
« maisons aveugles » (Djebar 1985, 11). Bien qu’elle ait lieu en langue française, la
recherche de soi s’inscrit dans un contexte générique de retour aux sources. La
difficulté de dire ‘je’ reste entière, comme le suggère l’oscillation entre le récit à la
première et à la troisième personne dans la même page :
56
Fillette arabe allant pour la première fois à l’école [...]. A dix-sept
ans, j’entre dans l’histoire d’amour [...]. L’adolescente sortie de
pension est cloîtrée l’été [...]. Les mois, les années suivantes, je me
suis engloutie dans l’histoire d’amour. (Djebar 1985, 11-2)
Le recours à la troisième personne semble se présenter le plus souvent lors de
l’évocation de la place du père dans les rapports amoureux de sa fille :
Quand l’adolescente s’adresse au père, sa langue s’enrobe de
pruderie... Est-ce pourquoi la passion ne pourra s’exprimer pour elle
sur le papier ? Comme si le mot étranger devenait taie sur l’œil qui
veut la découvrir. (Djebar 1985, 93)
Suspendant toute expression du moindre mot d’amour par sa fille, le père se
constitue en rempart qui la protège en même temps qu’il la prive de toute forme de
séduction. En reproduisant l’attitude des frères, des époux et autres hommes
algériens, le père habilite la narratrice à faire une critique acerbe du système de
domination patriarcale en Algérie :
Ces lettres, je le perçois plus de vingt ans après, voilaient l’amour
plus qu’elles ne l’exprimaient, et presque par contrainte allègre : car
l’ombre du père se tient là. La jeune fille, à demi affranchie,
s’imagine prendre cette présence à témoin. (Djebar 1985, 87)
La technique de l’oscillation entre l’écriture personnelle et la forme impersonnelle,
par l’exposition au grand jour de l’interdiction qui frappe les correspondances écrites
par les femmes algériennes, semble révélatrice de la volonté d’inscrire le destin de la
femme dans son appartenance sociale et historique :
La lettre attend, talisman obscur. Désir proféré en termes
d’écorchures, d’un lieu lointain, et sans le timbre de la voix qui
caresse. Soudain ces feuilles se mettent à exhaler un pouvoir étrange.
Une intercession s’opère : je me dis que cette touffe de râles
suspendus s’adresse, pourquoi pas, à toutes les autres femmes que
nulle parole n’a atteintes. Celles qui, des générations avant moi,
57
m’ont légué les lieux de leur réclusion, elles qui n’ont jamais rien
reçu. (Djebar 1985, 88)
A travers son association au père qui en a autorisé et même organisé l’apprentissage,
la langue française devient l’obstacle à l’extériorisation de la subjectivité de la fille,
et l’amour qu’elle éprouve ne peut s’inscrire. L’écrit devient ainsi le territoire de
l’homme, alors que celui de la femme reste oral. La pathologie de l’aliénation au
« je » apparaît dans sa dimension la plus cruelle dès que la narratrice essaie de
dessiner sa vie de couple :
A Paris [...], le couple emménagea pour célébrer la noce. La future
épousée circulait dans les chambres obscures [...]. Devant la vivacité
et les déambulations de sa jeune mère, la mariée se voyait figurante
d’un jeu aux règles secrètes [...]. La jeune fille s’aperçue qu’elle
souffrait de l’absence du père [...]. Et j’en viens précautionneusement
au cri de la défloration [...]. Le cri, douleur pure, s’est chargé de
surprise en son tréfonds. Sa courbe se développe. Trace d’un dard
écorché, il se dresse dans l’espace ; il emmagasine en son nadir les
nappes d’un « non » intérieur. (Djebar 1985, 145-50)
La circonstance est si compromettante que la raconter s’avère quasi impossible pour
la narratrice. Mais ce glissement vers l’écriture impersonnelle apparaît seulement
dans les deux chapitres qui mettent en exergue les événements douloureux de sa vie
conjugale. Lejeune explique que ce phénomène n’est souvent pas généralisé à
l’ensemble de l’œuvre :
La troisième personne est presque toujours employée de manière
contrastive et locale [...]. Ce contraste assure à la figure son
efficacité. Il peut s’agir soit d’un emploi exceptionnel [...], soit d’une
alternance délibérée. (Lejeune 1980, 47)
58
Ce symptôme affecte la narration autobiographique lors de la tentative de suicide de
la narratrice qui alterne brusquement le présent gramatical pour le récit à la première
personne et le passé simple pour la troisième personne :
J’ai dix-sept ans [...]. Après une banale querelle d’amoureux que je
transforme en défi [...] mon corps se jette sous un tramway qui a
débouché [...]. On sorti la jeune fille de dessous la machine :
l’ambulance transporta son corps contusionné jusqu’à l’hôpital le plus
proche [...]. Une femme sort seule, une nuit, dans Paris. Pour
marcher, pour comprendre... (Djebar 1985, 161-3)
En plus de l’opération de masquage du projet autobiographique, ce jeu pathétique du
tâtonnement entre les formes personnelles et impersonnelles est symptômatique de la
déchirure qui s’étire à travers le récit de la vie amoureuse. C’est là que se situe
la faille de l’écriture autobiographique, non seulement dans la scission entre deux
langues, mais également dans celle du « je » en deux entités psychologiques et
temporelles différentes.
Se superposant à l’écriture impersonnelle, les instances narratives continuent
à opérer l’effacement progressif du « je » par l’imbrication du récit de l’enfance à
celui de la guerre pour la libération à travers la mémoire des aïeules. Alors que le
« nous » apparaît dès la première partie du roman dans les chapitres consacrés au
récit d’enfance pendant les vacances d’été, « Trois jeunes filles cloîtrées » et « La
fille du gendarme », chapitres dans lesquels la fréquence de la première personne du
pluriel est à peu près égale à celle de la première personne du singulier, il disparaît
totalement au profit de l’écriture impersonnelle dans la seconde partie du roman
59
portant sur la vie amoureuse. Le « nous » réapparaît ensuite dans la troisième partie
« Les voix ensevelies » où, partant d’instances narratices diverses jusqu’à masquer
totalement sa véritable source, le détournement du projet autobiographique paraît
alors effectif et incontournable puisque la narratrice ne parle plus d’elle, mais des
autres femmes de sa tribu. L’histoire du pays et des origines devient une
extrapolation de l’autobiographie, la projection de l’espace mental de l’écrivain qui
s’enfonce dans un univers hanté par des cris de femmes. Le projet autobiographique
change alors de destination : détourné par la mémoire collective qui remplace celle
de la narratrice, il se transforme en fiction animée par ces multiples voix qui
permettent à la narratrice d’exister en tant qu’entité collective unificatrice :
Les mots d’amour s’élèvent dans un désert. Le corps de mes sœurs
commence, depuis cinquante ans, à surgir par tâches isolées, hors de
plusieurs siècles de cantonnement ; il tâtonne, il s’aveugle de lumière
avant d’oser avancer. Un silence s’installe autour des premiers mots
écrits, et quelques rires éparses se conservent au-delà des
gémissements. « L’amour, ses cris » (« s’écrit ») : ma main qui écrit
établit le jeu des mots français sur les amours qui s’exhalent ; mon
corps qui, lui, simplement s’avance, mais dénudé, lorsqu’il retrouve le
hululement des aïeules sur les champs de bataille d’autrefois, devient
lui-même enjeu : il ne s’agit plus d’écrire que pour survivre. (Djebar
1985, 298-9)
Les mots des sœurs et des aïeules se transforment en morts charriés par leurs paroles
et par l’écriture de la narratrice qui transcrit leurs gémissements. L’amour, chargé de
cris, s’écrit et s’écrie, et l’écriture se mue alors en cri : cri des autres, cri de la
narratrice pour qui il s’agit désormais d’écrire les autres pour pouvoir exister. Parce
que les cris de femmes sont souvent des « cris sans voix » (Djebar 1985, 13),
l’écriture n’est plus à ce moment-là un jeu, mais un enjeu, une nécessité pour
60
survivre à travers l’héritage ancestral. La fantaisie de l’écriture échappe à toute
chronologie et à toute logique narrative, puisque le discours identitaire prend forme
dans la voix qu’on module et rythme pour donner un chant, un cri, une transe, un
murmure, etc. Ainsi, par le cri qui est affaire de culture (« hululement des aïeules »,
« cris de la fantasia », « hymnes des pleureuses », etc.), le récit d’Assia Djebar se
forge un espace propre qui est l’âme du texte. Le décentrement de la narration,
révélateur du silence de la narratrice, fait place à la retranscription des récits oraux
des femmes, et notamment celles du Chenoua, la région de ses ancêtres maternels.
Le « je » trouve ainsi sa position de médiateur culturel du « nous » communautaire,
dont l’effort de mimétisme ne se fait pas vers l’autre, mais vers le même féminin
dont la narratrice a été coupée :
Une constatation étrange s’impose : je suis née en dix-huit cent
quarante-deux, lorsque le commandant de Saint-Arnaud vient détruire
la zaouia des beni Ménacer, ma tribu d’origine [...]. C’est aux lueurs
de cet incendie que je parviens, un siècle après, à sortir du harem ;
c’est parce qu’il m’éclaire encore que je trouve la force de parler.
Avant d’entendre ma propre voix, je perçois les râles, les
gémissements des emmurés du Dahra, des prisonniers de Sainte-
Marguerite ; ils assurent l’orchestration nécessaire. Ils m’interpellent,
ils me soutiennent pour qu’au signal donné, mon chant solitaire
démarre. (Djebar 1985, 302)
L’emploi du présent dans cette référence à l’histoire familiale que l’occupant a
expropriée de ses biens fonciers, souligne l’aspect traumatisant de cet épisode qui
reste toujours horriblement vivant dans la mémoire de la narratrice. Réalisant la
synthèse du « je » autobiographique et du « je » historique par lequel elle peut enfin
exister, cette naissance en « dix-huit cent quarante-deux » est d’autant plus lourde de
61
sens que celle de la narratrice n’est jamais évoquée dans aucune des pages
autobiographiques. En passant d’une narration unique à une narration polyphonique,
l’œuvre autobiographique se transforme ainsi en fiction par la réécriture de l’histoire.
Lorsqu’elle s’ouvre au cœur du romanesque, cette scène est sonorisée à la manière
d’un chant polyphonique dont la recomposition musicale est symbolique de la
mémoire sonore de la langue maternelle. Dans ce crochet en l’an 1842, nécessaire
pour annuler les distances et rétablir la filiation avec les ancêtres, tout est détour pour
un retour au pays des mères :
Ce particularisme féminin de mes langues d’origines [...] me fut
comme une mémoire sonore ancienne qui resurgissait en moi et
autour de moi, qui me redonnait force –voix âpres, livrant si souvent
la peine, le chagrin, la perte, et pourtant rendant présente, à mon
oreille, une réelle tendresse maternelle, une solidarité si profonde,
qu’elles m’empêchent de vaciller, encore maintenant. (Djebar 1999,
37)
L’écriture féminine de Djebar prend ainsi forme à travers les voix du souvenir dont
l’entrelacement contribue à forger la mémoire collective des femmes algériennes qui
vient se mêler à l’histoire personnelle et familiale. Assise sur la natte dans le cercle
des « diseuses » (Djebar 1985, 221), la jeune narratrice écoute les « conversations
éparpillées », prenant place à son tour « dans le théâtre des aveux féminins » (Djebar
1985, 223). Le « nous » renvoie par moments à des « grappes d’enfants » (Djebar
1985, 224) et dans d’autres, au groupe de femmes incluant aïeules, tantes, cousines et
voisines auxquelles se mêle la petite fille. Essayant d’imprimer l’intensité des sons,
le tremblé de l’intonation, la vibration de l’émotion, et la résonance gutturale propre
au parler vernaculaire berbère ou arabe, la narratrice prend la relève en transmettant
62
à son tour les histoires lues ou entendues. Elle devient le témoin de la vie des autres
et son autofiction se double d’une biographie collective par l’évocation de sa grand-
mère maternelle et des séances de transes mensuelles qu’elle organisait, ainsi que par
« les réunions d’autrefois » où « les matrones font cercle selon un rite convenu »
(Djebar 1985, 219). Autant de scènes auxquelles l’enfant assiste en « suspendant
[s]on souffle pour tenter de tout réentendre » (Djebar 1985, 22). Par le déplacement
du centre d’intérêt de la narratrice vers les autres femmes dont elle se fait le porte-
parole des longs cris de protestation, « le texte porte en lui le détour par l’Autre pour
arriver à soi » (Gafaiti 1996, 170). La jeune fille, « sous les projecteurs des mots
voraces ou déformants » (Djebar 1985, 224), ne semble plus être au centre de
l’histoire, comme si les lumières de la scène éclairaient tout autour, excepté elle-
même :
Régulièrement, tous les deux ou trois mois environ, l’aïeule
convoquait les musiciens de la cité [...]. Moi [...], je jouissais avec
intensité de mon rôle de témoin [...]. Durant la crise [...], je n’avais
pas détaché mes yeux du corps en transes de ma grand-mère. (Djebar
1985, 163-5)
Par sa fonction testimoniale, le regard de spectateur de l’enfant qui « observe ce
protocole du couloir ou d’un coin du patio » (Djebar 1985, 219) offre le recul
nécessaire pour rendre possible la mission de comblement de l’histoire
autobiographique par la mémoire collective. En effet, c’est par exemple la plus âgée
des tantes maternelles qui transmet à la jeune narratrice certaines informations
autobiographiques sur la famille : « La mère de ma mère me parlait longuement des
morts, en fait, du père et du grand-père maternels » (Djebar 1985, 276). Une
63
décennie plus tard, les informations divulguées par cette « voix de transmission »
(Djebar 1985, 276) seront complétées dans Vaste est la prison (1995), où la
narratrice apprend par la sœur de sa mère, des détails sur les événements les plus
lointains de la vie des aïeuls maternels Lla Fatima et Malek-el-Berkani, qui se sont
distingués par leurs combats et leur résistance acharnés contre les colonisateurs.
Seules gardiennes de l’histoire, fidèles à la tradition dans leur ségrégation et leur
enfermement, les femmes réussissent à conserver intact le patrimoine identitaire de
leur pays. Le retour vers la résistance se fait dans la région de la lignée maternelle.
C’est grâce aux chants et aux légendes, transmis de mère en fille, que peut être
rétabli ce legs des femmes qui restitue son intégrité et sa dignité à la langue berbère.
L’écriture, en revisitant le passé, maintient ainsi le souvenir vivant et contribue à
dissiper la hantise de l’effacement et de la destruction. Caractéristiques de la
thématique féministe d’Assia Djebar, les manifestations du dérèglement de l’écriture
autobiographique se révèlent donc à travers les failles suivantes : subversion de
l’ordre chronologique, difficultés d’assumer l’expression de la subjectivité, emploi
de formes impersonnelles, déviation de l’écriture vers les souvenirs partagés par les
autres femmes, déplacement du centre d’intérêt pour décrire la vie des parentes...
Autant de symptômes des troubles dûs à l’aliénation, au silence, à l’« aphasie
amoureuse » et à la domination masculine, qui affectent jusqu’à arrêter le mécanisme
de l’écriture initialement autobiographique. Ces dérèglements font dévier
l’entreprise originelle en lui substituant une multiplication de voix narratives qui lui
donne tous les aspects d’une autofiction collective. Par l’insertion de techniques
64
appartenant au registre du romanesque, l’écrivain peut aller beaucoup plus loin en
ouvrant des portes qui donnent accès à plus de liberté sur le territoire de l’écriture qui
devient un véritable projet de dépassement de soi et de son existence.
Ma réflexion sur les caractéristiques autobiographiques des œuvres de
Fadhma Amrouche et d’Assia Djebar visait surtout l’investissement de la structure
interne des récits. Cette démarche, qui a été trop souvent négligée, aboutit à la
constatation qu’Histoire de ma vie et L’Amour, la fantasia sont minées par
différentes anomalies qui détournent le fonctionnement habituel de l’écriture et en
font des autobiographies atypiques. Le particularisme de ces œuvres réside dans le
travail entrepris pour concilier le récit autobiographique avec le silence qui entoure
traditionnellement le discours féminin algérien à la première personne.
L’exploitation qui est faite de l’espace narratif semble procéder à l’émergence
simultanée de la revendication du collectif et de la singularité qui, en s’étendant à un
contexte historique, social et culturel plus large, devient également un lieu de
mémoire collective. Des spécificités extradiégétiques caractérisent aussi ces œuvres
face à la littérature occidentale par l’interférence de nombreux éléments tels que le
substrat originel, les conditions de production, les modes de réception, sans oublier la
volonté même des romancières de revendiquer leurs différences. En dépassant les
conceptions homogénéisantes et manichéennes qui enferment l’histoire algérienne,
les textes d’Amrouche et de Djebar opèrent ainsi un décentrement à la fois du sujet et
du genre autobiographiques qui fait que l’Occident n’est plus leur point de référence.
65
Alors qu’il n’existe pratiquement pas de littérature personnelle en Algérie au
moment où ces deux œuvres sont écrites, les écrivaines s’approprient sans la copier
cette forme littéraire en y inscrivant leur propre culture, mythe et vision du monde.
Le rayonnement sociologique et historique ainsi que la flambée romanesque et l’élan
de lyrisme des textes se partagent une facture complexe et originale puisque
l’appropriation de la forme autobiographique s’acccompagne d’un subvertissement
des formes littéraires qui aboutit à un métissage de genres et de cultures. En situant
la parole de la femme depuis l’intérieur de l’Algérie réprimée, cloîtrée et soumise au
silence, les narratrices revendiquent leur particularisme identitaire à travers la
diversité transnationale de leur héritage multiple qui dépasse les régionalismes et les
éthnicités. Plutôt que de procéder à une opposition manichéenne des langues arabe
et française, elles dénoncent plutôt l’achoppement du féminin inhérent au code oral
de l’une, et au code écrit de l’autre. A l’origine de l’anamnèse qu’elles pratiquent,
les questionnements sur leurs multiples identités culturelles et linguistiques font
penser que cette compétition se présente plutôt comme une complémentarité. A
chacune des langues est assigné un domaine propre : elles réservent la langue
française à la possibilité d’expression, au champ de la connaissance tournée vers
l’extérieur, conscientes que l’arabe ou le berbère les reconduit vers les origines
maternelles, l’émotivité et l’intimité affective cachée. En devenant le seuil d’une
investigation psychologique d’un ancien monde à déconstruire, l’effort des
écrivaines se rencontrent sur un point : il s’agit aussi bien de s’affirmer sur la scène
littéraire que de se poser en tant que femme et en tant qu’Algérienne.
66
II. Subversion de la structure patriarcale algérienne : (Re)conquête de l’espace
féminin
Concentrée sur la tension autobiographique entre révéler et dissimuler,
l’écriture est une forme d’exutoire qui habilite Fadhma Amrouche et Assia Djebar à
exprimer le malaise et les frustrations du silence qui est assigné à la femme
musulmane. Sur la toile de fond d’une société distinguant nettement entre l’espace
public et l’espace privé, entre le masculin et le féminin, il s’ensuit que les stratégies
d’affirmation du moi sont inévitablement liées à des questions de genre et de
contrôle. Je propose à présent d’analyser le rapport des auteurs à la représentation de
la situation des femmes face à l’oppression patriarcale au sein même de la tradition
islamique. Comment s’effectue la mise en contexte de la condition féminine dans
Histoire de ma vie et L’Amour, la fantasia ? Quelles sont les stratégies narratives qui
habilitent la déconstruction du système patriarcal maghrébin et la restauration d’un
espace féminin ? Nous venons de voir qu’il est de première importance pour les
femmes de s’insérer dans l’histoire, car leur pouvoir de maintenance n’est pas tant de
l’ordre du biologique que de l’ordre de la transmission mnémonique qui leur assure
la force du collectif à travers le temps. Charles Bonn remarque en effet qu’à
l’époque de la contestation contre le pouvoir colonial « [l]’écriture personnelle est
devenue collective du fait des nécessités militantes de l’époque » (Bonn 2002, 485).
Ainsi, le double projet de description et d’inscription historique et sociale met en
scène des femmes qui interrogent leur statut dans la société et leurs rapports avec les
67
hommes face aux changements socioculturels advenus depuis la période coloniale
qui, explique Gafaïti, supposent une remise en question des valeurs traditionnelles :
Ce questionnement concerne la société algérienne et arabo-
musulmane en général et en particulier les rapports entre les femmes
et les hommes dans un univers en plein bouleversement. Il se
rapporte à une communauté marquée par le poids du passé et de la
tradition qui, du fait de l’Histoire, se trouve confrontée aux exigences
de valeurs nouvelles avec ce que cela implique de crises, de remises
en question et de luttes. (Gafaiti 1996, 161)
Dans le rapport hommes/femmes, la guerre d’invasion représente effectivement un
moment particulier qui se pose en rupture, notamment en Kabylie d’où sont issues
Fadhma Amrouche et Assia Djebar. Cette région réputée pour ses qualités de
résistance, que ce soit à l’occupant français, à la langue ou à la culture arabe dans le
but de préserver ses traditions et son identité, joue un rôle important contre la
répression française, notamment au cours de la guerre d’indépendance (1954-1962) à
cause de la rébellion qui est menée dans les maquis
10
. Dans le cadre de ce milieu
kabyle riche en traditions séculaires, Histoire de ma vie abonde en renseignements
sociologiques et historiques sur cette société depuis la fin du dix-neuvième siècle
jusqu’à la guerre d’indépendance à laquelle participent Fadhma et Belkacem à partir
de la frontière tunisienne, en compagnie des groupes de la guérilla. Fadhma expose
les atrocités de la guerre du côté du FLN, ainsi que les dérives de l’ALN avec son lot
de purges et ses exécutions sommaires. Parallèlement à la description des
événements historiques, Fadhma dévoile également les archaïsmes de l’Algérie : la
polygamie, les mœurs brutales, les vendettas, les défaillances du patrimoine
traditionnel berbère, et surtout la violence contre les femmes et tous les persécutés.
68
Bien que les deux romans traitent de la participation massive des femmes à la guerre
pour la libération de l’Algérie, Denise Brahimi avance cependant que : « Au
Maghreb, c’est la romancière Assia Djebar qui a poussé le plus loin l’analyse du
monde féminin » (Brahimi 2001, 92). La forme d’expression de cette dernière est
plus virulente et plus agressive que celle de Fadhma Amrouche qui révèle les
conditions de la femme algérienne pendant l’occupation française, sans pour autant
entrer ouvertement dans l’action politique au sens traditionnel, par égard pour son
mari et sa belle-famille. De son côté, Djebar fait état du rôle novateur des
Algériennes dans la lutte de libération nationale en intégrant à son récit des données
historiques orales et écrites qui s’étalent de la conquête française de 1830 jusqu’à
l’implication en 1962 des femmes dans la résistance. En remettant sur scène des
moments essentiels de la vie nationale, elle invite à regarder autrement le statut des
Algériennes : parce que leur participation aux côtés des hommes dans la lutte pour la
libération nationale a nourri l’espoir, pourtant vain, d’une redéfinition de leurs
positions familiales, sociales, culturelle et politiques après l’indépendance, Djebar
base son roman sur la nécessité de mesurer l’héritage et de proposer de nouvelles
lectures à travers l’histoire des femmes. Le témoignage d’une veuve anonyme
expose le fait que les femmes, ayant tout donné pendant la guerre, ne sont pourtant
pas reconnues par leurs propres compatriotes. Restées seules et démunies une fois
les combats finis, elles deviennent encore plus sujettes à la présomption masculine :
A l’indépendance, les gens de la ville ne m’ont rien donné. Il y avait
un responsable, du nom de Allal : le jour où il avait fui, pour monter
au maquis, je l’avais caché quelques temps chez moi ! Ce fut cet
69
homme qui, aussitôt après la guerre, distribuait les maisons vacantes
[...].
- O Allal, où est mon droit ? m’exclamais-je. Mes fils ont combattu
de là jusqu’à la frontière tunisienne, pendant que toi, tu restais caché
dans les grottes et les trous [...] ! Donne-moi mon droit !
Ils ne m’ont rien donné... Tu vois où j’habite maintenant, il m’a fallu
donner de l’argent, pour occuper cette cabane. « Tu paies, sinon tu
n’entres pas ! » m’a-t-on dit. Les hommes qui me servaient d’épaule,
tous ces hommes sont partis ! (Djebar 1985, 279-80)
Dans Ces voix qui m’assiègent, le sentiment de profonde injustice est renforcé par
une référence à l’œuvre française Voyage en Orient écrite par Gerard de Nerval en
1851, à travers laquelle la romancière fait le constat que la situation des femmes n’a
pas évolué depuis le XIXème siècle :
L’esclave de Nerval ressuscite, autre femme vendue, orgueilleuse elle,
et qui ne veut pas de sa liberté [...]. Le thème de la musulmane
opprimée jusqu’à l’extrême fait pleurer désormais les chaumières de
France, de Navarre et d’ailleurs, non sans ambiguïté. (Djebar 1999,
193)
Dina Foster souligne également l’absence d’évolution du statut des femmes
algériennes et l’importance de soulever les questions politiques qui s’y rapportent car
« ces questions gardent la même urgence qu’en 1968 » (Foster 1997, 68). Dans son
« Discours de Francfort pour le prix de la paix », Djebar constate que la colonisation
française en Algérie n’a fait que contribuer à renforcer les idées intégristes sur
l’enfermement des femmes :
À l’époque du Maghreb colonial [...], mes cousines, mes parentes
proches se retrouvaient recluses de l’âge de la nubilité jusqu’au début
de la vieillesse. Cacher ses femmes de l’œil, du contact et de
l’emprise des étrangers (parce que non-Musulmans), ce qui avait pu
sembler une sratégie de sauvegarde identitaire dans l’Algérie du XIXe
siècle, était devenu une oppression presque sans faille sur la gent
féminine. (Djebar 2000, 157)
70
Le harem, communément critiqué et méprisé, représente ainsi un rempart qui garantit
la conservation de la culture arabe des dérivés où allait l’entraîner le contact avec la
société occidentale :
Jamais le harem, c’est-à-dire l’interdit, qu’il soit d’habitation ou de
symbole, parce qu’il empêcha le métissage des deux mondes opposés,
jamais le harem ne joua mieux son rôle de garde-fou. (Djebar 1985,
183)
Au sentiment de profonde injustice au cœur de cette société phallocratique, pointe le
regret des femmes de ne pas avoir eu la culture nécessaire pour s’incorporer dans
l’histoire nationale :
Hélas ! nous sommes des analphabètes. Nous ne laissons pas de récits
de ce que nous avons enduré et vécu !... Tu en vois d’autres qui ont
passé leur temps accroupis dans des trous, et qui, ensuite, ont raconté
ce qu’ils ont raconté ! (Djebar 1985, 212)
Expulsées de l’écriture, à la fois par les classes dominantes et par les hommes, les
femmes sont doublement assujetties. Conscientes de leur impuissance, elles
acceptent leur sort avec résignation. C’est pourquoi il incombe aux écrivaines le
devoir de sortir ces femmes de leur mutisme en les intégrant dans l’histoire nationale
afin de faire non seulement connaître leur héroïsme, mais aussi de corriger et
fertiliser les témoignages masculins. C’est ainsi que la littérature féminine s’élabore
contre toute distorsion de l’histoire, contre toute vision déformée ou parcellisée, en
mettant en évidence l’enjeu que peut représenter la mémoire collective qui, pour
fonder son avenir, doit assumer son histoire et faire le deuil du passé. Pour reprendre
l’expression employée par De Certeau, la création poétique figure comme un
véritable « tombeau littéraire »
11
(De Certeau 1975, 119) érigé à la mémoire des
71
morts pour qu’enfin puisse s’édifier un avenir nouveau. Afin de s’affranchir du
poids des chaînes ancestrales et des conditionnements sociaux, politiques et religieux
qui minorisent le statut de la femme, les auteurs crient leur indignation devant le
drame de l’enfermement imposé par la société musulmane. D’après Maurice
Borrman, si l’homme considère la femme comme son objet, c’est par sa situation
d’Algérien colonisé : « C’est parce que chose lui-même qu’il ‘chosifie’ la femme’ »
(Borrman 1969, 77). Il semblerait que la pensée de Borrman relève d’une spécificité
qui tende à justifier une certaine réalité coloniale qui vient se superposer à la
personnalité et aux traditions du cadre arabo-islamique sur lesquels reposent cette
société, comme le suggère cette déclaration dans l’hebdomadaire Révolution
Algérienne du poète algérien J.E. Ben Cheikh, cité par Borrman
12
:
Dites-vous bien, femmes algériennes, que votre niveau d’instruction
n’est pas en cause, ni votre culture, ni ce courage dont on fait état, à
l’occasion [...]. Il s’agit simplement du mépris traditionnel, séculaire,
physiologique, attaché à votre personne. Et avec quelle habileté
hypocrite nous savons le traduire en raisons honorables. Je dis nous,
car c’est de nous tous, Algériens, qu’il s’agit, de chacun de nous qui
prend part à cette conspiration honteuse dont sont victimes nos sœurs.
(Borrman 1969, 80)
Ouvrant un véritable réquisitoire sur la condition des rapports entre les sociétés
masculine et féminine en Algérie, Borrman cite également le Président Ben Bella :
« Il y a dans notre pays cinq millions de femmes qui subissent un asservissement
indigne d’une Algérie socialiste et musulmane » (Borrman 1969, 76). Résolument
décidées à combler l’effacement de la femme en luttant contre cette « conspiration
honteuse », cet « asservissement indigne », Amrouche et Djebar investissent l’espace
72
de l’écriture en abordant le thème de la Révolution et des martyrs. La qualité de
leurs textes réside dans leur capacité de dire à la fois leur refus violent de la
récupération idéologique qui est faite par les Kabyles musulmans envers les
principes de traditions, et leur enthousisame illimité pour la terre de Kabylie. Cette
revendication féminine requiert un langage audacieux pour parvenir à se faire
entendre et à gagner sa place dans la société : en remettant en question les valeurs
traditionnelles berbères et en faisant revivre les informations manquantes du passé
colonial tout en dévoilant ses défaillances, les deux œuvres proposent des analyses
de ‘colonies à l’intérieur des colonies’ et d’ ‘oppressions à l’intérieur des
oppressions’. Histoire de ma vie et L’Amour, la fantasia deviennent ainsi de
véritables procès historiographiques et sociologiques qui font fusionner le refoulé
historique en le conjuguant désormais avec le refoulé sexuel. L’entreprise
introspective cède alors la place à une entreprise révolutionnaire qui inscrit son
projet dans l’histoire nationale. Par le déplacement du centre d’intérêt de la
narratrice vers les autres femmes dont elle se fait le porte-parole, Djebar développe
une thématique féministe pour combattre les idées rétrogrades de l’intégrisme,
notamment après les insurrections d’octobre 88 à Alger :
Il m’était aisé de prévoir que [...] les intégristes reviendraient au
centre de la sphère politique [...], résolus à imposer leur vision
caricaturale d’un Islam des origines [...]. Pour ne pas être brisée, je
décidai de me confronter, armée de ma seule expérience
d’historienne, à cet Islam des origines. (Djebar 2000, 162-3)
73
Après la violence de la colonisation, après les tortures physiques que les résistantes
ont subi de la part des Français pendant la guerre d’indépendance, les Algériennes se
retrouvent maintenant face à l’autre ennemi : l’homme arabe intégriste.
Pour dévoiler la façon dont s’opèrent la réappropriation du discours
phallocratique dans chacune des œuvres, on pourrait commencer par dire qu’Histoire
de ma vie et L’Amour, la fantasia sont deux textes complémentaires par leurs
thématiques, mais divergeants par leurs aboutissements puisque, cherchant à
concilier la tradition kabyle avec ses aspirations personnelles, Amrouche présente la
condition d’exclusion de la femme conformément à la pratique dominante de la
société qu’elle décrit, tandis que Djebar choisit résolument la modernité en
exprimant l’aspiration à mêler les destins de l’homme et de la femme. D’une
manière générale, le point de vue de la première serait celui d’un constat de réalité
qui fixe la femme dans une définition essentialiste et réaliste par la description de la
société telle que la perçoit la protagoniste, alors que celui de la seconde manifesterait
plutôt le désir de s’engager dans le changement de cette réalité en expliquant que le
pouvoir de maintenance de la femme réside au contraire dans une adaptation
existentielle au mouvement de l’histoire. Cependant, on peut aussi inverser cette
affirmation et considérer que Djebar exprime la réalité de la femme dont le destin est
toujours en rapport avec la présence de l’homme, tandis qu’Amrouche énonce un
certain désir de l’homme qui voudrait maintenir la femme dans des limites
extrêmement contrôlées. On pourrait également avancer qu’Amrouche, en tendant à
74
souligner les incompatibilités, les contradictions et les ruptures, notamment entre les
exigences individuelles et collectives, propose une vision masculine de la société
kabyle, alors que Djebar tendrait à voir des continuités, des prolongements et des
mélanges qui seraient plutôt le propre de la vision féminine dans sa différence. La
nuance contenue dans leurs approches n’est pas une question d’optimisme ou de
pessimisme, car la vision de l’une est aussi douloureuse, incertaine et complexe que
celle de l’autre, mais elle l’est d’une autre façon : si leurs deux parcours sont
initiatiques, celui d’Amrouche est marqué par des renoncements et des mises à
distance qui débouchent sur un mélange de scepticisme et de détachement, tandis que
celui de Djebar est une recherche constante pour des engagements plus forts et
davantage signifiants. D’où le besoin d’inventer une écriture capable de concilier à
la fois ce qu’il en est réellement de la femme et ses aspirations concernant ce qu’elle
devrait être. Il apparaît en effet que si la narration classique est efficace pour le
propos romanesque d’Amrouche, Djebar ne pouvait écrire son livre sans faire éclater
le récit afin de le réorganiser autrement. Dans les deux cas, il s’agit d’une image de
soi interne au groupe sexuellement envisagé qui renvoie à une société particulière où
la séparation des sexes est de tradition. C’est par la confrontation de cette image
interne de soi aux images externes concernant l’autre groupe, c’est-à-dire à la
représentation des personnages masculins par le discours féminin, que ce fait une
certaine réappropriation du discours phallocentrique. Les textes affrontent ainsi
chacun à leur façon le monolithisme idéologique des discours dominants pour
dépasser la vision maghrébocentriste sur le statut et la condition des femmes.
75
A. Histoire de ma vie : Cosmologie de l’espace sexuel
Comme nous l’avons déjà suggéré, il semblerait que le retentissement et
l’implication d’Histoire de ma vie s’étende bien au-delà du simple legs familial que
constitue la matrice narrative du roman. La remarque suivante de Djebar peut
expliquer la grande sobriété du style d’Amrouche, dont la froide restitution des faits
sur la société algérienne et notamment kabyle, peut être attribuée à l’évocation
presque constante de la souffrance endurée par les femmes :
Quand j’écoutais des femmes de ma région, j’ai remarqué que plus les
femmes avaient souffert, plus elles en parlaient sous une forme
concise, à la limite presque sèchement. (Cahier 1990, 93)
Si la sobriété du style est révélatrice des souffrances vécues par l’écrivaine dans le
contexte colonial et patriarcal de l’Algérie, elle serait alors aussi une façon de mettre
en relief les déchirures morales de la société et l’urgence de repenser les modèles
sociaux de la condition féminine dans le monde arabo-islamique. Le tissage
d’observations du texte amrouchien se détache sur un fond socio-culturel qui permet
aux littéraires comme aux sociologues de retracer des mœurs et coutumes fascinantes
et quasiment inconnues du monde occidental. En effet, en arrière plan du récit de
vie, le texte parvient à s’imprégner d’une résonance politique et sociale par le
témoignage qu’il livre sur la société kabyle : les tenues vestimentaires, l’organisation
de la maison familiale, les rapports sociaux et familiaux, les traditions, les contes et
les rites, les activités artistiques locales telles que la poterie, la récolte des figues et
des olives
13
, etc. Cette partie isolée des montagnes de Kabylie abrite des femmes
réputées pour leur art folklorique et leurs contes traditionnels oraux restés purs et
76
vierges de toute influence culturelle extérieure par le fait qu’elles étaient confinées à
rester dans le village. Fadhma Amrouche vient de cette longue lignée de femmes et
c’est cette histoire du folklore traditionnel berbère qu’elle s’est donnée pour mission
de transmettre pour qu’elle « roule dans le fleuve de l’éternité » (Amrouche 1968,
209). Cependant, la tâche d’Histoire de ma vie est aussi de communiquer le
déchirement identitaire et le sentiment de n'être nulle part malgré l’attachement de la
narratrice à sa communauté d'origine qui l'a pourtant rejetée. En effet, la
condamnation du système phallocratique s’édifie dans le texte d’Amrouche comme
dans celui de Djebar, par la dénonciation d’une aliénation progressive des narratrices
qui va jusqu’à leur complète répudiation et même l’exil. Les deux romans mettent
en exergue le fait que le sort dont sont victimes les protagonistes ne trouve pas
seulement son origine dans leur interculturalité avec la France, mais qu’il est
essentiellement le résultat de la condition de vie des femmes telle qu’elle est régie
par les traditions locales qui représentent le berceau de leur exclusion du monde
masculin au sein même de l’unité de base que constitue la famille
14
. Dans Histoire
de ma vie, l’exil de Fadhma est la conséquence logique d’un mécanisme d’exclusion
déclenché par la force des choses, bien avant sa naissance. Dès la première page du
roman, ce récit prend une dimension tragique car il est provoqué par trois
événements funestes : un meurtre, une malédiction et une exclusion familiale qui,
commençant avec sa mère Aïni, affectera toute la vie de Fadhma. Née dans les
environs de Touarit Moussa en Haute Kabylie, Aïni Aïth Larbi Ou-Saïd est d'abord
mariée très jeune à un homme beaucoup plus âgé, avec qui elle a deux enfants :
77
Très jeune [ma mère] fut mariée à un homme bien plus âgé, presque
un vieillard [...]. Cet homme avait un frère beaucoup plus jeune qui
n’avait pas d’enfants. Celui-ci voulut établir un pacte par lequel il
léguait ses biens à sa femme. Avant qu’il ne l’eût fait, son aîné lui
tendit une embuscade et le lendemain on trouvait le cadet mort [...].
Ma mère me raconta que depuis ce jour-là son mari fut maudit. Il fut
atteint d’une terrible maladie. (Amrouche 1968, 23)
La tradition qui consiste, après le décès du chef de famille, à léguer les biens à son
frère plutôt qu’à sa femme, est transgressée par le vieil homme qui, frappé par la
malédiction, meurt peu après avoir tué son frère. Devenue veuve à vingt-deux ans, la
mère de Fadhma est présentée comme une femme qui, pour s’affranchir et devenir
indépendante des hommes, doit s’élever à plusieurs reprises contre les traditions. Ce
cas survient une première fois lorsqu’Aïni choisit d’assumer seule ses deux fils âgés
de cinq et trois ans, plutôt que de retourner vivre dans la maison de son propre
frère jusqu’à ce qu’elle se remarie : « ‘Je resterai avec mes enfants, dans ma maison’,
répondit-elle, bravant ainsi son frère et la coutume
15
» (Amrouche 1968, 24).
L’objection d’Aïni, postulant par là même son autonomie, lui vaut d’être
publiquement reniée par son frère et définitivement exclue de sa famille. Par sa
figure matriarcale et son statut de mère autonome complète et encrée dans sa propre
culture, Aïni est présentée comme une personne indépendante et courageuse
(Amrouche 1968, 29), une « femme totale » (Brahimi 1995, 100) qui assume seule
les conséquences de son aliénation, à savoir ses corvées et taches ménagères :
Quand ma mère avait fini de moudre son grain, qu’elle avait recueilli
la farine dans un petit couffin, elle se glissait près de moi pour se
reposer enfin [...]. Elle avait nettoyé l’étable des bêtes, porté du
fumier au champ que nous avions près du village et elle était repartie
78
ramasser les figues jusqu’à l’heure chaude de la journée. (Amrouche
1968, 45-6)
Lorsqu’elle se remarie, la mère de Fadhma s’élève une deuxième fois contre les
traditions en refusant de suivre son second mari dans sa belle famille, comme le veut
la coutume :
Son second mari l’avait quittée pour reprendre, dans sa famille, la
place du frère aîné mort, ainsi que le commandait le nif kabyle, c’est-
à-dire l’honneur. Ma mère ne le revit jamais. (Amrouche 1968, 37)
Aïni est enceinte de Fadhma lorsque que son second mari la quitte. Cet homme, déjà
fiancé avec une autre femme d'une famille importante, n’ose pas, lui, braver la
coutume et refuse de reconnaître la paternité. Parce qu’elle porte un enfant
illégitime, Aïni est exclue de la communauté et doit accoucher seule dans sa maison
de Tizi Hibel : « Elle se délivra seule, et coupa le cordon ombilical avec ses dents »
(Amrouche 1968, 26). C’est dans ce contexte que naît en 1882 Fadhma Aït
Mansour, fille illégitime de mère veuve, une bâtarde condamnée avant même d’être
née. C’est à cette même date que, pour éviter de perdre ses biens, voire même sa vie
et celle de ses enfants, Aïni décide de saisir la justice française
16
, c’est-à-dire à peine
dix ans après l’insurrection de la Kabylie et son occupation définitive par le pouvoir
colonial. Ces conditions attestent du désespoir et du courage dont fait preuve cette
jeune femme qui transgresse une fois de plus les traditions et la loi de son pays en
s’adressant à la France considérée comme l’ennemie :
Les mœurs kabyles sont terribles. Quand une femme a fauté, il faut
qu’elle disparaisse, qu’on ne la voie plus, que la honte n’entache pas
sa famille. Avant la domination française la justice était expéditive ;
les parents menaient la fautive dans un champ où ils l’abattaient. Et
79
ils l’enterraient sous un talus. Mais en ce temps-là, la justice
française luttait contre ces mœurs trop rudes. Et ma mère eut recours
à elle [...]. Le neuvième jour de ma naissance [...], elle alla déposer
une plainte contre mon père entre les mains du Procureur de la
République. Elle voulait que mon père me reconnaisse et me donne
son nom. (Amrouche 1968, 25-6)
Mettant en avant les débordements des mœurs kabyles, ce passage est un des
exemples de l’usurpation des lois islamiques et familiales par la loi du colonisateur
dont l’intrusion entraîne parfois l’amélioration ou la temporisation de certaines
structures traditionnelles kabyles, notamment par l’imposition de la justice pénale
française, comme l’explique Karin Holter :
Dès le milieu du XIXème siècle, les changements sont considérables :
les règlements du système vindicatoire sont largement entravés par
l’imposition de la justice pénale française et on assiste aux prémisses
d’un désenchantement à l’égard du magico-religieux et à la perte de
pouvoir des marabouts. (Holter 1998, 70)
La mère de Fadhma se sert ainsi de l’instrument de la colonisation pour se
décoloniser non pas de la France, mais plutôt des rigueurs imposées par la loi et les
traditions algériennes. Sa détermination est particulièrement soulignée par un
proverbe qu’elle avait pour habitude de répéter et que Fadhma cite à deux reprises :
« Le tatouage que j’ai au menton vaut mieux que la barbe des hommes » (Amrouche
1968, 29 et 63). Cette formule contient à elle seul le programme d’émancipation
d’Aïni et l’expression d’une conscience féminine prête à braver l’univers masculin et
les coutumes kabyles. Née du sentiment d’une oppression à la fois physique et
morale des femmes au Maghreb, la résistance dont va faire preuve Fadhma prend
ainsi forme à travers l’héritage et l’amour maternels. En dressant le portrait d’une
80
mère virile, combattive, indépendante et d’un père lâche, Fadhma donne, dès les
premières pages d’Histoire de ma vie, les données fondamentales du problème à
partir duquel sa vie va se jouer, à savoir l’absence de reconnaissance paternelle qui la
prive de nom et de légitimité. Socialement stigmatisée, Fadhma est condamnée à
porter toute sa vie « le cachet de la honte » sur le front (Amrouche 1968, 26) et perd
de ce fait toute possibilité d’intégration dans la communauté :
Le monde est méchant, et c’est ‘l’enfant de la faute’ qui devient le
martyr de la société, surtout en Kabylie. Que de coups, que de
bousculades, que de souffrances n’ai-je pas subis ! Il arrivait, lorsque
je sortais dans la rue, que je sois renversée et piétinée. (Amrouche
1968, 26)
Quand Aïni perd le procès trois ans plus tard, elle tente de mettre fin aux jours de son
enfant : « De désespoir, ma mère me plongea dans une fontaine glacée. Mais je n’en
mourus pas » (Amrouche 1968, 26). Fadhma comprend le désarroi de sa mère, mais
elle n’essaie pas de réconcilier l’impulsion d’infanticide avec ses propres émotions.
Par son pragmatisme stoïque, la narratrice semble s’efforcer avec constance de barrer
l’entrée de son monde intérieur et privé au lecteur, comme le commande la culture
traditionnelle kabyle. Mais en persistant dans la violation spéculative, le lecteur peut
trouver dans l’espace textuel des indices derrière le voile narratif. En effet,
l’ambiguïté due à la tentative d’avortement est trop douloureuse pour Fadhma qui
semble avoir du mal à faire face à cet incident, un des rares qui est pourtant
mentionné deux fois. Dans ce cas, c’est la répétition qui trahit l’intensité émotive
provoquée par ce souvenir accablant. A d’autres moments, c’est le positionnement
de la protagoniste dans l’espace social qui contribue à orienter et influencer le regard
81
sur le monde musulman en dénonçant, d’une manière indirecte et détournée, la
frontière qui sépare l’espace des femmes de celui des hommes. Fondée sur le mode
de la violence, cette séparation remonte au rejet de sa mère par son propre frère, puis
à celui de Fadhma par son père. Elle est ensuite visible dans l’enfance et
l’adolescence de Fadhma puisque l’école à laquelle elle est inscrite n’est pas mixte.
La jeune fille grandit donc entourée essentiellement de femmes telles que sa mère,
les religieuses, ses institutrices et ses camarades de pension. Ainsi, dans la première
partie, le chapitre 4 intitulé « Mon village tel que je l’ai connu », contient de
nombreux éléments typiquement propres au monde maternel dans la société
traditionnelle kabyle qui sont dévoilés à travers la perspective innocente du regard de
l’enfance : les femmes vont chercher l’eau à la rivière, elles nettoient les étables,
portent le fumier aux champs, récoltent les olives, lavent la laine des moutons,
apprennent à filer aux fillettes dont toute la phase d’initiation se fait sous l’égide des
mères qui leur transmettent ainsi la culture kabyle dans une perspective féminine.
Dans ses analyses socio-ethnologiques sur la société berbère, Jean Servier remarque
que les sexes ne sont en fait pas séparés en deux univers distincts, mais que les
perspectives masculines et féminines se complètent. Pour lui, « l’unité est faite de
l’union de deux principes éternellement opposées, mais complémentaires » (Servier
2003, 81). En effet, une lecture attentionnée d’Histoire de ma vie permet de
découvrir que la critique du système phallocratique kabyle repose non pas sur la
division même des activités quotidiennes, mais plutôt sur une dénonciation subtile de
la rupture de l’harmonie et de la plénitude qui semble régner dans le milieu maternel
82
lorsqu’il est transposé dans l’espace patriarcal. Pour reprendre l’exemple du chapitre
4, l’équilibre qui émane du monde maternel est perçu à travers la structure cyclique
de ce chapitre qui commence et s’achève sur le chemin dont la descente et la montée
au village du début sont reprises à la fin. La période couvre une année entière (été
1897 - printemps 1898), en passant par le temps des récoltes et la période sombre de
l’hiver, ce qui représente tout le cycle de la fécondité qui va de la phase de la
maturation à celle de la naissance, pour finir par la stérilité. C’est dans ce sens-là
que Pierre Bourdieu interprête la légende du « prêt de la chèvre » (Amrouche 1968,
65) que mentionne Fadhma
17
et qui porte en lui le symbole d’une structure
horizontale basée sur la complémentarité et l’équilibre naturel entre les sexes :
Un tel mythe fondateur rappelle que l’hiver –comme la femme- a une
double nature : il y a en elle la femme purement féminine, entière,
rebelle que personnifie la vieille femme stérile et desséchée [...] ; mais
il y a aussi en elle la femme docile et soumise, la femme dans sa
plénitude totale, qui est la femme parfaite, autrement dit la fécondité,
la grossesse et la germination, qui porte à terme la nature fécondée par
l’homme. Les célèbres ‘jours de la vieille’ et autres moments de
transition et de rupture doivent être compris sous l’angle de cette
logique. (Bourdieu 1972, 277)
Comme le confirment deux autres mythes dont Fadhma fait aussi part dans le
chapitre 4 (le premier est le sacrifice d’un taureau à la fin des moissons « afin que le
génie des récoltes soit propice et fasse que les pluies soient abondantes, et le grain
gros et dur » (Amrouche 1968, 61) ; le deuxième est le sacrifice du mouton « pour
fêter la neige et toutes les récoltes abondantes » (Amrouche 1968, 67)), l’année
agricole est contruite autour de mythes et de pratiques rituelles qui font partie
intégrante de la culture kabyle.
83
Ainsi, la perspective féminine et quasi ethnographique que livre Fadhma sur les
traditions et les coutumes ancestrales qui lui ont été transmises, ne semble pas
reposer sur la rigidité d’une division inexorable entre les sexes, mais au contraire sur
une interaction cosmologique harmonieuse entre le principe du respect et de la
complémentarité.
Cet équilibre naturel est rompu lorsque Fadhma grandit et doit quitter la
maison maternelle. Désormais exilée du système horizontal et mythico-rituel de la
mère, elle se retrouve propulsée dans un monde soumis à une structure verticale où la
hiérarchie et le pouvoir ponctuent la vie quotidienne. Pour préserver sa fille
illégitime de la maltraitance des enfants du village, Aïni confie Fadhma aux Sœurs
Blanches qui tiennent un orphelinat aux Ouadhias. Mais la petite fille est là aussi
rapidement victime de cruautés qui s’ancrent dans sa mémoire :
De toute cette époque de ma vie [...], je vois surtout une image
affreuse : celle d’une toute petite fille debout contre le mur d’un
couloir, l’enfant est couverte de fange, vêtue d’une robe en toile de
sac, une petite gamelle pleine d’excréments est pendue à son cou, elle
pleure. Un prêtre s’avance vers elle, la sœur qui l’accompagne
explique que la petite fille est méchante, qu’elle a jeté les dés à coudre
de ses compagnes dans la fosse d’aisance, qu’on l’a obligée à y
rentrer pour les chercher [...]. En plus de la punition, la petite fille fut
fouettée jusqu’au sang : quand ma mère vint le mercredi suivant, elle
trouva encore les traces des coups sur tout mon corps. (Amrouche
1968, 28)
Alors qu’Aïni cherche à protéger son enfant en la plaçant dans une institution
religieuse coloniale, la dénonciation de la violence et de la méchanceté, révélatrices
de la structure verticale de cette institution, contribue à mettre en lumière le fait que
les inégalités et les injustices ne sont pas exclusivement un fait interne à la
84
communauté masculine et/ou maghrébine. En effet, pour une faute minime, les
Sœurs Blanches punissent Fadhma avec une cruauté grossière en rabaisssant l’enfant
au niveau animal et en la dépouillant de toute dignité humaine. La narration, qui se
vit au présent de l’indicatif en rompant avec le passé simple employé dans le texte,
indique que c’est uniquement en se détachant de la petite fille qu’elle était, que la
narratrice peut raconter ces visions. Le passage de la narration à la troisième
personne du singulier intensifie l’impact traumatisant de ce souvenir et permet en
même temps de tenir éloignée la blessure provoquée par cet événement. A l’instar
du récit à la forme impersonnelle utilisé par Djebar, Hédi André Bouraoui interprète
le détachement de la narratrice comme une technique lui permettant de « se
détourner d’elle-même pour compatir au sort de tous les enfants tourmentés et
martyrisés » (Bouraoui 1972, 82). Les mots de Fadhma semblent être à la fois ses
armes et son salut puisqu’en écrivant Histoire de ma vie en un mois, l’auteur travaille
d’une façon rapide et compulsive qui lui permet d’écarter toute réflexion pénible.
Refusant de développer tout domaine psychologique dans son texte, le regard de la
narratrice se dirige toujours hors d’elle-même, non dans l’intention de raconter
l’histoire de ceux qui l’entourent, puisqu’elle n’abandonne pas sa position centrale
dans le récit, mais plutôt dans celle de détourner l’attention de son être intime pour la
fixer sur les injustices. Ainsi, au lieu de s’apitoyer sur elle-même et de se lamenter
sur son sort, elle transcende sa propre expérience en la plaçant dans une perspective
beaucoup plus large qui englobe aussi les enfants, les mères célibataires, les veuves
placées sous la tutelle des beaux-parents, les femme divorcées, répudiées, etc.
85
(Roche 1992, 215). Toutes ces femmes qui jouent un rôle dans Histoire de ma vie,
contribuent à faire glisser le ton du récit de l’autobiographie à l’ethnographie car dès
que le moi décroche de son vécu pour capturer la réalité quotidienne des femmes, il
devient spectateur et même témoin occulaire capable de présenter une perspective
interne à la communauté kabyle. Ainsi, la narratrice se fait le porte parole de toutes
les minorités opprimées : par l’entremise des composantes de sa propre vie, elle
laisse entrevoir celle de tous les rejetés, de tout un milieu, de tout un peuple. La
révélation des inégalités, des injustices et des contraintes sociales dont les
protagonistes sont victimes, confère à son autobiographie une signification qui
permet d’établir des rapports étroits avec un milieu qui n’est pas celui de la haute
bourgeoisie algérienne, comme dans La Répudiation de Rachid Boudjedra
18
, mais
celui des plus indigents et nécessiteux. La modestie et l’effacement de celle qui est
toujours « prompte à vouloir redresser les torts et à défendre les opprimés »
(Amrouche 1968, 194) l’empêchent de tomber dans l’égocentrisme souvent
caractéristique d’une œuvre autobiographique. Ce texte amrouchien, que Kateb
Yacine décrit comme étant « l’œuvre de tout un peuple » (Amrouche 1968, 14),
contribue à dénoncer tout traitement arbitraire au fur et à mesure que l’adolescente
accède à sa vie de femme. Plus tard, alors qu’elle travaille à l’hôpital d’Aïth-
Mangueleth, Fadhma rencontre une des religieuses qui avait été témoin de sa
punition lorsqu’elle était enfant à l’orphelinat des Ouadhias. Cette dernière lui fait
remarquer que sa mère Aïni avait pris trop au sérieux cet incident qui était à son avis
« insignifiant ». La cruauté décrite se voit ainsi objectivée par celle-là même qui l’a
86
subie. En rapportant les faits tels qu’elle les a vécus, la narratrice laisse le lecteur
libre de tirer ses propres conclusions. A plusieurs reprises à Aïth-Mangueleth,
Fadhma est témoin de l’injustice infligée par la structure verticale, comme en
témoigne le récit d’une religieuse qui humilie une jeune fille en l’obligeant à baiser
le sol pour la punir (Amrouche 1968, 79). Au sein de cet hôpital, Fadhma devient de
plus en plus consciente de son scepticisme face à la discrimination sexuelle: « Ce qui
m’avait le plus étonnée dans le milieu où j’évoluais, c’était le prestige dont
jouissaient les représentants du sexe mâle, même les plus déshérités » (Amrouche
1968, 77). Mais la critique du système patriarcal à travers sa structure verticale
atteint à son apogée lors des descriptions qui sont faites de la vie dans la maison du
clan Amrouche. Après son mariage en août 1899 à l’âge de seize ans avec
Belkacem-ou-Amrouche qui en avait dix-huit, le couple s’installe dans la maison de
la belle-famille à Ighil-Alila. Ce long séjour permet de faire une dénonciation de la
polygamie, toujours présente à l’époque de la narratrice de L’Amour, la fantasia :
« l’homme continue à avoir droit à quatre épouses légitimes » (Djebar 1985, 254).
Monteil résume dans la préface d’Histoire de ma vie, l’amplitude de la description
faite par Fadhma:
Elle décrit sans complaisance le milieu familial où les co-épouses se
haïssent, où les enfants meurent faute de soins, où chaque jour lutte
contre la faim et chaque nuit contre le froid des montagnes.
(Amrouche 1968, 8)
Bien que le portrait que peint Fadhma de sa belle-famille reste discret (toujours par
égard pour Belkacem), la description de cette vaste famille polygame sert de
87
réquisitoire sur les relations entre les hommes et les femmes en Algérie, comme
l’explique Borrman :
La plupart du temps, c’est la belle-famille qui s’acharne contre les
femmes, directement ou (et) par le mari interposé : dans notre société
endogamique, l’épouse qui n’est pas cousine est très mal acceptée ;
qu’elle vienne d’une autre ‘tribu’, d’un autre village, d’une autre
région, et, à plus forte raison, d’un autre pays ou d’une autre religion,
elle reste une étrangère. (Borrman 1969, 81)
La famille de Belkacem à Ighil-Ali en Basse Kabylie ne consent effectivement pas à
son mariage avec Fadhma. Elle devient à nouveau exclue et reniée, cette fois par sa
belle-famille, non seulement par ses origines au nord de la Kabylie, mais aussi parce
que le fils préféré du clan Amrouche, Belkacem, a épousé une bâtarde contre la
volonté de sa mère qui l’avait promis à une autre jeune fille du même village. C’est
à travers la description de l’autorité dont fait preuve la belle-famille que le récit
contribue le mieux à déligitimer les valeurs de la structure du pouvoir phallocratique,
comme dans cet exemple où le beau-père Ahmed Amrouche bat une de ses femmes :
Nous étions toutes accourues, moi, Taïdhelt, Douda et ses filles,
toutes nous nous suspendîmes à son bras pour lui faire lâcher prise.
Ce n’est que lorsqu’il fut épuisé, la courroie cassée, qu’il cessa de
frapper. (Amrouche 1968, 93)
La mise en lumière des fortes sanctions et des liens d’affection mais aussi de haine
qui coexistent au sein d’une large famille kabyle, permettent de procéder à la
récupération idéologique qui est faite par les Kabyles musulmans envers les
principes de tradition. En effet, Fadhma fait pénétrer le lecteur dans l’existence
quotidienne de femmes qui doivent se soumettrent aux restrictions et aux coutumes
oppressives du cercle familial. Révélant différentes facettes et implications de la
88
frontière entre les hommes et les femmes, ce monde grouillant d’interaction humaine
adhère à un code implicite mais néanmoins bien établi qui prône la soumission à la
fatalité, l’abnégation de soi, et le rôle dominant du patriarche. Dans cette maison,
Fadhma remarque immédiatement la disparition de la complémentarité entre le
masculin et le féminin, au détriment d’une division sexuelle du foyer dont elle donne
de multiples indications : « Il fallait se lever avant le jour : certaines femmes se
mettaient au moulin, les autres au métier à tisser, pendant que le grand-père, assis au
coin du feu, se faisait chauffer des tasses de café » (Amrouche 1968, 111), « Il
existait deux sortes de nourritures : l’une de blé pour les hommes, l’autre d’orge pour
les femmes » (Amrouche 1968, 104). Dans ce clan, la nourriture est une question de
pouvoir : les parents Amrouche gardent la clef des provisions et la belle-mère
s’accapare parfois la nourriture. En ces temps de restrictions, Fadhma ne peut
compter que sur les cinquante francs que Belkacem reçoit tous mois des Pères pour
faire ses propres provisions: « Je continuais à vivre en famille, mais j’avais toujours
dans ma malle du pain, du camembert et une boîte de sardines » (Amrouche 1968,
109). La difficulté à laquelle Fadhma fait face pour instaurer un certain espace de
vie entre elle et ses beaux-parents contribue à donner une description de la société
kabyle traditionnellement patriarcale, où l’aîné des hommes dirige les activités
domestiques de ses nombreuses femmes. La maison paternelle en Basse Kabylie
constitue le pôle opposé à la maison maternelle en Haute Kabylie : « Je trouvais
beaucoup de différences entre mon village de Tizi-Hibel et Ighil-Ali ; chez ma mère,
nous n’achetions rien ; même le bétail était engraissé à la maison » (Amrouche 1968,
89
111). Au contraire, dans « la maison paternelle » (Amrouche 1968, 107)
anciennement riche du clan Amrouche, tout à présent tombe en ruine. Hacène, le
grand-père de Belkacem, avait acquis sa fortune lorsqu’il était spahi et interprète
dans l’armée française (Amrouche 1968, 115). Après la guerre de Crimée et un exil
de trente ans consécutif à cette guerre, c’est en homme riche qu’il revient au village
en 1871. Mais la famille du clan Amrouche gaspille sans compter le capital
économique amassé par l’aïeul Hacène :
La maison dans laquelle j’arrivai ressemblait assez à celle de ma mère
par la disposition. Mais là s’arrêtait la ressemblance : cette maison
était vide alors que celle de ma mère était pleine, nette, propre ; le sol
comme les murs, tout était blanchi et tenu avec amour. (Amrouche
1968, 88)
Dans l’atmosphère tendue et ségrégationiste de cette maison, la structure
hiérarchique patriarcale persiste malgré son effondrement financier :
Je constatais que l’atmosphère de cette maison différait de celle de
chez nous : les femmes ici, étaient superficielles et coquettes, la
demeure très grande mais sale [...], les murs noirs de suie n’avaient
pas été blanchis depuis l’origine. (Amrouche 1968, 104)
Dans ce que le patriarche appelle « la tribu des éclopés », la famille Amrouche est
divisée en clans rivaux entre « les Amrouche d’en haut et les Amrouche d’en bas »
(Amrouche 1968, 106) et entre les différentes épouses qui s’épient et se jalousent
constamment (Amrouche 1968, 107 et 112), certaines étant très paresseuses
(Amrouche 1968, 111). Ahmed, le père de Belkacem « ne s’intéressait à rien »
(Amrouche 1968, 112), et l’esprit de communauté n’est plus respecté : « Dans la
famille, personne ne songeait à la communauté, chacun tirait pour soi » (Amrouche
90
1968, 110). Les maisons maternelles et paternelles se répartissent ainsi en une série
d’oppositions centrales qui vont dans un mouvement à sens unique de la plénitude
vers le vide, de la clareté vers l’obscurité, de l’abondance vers le manque, brisant
ainsi l’aspect circulaire et ininterrompu de la nature
19
. Non seulement la maison
maternelle est constituée d’éléments chargés de valeurs positives qui s’opposent en
pôle contraire aux valeurs négatives de la maison paternelle où la structure
complémentaire entre le masculin et le féminin ne fonctionne plus, mais ces
antinomies opèrent également un retournement total de la situation : alors que
l’homme algérien entretient habituellement le respect et la peur, c’est son manque de
virilité qui contribue à présent au déséquilibre des relations. En effet, Ahmed, le
beau-père de Fadhma, est un être déficient qui est dominé par les femmes. De plus,
lorsque Hacène le patriarche meurt, sa première femme Taïdhelt déménage
(Amrouche 1968, 131) et son fils Ahmed devient à son tour dépendant des femmes
sur le plan économique (Amrouche 1968, 112 et 123). Dans L’Amour, la fantasia, la
narratrice met aussi en lumière cette usurpation du pouvoir de l’homme en retournant
contre lui l’idée d’anonymat généralement attribué à la femme. Elle explique que
dans la société traditionnelle arabo-berbère, le concept de couple n’existe pas
puisque la femme est invisible et sans identité : « Fantômes blancs, formes
ensevelies à la verticale » (Djebar 1985, 164). Dans les regroupements de sœurs
cloîtrées, qui ne contiennent jamais d’éléments masculins, l’invisibilité du monde
féminin est alors explorée sur la base de l’exclusion de l’homme. A l’intérieur de
ces cercles, symboles de la solidarité qui unie les femmes, la narratrice fait allusion à
91
la tradition qui consiste à ne pas nommer le conjoint en public en soulignant les
nombreuses allusions à « l’époux évoqué par un ‘il’ » (Djebar 1985, 175). La
neutralité sous-jacente de ce pronom renverse l’absence réductrice de la femme en
l’attribuant à l’homme et en retournant contre lui les exigences de discrétion et de
respect imposées par la culture musulmane : « Ces oncles, cousins, parents par
alliance se retrouvaient confondus dans l’anonymat du genre masculin, neutralité
réductrice que leur réservait le parler allusif des épouses » (Djebar 1985, 39).
L’abstraction qui est faite de l’espace masculin permet ainsi de s’insurger contre
l’invisibilité des femmes algériennes en faisant dévier le récit vers des scènes qui
appartiennent à la mémoire collective féminine. Dans Histoire de ma vie, le
dévoilement des injustices liées à la discrimination sexuelle habilite Fadhma à se
présenter comme une femme qui ne souscrit pas la subordination au monde
masculin. Bien au contraire, il apparaît que, malgré l’idéologie ambiante et les
inégalités sexuelles qui règnent aussi bien dans le monde chrétien que musulman
qu’elle traverse, elle revendique son individualité et n’accepte pas les divisions
arbitraires. Influencée par sa lutte pour l’autodétermination dans une société où les
hommes et les belles-familles tiennent les rênes du pouvoir, Fadhma se résout à
prendre le contrôle de son propre foyer et convainc Belkacem de déroger à la
tradition en quittant le clan Amrouche. Le manque d’harmonie et de plénitude de la
belle-famille pousse Fadhma à partir avec son mari à Tunis, et c’est ce départ qui lui
permettra d’accéder à sa propre autonomie : « Je n’en pouvais plus dans cette maison
où je n’étais plus chez moi » (Amrouche 1968, 178). Ce départ lui donne le
92
sentiment de contrôler non seulement sa propre vie, mais aussi, dans une certaine
mesure, celle de son mari. En effet, lorsqu’il y a un travail à entreprendre, elle se
dépeint comme celle qui doit s’en charger. Mener quelque chose à bien revient
souvent à pousser doucement à l’action son mari qu’elle décrit comme un homme
travailleur, gentil, généreux, dévot et honnête. Incitant Belkacem à trouver du travail
hors de la sphère familiale, elle explique : « Mon parti fut pris. Il fallait partir [...].
Je sentais la nécessité, pour lui, d’aller gagner sa vie ailleurs » (Amrouche 1968,
132). Bien que Fadhma dise avoir toujours vécu « sous la tutelle et la protection de
[s]on mari », elle ajoute que Belkacem « ne voyait que par [s]es yeux » (Amourche
1968, 208). Fadhma renverse les données en montrant que c’est elle qui est à la tête
de la maisonnée. C’est ainsi qu’après avoir acheté la maison de Radès avec son
mari, elle affirme : « Je pris les finances de la maison en main, comme chaque fois
que nous devions nous serrer la ceinture » (Amrouche 1968, 183). Forcée à l’exil,
cette fois pour échapper à la subordination de sa belle-famille, Fadhma peut enfin
prendre le contrôle de son propre foyer : « Je me sentais enfin chez moi, pour la
première fois depuis mon mariage, je n’avais à subir les récriminations de personne »
(Amrouche 1968, 184).
Ainsi, que ce soit en Haute Kabylie dans son village natal, à Tizi-Hibel dans
sa belle-famille, chez les Sœurs Blanches aux Ouadhias ou lorsqu’elle travaille à
l’hopital, la jeune femme passe la majeure partie de sa vie dans des lieux où elle se
sent étrangère :
93
J’avais bien pleuré. Mais je m’étais dit : Il faut partir ! Partir encore !
Partir toujours ! Tel avait été mon lot depuis ma naissance, nulle part
je n’ai été chez moi ! (Amrouche 1968, 13)
Différente aux yeux de « la tribu », Fadhma est constamment exclue et marginalisée :
« Je n’étais pas pareille aux autres » (Amrouche 1968, 77), « J’étais l’étrangère »
(Amrouche 1968, 90), « Moi l’étrangère, l’exilée » (Amrouche 1968, 119),
« Considérée comme une renégate » (Amrouche 1968, 134), etc... Pendant leur exil
en Tunisie, Belkacem et Fadhma vivent dans différents milieux ethniques (arabe,
sicilien, juif, etc.) mais restent quand-même des étrangers, des chrétiens parmi les
musulmans, des Kabyles au milieu des Arabes. La traversée incessante des
frontières, qu’elles soient géographiques, nationales, sociales, sexuelles, religieuses,
culturelles ou familiales, expose une dynamique du déplacement qui renforce les
notions d’inclusion et d’exclusion. Ces notions peuvent à leur tour être mises en
évidence à travers une analyse de l’espace mémoriel qui permet de décrypter un
rapport intéressant entre l’écoulement calendaire du temps et la longueur du récit.
Les conséquences de cet exil forcé sur la narratrice sont effectivement détectables à
travers l’influence qu’elles opèrent directement sur l’espace scripturo-mémoriel du
récit. Par exemple, le chapitre 4 de la première partie, ainsi que le premier chapitre
de la deuxième partie couvrent à eux-seuls à peine deux années (été 1897-Mars 1898
et août 1899-mai 1900) pendant lesquelles on remarque une certaine stabilité spatiale
dans le village maternel, mais ils étalent pourtant sur trente-deux pages la description
de moments joyeux de la jeunesse de la narratrice. C’est pendant cette période que
l’espace scripturo-mémoriel est le plus dense : Fadhma prend le temps de décrire la
94
vie de son pays, ses traditions culturelles et religieuses, tout en contribuant à rendre
visible le conflit entre les deux mondes auxquels elle appartient : le monde chrétien
d’une part et le monde musulman de l’autre, notamment lors du récit de sa
conversion au christianisme. En contrepartie, la période de l’exil à Tunis est
marquée par une variation dans le rythme du récit : en quelques pages seulement,
Fadhma raconte ses trente années passées hors du pays et la traversée maintes fois
répétée de la frontière Algéro-Tunisienne. Cette longue période calendaire, qui
s’étend de 1909 à 1946, est marquée par une accélération de l’espace scripturo-
mémoriel qui correspond à une croissance étonnante des déplacements et des
traversées des frontières dans toute la troisième partie intitulée « L’exil de Tunis ».
Pendant cette période difficile de fuite nécessaire en Tunisie, alors sous protectorat
français de 1881 jusqu’en 1956, Fadhma insiste à plusieurs reprises sur la dureté de
sa vie. Elle avoue, en faisant allusion à l’année 1913 : « Cette année fut l’une des
plus pénibles » (Amrouche 1968, 158). Elle confie ensuite en 1918 : « Quand je jette
les yeux en arrière sur cette époque de ma vie, je me demande comment j’ai pu
vivre » (Amrouche 1968, 175). Dans cette troisième partie, et plus particulièrement
dans le premier chapitre intitulé « Les transplantés », Fadhma et sa famille
déménagent cinq fois, tout comme dans le deuxième chapitre « D’une maison à
l’autre », sans compter les déplacements réguliers en Kabylie pendant les vacances.
Fadhma rapporte son insatisfaction permanente : « Qui pourra dire ce que j’ai
souffert à cette époque de l’exil » (Amrouche 1968, 140). Contrairement aux deux
chapitres qui constituent des pics mémoriels et des périodes de stabilité spatiale, il
95
paraît difficile de s’attarder sur les lieux de cette troisième partie et d’y attacher des
souvenirs. L’appréciation de l’état émotif de Fadhma dépend donc de ce qui se lit
dans son silence. L’absence d’information laisse deviner que les questions privées et
sensibles sont, d’après son éducation musulmane traditionnelle, trop intimes pour
être révélées publiquement. Pourtant, pendant l’exil de Tunis, c’est par son
éducation à l’école française et sa conversion au catholicisme que Fadhma
revendique la diversité culturelle qui la différencie des autres femmes musulmanes.
Ainsi, la narratrice avoue par exemple préférer ne pas sortir plutôt que de devoir
porter le voile : « Je me serais trop singularisée, si j’étais sortie, visage découvert,
parmi les musulmanes voilées » (Amrouche 1968, 140). Car dans ce quartier arabe
et assez cossu de Tunis, tout la rappelle à sa différence :
Chez ces gens, une femme indigène qui sort, le visage découvert
devant des hommes, n’était pas une femme honnête. Je compris cela
plus tard. Tant que nous vivions dans un milieu italo-sicilien ou à
Bab-Aléoua, cela pouvait passer inaperçu : pour les Italiens, j’étais la
Française mariée à un Arabe, car mon mari s’est toujours refusé à
quitter sa chéchia, même quand il s’est agi d’obtenir de l’avancement.
(Amrouche 1968, 172)
Dans l’exil et malgré sa conversion au catholicisme, le couple continue de vivre
selon certaines traditions musulmanes, et le métissage culturel touche non seulement
Fadhma et son mari, mais aussi les enfants qui sont le sujet de moqueries :
Henri, en allant au patronage, comme il était le seul à porter une
chéchia, fut pris à parti par de jeunes Arabes qui lui reprochèrent de
fréquenter des Roumis, et voulurent lui chercher querelle. Je sentis
tout de suite que le quartier ne nous convenait pas. (Amrouche 1968,
173)
96
Malgré la souffrance endurée pendant ces trois décennies d’expatriation, le combat
de Fadhma la ramène pourtant toujours aux origines de sa culture berbère et à ses
chants folkloriques parce qu’ils constituent les éléments qui lui « avaient permis de
supporter l'exil et de bercer [s]a douleur » (Amrouche 1968, 208). Ce temps de
l’existence, qui est celui du retour physique ou mental à l’espace originel berbère et
plus spécifiquement Kabyle, lui permet de porter un hommage à sa culture, à sa
préservation et sa reconnaissance
20
. La mémoire devient le lieu sacré où peut
renaître la revification du symbolisme ancestral de la fécondité et de la plénitude
associé au village natal et à la maison maternelle. Fadhma clame son affiliation à sa
généalogie kabyle dans les dernières phrases du manuscrit de 1946 :
Aujourd’hui, plus que jamais, j’aspire à être enfin chez moi, dans mon
village, au milieu de ceux de ma race, de ceux qui ont le même
langage, la même mentalité, la même âme superstitieuse et candide,
affamée de liberté, d’indépendance. (Amrouche 1968, 195)
Cependant, après ces longues années d’absence, le retour du couple au village natal
ne se fait pas sans difficultés puisque « Pour les Kabyles, nous étions des Roumis,
des renégats » et « pour l’armée, nous étions des bicots comme les autres »
(Amrouche 1968, 203). De plus, le retour en Kabylie en 1953 est bref à cause de la
guerre de libération qui s’installe :
En février 1956, les Pères Blancs déclarèrent que les ménages
chrétiens devaient quitter leur demeure, car les Musulmans risquaient
de les massacrer. Dans l’affolement général, il fallut partir n’importe
où [...] Le lendemain, nous prîmes l’avion [...], à treize heures, nous
étions à Paris. (Amrouche 1968, 201)
97
Perpétuellement exilée de force et marginalisée par son destin, l’héritage mémoriel
que livre Fadhma sur son sentiment de déracinée semble témoigner que la libération
individuelle suppose un certain sacrifice, comme le suggère Beïda Chikhi :
Paradoxalement, et l’œuvre des Amrouche en témoigne dans sa
diversité, c’est la privation, le retrait, l’exil, qui bien souvent inspirent
aux créateurs cette mémoire, incertaine mais puissante, dans laquelle
se moulent leur poésie écrite ou orale, se structurent leurs pensées et
leurs récits. (Chikhi 1998, 8)
La vie de privation et d’exil de Fadhma Amrouche laisse entendre que le processus
de libération des femmes s’apparente à celui de l’indépendance de l’Algérie : comme
les colonisés, c’est grâce à leurs luttes et à leurs pertes que les femmes conquièrent
leurs droits et leur liberté. Par un processus de résistance à l’oubli par l’écriture, les
exclusions répétitives de la famille Amrouche donnent forme à un récit dont la
dynamique puise ses forces dans le besoin de constituer un relais de transmission du
patrimoine que son fils Jean pressent comme : « la présence d’un pays intérieur dont
la beauté ne se révèle que dans la mesure où l’on sait qu’on l’a perdu » (Amrouche
1968, 12). En retraçant tous les éléments constitutifs des discriminations que
Fadhma subit de la part de la communauté kabyle ou encore de la difficulté d'y vivre
sa foi chrétienne, cette histoire peut se lire comme un plaidoyer involontaire en
faveur de la femme algérienne. Ainsi, sans faire directement le procès des mœurs
algériennes, ce roman autobiographique porte les jalons d’un féminisme engagé à
faire réfléchir sur les comportements et les débordements de la société patriarcale.
98
B. L’Amour, la fantasia : une écriture féminine qui échappe à l’ordre masculin
L’expression des frontières à l’intérieur même du système patriarcal, qu’elles
soient sexuelles et liées au processus de libération de la femme, ou culturelles par
rapport à la problématique de l’exil, offre dans L’Amour, la fantasia des variantes
intéressantes qui viennent compléter d’une manière enrichissante les perspectives
introduites par Fadhma Amrouche. A l’inverse de cette dernière, Djebar rappelle,
dans son « Discours d’investiture à l’académie française », que lors de son enfance
en Algérie coloniale, celle qu’on appelait la « française musulmane » (Djebar 2006,
178) n’a pas subi de problèmes ségrégationistes traumatisants de la part de sa
communauté. Dans la partie autobiographique de L’Amour, la fantasia, la narratrice
ne mentionne effectivement pas de malédiction ni de blasphème liés à sa provenance
ou à son interculturalité avec la France, pas plus que de conversion au catholicisme.
Tous deux présents dans le roman, ses parents forment « un couple moderne »
(Djebar 1985, 275), bien que la mère n’ait pas une grande présence dans le récit et
apparaisse même sans réelle connivence avec sa fille. Dans son « Discours de
Francfort pour le prix de la paix », Djebar avoue vraiment faire pénétrer sa mère
dans ses récits qu’à partir de Vaste est la prison en 1995 :
J’ai osé faire entrer ma mère dans mon roman Vaste est la prison. J’ai
rappelé la trajectoire maternelle, elle vivant en citadine traditionnelle
[...], et cela jusqu’à près de 40 ans, elle trouva assez d’energie pour
traverser la Méditerranée et sillonner la France [...]. La transmission
féminine s’est alors rééclairée. (Djebar 2000, 161)
La mère est présentée comme une villageoise musulmane assez audacieuse bien
qu’analphabète, alors que le père est au contraire un algérien éduqué qui entre à
99
l’école française et réussit le concours de l’école normale pour devenir enseignant.
Si l’absence de l’image paternelle pèse dans le récit de Fadhma, ce repère identitaire
ne semble pas manquer à la narratrice de L’Amour, la fantasia qui mentionne
notamment sa « ressemblance physique » (Djebar 1985, 275) avec lui. Malgré
l’image récurrente et bienfaisante de la main paternelle qui débute et termine le récit,
ainsi que l’admiration que porte la narratrice à son père qui lui a donné la liberté du
savoir en contribuant positivement à son affranchissement par le biais de
l’instruction française, il n’est jamais vraiment non plus fait mention d’aucun lien de
complicé entre eux. La narratrice est « l’aînée des enfants » (Djebar 1985, 33). Son
« frère unique » est plus jeune qu’elle « de deux ans environ » (Djebar 1985, 95)
alors que sa sœur est « à peine sortie de l’enfance » (Djebar 1985, 117) lors du
mariage de la narratrice à Paris. La jeune sœur n’est pas très présente dans le texte,
de même que la narratrice n’a que très peu de contacts avec son frère barricadé dans
le maquis : « Au frère qui ne fut jamais complice, à l’ami qui ne fut pas présent dans
mon labyrinthe » (Djebar 1985, 117). En mai 1988, Djebar déclare pourtant: « Mon
rapport au temps c’est ne pas aller très loin comme un historien, mais de partir de
mon expérience, ensuite celle de mes parents, de mes grands-parents » (Cahiers
1990, 87). Il semblerait donc qu’au moment de l’écriture de L’Amour, la fantasia,
c’est-à-dire trois ans avant cette déclaration, l’écrivaine ait encore du mal à évoquer,
peut-être par pudeur, la cellule familiale. Son interêt semblerait se tourner plus
largement vers le champ d’investigation politique et social que constitue, dans la
société algérienne, la condition de vie et l’absence réductrice qui s’abat sur plusieurs
100
générations de femmes dont les voix viennent combler le vide familial. A travers des
histoires qui perpétuent leur mode de vie et leur résistance au monde masculin, les
aïeules racontent la répudiation, les violences domestiques, la soumission à la belle-
famille, etc. Dans l’espace anémique de la maison, elles ont pour tradition d’attendre
sans fin un événement qui ne peut être que le mariage, transfert d’une prison vers
une autre. Alors que l’espace individuel féminin n’existe pas dans la société
algérienne, l’intérieur de la maison est l’espace collectif des femmes dont la vie est
tenue séparée de celle des hommes. La description que la narratrice fait de son frère
est révélatrice de cette séparation : « Silhouette dressée du frère qui détermine
malgré lui la frontière incestueuse, l’unité hantée, l’obscurité de quels halliers de la
mémoire » (Djebar 1985, 118). La posture rigide du frère rappelle à la narratrice le
barrage entre sexes opposés et les difficultés de cette relation affective inaccessible
qui empêche toute sorte de communication intime avec l’autre sexe. La complicité
problématique entre la femme et l’homme arabe est aussi évoquée pendant la
description de la nuit de noce. Le mari promet d’attendre avant d’initier son épouse
vierge. Or, il ne respecte pas sa promesse : « Dès le début de cette nuit hâtive, il
pénétrait la pucelle » (Djebar 1985, 153). Le cri de la défloraison signe la distance
entre eux : « Il emmagasine en son nadir les nappes d’un ‘non’ intérieur » (Djebar
1985, 153). La défloraison et le sang qui en témoigne poussent la narratrice à
dévoiler les mensonges liés à l’idée romantique de l’amour en lui faisant proclamer
que l’amour c’est la douleur. Vingt ans plus tard, la vision de recul de la narratrice
sur cette scène renforce l’image affligeante de la soumission : « L’épousée
101
d’ordinaire ni ne crie, ni ne pleure : paupières ouvertes, elle gît en victime sur la
couche, après le départ du mâle qui fuit l’odeur du sperme » (Djebar 1985, 154-5).
Au fur et à mesure de la narration, la distance qui sépare la narratrice de son époux
devient plus criante, comme lorsque ce dernier brise les rêveries de sa femme qui
s’imaginait prendre le maquis avec lui :
« Ce n’est pas la réalité, tu rêves [...] ! Nous ne pourrons combattre
ensemble... Les seules femmes dans l’armée de résistance, ce sont
des paysannes [...], tout au plus, quelques infirmières ! » Elle ne
comprenait pas pourquoi il lui refusait l’accès à ce jardin. (Djebar
1985, 148)
Dans ce passage où seule la narratrice semble vouloir trouver une complicité, si le
« jardin » est l’espace de l’amour vécu à deux, il représente aussi un espace reservé
aux hommes. De même que le maquis, ce lieu de résistance et de lutte pour la
liberté, est également un espace interdit aux femmes, à l’exception de celles chargées
de préparer des repas pour les militants ou des infirmères assignées à prodiguer des
soins aux blessés. De la tension entre le masculin et le féminin, le lecteur est donc
transporté vers la tension politique entre la France et l’Algérie. L’aphasie
amoureuse, née d’une succession d’oppressions, atteind son paroxisme avec
l’homme français dont la malédiction n’est pas tant lié à sa provenance qu’à son
attitude d’envahisseur qui veut conquérir :
Je vivais, moi, dans une époque où, depuis plus d’un siècle, le dernier
des hommes de la société dominante s’imaginait maître, face à nous
[...]. Après tout Lucifer lui-même partage avec Eve un royaume
identique. (Djebar 1985, 183)
102
La narratrice reste bloquée, prise au piège entre les deux systèmes patriarcaux : le
colonialisme français et le nationalisme algérien. A la fin du roman, elle se
demande : « Quels fantômes réveiller, alors que, dans le désert de l’expression
d’amour (amour reçu, ‘amour’ imposé), me sont renvoyées ma propre aridité et mon
aphasie ? » (Djebar 1985, 283). Malgré ses efforts, la narratrice se sent toujours
invisible et voilée à elle-même, ce qui l’amène à partager l’espace d’anonymat,
d’aliénation et d’inexistence de ses aïeules. Comme l’affirme Charles Bonn : « La
femme [...] est le lieu [...] de la clôture la plus forte [...]. On ne parle pas d’elle. Elle
est donc un lieu vide, ou du moins absent » (Bonn 1985, 126). Le but de l’écrivaine
est donc de combler ce lieu vide afin de recréer un espace féminin. En 1974, pour
les besoins de son film La Nouba des femmes du Mont Chenoua (1978), Djebar
entreprend un pèlerinage dans les montagnes de sa région maternelle du Dahra pour
rencontrer et enregistrer des témoignages de maquisardes anonymes. Alors que
l’état algérien n’a jamais voulu donner son accord pour diffuser ce film, Djebar se
sert des enregistrements en tant que vestiges d’une génération de femmes
silencieuses pour les inscrire dans la troisième partie de L’Amour, la fantasia
intitulée « Les voix ensevelies » :
De tout ce matériel sonore, apparemment non utilisé, je me nourris les
années suivantes : autant pour élaborer la fin de mon roman L’Amour,
la fantasia que surtout pour prendre enfin conscience vivacement de
mon horizon d’écrivain ! » (Djebar 1999, 37)
Dans ce film-documentaire, Djebar met en scène des femmes qui ont participé à la
guerre de libération de l’Algérie : « J’ai voulu montrer l’image des femmes qui
103
circulent dans l’espace des hommes. Parce que pour moi c’est cela l’émancipation,
circuler d’abord dans l’espace » (citée par Fanon 1977, 3). Nous allons voir que la
retranscription de l’histoire des femmes algériennes contribue à leur émancipation en
les faisant circuler dans l’espace masculin qui leur est interdit.
La différence que les pôles de discours peuvent constituer est symptomatique
d’une évolution socio-culturelle, d’une émergence de la femme en tant que sujet de
l’écriture et de l’histoire. Réfléchissant sur cette problématique, Gafaïti ajoute :
Ce qui est décisif, c’est l’investissement du champ littéraire par la
femme [...]. L’irruption de celle-ci et sa productivité dans la
littérature correspond à l’évolution de son statut dans la société et à
l’enjeu fondamental que constitue sa liberté. (Gafaïti 1996, 335)
A l’instar d’Hélène Cixous et de Julia Kristeva, la théoricienne Luce Irigaray insiste
sur la nécessité d’arriver à une écriture féminine qui échapperait à la raison et
à l’ordre masculin et logocentrique :
Si la rationalité de l’Histoire revient à nous souvenir de tout ce qui a
eu lieu et à en tenir compte, il est nécessaire de faire entrer dans
l’Histoire l’interprétation de l’oubli des généalogies féminines et d’en
rétablir l’économie. (Irigaray 1999, 121)
Par le principe générateur de la narration, qui se trouve dans le pouvoir de raconter
l’aphasie qui rend les femmes silencieuses, l’acte d’inscription de leurs cris de
révolte, offre un espace identitaire aux femmes algériennes en les ramenant à leurs
origines :
Ecrire en langue étrangère, hors de l’oralité des deux langues de ma
région natale –le berbère des montagnes du Dahra et l’arabe de ma
ville- écrire m’a ramené aux cris des femmes sourdement révoltées de
104
mon enfance, à ma seule origine. Ecrire ne tue pas la voix, mais la
réveille, surtout pour ressusciter tant de sœurs disparues. (Djebar
1985, 285)
Curieusement, c’est l’écriture dans la langue adverse qui habilite la narratrice à
s’approprier un espace à la fois historique et socio-politique :
La langue française, la vôtre, Mesdames et Messieurs, devenue
mienne, tout au moins en écriture, le français donc est lieu de
creusement de mon travail, espace de ma méditation ou de ma rêverie,
cible de mon utopie. (Djebar 2006, 178)
La forme d’interdiction liée à l’écriture est perverse et consignante parce qu’elle est
liée à l’expression et à l’engagement des femmes. Leur prise de possession du
champ littéraire marque leur mobilité, mais aussi leur révolte et leur prise de pouvoir
au cœur même de l’espace masculin, puisque l’écriture contre l’oubli passe par
l’écriture des autres dans la perpétuation de la mémoire :
Si la révolution était du domaine de l’Histoire, elle est maintenant du
domaine de la littérature aussi : les femmes prennent le pouvoir par
l’écriture. (Gafaïti 1996, 336)
La retranscription des cris de révolte devient ainsi le premier pas d’une lutte
souterraine et collective car on peut bien « voiler le corps de la fille nubile » (Djebar
1985, 258), l’enfermer pour la rendre invisible et aveugle, on peut la bâillonner par
des formules toutes faites et étouffer sa voix, « si elle sait écrire [...] les mots écrits
sont mobiles [...] sa voix, en dépit du silence, circule » (Djebar 1985, 11-2). La
nature transgressive de l’écriture dans la langue adverse doit se faire sous une forme
détournée afin d’échapper à la répudiation, à la mort ou à l’exil. En effet, la
narratrice explique que les tribus condamnent et marginalisent de façon définitives
105
les femmes qui sont soit pauvres, soit répudiées (comme c’est le cas pour Fadhma
Amrouche), soit pire encore, les femmes qui osent s’exprimer :
Dans le language quotidien, me revient une condamnation que la
gravité rendait définitive : plus que la femme pauvre [...], plus que la
femme répudiée [...], la seule réellement coupable [...] était ‘la femme
qui crie’ [...], celle dont la plainte contre le sort ne s’abîmait ni dans la
prière, ni dans le murmure des diseuses, mais s’élevait nue,
improvisée, en protestation franchissant les murs. (Djebar 1985, 284-
5)
Dans le « Discours de Francfort », Djebar explique qu’écrire à distance depuis Paris
lui procure le recul nécessaire pour mettre en contexte la condition féminine en
Algérie :
De là, je décidais d’écrire à distance pour viser désormais au cœur
même de l’Algérie –son tréfonds, sa mémoire la plus obscure- dans
un nœud algéro-français complexe [...]. Désormais au cœur de
l’ancien ‘Empire’, je me mettais, moi aussi, à distance [...]. J’avais
besoin, comme le photographe qui recule pour ne pas écraser son
sujet, d’une perspective la plus vaste. (Djebar 2000, 158-9)
Alors que l’alternative de l’exil pour assumer l’héritage biculturel non voulu semble
s’offrir, dans le cas d’Amrouche, comme une nécessité pour se protéger, elle se
présente comme un choix délibéré dans celui de Djebar qui arrive en France pour
entrer en cagne en octobre 1954, un mois avant que commence l’insurrection. Dans
Ces voix qui m’assiègent, cette dernière avoue : « Etre écrivain pour la trace, pour la
vertu de la trace c’est être voué à l’expatriation » car « l’écriture de l’expatriation est
plutôt une trace entêtée de survivant » (Djebar 1999, 209). Djebar se résout donc à
s’éloigner de sa terre-patrie pour pouvoir continuer à fixer la trace, à témoigner, à
faire le procès des « égorgeurs d’intellectuels –entendez par là des jeunes gens
106
heureux d’écrire, de transmettre le savoir » (Djebar 1990, 237)
21
. En décidant de fuir
l’Algérie, Djebar peut s’élever contre les injustices tout en minimisant le risque
d’être accusée d’indécence et de dissidence. Pourtant, en janvier 1957, trois ans
après son arrivée en France, l’écrivaine rencontre quand-même des résistances lors
de la publication aux éditions Julliard de son premier roman La soif. En effet, ce
récit de femme écrit à la première personne fait sensation à Alger, comme l’explique
Jeanne-Marie Clerc :
Malmenée par les intellectuels algériens alors engagés dans une
guerre sanglante dont elle ne soufflait mot, Assia Djebar se justifia en
présentant le roman comme « un exercice de style » où elle avait
voulu présenter « la caricature de la jeune fille algérienne
occidentalisée ». Plus tard, elle dira : « Dans mon premier roman je
m’étais masquée ». (Clerc 1997, 55)
Cette Algérienne occidentalisée semble déjà être une forme d’image
autobiographique qui, dans L’Amour, la fantasia, rappelle celle de la jeune
protagoniste élevée par son père « à la française » (Djebar 1985, 34) et qui,
lorsqu’elle est interpellée sur son malaise « à cette frontière ambiguë entre deux
civilisations » (Djebar 1985, 35), est « obligée de faire des concessions à
[l]’entourage, à [la] société » arabes (Djebar 1985, 21). Dans un mouvement qui va
de l’introspection à la protestation, le récit autobiographique, en favorisant un retour
aux origines kabyles par le biais de la langue française, semble alors s’offrir comme
« un exercice de style » très particulier et original : « Pour moi, la voix de ces
femmes est l’opposition voulue à tout style officiel » (Cahier 1990, 93).
L’atténuation des antagonismes se réalise par la superposition de l’espace originel de
107
la tribu que représente la langue maternelle, la tradition et la mémoire, avec l’espace
du père symbolisé par la langue française qui est aussi l’espace de l’autre, la
modernité et le savoir. Le récit d’Amrouche est émaillé de mots kabyles mis en
italiques et parfois traduits en français. La narratrice place dans son texte des termes
relevant de sa langue d’origine tels que : « Akham n’louh » (Amrouche 1968, 92),
« Iquerdhachen » (Amrouche 1968, 111), « Lla Djohra » (Amrouche 1968, 93), etc.
Elle traduit aussi parfois littéralement des proverbes kabyles en français : « De
quelques côtés que tu ailles à Fort National, il faut toujours monter » (Amrouche
1968, 43). La présence de ces termes et expressions issus de la langue dialectale
produit un effet stylistique et esthétique qui ancre le récit dans la réalité algérienne
en renvoyant à une symbolique qui appartient à la culture d’origine de l’auteur.
Dans le texte djebarien, l’acte de réinsertion des femmes algériennes dans l’espace
masculin de l’écriture qui leur est interdit, passe aussi par la retranscription en langue
française de l’oralité qui caractérise la langue des aïlleules et dont l’originalité repose
sur une écriture métissée qui donne au lecteur l’impression d’entendre le dialecte
arabe des régions montagneuses. Dans L’Amour, la fantasia, l’hybridation
linguistique est particulièrement observable à travers la traduction d’expressions
berbères traditionnelles parcemées de formules de bénédiction invocant Dieu et son
Prophète. Ainsi, c’est en confiant sa vie au devin qu’une jeune femme prénommée
Chérifa décide de partir soigner les blessés dans le maquis : : « Je me suis fiée à la
protection de Dieu ! » (Djebar 1985, 172). Lorsque Chérifa retrouve l’endroit où est
tombé son frère poursuivi par les Français, elle explique : « La seule raison [...], c’est
108
Dieu ! C’est comme s’il m’avait mis de l’ombre sur cet endroit ! » (Djebar 1985,
173) car « Dieu voulu que je me repère aussitôt et que je trouve l’endroit la
première » (Djebar 1985, 195). En parlant de la profession qu’exerce Khadidja, une
femme rencontrée en prison, Lla Zohra emploie aussi une formule conjuratoire
propre au dialect arabe : « Elle dirigeait, que Dieu éloigne de nous le mal, une
maison de tolérance » (Djebar 1985, 229). Cachée chez Djennet, sa nièce Zohra se
dissimule chaque fois que quelqu’un rend visite, en évocant Dieu et le Prophète :
J’avais peur ! Je savais que ces gens venaient « pour Dieu et son
Prophète », en toutes bonne foi, mais malgré tout, s’ils me voyaient,
en partant, ils parleraient ! (Djebar 1985, 170)
Ces évocations sont les signes des traits de l’oralité de la langue arabe qui fait
souvent allusion au devin ou à des formules religieuses. La poésie de la langue
parlée, parsemée de références au berbère, annihile le temps et l’espace pour
rejoindre le monde maternel perdu. L’aspect original et métissé de cette écriture
féminine se distingue aussi par l’insertion dans le récit de figures berbères mythiques
telle que celle incarnée par le roi Jugurtha. Par le biais de ce héros légendaire de la
résistance, la langue se fait porteuse de l’objet de la quête révolutionnaire. A travers
les âges, Jugurtha se dresse effectivement comme l’effigie de l’irréductibilité berbère
dont seule la trahison peut venir à bout de sa résistance. Vestige d’un passé
indélébile, cette figure symbolise non seulement l’idéologie commune qui lie les
femmes au mythe de la grande épopée nationale, elle représente également
l’incarnation linguistique de l’identité berbère et son appartenance au monde numide.
A l’image de Fadhma qui porte en elle « l’âme de Jugurtha » (Amrouche 1968, 9),
109
Djebar véhicule aussi cette symbolique de l’opposition et de la rébellion, comme elle
s’en justifie dans le « Discours de Francfort » :
Je crois que ma langue de souche, celle de tout le Maghreb, je veux
dire la langue berbère, celle d’Antinéa, la reine des Touaregs où le
matriarcat fut longtemps de règle, celle de Jugurtha qui a porté au plus
haut l’esprit de résistance contre l’impérialisme romain, cette langue
donc que je ne peux oublier, dont la scansion m’est toujours présente
et que pourtant je ne parle pas, est la forme même où, malgré moi et
en moi, je dis ‘non’ : comme femme, et surtout, me semble-t-il, dans
mon effort durable d’écrivain [...] : dire ‘non’... et le dire quand la
langue de la première origine se cabre, et vibre en vous, en des
circonstances où le pouvoir trop lourd d’un État, d’une religion ou
d’une évidente oppression ont tout fait pour l’effacer, elle, cette
première langue. (Djebar 2000, 155)
Ce « non » intérieur de résistance qui fait écho au « non » de la défloraison, est un cri
personnel de participation à une poussée collective commencée un siècle avant l’ère
chrétienne avec la publication en latin de « La guerre de Jugurtha » par un
« politicien corrompu et historien redoutable » (Djebar 2000, 156). Le défi de
Jugurtha contre l’invasion romaine semble, d’après Djebar, être à l’origine de chaque
résistance contre les invasions en Afrique du Nord, pendant lesquelles les Berbères
n’ont cessé d’« invoquer le fantôme de cet ancêtre héroïque » (Djebar 2000, 156).
Ainsi, l’instinct vital de férocité se transmet par une langue berbère ensauvagée et
bruyante que Djebar tente de capturer par le biais de l’alphabet et des mots français.
En participant à la réinsertion des femmes algériennes dans l’espace
masculin, l’acte d’appropriation de l’écriture en langue française permet d’établir
une relation différente par rapport au pouvoir et à la soumission. En effet, non
seulement la mère de la narratrice apprend le français grâce au père, elle va même
110
jusqu’à appliquer la tradition occidentale en appelant son mari par son prénom
« Tahar ». Alors que la tradition ancestrale consiste à ne pas nommer le conjoint en
public, et pour la femme ne pas être nommée revient à nier son existence, en
s’appelant mutuellement par leur prénoms, les époux se reconnaissent en tant
qu’individus. Cet acte est initié par le père qui adresse une carte postale à sa femme
lors d’une brève absence :
La révolution était manifeste : mon père, de sa propre écriture, et sur
une carte qui allait [...] passer sous tant de regards masculins [...], mon
père avait osé écrire le nom de sa femme qu’il avait désignée à la
manière occidentale : « Madame untel... » ; or, tout autochtone,
pauvre ou riche, n’évoquait femme et enfants que par le biais de cette
vague périphrase : « la maison » [...]. L’un et l’autre, mon père par
l’écrit, ma mère dans ses nouvelles conversations où elle citait
désormais sans fausse honte son époux, se nommaient
réciproquement, autant dire qu’ils s’aimaient ouvertement. (Djebar
1985, 53)
Cette aptitude à nommer et à être nommée, inconnue de la société arabe, est conférée
par le rôle libérateur de la langue française. En s’appelant par leur nom en public,
les parents de la narratrice établissent la reconnaissance de leur existence et de leur
amour mutuel sur un plan relationnel différent de celui de la soumission au pouvoir
de l’homme qui incombe traditionnellement à la femme dans la société arabe. Signe
de transformation dans le rapport entre les hommes et les femmes, l’écriture devient
« un passeport pour une identité nouvelle » (Bonn 1985, 279). Ainsi se dessine une
configuration où oralité et écriture se déterminent mutuellement, sans se contester.
En intercalant des expressions et mythes berbères dans l’écriture française, la
narration contribue à prendre le relais d’une longue tradition de sauvegarde des
111
langues contre les chocs de l’histoire. Toute la reflexion sur les langues que suppose
l’écriture en français est « comme une façon de travailler sur [la] culture actuelle,
c’est-à-dire sur une Algérie qui est francophone, arabophone, berbérophone » (Le
Clézio 1985, 243). Le fait de restaurer la dialectique français-arabe et passé-présent
est une façon moderne et révolutionaire de faire de l’histoire. Pour la narratrice de
L’Amour, la fantasia qui, durant toute son enfance, ne franchit jamais un seul seuil
français, la cohabitation des deux langues dans cette ‘Algérie actuelle’ est
symbolisée par la famille du gendarme français : « La mère des filles cloîtrées et
l’épouse du gendarme étaient amies ; chaque rencontre les rendait heureuses l’une et
l’autre » (Djebar 1985, 33). Leur fille Janine incarne le métissage cuturel et l’amitié
complice entre Arabes et Français par le fait qu’« elle parlait l’arabe sans accent
comme une autochtone » (Djebar 1985, 35). En assimilant les aspects positifs des
deux cultures, Janine représente l’alter ego dont rêve la jeune narratrice :
Janine allait et venait, toute la semaine, dans la maison arabe ; n’était
son prénom, on aurait pu la prendre pour la quatrième fille de la
famille... Mais il y avait ceci d’extraordinaire : elle entrait et sortait à
son gré –des chambres à la cours, de la cour à la rue- comme un
garçon ! (Djebar 1985, 35)
La fillette est fascinée par l’aisance et l’autonomie de Janine qui se déplace librement
entre l’intérieur et l’extérieur. Or, ce sont des attributs qui, transposés dans la culture
arabe, figurent comme des apanages masculins. La mixité culturelle exemplifiée par
Janine semble donc être le symbole djebarien d’une certaine émancipation
puisqu’elle contribue à « circuler d’abord dans l’espace ». Cette liberté est rendue
possible par l’interaction avec la France pendant la colonisation. Le français étant la
112
seule langue écrite qui permette à la narratrice de ressusciter les aïeules sans trahir
leur silence, c’est en recomposant les pages blanches de l’histoire de l’Algérie que
les fractures se perçoivent dans la multiplicité des idiomes du patrimoine
linguistique : l’arabe, le français, les langues dialectales disent la fécondité de
l’histoire et l’identité plurielle d’un pays. En permettant l’expression d’une prise de
distance par rapport au code comportemental qui renvoie à la loi du groupe porteur
d’interdits et de frustrations, l’autobiographie dans la langue de l’autre représente
bien ce que Djebar revendique comme étant une « opposition voulue à tout style
officiel », une nouvelle écriture féminine dont l’intérêt est de préserver la société de
référence tout en déplaçant les angles de vues.
III. Fantaisie, Fantasia et Fantasme : Les revers de la politique coloniale
Si le réquisitoire sur le comportement de l’Algérie vis-à-vis des femmes est
révélateur de la violence et des défaillances du patrimoine traditionnel, les
récriminations concernant l’idéologie coloniale française dénoncent des mentalités
qui sont encore fortement ancrées dans l’inconscient français. Au centre des débats
qui se négocient entre Orient et Occident, religion et laïcité, démocratie et
totalitarisme, passé et présent, je propose d’analyser les moyens mis en œuvre par les
écrivaines pour mettre en relief la double colonisation des femmes qui sont réduites
au mutisme et à l’invisibilité non seulement par les traditions indigènes, mais aussi
par la société coloniale française. Après avoir dû rompre un premier silence, celui de
l’écriture, en ressuscitant la voix féminine de la tradition et de la transmission, les
113
écrivaines doivent à présent réveiller la voix de la contestation pour rompre un autre
grand silence : celui de l’histoire officielle faite par les hommes et dont la femme est
exclue. Vecteur d’un mouvement identitaire en devenir, la littérature pénètre cette
fois dans les sphères d’un discours critique qui s’effectue à partir de la rencontre
avec l’autre culture. Le but est maintenant de dévoiler une autre manière de
véhiculer le sens de l’histoire en puisant des repères susceptibles d’ancrer la lutte
pour la liberté indépendamment des références à l’Occident. A travers l’analyse de
l’immense travail entrepris par Amrouche et Djebar pour que soit formulé, à partir de
l’Algérie même, le passé des civilisations et des peuples, je propose d’examiner la
perspective exploitée par ces écrivaines pour souligner et débusquer les constructions
stéréotypées de l’imaginaire collectif français à travers l’écriture de l’histoire. Dans
un premier temps, nous allons voir qu’en trouant la logique explicative des sources
conquérantes, souvent fragmentaires, tronquées, contradictoires ou faussées,
L’Amour, la fantasia permet de mettre en évidence les subterfuges d’une histoire
coloniale surchargée d’ambiguïtés et trop longtemps enfouie sous le poids des non-
dits. Dans un deuxième temps, l’analyse de l’incompatibilité de la politique
coloniale avec les mœurs et traditions locales dans Histoire de ma vie contribue à
souligner le manque de cohérence du système colonial face aux réalités nationales de
l’Algérie. C’est au compte de la structure dialogique d’un double regard qui repose
sur la juxtaposition des points de vue français et algériens, que les romans participent
à une redéfinition de l’identité féminine. La structure dualiste produite par des
lectures contradictoires de l’histoire stimule des conflits d’interprétations, au sens où
114
les projections opérées par les textes entrent en confrontation avec les protagonistes
qui ne trouvent pas leur place dans le cadre symbolique que l’histoire leur impose.
Comme le souligne Norindr Panivong, l’engagement dans un détournement du sens
institutionnalisé par l’histoire officielle devient alors nécessaire pour remédier à une
idéologie coloniale stéréotypée et gravée dans les inconscients, que l’éloignement
dans le temps ne fait que renforcer :
As temporal distance increases, these popular constructions may even,
one day, be regarded as factual truth and assimilated as knowledge by
those who have only a remote inkling of colonial history. (Norindr
1996, 158)
La vision alternative qui ressort du choc des cultures franco-algériennes dans les
textes de Djebar et Amrouche, permet de pointer le non-dit de ce qui a été soit
involontairement refoulé, soit volontairement gommé par l’histoire coloniale
officielle. Cet éclairage sur l’histoire résiduelle par la prise de distance face à
l’histoire des historiens fait promener le lecteur dans l’un des dédales les plus
sophistiqués des littératures francophones. Les deux romans étudiés mettent en
lumière une entreprise coloniale prise au piège de ses propres contradictions,
aveuglée par ses tares sociales et psychologiques, politiques et historiques,
intellectuelles et idéologiques. L’occupation étrangère, en contribuant à escamoter
l’histoire antérieure de la conquête, l’immobilise et la subtilise souvent pour la
confondre avec la sienne. Les romans d’Amrouche et de Djebar présentent
l’originalité d’établir des ponts avec l’histoire algérienne et de lire le présent à l’aide
d’un passé tantôt dénoncé, tantôt valorisé par une émergence féminine au sein même
115
de la tradition. C’est donc en libérant la prise de parole que le passé peut être libéré
pour restituer les parties manquantes d’une guerre qui a été effacée. Aussi, dès
l’indépendance acquise, le besoin de retrouver son histoire propre va de pair avec la
construction du présent qui a besoin de racines car, selon Michel de Certeau : « Une
société se donne un présent grâce à une écriture historique » (De Certeau 1975, 118).
Les romans d’Amrouche et de Djebar rappellent l’importance de la transmission de
l’histoire qui contribue à enraciner les jeunes générations dans une identité qui doit
être sauvegardée : « On ne peut concevoir une culture dans les pays autrefois
colonisés qu’à travers une recherche des racines » (Djebar 2006, 178), déclare
Djebar lors de son « Discours d’investiture à l’académie française ». Elle fait aussi
référence aux pertes engendrées par le colonialisme sur des générations d’ancêtres,
dont la mémoire n’a été que partiellement retrouvée :
L’Afrique du Nord, du temps de l’Empire français [...] a subi, un
siècle et demi durant, dépossession de ses richesses naturelles,
déstructuration de ses assises sociales, et, pour l’Algérie, exclusion
dans l’enseignement de ses deux langues identitaires, le berbère
séculaire, et la langue arabe dont la qualité poétique ne pouvait alors,
pour moi, être perçue que dans les versets coraniques qui me restent
chers. (Djebar 2006, 177)
Pour Amrouche, comme pour Djebar qui révèle le désir « passionné » de se
« consacrer à la recherche historique sur [sa] société » (Cahier 1990, 88), le
problème se pose encore et toujours dans le sens d’une technique d’écriture capable
d’exprimer tout ce que l’histoire a passé sous silence ou présenté à travers un regard
qui la transforme. En soulignant les implications pour l’évolution de la société à
venir, la spéléologie du souvenir fait jaillir la parole informulée des oubliés de la
116
guerre, exhume les vestiges écrits, déterre les traces de documents afin de donner une
interprétation nouvelle à l’histoire coloniale qui unit la France et l’Algérie. La
dynamique des écritures djebarienne et amrouchienne concourt à élargir la base du
travail scientifique et historiographique, à modifier l’image conventionnelle du
passé, et à mettre en question tout « projet d’une histoire qui cherche à restituer la
forme d’ensemble d’une civilisation, le principe unitaire –matériel et spirituel- d’une
société » (Foucault 1969, 18-9). La rigueur de l’investigation fait ainsi apparaître les
fractures qui ont engendré ces différences et qui constituent en fait les vraies
ressources des civilisations. Les écrivaines ont recours à diverses méthodes pour
renverser les idées préconçues et exposer les conséquences de l’incohérence du
projet colonialiste français en Algérie, un projet qui, même s’il a servi à la
constitution d’un devenir en gestation, s’est souvent teinté de contradictions et
d’absurdités. Afin de réactualiser l’histoire et d’opérer une démystification des
stéréotypes coloniaux, les textes étudiés exploitent le principe de mise en abyme à
travers la mémoire de ceux et celles qui ont vécu les événements d’Algérie :
restituées à travers les certitudes, mais aussi les hésitations ou l’aveuglement de leurs
récits officiels, autobiographiques ou oraux, les voix se répondent et se complètent
selon un système polyphonique qui va devenir constitutif de l’écriture historique de
ces deux auteurs.
117
A. Déconstruction du récit de guerre à travers les documents officiels : Fantaisie
scriptuaire et fantasia guerrière
La prose de Djebar rend compte d’une interprétation de l’histoire nationale
qui laisse transparaître les halètements d’une conscience déchirée par le produit de la
colonisation. Dans sa tentative de redéfinition de la subjectivité féminine, la
romancière exploite le principe de mise en abyme en établissant une relation
dialoguiste entre l’histoire du 19
ème
siècle écrite par des officiers français et le récit
oral de femmes algériennes qu’elle tente de réintégrer dans l’histoire nationale. La
structure architecturale du livre repose sur le relais des voix et des époques où
s’alternent réciproquement des points de vue par le dépôt en strates des narrations.
Tous ces réseaux de signification sont fécondés par leurs rapports réflexifs
qu’exploite l’instance narrative. L’habileté de l’auteur consiste surtout à procéder à
une sélection de données historiques aptes à reconstituer une version différente de
l’histoire coloniale algérienne qui, en tendant à déconstruire toute visée totalisante,
prend en compte les césures, les écarts et les différences. Un formidable travail de
subversion du sens est alors mis en œuvre pour faire resurgir une vérité manquante.
La technique de manipulation des références historiques se déploie sur plusieurs
dimensions dans une relation de co-présence entre plusieurs textes : témoignages
d’époque, citations avec mentions de dates, de lieux et de sources, récits
commémoratifs, généalogies, voix des femmes de la tribu, parcours
autobiographique personnel, etc. Ces vestiges dispersés, sur lesquels s’appuie la
contruction romanesque, servent à recomposer l’écriture du pays par assemblage :
118
Les récits de guerre étaient sources d’études historiques pour moi
pendant longtemps, puisque je suis enseignante de l’histoire d’Afrique
du Nord. Pour ce livre, je me suis mise à relire des témoignages,
correspondances d’officiers français qui, entre 1830 et 1860-70,
écrivaient leurs relations de guerre au quotidien sur le sol de mon
pays. Pourquoi suis-je revenue à cela ? Tout simplement parce que
[...] en pensant à mon enfance, je me suis aperçue que la langue
française [...], cette langue de l’instruction est devenue ma langue
d’écriture, de création, et elle avait elle-même un passé dans mon
pays. (Cahier 1990, 80)
En ouvrant le champ de l’investigation aux archives, documents officiels et
correspondances de guerre, l’espace mnémonique du récit se déplace ainsi sur
plusieurs couches narratives qui autorisent une lecture critique et analytique de textes
directement écrits par les Français sur le Maghreb. En dévoilant ce qui se cache
derrière le non-dit de « la plate sobriété du compte rendu » (Djebar 1985, 16), la
narratrice s’approprie ces textes en les réécrivant à son tour et cent cinquante ans
après, dans une prose qui éclaire sur son obsession des mots. Parce que ces derniers
détiennent les clefs du passé de l’Algérie, sa mission consiste à débusquer et à
dénoncer les subterfuges contenus dans toutes les sources d’étude d’une société
contrôlée, archivée et illustrée par le regard de l’autre : « Des cohortes d’interprètes,
géographes, ethnographes, linguistes, botanistes, docteurs divers et écrivains de
profession s’abattront sur la nouvelle proie » (Djebar 1985, 67). La narratrice accuse
l’exploitation de l’expression picturale qui, servant l’orgueil national, va aussi tenter
de justifier les crimes commis :
Au départ de Toulon, l’escadre fut complétée par l’embarquement de
quatre peintres, cinq dessinateurs et une dizane de graveurs... Le
conflit n’est pas encore engagé, la proie n’est même pas approchée,
119
que déjà le souci d’illustrer cette campagne importe davantage.
Comme si la guerre qui s’annonce aspirait à la fête. (Djebar 1985, 17)
La narratrice met en lumière le soucis de prestige qui a raison de l’intelligence et de
la noblesse d’âme des envahisseurs. La répétition du mot « proie » dans les deux
citations ne laisse planer aucun doute sur leur mentalité. On devine avec quel esprit
et dans quelle optique les peintres et chercheurs se pencheront sur cette nouvelle
terre à explorer. Après le combat, c’est bien la fête qui est photographiée et filmée,
illustrant ainsi l’apogée de l’empire colonial qui ne montre aucun scrupule à éliminer
les autochtones avant de fêter leurs massacres :
Notre petite armée est dans la joie et les festins, écrit Bosquet le 1
er
novembre 1840. On respire dans toute la ville une odeur de grillades
de mouton et de fricassées de poulet. (Djebar 1985, 80)
La réappropriation de la langue parlée à l’intérieur même de la structure
hégémonique de l’administration coloniale est un moyen de renvoyer les expériences
schizophréniques à ceux qui en sont à l’origine. Cette technique produit un effet
aliénant sur le lecteur occidental qui ne se reconnaît plus dans cette façon barbare de
prouver sa possession en s’emparant de l’image d’êtres sans défense considérés
comme absents :
L’être regardé est nié plus que jamais dans son identité profonde
comme si sa différence devenait objet de mode, de folklore, un décor
vide. Tout un ‘cinéma colonial’ de documentaire et de fiction a ainsi
sévi pendant des décennies [...]. Comme si, partout, alors, des
aveugles filmaient des mirages ! (Cahiers 1990, 168)
Le regard porté sur cette réalité ignorée reste étranger à un sujet étudié à distance,
avec le recul nécessaire que suppose la froide observation. Aucune de ces œuvres ne
120
dévoilera l’émotion ressentie devant la détresse humaine et le malheur qui s’abat sur
tout un peuple, pas même les témoignages indigènes dont le mutisme inhérent à la
douleur contenue est cause du silence de l’histoire de l’Algérie. : « Qui chantera plus
tard cette agonie de la liberté, quel poète, animé d’une espérance entêtée, pourra
regarder jusqu’au terme de cette dérive ? » (Djebar 1985, 63). Entre les
déformations contenues dans les témoignages des envahisseurs et le silence des
indigènes, s’installe une incommunicabilité pesante: « Hors combat, toute parole
semble gelée et un désert d’ambiguïté s’installe » (Djebar 1985, 52). Le texte
lacunaire de la narratrice va remplir le vide de l’histoire en couvrant les moments
essentiels de l’occupation française pendant les deux premières parties du roman,
alors que la troisième partie se concentre sur la guerre de libération. L’écart
temporel entre les différentes périodes est comblé par les va-et-vient de la narratrice
qui met bout à bout différents témoignages et documents émanant de sources très
diversifiées qui s’amoncellent à chaque étape relatée de la colonisation.
Alors que L’Amour, la fantasia, explique Beïda Chikhi, « a surtout été lu
comme un roman historique, avec tout ce que cela sous-entend de termes et
d’attitudes anti-fantaisie » (Chikhi 2007, 57), le travail de retranscription des
documents semble, au contraire, laisser une large place à l’imagination artistique si
importante, d’après Gafaïti, pour évoquer la nature douloureuse de l’histoire
algérienne : « Il me semble que seuls l’art et la littérature peuvent donner la mesure
du traumatisme collectif de l’Algérie contemporaine [...]. Les romanciers sont les
vrais sociologues et historiens d’un pays comme l’Algérie » (Gafaïti 2005, 15). En
121
effet, si la narratrice procède à l’analyse des événements de l’histoire, c’est en artiste
qu’elle effectue la relecture de l’affrontement entre les deux pays. La répartition du
texte s’effectue selon des catégories théâtrales, temporelles et musicales dont le
mouvement est aussi important que les événements et les discours qui les relatent.
C’est d’abord la musique, attribut par excellence de la liberté, qui suscite
l’imaginaire et aide à l’expression de l’indicible. L’enchantement dans lequel elle
tient les auditeurs, les libère des pesanteurs en les conduisant vers une jouissance
plus propice à la création. Beïda Chikhi explique que la fantaisie irradie l’œuvre en
y imprimant des accents qui échappent à toutes références linguistiques, historiques
ou socioculturelles préétablies :
La fantaisie comme sénario imaginaire réalise l’accomplissement
d’un désir [..] : elle permet au sujet de l’écriture, endommagé par la
violence historique, de se réaliser par rapport à ce qu’il est en mesure
de créer, ou de recréer, et non par rapport à un quelconque
contentieux légué par l’histoire. (Chikhi 2007, 75)
La retranscription des scènes du passé peut ainsi bénéficier de ressources
fictionnelles grâce auxquelles la romancière peut apporter, dans une prose originale
et esthétique, une cohérence subjective et une interprétation dans laquelle elle exhibe
sa virtuosité et trouve son plaisir. En invitant le lecteur à imaginer et à traverser
d’autres univers discursifs, l’espace musical se trouve ainsi transposé sur l’espace
scriptural qui permet d’inventer une langue francophone non-hexagonale :
Assia ne cherche ni fusion ni conciliation dialectique d’une culture à
l’autre. Et pas d’avantage la marque d’une opposition de principe.
Son écriture voyage : écriture trans. Ecriture-Transes [...] qui va à
l’essence de la littérature c’est-à-dire, au-delà des représentations et
122
des significations –mais à travers elles-, à la retenue des mots
révélants musique et poésie. (Calle-Gruber 2001, 39)
Dans une synesthésie qui combine les sens entre eux, la poésie de L’Amour, la
fantasia repose en grande partie sur un mode d’expression qui se réalise dans une
conception romanesque proche de l’opéra. La dimension sonore du tissu narratif
s’élabore selon des impératifs rythmiques qui partagent l’espace entre les voix, les
silences, les blancs, etc., comme l’illustre l’exemple du terme de fantasia inclu dans
le titre du roman
22
, qui est une allusion à la fois au spectacle équestre des guerriers
arabes et à la composition musicale de Beethoven « Quasi una fantasia » (Djebar
1985, 159), citée en épigraphe de la troisième partie du roman. Le terme de fantasia
propose ainsi un rythme, une improvisation, des leitmotivs et des dynamiques qui
sont aménagés pour donner libre cours à la créativité et à l’imaginaire de l’artiste qui
n’est plus tenu à suivre les règles littéraires conventionnelles. Répartis selon la
célèbre sonate de Beethoven, les différents discours se succèdent en cinq
mouvements qui s’alternent dans des rythmes propres à la composition musicale :
« Murmures », « Chuchotements », « Conciliabules », « Clameurs » et
« Soliloques ». Ces chapitres constituent une sorte de transition musicale qui se
dégage du reste du texte par une écriture en lettres italiques qui les relie entre eux.
Relançant la polyphonie du récit, ces titres s’érigent pour proclamer que l’histoire
n’est pas seulement une affaire de spécialistes. En effet, ils disent aussi toute la
pudeur des femmes à communiquer leur propre histoire, comme si elles évoluaient
en marge de l’histoire collective et politique d’Algérie écrite en grande majorité par
123
des hommes. La narratrice proclame tout haut le cri d’injustice que les diseuses, à
cause de la sanction de la tribu, ne peuvent que murmurer tout bas. Organisée selon
un protocole immuable, la parole est strictement réglementée par un code de
bienséances qui impose « la soumission féminine », et les salutations échangées
d’« une voix imperceptible » sont formulées « en commentaires chuchotés » (Djebar
1985, 220-2). L’expression du ‘je’ est totalement bannie de cette parole collective
où « les formules-couvertures maintiennent le trajet individuel dans la résignation
collective » (Djebar 1985, 223). La tradition réserve aux femmes « la petite
histoire » définie par Michelle Perrot comme celle « du privé, tournée vers la famille
et l’intime, auxquels elles ont été en quelque sorte déléguées par convention et
position » (Perrot 1998, 17). C’est en réaction à ce monopole masculin des grands
exploits et de leurs écritures d’où les femmes sont trop souvent exclues que la
narratrice va à l’encontre de ces voix féminines en quête d’un espace linguistique.
L’appartenance collective basée sur l’anonymat renforce la problématique de
l’absence des personnages et de leur histoire que l’auteur essaie de combler par une
traversée musicale. Le roman se veut une réflexion sur l’art et sur les possibilités
que ce dialogue transculturel et transdisciplinaire peut comporter au niveau du
sensible, des résonnances émotionnelles. Scandée aux rythmes de la fantasia,
l’écriture donne ainsi ses clés de lecture et de musique, pour faire du livre une
véritable orchestration. L’enchâssement des récits de voix relève d’un effort de
souvenance qui renforce la teneur thématique des femmes en quête de mémoire :
124
Conversations éparpillées où ma filiation maternelle crée le lien :
l’une ou l’autre des interlocutrices m’affirme que sur la tombe des
deux saints de mon ascendance [...], de nouveaux, les paysannes, les
femmes stériles, les orphelines de l’avenir, ont repris pèlerinage,
confessions, séances de transes [...]. Elles s’apprêtent à me parler de
manière rocailleuse [...]. Oui l’on ne parle, voix dans l’ombre, et je
me tais, j’avale chaque timbre. (Djebar 1985, 281)
Dans ces moments de polyphonie, la musique devient intemporelle par le travail
analogique qui réunit les femmes du passé et celles du présent. Le rythme peut
s’emballer jusqu’à la transe libératrice dont les « convulsions » de la danse sculpte le
corps devenu « antre de musiques et de sauvageries » (Djebar 1985, 182). Exposée
par les contrepoints de la mélodie, l’ambivalence sémantique entre en effervescence
dans le jeu des allitérations et des assonances. Dans l’exemple suivant, l’articulation
syntaxique, stimulée par le « staccato » des consonnes sifflantes, libère le
mouvement de la phrase et la force expressive du désir qui est en elle :
Soufflerie souffreteuse ou solennelle du temps d’amour, soufrière de
quelle attente, fièvre des staccato. Silence rempart autour de la
fortification du plaisir et de sa digraphie. Création chaque nuit. Or
broché du silence. (Djebar 1985, 157)
L’alternance des rythmes musicaux peut signifier un changement de tonalité entre les
chants collectifs et individuels, mais également servir d’anaphore pour exprimer
tantôt le silence, tantôt le cri, la voix ou le souffle des femmes algériennes, le tout
constituant une fantaisie musicale qui saisit les mots pour mieux les accoupler :
De nouveaux râles, escaliers d’eau jusqu’au larynx, éclaboussures,
aspersion lustrale, sourd la plainte puis le chant long, le chant lent de
la voix femelle luxuriante enveloppe l’accouplement, en suit le
rythme et les figures, s’exhale en oxygène, dans la chambre et le noir,
torsade tumescente de ‘forte’ restés suspendus. (Djebar 1985, 156-7)
125
La condensation musicale contribue à la création de nouvelles figures et expressions
libres dont le rythme est donné de l’intérieur par une imagerie et une musique
propres à l’Algérie. Dès la première partie du roman, « La prise de la ville ou
L’amour s’écrit », la narratrice dépeint le corps et la voix qui, une fois libérés de la
sclérose ancestrale, peuvent désormais accéder à un espace mémoriel dont le rythme
musical s’enroule autour de la narration :
J’ai fait éclater l’espace en moi, un espace éperdu de cris sans voix,
figés depuis longtemps dans une préhistoire de l’amour [...]. Les mots
une fois éclairés –ceux-là même que le corps dévoilé découvre-, j’ai
coupé les amarres. Ma fillette me tenant la main, je suis partie à
l’aube. (Djebar 1985, 13)
L’histoire collective fait éclater « l’espace en moi » fracturé qui est ancré dans le
récit autobiographique. Par sa manière de négocier les passages multiples et
complexes qui font fusionner l’espace privé avec la mémoire collective, la narratrice
cherche à donner un son à l’historiographie dans les passages les plus dramatiques et
les mieux documentés, comme celui de l’impressionnant face à face entre la ville
d’Alger et l’Armada française qui arrive dans son port. Cet événement se déroule à
l’aube à laquelle la narratrice fait référence, celle du 13 juin 1830, point d’ancrage
qui détermine la période choisie des débuts de la conquête. Le mutisme pendant
l’aurore qui précède l’invasion évoque les préludes d’un drame lyrique :
Premier face à face, la ville tout en dentelure et en couleurs délicates,
surgit dans un rôle d’orientale immobilisée en son mystère L’Armada
française passe devant elle en un ballet fastueux, de la première heure
de l’aurore aux alentours d’un midi éclaboussé. Silence de
l’affrontement, instant solennel, suspendu en une apnée d’attente,
comme avant une ouverture d’opéra. (Djebar 1985, 14)
126
L’écriture vient s’inscrire d’une manière harmonique dans le temps à travers des
périodes musicales comme l’ « ouverture ». Le rythme inventé par l’écriture lui
procure ses cadences en l’affectant d’accents toniques ou de silences qui, par leur
forme répétitive, dote ces mouvements d’une mémoire temporelle. La reconstitution
des séquences historiques se fait au rythme d’expressions langagières qui, comme la
fantasia, appartiennent à la fois aux domaines musical et militaire. En effet, pour
rapporter la prise d’Alger en juillet 1830 « au son des tambours du 6
ème
régiment »
(Djebar 1985, 65)
23
, « la discussion s’ouvre au son de la canonnade » (Djebar 1985,
60), tel un grand orchestre dans la « croisade d’un Occident qui aspirerait à revivre
son histoire comme un opéra » (Djebar 1985, 67). Les imageries musicales font
retentir le vacarme de l’artillerie militaire dont « le premier pas d’ouverture »
(Djebar 1985, 60) catapulte le débat avec une série de noms propres qui se succèdent
en ténorisant leurs dialogues de part et d’autre de la ligne de conflit : « Hadj Ahmed
Effendi, mufti hanéfite d’Alger [...] nous rapporte le siège en langue turque, plus de
vingt années après » (Djebar 1985, 59), « Hussein Pacha [...] évoque succintement
les premiers négociateurs des pourpalers, que les chroniqueurs français décrivent,
eux, avec force détails » (Djebar 1985, 60), « Brasewitz entrera le premier dans la
ville. Nous avons à la fois son récit écrit et oral de ce qu’il a vécu comme une
expédition hasardeuse » (Djebar 1985, 62). La narratrice ajoute que « d’autres
relateront ces ultimes moments : un secrétaire général du bey Ahmed de Constantine
[...], un captif allemand [...], deux prisonniers [...], le consul d’Angleterre qui note ce
tournant dans son journal » (Djebar 1985, 63). Sur le déroulement de ces
127
événements, la narratrice dénombre trente-sept témoignages publiés : « Trente-sept
témoins, peut-être davantage, vont retracer, soit à chaud, soit peu après, le
déroulement de ce mois de juillet 1830 » (Djebar 1985, 66), « dont trois seulement
du côté des assiégés [...], et trente-deux en langue française » (Djebar 1985, 66).
Avant de restituer le point de vue indigène, la narratrice commence par livrer celui
de l’ennemi qui rédige ses mémoires, ses premières impressions en approchant de la
ville d’Alger : l’arrivée de l’armada française en Algérie est d’abord présentée selon
le compte rendu d’Amable Matterer, capitaine de frégate en second du Ville de
Marseille. Puis, chaque chapitre apporte un nouvel observateur de cette guerre.
Ainsi, au compte rendu d’Amable Matterer, s’ajoute celui du baron Barchou de
Penhoën, responsable des premiers régiments directement engagés dans les combats
qui ont succédé au débarquement des Français. Il rédige en un mois le combat de
Staouli du samedi 19 juin 1830
24
: « Ils sont deux maintenant à relater le choc et ces
préliminaires » (Djebar 1985, 27). Aux deux relations précédentes, s’ajoute à celle
de J.T. Merle, homme de lettres et secrétaire du général en chef, qui décrit
l’explosion finale du Fort l’Empereur le 4 juillet 1830 : « Ils sont trois désormais à
écrire les préliminaires de la chute » (Djebar 1985, 45) ; « Un quatrième greffier de
la défaite comble, de sa pelletée de mots, la fosse commune de l’oubli » (Djebar
1985, 59) ; « D’autres relateront ces ultimes moments » (Djebar 1985, 63), etc.
Devant cet amoncellement d’écrits, la narratrice soucieuse de son objectivité
d’historienne accomplit son travail de recherche en signalant la source de chaque
document auquel elle se réfère. La possibilité de vérifier la véracité de ces
128
références aux événements d’Algérie a pour conséquence de récupérer le référent
absent du pacte autobiographique pour le greffer sur le référent historique dont la
propagation des témoignages est comparée à une maladie contagieuse :
Ils publient leurs souvenirs dès l’année suivante; le chef d’état-major
est le premier, d’autres peu après feront comme lui. Jusque vers
1835, dix-neuf officiers de l’armée de terre, quatre ou cinq de la
marine, contribueront à cette littérature. Cette hâte contamine les
comparses : un abbé aumônier, trois médecins dont un chirurgien-chef
et un chirurgien aide-major ! Jusqu’au peintre Gudin (qui rédigea ses
souvenirs plus tard) sans oublier notre publiciste J.T. Merle. (Djebar
1985, 66)
En parcourant les documents se rapportant à ces premiers moments de la
colonisation, la technique narrative consiste à rendre compte de la « fièvre scriptuaire
[...], une démangeaison de l’écriture » (Djebar 1985, 66) qui saisit les témoins et
notamment les officiers supérieurs de l’armée française. Le récit se nourrit d’une
démarche inclusive de tous les procédés du discours historique : exhibition des
époques à travers des points d’ancrage spatio-temporels précis, diversification et
vérification des sources, mise en valeur et hiérarchisation des données... Autant de
procédés qui renforcent la rigueur du témoignage. Le procédé de mise en abyme de
ces différents documents historiques consiste à adopter une nouvelle source, tout en
continuant à se référer à celles précédemment citées. Cet enchâssement des
références autorise un regard critique qui peut s’établir vis-à-vis des disparités
contenues dans les différentes versions ainsi proposées.
La fantaisie scriptuaire est aussi exprimée à travers un décors théâtral qui met
en scène l’hypocrisie grandilocante sur laquelle s’échaffaudent les fausses idéologies
129
des divers documents. L’exemple suivant dénonce les impressions que le colonel
Pélissier consigne dans un rapport officiel qu’il envoie à Bugeaud, le chef qui lui a
donné l’ordre d’accomplir l’enfumade des grottes des Ouled Riah :
Le colonel Pélissier vit cette approche de l’aube presque
solennellement, en ouverture de drame. Une scène tragique semble
être avancée; dans le décors austère de craie ainsi déployé, lui, le chef
doit, selon la fatalité, se présenter avec gravité le premier : « Tout
fuyait à mon approche », écrira-t-il dans son rapport circonstancié.
« La direction prise par une partie de la population indiquait
suffisamment l’emplacement des grottes ». (Djebar 1985, 98)
Le vocabulaire théâtral employé par la narratrice plante le décors grandiose et
dramatique de la guerre qui se transforme en spectacle. Les projecteurs se tournent
aussitôt sur le secrétaire J. T. Merle qui, enrôlé en qualité de « correspondant de
guerre » (Djebar 1985, 45), est aussi directeur d’un théatre à Paris. Pour décrire la
destruction du Fort l’Empereur qui a eu lieu le 4 juillet 1830, la narratrice cite des
extraits des publications que Merle fait imprimer entre deux batailles :
Le 4, à dix heures du matin, nous entendîmes une épouvantable
explosion, à la suite d’une canonnade qui durait depuis le point du
jour. Au même instant, l’horizon fut couvert d’une fumée noire et
épaisse, qui s’élevait à une hauteur prodigieuse. (Djebar 1985, 46)
La prose grandiloquente de cet homme de lettres, « la faconde de Merle » (Djebar
1985, 51), est fustigée par le ton ironique de la narratrice : « nous sommes désormais
en plein théâtre » (Djebar 1985, 51). En effet, « J.T. Merle, notre directeur de théâtre
qui ne se trouve jamais sur le théâtre des opérations » (Djebar 1985, 50), « est venu
là comme au spectacle » (Djebar 1985, 45) : il écrit sa relation de la prise d’Alger
depuis « les coulisses » (Djebar 1985, 45), et son ridicule n’a d’égal que son
130
indifférence : « Aucune culpabilité d’embusqué ne le tourmente » (Djebar 1985, 46).
La narratrice raille « la fiction de Merle, ainsi échaffaudée sous nos yeux » (Djebar
1985, 51) en avançant :
Il est sans cesse à la traîne du combat décisif ; il n’est jamais témoin
de l’événement [...]. L’écrivain [...] des batailles rôde en zone
trouble, habité d’un malaise qui l’éloigne du vif de la souffrance et
qui ne lui évite pas la peur qui le rapetisse... J.T. Merle tremble tout
au long de la route qu’il suit de Sidi-Ferruch à Alger, alors qu’il
chemine deux jours après la reddition de la ville ! (Djebar 1985, 53)
La couardise et l’indifférence de Merle redouble dans celle d’Amable Matterer, « le
capitaine de vaisseau en second » (Djebar 10985, 27) qui n’a pas approché la
bataille puisqu’il décrit les combats à terre depuis la mer :
Des cadavres jonchent le plateau de Staouéli. Deux mille prisonniers
sont comptés. Malgré l’avis des officiers sur l’instance des soldats
eux-mêmes, ils seront tous fusillés : « Un feu de bataillon a couché
par terre cette canaille en sorte qu’on en compte deux mille qui ne
sont plus », écrit Matterer resté sur son bateau pendant la bataille. Le
lendemain, il se promène placidement parmi les cadavres et le butin.
(Djebar 1985, 30)
Ce commentaire de la narratrice, dont la longueur dépasse de loin celle de la citation
faite par Matterer lui-même, dénonce en le rectifiant le carnage laissé par les
envahisseurs. La placidité du capitaine, qui traite vulgairement les combattants
algériens de « canaille » ou de « gredin » (Djebar 1985, 96), met en évidence la
superficialité et le manque de respect de cet homme. Il en est de même lorsque le 19
juin 1845, le maréchal Bugeaud envoie un ordre écrit au colonel Pelissier pour que
son armée aille enfumer les grottes des Ouled Riah : « Enfumez-les à outrance,
comme des renards ! » (Djebar 1985, 96). C’est Cassaigne, l’aide de camp de
131
Pelissier qui, par l’intermédiaire de la narratrice, révèle le contenu de cet ordre. La
mise en abyme est alors à son apogée puisque le récit de Bugeaud s’insère dans le
récit de Cassaigne, qui s’insère à son tour dans celui de la narratrice qui
« reconstitue, à [s]on tour, cette nuit » (Djebar 1985, 103). La cohérence de cette
mise en abyme est renforcée par un autre témoignage qui vient compléter les
précédents :
Un témoin parmi les Français précisera : « On ne saurait décrire la
violence du feu. La flamme s’élevait au haut du Kantara à plus de
soixante mètres, et d’épaisses colonnes de fumée tourbillonnaient
devant l’entrée de la caverne ». (Djebar 1985, 102)
Le temps grammatical des verbes conjugués au passé dans les citations directes et au
futur dans les indirectes, se détache du texte lacunaire de la narratrice rédigé, lui, au
temps présent. Apposés côte à côte comme autant d’indices, les différents
témoignages se succèdent et se complétent les uns les autres pour rétablir la vérité
sur la guerre coloniale et déliminer les zones d’ombres et les vides informatifs. Par
un étrange retournement, les citations font éprouver aux lecteurs des sentiments
d’horreur qui suscitent la sympathie pour les victimes et la condamnation des
bourreaux. La fatuité et le triomphalisme de leur langage, s’ils tendent surtout à
masquer aux destinataires de la correspondance la réalité des combats, choquent
cependant le lecteur précédemment renseigné du fait que « dans l’aurore
bouleversée », ils n’ont découvert que des femmes dans des campements où « tous
les guerriers des Ouled Ali ont disparu » (Djebar 1985, 79). Les rapports,
communications, lettres, relations des acteurs et témoins partiaux ou aveuglés de la
132
conquête, construisent à leur insu le théâtre sinistre de la dimension anti-héroïque de
l’histoire. Pour faire s’écrouler l’échafaudage des élucubrations, l’habileté de la
narratrice consiste à saisir le détail pertinent, comme celui contenu dans la manie de
rebaptiser les noms étrangers dans le seul but suprêmatique de s’octroyer l’histoire
des autres. C’est ainsi que le Fort « Bordj Hassan [...], la plus importante des
fortifications turques datant du XVIe siècle, clef de voûte du système de défense
d’Alger » est renommé « Fort Napoléon » par les soldats français (Djebar 1985, 46).
L’attention portée à ces détails relève les paradoxes d’une société française qui, tout
en se disant civile, n’hésite pas à déconstruire l’identité nationale algérienne pour
servir son propre opportunisme. Passant aussi sur les valeurs religieuses et
démocratiques, il est rappelé que les préliminaires de la guerre ont lieu « le jour de la
Fête-Dieu » (Djebar 1985, 14) et qu’Alger sera soumise au drapeau républicain
(Djebar 1985, 59). Mais le passé revient pour faire la lumière sur le cours effectif
des événements : des « fantômes se lèvent derrière l’épaule de ces officiers qui [...]
continuent leur correspondance quotidienne » (Djebar 1985, 76) pour les harceler
afin de réhabiliter la mémoire outragée. Le pays des droits de l’homme n’est
effectivement pas près de les reconnaître aux territoires occupés, d’autant plus que la
vraie raison de cette colonisation semble être motivée par la tentative de remédier
aux préoccupations économiques de la métropole afin de remplir les caisses vides de
l’État :
Vendue la capitale, au prix de son trésor de légende. Or d’Alger
embarqué par caissons pour la France où un nouveau roi inaugure son
règne [...] en acceptant les lingots barbaresques. (Djebar 1985, 59)
133
La convention signée à la suite de l’abdication d’Alger en juin 1830 « garantie des
biens personnels du dey et des janissaires » (Djebar 1985, 61) :
[Le ministre algérien des Finances] accompagne les Français jusqu’au
Trésor de l’État algérien. Là se trouve le cœur même de la prise : un
amoncellement d’or qui permettra de rembourser tous les frais de la
gigantesque expédition, qui alimentera en sus le trésor de la France et
même quelques budgets privés. (Djebar 1985, 65-6)
Les visées économiques de l’invasion coloniale donnent libre cours à des séries de
razzias qui vont remplir le butin de guerre des soldats que seuls la convoitise et
l’appât du gain ont poussé dans cette expédition. Entre 1840 et 1845, « le pillage
s’intensifie » (Djebar 1985, 80) jusque sur « des cadavres dépouillés de leurs
bijoux » (Djebar 1985, 107-8). C’est sous la plume du capitaine Bosquet que nous
apprenons l’imminence de l’attaque surprise de la tribu des Charabas par
Lamoricière. Le caractère féroce et cruel des combats, que Bosquet néglige de
commenter, est comblé par le texte lacunaire :
La razzia s’annonce propice : rapt, pillage, peut-être même massacre
des ennemis qui, mal réveillés, ne pourront pas combattre. « La nuit
est à nous » rêve l’un ou l’autre de ces capitaines... Bosquet note les
couleurs de l’aube qui se lève. (Djebar 1985, 77)
L’indifférence de Bosquet est à son comble : plutôt que de s’intéresser au massacre
qui se prépare, il préfère admirer la beauté du lever du jour. Le capitaine Montagnac
se délecte lui aussi de cette scène de la razzia dans une lettre très poétique qu’il
envoie à son oncle : « Ce petit combat offrait un coup d’œil charmant [...], tout cela
présentait un panorama délicieux et une scène enivrante » (Djebar 1985, 81). Cette
134
violence des combats, ce massacre de la tribu endormie, c’est encore la narratrice qui
les notera :
Symphonie exacerbée de l’attaque ; piétinement par lancées furieuses,
touffes de râles emmêlés jusqu’au pied des cavales. Tandis que le
sang, par giclées, éclabousse les tentes renversées, Bosquet s’attarde
sur la violence des couleurs. L’élan des retombées le fascine, mais
l’ivresse d’une guerre ainsi reculée tourne à vide. (Djebar 1985, 81-2)
Alors que le sang couvre tout comme une coulée de lave qui met en relief la barbarie
de l’homme, Bosquet semble intrigué par l’intérieur des tentes dévastées des
victimes et enivré par les couleurs du sang sur les habits des femmes. Alors que
« l’invasion est devenue une entreprise de rapine » (Djebar 1985, 67), la narratrice
s’insurge non seulement contre les nombreux pillages, mais également contre « la
violence et les meurtres, au jour le jour, que nous avons vus [...] défigurer l’image de
mon pays » (Djebar 2000, 160). Le récit chevaleresque de ces hommes, qui se font
gloire de piller des tribus entières et de massacrer les plus faibles comme les enfants,
les femmes et les vieillards, permet de renverser stratégiquement l’image du
‘barbare’ en faisant de Merles, Pelissier, Bosquet et les autres, les représentants
stéréotypés et caricaturés du système colonial français. Peut-être dans l’espoir de ne
pas avoir à répondre de ces crimes, le manque de compassion des envahisseurs
semble effacer toute trace de culpabilité. Personne ne se soucie du sort de la capitale
algérienne, ni de ses morts qui « ne seront ni lavés, ni enveloppés du linceul ; nulle
cérémonie d’une heure ou d’une journée n’aura lieu » (Djebar 1985, 108)
25
. La
fonction exutoire de l’écriture doit alors être mise en lumière afin que soit restituée la
vérité sur le passé algérien.
135
A travers les sept chapitres historiques qui s’étendent de 1830 à 1850, la
narratrice s’interroge sur la fonction de l’écriture et sur ce que peut révéler cette
« fièvre scriptuaire » (Djebar 1985, 66) :
Mais que signifie l’écrit de tant de guerriers, revivant ce mois de
juillet 1830 ? Leur permet-il de savourer la gloire du séducteur, le
vertige du violeur ? (Djebar 1985, 67)
La narratrice reste méfiante face à tous ces élans d’écriture :
Les premiers mots écrits, même s’ils promettent une fallacieuse paix,
font de leur porteur, un condamné à mort. Toute écriture de l’Autre,
transportée, devient fatale, puisque signe de compromission [...]. Le
scribe professionnel [...], l’écrivain ou le peintre des batailles rôde en
zone trouble, habité d’un malaise qui l’éloigne du vif de la souffrance,
et qui ne lui évite pas la peur qui rapetisse. (Djebar 1985, 52-3)
Cette « fièvre scriptuaire » est comparée à « la graphorrhée épistolaire des jeunes
filles enfermées » (Djebar 1985, 67) : comme elles, ces guerriers écrivent pour
trouver « une issue provisoire à leur claustration » (Djebar 1985, 67). Les mots
semblent ainsi se présenter comme une échappatoire pour surmonter le malaise et
pour se libérer du passé cauchemardesque. Le récit de la narratrice se situe souvent
au second degré, dans la prise en compte des effets de style, des partis pris de la
représentation, des risques de reconstitution que comporte l’écriture en proie aux
faux-semblants, qu’il s’agisse de l’ « apophyse superfétatoire » (Djebar 1985, 67) ou
de « la prolixité verbale, la logorrhée » (Djebar 1985, 181) de la parole française. A
travers le nombre de documents amoncelés, le passé semble émerger pour venir
hanter les mémoires : « Ecrire sur la guerre d’Afrique –comme autrefois César dont
l’élégance du style anesthésiait a posteriori la brutalité de chef » (Djebar 1985, 83)
136
est un acte de défoulement qui sert à justifier les meurtres et les mutilations.
L’exemple de la reddition d’Alger semble légitimer la violence qui s’est emparée des
colons lors de la prise de possession de la ville : « Toute une pyramide d’écrits
amoncelés en apophyse superfétatoire occultera la violence initiale » (Djebar 1985,
67). La narratrice se révolte contre ces récits qui, telle une décoration symbolique ou
« ornement pour les officiers qui brandissent [le mot] comme ils porteraient un œillet
à la boutonnière » (Djebar 1985, 67), viennent mettre en valeur l’héroïsme de leurs
actes. Recouvrant les taches de sang qui font obstacle à la bonne conscience des
militaires, « le mot deviendra l’arme par excellence » (Djebar 1985, 67). Tels des
cavaliers algériens qui feraient une fantasia d’ouverture pour « se masquer leur
angoisse » (Djebar 1985, 97), les récits de guerre permettraient aux envahisseurs de
combattre leur mal être et de surmonter le tragique de ces événements. Ainsi, en
partant de l’écriture des autres, la narratrice remet en cause le concept d’histoire,
s’acharnant à en signaler l’effet théâtral qui altère la réalité et occulte la férocité du
colonisateur. Pour organiser sa défense, elle s’empare des propres armes des
envahisseurs: les mots de la langue française, pour les retourner contre eux et
dévoiler leur ignominie et leur lâcheté. Ainsi, plus d’un siècle après, la narratrice
inverse le fonctionnement de transmission historiographique en comblant les lacunes
de l’histoire par le va et vient de la voix qui s’écrit et de l’écrit qui se dit : « Je bute,
moi, contre leurs mots qui circulent ; je parle ensuite, je vous parle, à vous, les
veuves de cet autre village de montagne, si éloigné ou si proche d’El Aroub »
(Djebar 1985, 294). A leur tour, les femmes de la tribu racontent cette période
137
ensevelie du passé pour l’insérer dans les béances de l’histoire oubliée ou
volontairement détruite
26
. Les aïeules de la tribu communiquent leur version de
l’histoire à leurs enfants, qui la communiquent à leur tour suivant le schéma de la
transmission orale :
L’héritage va chavirer –vague après vague, nuit après nuit, les
murmures reprennent avant même que l’enfant comprenne, avant
même qu’il trouve ses mots de lumière, avant de parler à son tour.
(Djebar 1985, 251)
En situation d’écoute, la narratrice intervient pour commenter les dits et les
rapprocher des autres dits, permettant ainsi par ressemblance ou analogie, ou au
contraire par différentiation, d’interroger les expériences féminines dans ce qu’elles
ont de simple et d’héroïque à la fois, jusque dans leur vécu quotidien :
« Huit des chefs des trois principales fractions », écrit le commandant
français qui évoque les otages. « Quarante-huit prisonniers pour l’île
Sainte-Marguerite : hommes, femmes, enfants, parmi eux une femme
enceinte », rectifient les chuchotements qui se tissent aujourd’hui à
l’endroit où la zaoudia a brûlée, au milieu des vergers. (Djebar 1985,
250)
Qu’il s’agisse des voix de femmes ou de l’illusion de la narratrice : « je reconstitue à
mon tour » (Djebar 1985, 103), « j’imagine » (Djebar 1985, 104) par le biais de la
fiction : « la fiction, ma fiction, serait-ce d’imaginer si vainement la motivation des
bourreaux ? » (Djebar 1985, 107), les témoignages algériens viennent combler « ce
territoire de langue qui subsiste entre deux peuples, entre deux mémoires » (Djebar
1985, 299) en apportant un nouveau cortège de version à l’histoire. La correction
des faits, par l’entremise de la langue de l’adversaire, autorise la restitution de la
place qui est dûe aux Algériens dans l’histoire. Ainsi, au fil de l’écriture,
138
l’émergence des rapports complexes entre les textes cités et le texte porteur de la
narratrice se trouve constamment impliquée entre le discours oral et l’intertexte
documentaire, dont le sérieux, la rigueur et la vraisemblance ravive le débat autour
du concept d’histoire. Loin de compromettre la stratégie d’ensemble, ce débat
permet au contraire d’instaurer un dialogue permettant de faire connaître le point de
vue des indigènes, sachant que leur interprétation est forcément différente de celle
qui a été donnée par les témoignages français sur les premières années de
l’asservissement du peuple algérien.
B. Réappropriation de l’histoire algérienne : ‘Récit d’une conquête du récit’
Le relais de l’énonciation des femmes algériennes participe aux comblements
des blancs de l’histoire en venant s’apposer à l’intertexte documentaire et au texte
lacunaire. Continuant ainsi d’exploiter le principe de mise en abyme, la narratrice se
livre à ce que Calle-Gruber appelle « le récit d’une conquête du récit » (Calle-Gruber
2001, 35). Face au danger que représentent les textes historiques et officiels qui
contribuent à faire une généralité de leur propre rationalité, le témoignage de ces
femmes présente un contrepoids nécessaire et équilibrant, car il permet de donner
une nouvelle interprétation à l’histoire nationale en y insérant les pages corrigées de
la domination coloniale. Les deux versions française et algérienne se juxtaposent, ou
plutôt se dédoublent par un jeu de miroir qui s’amuse à subvertir les parcours que
saisit le regard en permutant les places du sujet regardant et de l’objet regardé :
139
Des lettres de mots français se profilent [...]. Et l’inscription du texte
étranger se renverse dans le miroir de la souffrance, me proposant son
double évanescent en lettres arabes, de droite à gauche redévidées.
(Djebar 1985, 69)
La réappropriation de l’histoire se réalise par ce jeu de miroir, moteur d’une grande
partie de l’œuvre, qui renverse le texte étranger pour y lire les lettres inversées de
l’alphabet arabe :
Cette langue s’était avancée autrefois sur des chemins de sang, de
carnage et de viols. Il fallait, par elle et avec ses propres mots, la
renverser en quelque sorte sur elle-même. (Djebar 2000, 158-9).
Le phénomène d’usurpation de l’histoire écrite par l’envahisseur se fait par une
réapproriation de la langue adverse qui permet de renverser les idées préconçues. En
luttant contre les contingences de l’anecdote, ce jeu devient le lieu à partir duquel
s’organise la dimension critique de L’Amour, la fantasia :
La prise de l’Imprenable... Images érodées, délitées de la roche du
Temps. Des lettres de mots français se profilent, allongées ou élargies
dans leur étrangeté, contre les parois des cavernes, dans l’aura des
flammes d’incendies successifs, tatouant les visages disparus de
diaprures rougeoyantes. (Djebar 1985, 69)
Les mots de la mémoire officielle et verrouillée, en brûlant avec les victimes, doivent
être restaurés pour rendre hommage à ces morts qui ont été « frustrés des cérémonies
rituelles » (Djebar 1985, 110). Afin de rendre la voix aux « inscriptions [de] témoins
qu’on oublie » (Djebar 1985, 144), la narratrice se saisit alors de la mission
manquante du travail de commémoration des enfumés : « Pélissier me tend son
rapport et je reçois ce palimpseste pour y inscrire à mon tour la passion calcinée des
ancêtres » (Djebar 1985, 115). L’effet de miroir provoqué par la mise en abyme du
140
texte de Pélissier habilite une sorte de surimposition des mémoires. En effet, la
commémoration de ces morts n’efface pas la mémoire du passé, mais se superpose à
elle comme autant de strates qui évitent aux idéologies de prévaloir trop facilement
en offrant un paradigme possible de réactions différentes. Le palimpseste devient
ainsi un lieu de questionnement sur l’interprétation de l’histoire des victimes
restituée à travers la mise en évidence des failles et des apories laissées par le
discours totalisant de l’histoire nationale
27
. Ce processus vient ébranler la
conception traditionnelle de l’histoire dans laquelle le temps et la mémoire sont
habituellement envisagés sur l’axe d’une continuité. Au contraire, l’effort de
commémoration fait définitivement entrer cette période ensevelie du passé dans le
patrimoine actuel de la civilisation maghrébine. La confrontation du passé et du
présent met en évidence l’interprétation donnée aux éléments les plus signifiants des
textes premiers que la narratrice exhume pour les ramener dans le champs d’une
intelligibilité apte à éclairer le présent. Ainsi, se superposant et s’éclairant
mutuellement, le passé et le présent sont désormais conçus en fonction de leur
interaction. Ceux qu’Edouard Glissant appellent « les prophètes du passé » (Glissant
2007, 12) sont aussi les voyants d’aujourd’hui dont les voix déroulent lentement « le
discours de la mémoire avec ses obsessions, ses résistances et ses trous » (Lejeune
1980, 285). Josie Fanon souligne l’importance du rôle des femmes pour envisager le
présent et l’avenir tout en tenant compte du passé :
Nous sommes une société coupée de ses racines au niveau de la
mémoire. Entre 1871 et 1930 il y a un trou. ‘L’Algérie entre deux
guerres’, comme l’appelle Berque, c’est une société bouchée par
141
rapport à ses origines. Pendant toute cette période elle est muette.
Seule demeure la voix des femmes. (Fanon 1977, 4)
De nombreux critiques littéraires et écrivains ont démontré combien le vide
historique provoqué par l’entreprise coloniale a réussi à atteindre l’être même des
colonisés. Dans son Discours sur le colonialisme, Aimé Césaire porte un plaidoyer
contre l’aspect déshumanisant de cette entreprise :
J’entends la tempête. On me parle de progrès, de « réalisations », de
maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d’eux-mêmes.
Moi je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, de cultures piétinées,
d’institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées,
de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités
supprimées. (Césaire 1955, 22)
Césaire dénonce les actions violentes et notamment les tortures infligées par l’armée
française aux Algériens :
Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à
déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le
dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la
violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que,
chaque fois il y a [...] une régression universelle qui s’opère, une
gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et qu’au bout
de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes
ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et
interrogés, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial
encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les
veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement
du continent. (Césaire 1955, 11)
Le travail de décivilisation du colonisateur est mis en lumière dans l’œuvre
djebarienne notamment par un choix méticuleux du vocabulaire employé, comme le
souligne l’exemple suivant : alors que l’armée française transgresse et déflore la
« rive africaine non encore foulée [...], une nature vierge, silencieuse, même pas
142
menaçante, presque purificatrice » (Djebar 1985, 25-6), l’aspect paisible et vestale
du pays érotisé contraste d’une manière ironique avec la qualification de « ville
barbaresque » (Djebar 1985, 15) précédement assignée par les colons pour décrire
Alger. Les caractéristiques barbares et non civilisées sont ensuite inversées pour être
attribuées à la sauvagerie de l’envahisseur : « Le silence de cette matinée souveraine
précède le cortège de cris et de meurtres, qui vont emplir les décennies suivantes »
(Djebar 1985, 17). Cette technique d’écriture permet non seulement de déconstruire
les stéréotypes, mais également de les retourner contre ceux qui les ont émis. Dans
Orientalism, Edward Saïd affirme que la littérature contribue à la production de la
culture et à la construction des idéologies et, de ce fait, à la construction des
représentations liées aux événements qui s’inscrivent dans le champ de l’histoire
d’un pays (Saïd 2003, 49-73). Dans Les damnés de la terre, Franz Fanon soulignent
aussi l’importance de la construction d’un héritage culturel et historique positif afin
de décoloniser l’esprit et se réapproprier un espace mnémonique référentiel qui, dans
le texte djebarien, s’inscrit dans l’écart entre les témoignages oraux et les récits
officiels. Comme pour Jacques Derrida qui met en lumière l’idéologie dominatrice
que le colonisateur s’est approprié « au cours d’un procès non naturel de
constructions politico-phantasmatiques [...], à travers le viol d’une usurpation
culturelle, c’est-à-dire toujours d’essence coloniale, feindre de se l’approprier pour
l’imposer comme ‘la sienne’ » (Derrida 1996, 45), cette sorte d’énonciation de
l'histoire est, pour Frantz Fanon, une théorie de domination fondée sur l’éradication
de l’histoire et de l’identité culturelle des colonisés. Pour ce dernier, l’histoire
143
coloniale est accomplie et écrite par les colonisateurs et consommée par les
colonisés :
Le colon fait l’histoire et sait qu’il la fait. Et parce qu’il se réfère
constamment à l’histoire de sa métropole, il indique en clair qu’il est
ici le prolongement de cette métropole. L’histoire qu’il écrit n’est
donc pas l’histoire du pays qu’il dépouille mais l’histoire de sa nation
en ce qu’elle écume, viole et affame. L’immobilité à laquelle est
condamné le colonisé ne peut être remise en question que si le
colonisé décide de mettre un terme à l’histoire de la colonisation, à
l’histoire du pillage, pour faire exister l’histoire de la nation, l’histoire
de la décolonisation. (Fanon 1991, 82)
Après avoir mis fin à l’entreprise coloniale, l’ex-colonisé peut remettre en question
la valeur absolue de cette théorie de domination, parce qu’elle est avant tout une
interprétation et que le subjectif est inséparable de la réécriture du passé. En
s’appuyant sur L’écriture de l’histoire de Michel de Certeau, Panivong Norindr
évoque également la politique de domination coloniale, ainsi que le dépouillement
identitaire que produit l’écriture du conquérant qui s’approprie l’histoire du colonisé
en réduisant son espace mnénomique à un lieu vide de référence :
De Certeau argues that historical accounts articulate a vision or
memory of other worlds as a blank space on which Western desire is
written (xxv). They transform “the space of the other into a field of
expansion for a system of production” (xxv-xxvi), initiated by a type
of “writing that conquers” (xxv). (Norindr 1996, 2)
Le comblement de ce « blank space » effacé de la mémoire collective est essentiel à
la décolonisation des mentalités car il contribue au processus de libération, comme le
souligne Charles Bonn : « La description de l’univers traditionnel [...] est affirmation
de soi face à la négation coloniale, et à ce titre, elle sert le combat de libération »
(Bonn 1985, 11). Il s’agit à présent de « recueillir scrupuleusement l’image »
144
(Djebar 1985, 31) de cette histoire algérienne absente, et de présenter les
affrontements de la conquête depuis la perspective des ancêtres que « nul peintre de
batailles n’avait suivi » et qui constitue l’autre face de la mémoire occultée par les
conquérants. Afin d’apprécier la technique opérée par Djebar pour réhabiliter le
blanc de l’histoire, je propose d’observer la façon dont elle déconstruit l’idéologie
fantasmatique de l’entreprise coloniale en inversant le regard orientalisant par la
dénonciation de la violence des conquérants et la glorification de la résistance
indigène.
1. Récupération artistique du rêve orientaliste : ‘Fantasme d’une
Algérie domptée’
L’Amour, la fantasia adresse la problématique du regard dans son rôle
d’instrument de domination et d’objectification. Cette conjecture tend à souligner
que l’occultation de la femme maghrébine par le regard va de pair avec son
exclusion de la sphère du discours. Dans Orphée noir, la préface de l’Anthologie de
Léopold Sédar Senghor, Sartre est un des premiers à dénoncer « l’homme blanc »
comme celui qui « a joui trois mille ans du privilège de voir sans qu’on le voie »
(Senghor 1972, ix), embrasant ainsi le débat sur le rapport aliénant du pouvoir
impérialiste qui réduit l’autre en esclave en lui refusant la réciprocité du regard.
Michel Foucault réintroduit dans Surveiller et punir la figure du panopticon proposée
en 1791 par Jeremy Bentham comme ce qui permet de perfectionner l’exercice du
pouvoir. Parce qu’il rend possible au surveillant de voir sans être vu, ce modèle
architectural du pénitencier fait du regard un instrument suprême de domination.
145
Edward Saïd reprend à son tour le rôle du regard panoptique pour le transposer dans
l’idéologie orientaliste par le biais du concept de ‘vision’ :
The orientalist surveys the Orient from above with the aim of getting
the whole sprawling panorama before him [...]. This static system I
have called vision because it presumes that the whole Orient can be
seen panoptically. (Saïd 1978, 240)
Cette technique du regard panoptique porté sur l’Orient fait écho à celle de la
propagande coloniale en Indochine telle qu’elle est développée par Norindr, ce qui
étend l’universalité de la tentative de domination et d’objectification à l’ensemble
des colonies :
The « unruly natives » […] refused to be included in a scenography
that reinforced the image of the docile and compliant native,
popularized and disseminated by the official colonial propaganda and
the French press. (Norindr 1996, 34)
Afin de justifier la présence française dans les colonies par un but humanitaire, cette
entreprise de propagande semble chercher à divulguer dans l’imaginaire français
l’idée que les colonisés ne sont que des sauvages ayant besoin d’être disciplinés et
éduqués. Dans L’Amour, la fantasia, l’entreprise de propagande est mise en lumière
à travers deux exemples principaux : celui de Pélissier, cet expert en stratégie qui,
après avoir organisé avec succès le débarquement d’Alger, va jusqu’à publier un
ouvrage de théorie militaire : « Sa réputation le devance : il doit la mériter » (Djebar
1985, 98), et celui de Merle qui s’intéresse moins aux champs de bataille qu’à son
imprimerie, « la machine infernale de Gutenberg, ce formidable levier de la
civilisation » (Djebar 1985, 52-3). Servant surtout à colporter des mensonges
fabriqués, l’imprimerie de Merle est détournée de ses nobles fins afin de répandre
146
l’idée de supériorité de la civilisation européenne. La narratrice indignée s’insurge
contre cette distorsion de l’histoire algérienne par « la publication posthume de ces
écrits [qui] entretient le prestige de ces auteurs, alors qu’ils décrivent le ballet de la
conquête » (Djebar 1985, 75-6). Elle accuse ces auteurs d’imposture pour avoir
porté atteinte à la vérité et violé la mémoire algérienne « qui fermente » (Djebar
1985, 76). Insistant sur la nécessité de déconstruire les représentations stéréotypées
des explois de l’envahisseur face aux indigènes, Djebar avoue dans Présence de
femmes : « Je sentis en moi l’urgence de lever ces images » (Djebar 1986, 68). Dans
ce but, l’écriture djebarienne commence d’abord par attiser le produit du fantasme
occidental pour mieux le renverser par la suite. Sa technique consiste à satisfaire la
pulsion voyeuriste du lecteur en le faisant entrer dans le monde intime et secret des
Algériennes qui, doublement soumises par leurs statuts de femme et de colonisée, lui
apparaissent comme un objet de désirs. La narratrice prend alors l’exemple du
tableau de Delacroix Femmes d’Alger dans leur appartement pour inviter le regard
du lecteur à traverser l’espace interdit du harem afin de souligner la nature
transgressive de cette attirance :
Si le tableau de Delacroix inconsciemment fascine [...], c’est parce
que nous mettant devant ces femmes en position de regard, il nous
rappelle qu’ordinairement nous n’en avons pas le droit. Le tableau
lui-même est un regard volé... Entre elles et nous, spectateurs, il y eu
la seconde de dévoilement, le pas qui a franchi le vestibule de
l’intimité, le frôlement surpris du voleur, de l’espion, du voyeur.
(Djebar 1980, 170)
Ce tableau, qui représente une vision de l’Orient au féminin avec la sensualité du
harem-prison tel que l’Occident le rêve, établit une complicité illusoire entre les deux
147
pôles en introduisant une réciprocité du regard. Cependant, le redoublement du
regard inversé par l’effet de miroir change les perspectives de la vision panoptique
orientalisante : en avançant que « l’œil de celui qui domine cherche d’abord l’autre
œil, celui du dominé » (Djebar 1980, 171), l’écrivaine introduit l’idée de la
réciprocité du regard dès le premier échange du 13 juin 1830 entre l’armada
française et le peuple algérien : « Qui dès lors constitue le spectacle, de quel côté se
trouve vraiment le public ? » (Djebar 1985, 14). Se regardant mutuellement pendant
de longues heures, ils semblent se reconnaître comme les deux revers
complémentaires d’une même réalité :
Ce 13 juin 1830, le face à face dure deux, trois heures et davantage.
Jusqu’aux éclats de l’avant-midi. Comme si les envahisseurs allaient
être les amants ! (Djebar 1985, 17)
Exceptionnellement, les femmes se sont mises aux terrasses pour regarder la flotte
qui avance vers Alger, ou du moins la narratrice les a imaginées ainsi, défiant ou
soutenant le regard des officiers français. La suspension du temps durant le
débarquement français à Alger favorise le processus de mise en abyme : Amable
Matterer, le premier à voir la ville d’Alger, « regarde la ville qui le
regarde »
28
(Djebar 1985, 16). La vision panoramique du regard sur la ville qui
regarde l’armada se fait presque filmique, utilisant cette fois le processus scrutateur
du ralenti cinématographique pour mieux comprendre et cerner l’occultation de
l’histoire par la suspension du temps. Tel un tableau de Delacroix
29
, la scène reprend
aussi les motifs privilégiés de la peinture orientaliste : « La Ville Imprenable se
dévoile, blancheur fantomatique », dans son « rôle d’orientale immobilisée en son
148
mystère » avec son « corps à l’abandon sur un tapis » (Djebar 1985, 14). A travers
l’immobilisation du temps et du mouvement, les teintes nuancées par les vapeurs de
l’aube qui s’offrent aux yeux de l’Armada française dans ce tableau d’Alger, la ville
se libère peu à peu de ses voiles en surgissant dans son exotique et inaccessible
beauté. La narratrice décrit cette première confrontation comme étant un fantasme
de domination sexuelle. Parce que « cette impossibilité en amour, la mémoire de la
conquête la renforça » (Djebar 1985, 183), le fantasme de l’Occident reviendra tout
au long du roman sous l’apparence d’une copulation funèbre avec une Algérie
asservit :
Les lettres de ces capitaines oubliés qui prétendent s’inquiéter de leurs
problèmes d’intendance et de carrière, qui exposent parfois leur
philosophie personnelle, ces lettres parlent, dans le fond, d’une
Algérie-femme impossible à apprivoiser. Fantasme d’une Algérie
domptée [...]. Ces guerriers qui paradent deviennent, au milieu des
cris que leur style élégants ne peut atténuer, les amants funèbres de
mon Algérie. (Djebar 1985, 84)
La persistance des images de « ce monde étranger qu’ils pénétraient quasiment sur le
mode sexuel » (Djebar 1985, 84) révèle l’étendue du désir fantasmatique de posséder
une Algérie féminisée et soumise qui semble être pour l’envahisseur français, ce
qu’est la femme pour l’Algérien. L’insertion d’un lexique érotique pour suggérer la
féminité conquise soulève la question de l’union, même forcée, de ces deux cultures
que tout oppose. En effet, dès les origines de cette rencontre entre les deux peuples,
il semble exister une sorte d’attraction/répulsion correspondant à « la formulation
d’un amour contradictoire, équivoque » (Djebar 1985, 301) qui, au-delà des
inévitables mélanges ethniques entraînés par une cohabitation de cent trente années,
149
les attire toujours l’un vers l’autre dans une pulsion coupable. Ainsi s’accomplit un
métissage à la fois redouté et secrètement désiré. Ce moment principal de la prise
d’Alger renforce l’association précédemment énoncée sur le titre du roman entre
l’amour et la fantasia dans leurs rapports mémoriels à l’histoire. Paradigmatique de
l’union entre l’amour et la guerre, le titre est régi par cette dualité qui renvoie à la
structure intérieure du roman
30
. Alors que la première partie commence dans
l’alternance réglée d’un récit autobiographique avec la période de l’enfance et de
l’adolescence, ainsi que l’épisode historique de juin 1830, la deuxième partie du
roman, prolonge cette alternance, mais en l’inversant : l’épisode historique précède
le récit autobiographique constitué de la période de maturité et du mariage. Ainsi,
formant un chiasme entre elles, les deux premières parties (« L’amour s’écrit » / « cri
de l’amour ») inscrivent l’histoire singulière dans l’histoire collective, en réunissant
par l’inversion ce qui est adverse. La description des premiers échanges de regards,
par le magnétisme de leur réciprocité, semble aspirer à une communication propre
aux amoureux. Entre « l’éblouissante flotte française » (Djebar 1985, 17) et les
femmes arabes surprises qui la contemplent depuis la ville d’Alger avec des « rêves
d’amour qui s’allument en elles » (Djebar 1985, 17), l’intensité de ce face à face
muet rappelle « l’aveuglement d’un coup de foudre mutuel [...], comme si les
envahisseurs allaient être les amants
31
! » (Djebar 1985, 17). La magie des « rêves
d’amour » des femmes arabes et autres nombreuses occurences oniriques, en
s’insinuant dans le domaine de la fantaisie et de la fiction par l’entremise du texte
lacunaire, permettent la restitution de l’histoire figée en un passé ravivé par la
150
captation sensuelle. La date du 13 juin 1830 s’étire dans la durée d’une saisie
picturale jusqu’à produire le figé du coup de foudre mutuel et l’inversion fantasmée
des envahisseurs en amants. Sur les champs de bataille, les corps ennemis
s’embrassent et mêlent leur sang dans un accouplement malsain : « la mort semble se
sublimer en étreinte figée » (Djebar 1985, 27). L’amour, réprimé par l’hermétisme
et de l’opacité du voile, s’apparente désormais à une fantasia où les cris d’agonie
amplifiés par les tridulations des femmes se joignent à des scènes d’accouplement
par le viol.
L’érotisation illustrée par l’association femme-Algérie reprend ainsi le thème
d’un Orient idéalisé par une arabité apprivoisée et consommable qui nourrit
l’imaginaire des peintres et des écrivains au XIXe siècle. Il semblerait que Djebar
exploite commercialement cette érotisation qui attire le lecteur-acheteur potentiel
vers cet univers : en effet, la toile orientaliste est devenue la ‘marque’ des
couvertures de ses romans
32
, comme celle de L’Amour, la fantasia qui reproduit un
extrait de L’Enlèvement de Rebecca (1858) peint par Delacroix. En s’appropriant ce
moment noir de l’érotisme pour le mettre sur sa couverture, il semblerait que Djebar
veuille symboliquement faire d’emblée entrer le lecteur dans la partie oscure de la
psyché humaine. Dans une correspondance personnelle avec Christiane Chaulet-
Achour en mars 1986, Djebar explique le choix de cette toile pour illustrer son
roman :
L’Enlèvement de Rebecca est au Louvre, bien que rarement exposé.
J’ai fait un cadrage d’une partie du tableau –pour avoir le cheval bien
présent au premier plan, la femme enlevée par le guerrier au centre et
151
une atmosphère de citadelle incendiée en arrière [...]. J’aurais pu
certes choisir un des très nombreux dessins ou tableaux évoquant la
fantasia proprement dite. Mais il n’y a presque jamais une présence
féminine dans le plan. (Chaulet-Achour 1999, 124-5)
L’interaction de la toile et du texte littéraire met en scène la violence de l’enlèvement
de Rebecca dont les torsions symbolisent la résistance de la femme orientale :
l’extrait du tableau a pour fonction d’illustrer les significations essentielles du roman
dans lequel l’érotisation de l’Algérie habilite à renverser l’image de la femme
conquise et soumise, en celle d’une résistante qui se débat pour sa liberté. Défiant le
discours dominant nationaliste pour le nettoyer de toutes ses aliénations, la vision
proposée dans le roman sur le monde algérien qui se révolte, déstabilise encore plus
le lecteur frappé par l’ambiguïté des attitudes féminines face à l’envahisseur. En
effet, la ville ne fait pas que subir le regard violeur car elle est non seulement aussi
dotée d’yeux, mais elle possède « de multiples yeux invisibles » (Djebar 1985, 16)
dissimulés derrière le voile des algériennes. Ici commence la lutte acharnée des deux
antagonistes, les conquis et les conquérants : plus ces derniers cherchent à dévoiler la
femme, plus l’Algérien se crispe sur ce point d’honneur. Parce qu’elle est avant tout
l’objet d’un fantasme voyeuriste relevant d’un imaginaire qui fait que l’homme
occidental n’a de cesse de vouloir la dévoiler ((Fanon 1959, 28), Fanon développe
dans L’An V de la révolution algérienne l’idée que le colon français en arrive à
associer l’hermétisme du voile au refus de l’Algérie de se laisser conquérir, et que le
dévoilement devient ainsi rapidement une priorité dans l’agenda politique de
l’administration coloniale :
152
De pauvres femmes arrachées à leurs foyers, des prostituées, sont
conduites sur la place publique et symboliquement dévoilées aux cris
de : « Vive l’Algérie française ! » (Fanon 1959, 44)
L’entreprise de dévoilement qui se cachent derrière la mission civilisatrice semble
avant tout une technique militaire pour faire fasse à la résistance alors que le
colonisé, conquis et humilié, est dépossédé de tout, sauf justement de ce voile, objet
de fantasmes et de désirs qui est aussi le seul objet que l’envahisseur n’a pu
s’approprier : « l’ancien conquérant qui, plus d’un siècle durant, a pu s’emparer de
tout, sauf précisément des corps féminins » (Djebar 1985, 224). Ainsi, à l’origine de
la nature obsessionnelle du rapport de l’homme occidental avec la femme
musulmane, c’est le voile même qui, en permettant à cette dernière d’échapper aux
regards des autres, est au cœur du procédé de renversement du regard panoptique
33
.
La narratrice renverse les stéréotypes en démontrant que c’est l’envahisseur qui est
sans regard et non pas la femme algérienne qui, dissimulée derrière son voile, est
celle qui voit sans être vue. En effet, le regard occidental « se désamorce » de lui-
même en traversant la « zone neutralisante » (Djebar 1985, 181) de la double
culture : « Son regard, de l’autre côté de la haie, au-delà de l’interdit, ne peut toucher
[...] ; dès lors, pour ces promeneuses d’un entracte furtif, pourquoi se cacher ? »
(Djebar 1985, 179-80)
34
. L’expérience cinématographique aide aussi à briser les
interdits attribués au regard. A travers l’œil de la caméra qui autorise la mise en
œuvre du regard réprimé par la culture ancestrale, Djebar évoque, dans Vaste est la
prison, la première expérience cinématographique que constitue pour elle La Nouba
153
des femmes du Mont Chenoua, le premier film tourné en 1977 par une femme
algérienne :
Cette image, réalité de mon enfance [...], ce scandale qu’enfant j’ai
vécu norme, voici qu’elle surgit au départ de cette quête : silhouette
unique de femme, rassemblant dans les pans de son linge-linceul les
quelques cinq cents millions de ségréguées du monde islamique, c’est
elle soudain qui regarde, mais derrière la caméra, elle qui, par un trou
libre dans une face masquée, dévore le monde. (Djebar 1995, 174)
Le film se définit comme l’histoire d’un « apprentissage du regard » et une « leçon
d’espace » (Djebar 1995, 174) pour ces femmes à peine sorties du harem : « Nous
toutes, du monde des femmes de l’ombre, renversant la démarche : nous enfin qui
regardons, nous qui commençons » (Djebar 1995, 174). S’approriant la prérogative
du mâle impérialiste par l’inversion des perspectives, la vision féminine interne à
l’Orient casse ainsi l’exotisme attendu en référence à la culturelle exogène. La
technique consiste à restituer son droit de regard à la femme algérienne, à lui donner
du relief en la sortant du cadre et des clichés imposés par la tradition, afin qu’elle
retrouve cette intimité dont l’orientalisme l’a dépossédée. La narratrice va même
jusqu’à suggérer que c’est le regard des femmes qui peut parfois déterminer leurs
rapports avec les hommes, à travers l’exemple des prisonnières algériennes qui
choisissent d’ignorer l’existence de leurs assaillants qu’elles « ne regardent pas »
(Djebar 1985, 83). Pour ces prisonnières, baisser les yeux n’est pas un signe de
soumission mais au contraire un comportement actif de résistance et d’affirmation de
soi, car refuser son regard à l’autre, c’est refuser d’entrer en contact et de
communiquer. La narratrice souligne alors le manque de discernement du comte de
154
Castellane qui, dans une chronique, « remarque presque dédaigneusement : ces
Algériennes s’enduisent le visage de boue et d’excréments, quand on les conduit
dans le cortège du vainqueur » (Djebar 1985, 83). Cinglante à l’égard des officiers,
la narratrice à l’affût des paradoxes explique avec ironie le renversement de cette
prise de possession pour des esprits aussi obtus :
Elles se masquent toutes comme elles peuvent, et elles le feraient avec
leur sang, si besoin était... L’indigène, même quand il semble soumis,
n’est pas vaincu. Ne lève pas les yeux pour regarder son vainqueur.
Ne le « reconnaît » pas. Ne le nomme pas. Qu’est-ce qu’une victoire
si elle n’est pas nommée ? (Djebar 1985, 83)
Le fait de désamorcer le regard du colonisateur en dédaignant reconnaître sa
présence, revient à réduire sa victoire un « pseudo-triomphe » (Djebar 1985, 83), à
nier son pouvoir et à le vouer à l’échec. En autorisant la femme orientale à sortir de
la dialectique objectivante à laquelle elle était condamnée, Djebar pourrait ainsi dire
avec Edward Saïd que le récit est un instrument indispensable dans la double
entreprise de déconstruction et de réhabilitation du droit au regard :
Narrative [...] asserts that the domination of reality by vision is no
more than a will to power, a will to truth and interpretation and not an
objective condition of history. Narrative […] introduces an opposing
vision; it violates the […] fictions asserted by vision. (Saïd 1978,
240)
La problématique djebarienne du regard se présente donc sous le paradigme du voile
et des stratégies de désir et de domination. En se donnant dans les jeux de la vision,
cette problématique permet de rétablir le droit de regard à la femme algérienne, et
par là même inverser le processus d’annulation de l’autre par le non-regard. La
réappropriation des règles de ce jeu permet l’émergence d’une nouvelle subjectivité
155
féminine, comme l’explique l’étude de Mireille Rosello évoquant l’impact des
stéréotypes dans le récit qui est fait de l’histoire de France : « The creation of that
new subject [...] sabotages the old stereotypical discourse » (Rosello 1998, 154).
Cette nouvelle subjectivité atteste que l’image stéréotypée et figée des femmes
passives, silencieuses et enfermées dans les harems, telles qu’elles étaient dépeintes
dans les tableaux et les écrits orientalistes, n’est plus d’actualité :
Je ne vois que dans les bribes de murmures anciens comment chercher
à restituer la conversation entre femmes, celles-là même que
Delacroix gelait sur le tableau. Je n’espère que dans la porte ouverte
en plein soleil, celle que Picasso a ensuite imposée, une libération
concrète et quotidienne des femmes. (Djebar 1980, 189)
Au moment de la guerre d’Algérie, Picasso réinterprète lui aussi le tableau de
Delacroix en peignant une libération dansante des femmes du harem dans lequel le
renouveau peut être incarné par la lumière vive du soleil. La peinture que fait
Picasso de ces femmes n’est pas figée, mais au contraire dynamique car, comme
Djebar, il assimile la libération des femmes à sa liberté de mouvement et son droit de
circuler dans l’espace extérieur. En se basant sur les deux visions radicalement
opposées de Delacroix et Picasso, Djebar contribue à présenter une nouvelle
conception du monde féminin qui correspond à une façon antithétique d’imaginer le
harem dans la pensée orientaliste. La narratrice entend alors rendre toute la portée
symbolique de la bravoure de ces femmes qui « entrent ainsi dans l’histoire
nouvelle » (Djebar 1985, 31). L’interêt est de présenter une autre conception de la
femme algérienne qui sait ce dont elle ne veut plus, même si elle ne formule pas
encore très bien ce à quoi elle aspire. En reprenant le contenu des récits des colons,
156
la narratrice a commencé par l’interroger pour en comprendre l’origine et en faire
ressortir les clichés imposés de l’extérieur. Les images faussées ou réprimées qui en
résultent se lisent en dernier lieu comme une chaîne à reformer depuis l’intérieur en
rétrocédant à l’histoire les voix reconstituées de la résistance indigène qui changent
le sens de la réécriture.
2. Glorification de la résistance indigène
La chronique historique, que la narratrice reconstitue toujours à partir du récit
de l’autre, trouve son équivalence dans la souffrance vécue des ancêtres. Ce
nouveau retournement du schéma diégétique préfigure l’‘envers de la colonie’ : à la
lâcheté et la crauté du caractère inhumain des envahisseurs qui ressort de l’étude
critique des correspondances et documents officiels, se juxtaposent des informations
qui participent à la réhabilitation de la fierté guerrière et de l’héroïsme des indigènes
que même les observateurs étrangers ne peuvent s’empêcher de noter : « La
fascination semble évidente de la part de ceux qui écrivent » (Djebar 1985, 28). Une
relecture de l’histoire de la colonisation est mise en exergue par le relevé assez
sarcastique de la quantité disproportionnée des forces françaises déployées dans la
prise d’Alger face aux assiégés : « l’Armada française » compte « une bonne
centaine de voiliers de guerre » représentant un « immense cortège de frégates, de
bricks et de goélettes » sur lesquels « par milliers, les corps des matelots et des
soldats se relèvent » à l’approche de la ville (Djebar 1985, 15), en tout « quarante
mille soldats et trente mille marins emplissent ces vaisseaux » (Djebar 1985, 26). Si
la supériorité des moyens militaires français ne fait aucun doute, ces chiffres
157
s’opposent en revanche au nombre infime des troupes algériennes composées de
« cavaliers et fantassins arabes dispersés par groupes variables » (Djebar 1985, 25) :
le texte fait mention de « quinze mille combattants regroupés » (Djebar 1985, 47) et
d’une garnison d’élite de « deux mille hommes –huit cents Turcs et mille deux cents
Koulouglis » (Djebar 1985, 48). L’orgueil des Français, suscité par l’importance
numérique de leurs forces navales et terrestres, est relativisé par la lecture qui
rabaisse et ridiculise leur valeur guerrière au cours des premiers affrontements au
corps à corps : « Je relis la relation de ces premiers engagements et je retiens une
opposition de styles » (Djebar 1985, 26) :
Bruyante et ridicule canonnade de la flotte qui, hors de portée,
consomme des munitions pour une somme énorme et fait six francs de
dégâts aux fortifications de la ville. (Djebar 1985, 48)
C’est l’occasion de mettre en scène une véritable chorégraphie de la guerre telle
qu’elle est pratiquée par les indigènes qui « luttent à la façon des Numides antiques »
(Djebar 1985, 26). La narratrice imprime cette expérience séculaire du combat dans
le rythme de la phrase où l’omission du verbe reproduit la sûreté et la sveltesse du
geste :
Rapidité et courbes fantastiques de l’approche, lenteur dédaigneuse
précédant l’attaque dans une lancée nerveuse. Tactique qui tient du
vol persifleur de l’insecte dans l’air, autant que de la marche luisante
du félin dans le maquis [...]. Turcs rutilants et Bédoins enveloppés de
blanc parent le corps à corps de la joute d’une ostentation de férocité ;
l’allégresse du défi s’y mêle, puis culmine dans une crête de cris
suraigus. (Djebar 1985, 26-7)
Les guerriers arabes procèdent d’une éthique ancestrale qui surprend et fascine
l’ennemi. Ce dernier se tient à distance, pathétique et ridicule avec sa « carabine
158
[qui] claque de loin » (Djebar 1985, 27), alors que pour les « autochtones
insaisissables » (Djebar 1985, 29), « ces sauvages ‘coupeurs de têtes’ [...], une
secrète supériorité se manifeste » (Djebar 1985, 51) :
L’étonnement de Merle est suscité par l’invisibilité de l’ennemi.
Jusqu’à la bataille de Staouéli, en effet, alors que les Arabes ont déjà
tué et mutilé tant de soldats imprudents ou malchanceux, pas un mort,
pas un blessé de leur camp n’a été pris. (Djebar 1985, 50)
L’invisibilité et le silence qui constituaient la faiblesse et la soumission des indigènes
face à l’ennemi, est dorénavant ce qui fait leur caractère et leur force. Il s’avère que
les déviances extrêmes de l’histoire écrite par les envahisseurs sont en réalité
symptomatiques d’une répression de l’angoisse pathologique de l’ennemi qu’ils sont
incapables de soumettre à leur volonté. Le guerrier arabe, par son silence
hermétique, sa fierté et son courage au combat, reste intrépide et inébranlable :
Impossible d’étreindre l’ennemi dans la bataille [...]. Se convaincre
que l’Autre glisse, se dérobe, fuit. Or l’ennemi revient sur l’arrière.
Sa guerre à lui apparaît muette, sans écriture, sans temps de l’écriture
[...]. L’indigène, même quand il est soumis, n’est pas vaincu (Djebar
1985, 82-3)
Hardis dans la lutte et emportés par la passion de l’intrépidité et du divertissement
guerrier, les Turcs et les Bédoins défient la mort par un jeu d’habileté et une
vaillance antique qui les fait rayonner d’une jouissance sensuelle :
L’Arabe, sur son cheval court et nerveux, recherchait
l’embrassement : la mort, donnée ou reçue mais toujours au galop de
la course, semble se sublimer en étreinte figée. L’arrivant, lui,
propose un masque caricatural de la mort. Or une pugnacité tragique
aiguillonne l’indigène qui, pour l’instant, caracole ou pavoise,
s’avance sur le devant de la scène, tout heureux de tuer, de mourir,
dans la lumière étincelante. Et le soleil l’inonde d’un coup sur le
versant de l’ombre ultime. (Djebar 1985, 27)
159
Le souffle épique de la narration renverse le constat de guerre en consacrant
l’apothéose du héros arabe dans un style poétique à la mesure de sa grandeur. La
narratrice s’attarde peu sur le soldat français qui ne semble être là que pour éclairer
encore plus l’aspect sublime de la figure indigène. Cette description peut se lire
comme un hommage posthume à la mémoire de ces valeureux combattants, « les
Janissaires [...] guerriers splendides », « les tireurs algériens [...] précis et d’une
habileté redoutable » (Djebar 1985, 29), dont l’ardeur souligne leur supériorité face à
l’ampleur des pertes françaises : « On compte une moyenne de quatre-vingt morts
par jours dans le camp des envahisseurs » (Djebar 1985, 25), un nombre qui va
s’élever à « deux cent cinquante ou davantage » (Djebar 1985, 48) grâce à Mustapha
Boumezrag dont « l’intelligence méthodique gouverne dorénavant les attaques des
Arabes » (Djebar 1985, 47). Le rôle des chefs algériens est exemplaire non
seulement pour leurs compétences guerrières, mais aussi parce qu’ils sont de
véritables figures emblématiques de l’histoire algérienne. Giuliva Milo rappelle
l’exemple de l’Émir Abdelkader, « un jeune homme de vingt-cinq ans aux yeux verts
et au front mystique » (Djebar 1985, 50) qui, par sa ténactié, son insoumission et son
refus d’abdiquer au profit du colonisateur, a inspiré Arthur Rimbaud en 1869 dans un
poème qui établi un parallélisme avec l’ancêtre Jugurtha :
Il est né sur les monts d’Algérie un enfant peu commun
Et la brise légère l’a dit : « Jugurtha nous revient ». (Milo 2007, 126)
160
Contrastant avec la plupart des chefs français, l’épaisseur de ces figures masculines
participant à la libération de l’Algérie est renforcée par celle des femmes, dont les
vertus et le courage au combat égalent les valeurs héroïques des hommes.
Dans les récits français de la conquête algérienne, la femme apparaît comme
une présence invisible qui n’aurait pas influencé l’évolution de l’histoire. En effet,
juxtaposant les liens entre le politique et le sexuel, les règles coloniales qui émanent
des écrits européens font écho à la position des femmes arabes vis-à-vis de la société
algérienne qui les pose en objet. Pourtant, lorsque Fanon publie en 1959 L’An V de
la révolution algérienne, il assiste au surgissement de la femme qui, dans et par
l’action révolutionnaire, est « en train de créer de toutes pièces une nouvelle société
algérienne » (Fanon 1959, 86). Dans cette sorte de manuel du militant, il analyse, en
pleine guerre, les modifications profondes de la société algérienne et le rôle
incontournable de la femme dans ces transformations dont la dimension historique
renvoie à l’idée de nation :
C’est sans apprentissage, sans récits, sans histoire, que [la femme
algérienne] sort dans la rue, trois grenades dans son sac à main ou le
rapport d’activité d’une zone dans le corsage [...]. Ce n’est pas la
mise à jour d’un personnage connu et mille fois fréquenté dans
l’imagination et les récits. (Fanon 1959, 32-3)
Dans L’Amour, la fantasia, c’est en rattachant l’histoire du pays à l’histoire de la
femme que la narratrice inaugure une perspective véritablement nouvelle en
instaurant une cohérence insolite dans les rapports de signification. En effet, de
nombreuses citations tissent le canevas pour une expansion du paradigme féminin
161
qui s’intègre imperceptiblement au récit de l’histoire collective. C’est ce que met en
lumière le baron Barchou lorsqu’il fait état dans ses écrits de l’ardeur « des femmes
qui se trouvent toujours en grand nombre » (Djebar 1985, 31) sur les champs de
bataille. Il évoque la bravoure des combattantes algériennes qui, n’acceptant pas de
tomber sous le joug de l’ennemi, préfèrent affronter la mort pour sauver l’honneur
outragé. Il se souvient, entre autre, deux guerrières bédouines entrevues au cours
d’une des batailles :
Certaines tribus de l’intérieur sont venues au complet : femmes,
enfants, vieillards. Comme si combattre c’était [...] se donner d’un
bloc, tous ensembles, sexes et richesses confondus [...]. Des femmes,
qui se trouvent toujours en grand nombre à la suite des tribus arabes,
avaient montré le plus d’ardeur à ces mutilations. L’une d’elles gisait
à côté d’un cadavre français dont elle avait arraché le cœur ! Une
autre s’enfuyait, tenant un enfant dans ses bras : blessé d’un coup de
feu, elle écrasa avec une pierre la tête de l’enfant, pour l’empêcher de
tomber vivant dans nos mains ; les soldats l’achevèrent elle-même à
coups de baïonnette [...]. Dans un sursaut de bravoure désespérée,
faisant éclater le crâne de son enfant comme une grenade printanière,
avant de mourir, allégée, ces deux héroïnes entrent ainsi dans
l’histoire nouvelle. (Djebar 1985, 31)
Comme le soulignait plus haut Fanon, ces scènes d’une cruauté inconcevable pour
une mentalité européenne du XIXe siècle renvoient à un monde où les vertus
antiques pratiquées par la femme, qui s’inscrivent en Occident dans la réalité d’un
passé révolu, persiste encore comme modèle imaginaire référentiel à l’Afrique du
Nord. Or, la revendication de la participation active des femmes dans l’histoire de
l’Algérie d’où elles sont trop souvent exclues, s’avère primordiale pour assurer le
transit entre le passé et le présent, entre les deux niveaux narratifs de la diégèse.
Leur engagement dans la libération nationale, devant l’urgence de la lutte, bouscule
162
les traditions les plus ancrées et fait entendre « une autre voix de l’Histoire » (Tabti
1986, 38), comme s’attache à le montrer Bouba Tabti pour qui le point de vue
djebarien restitue tout son sens à ce qui, dans les textes français, était considéré
comme de simples détails, des faits absolument anodins pour le colonisateur.
Après avoir dépouillé les documents historiques écrits par les Français, la
narratrice cède la place aux témoignages des combattantes qui, à leur tour,
contribuent à la reconstitution des faits historiques. Leur perspective algérienne et
féminine permet de restituer l’identité du pays à travers l’âme secrète et la mémoire
cachée du pays :
Les vergers brûlés par Saint-Arnaud voient enfin leur feu s’éteindre
parce que la vieille aujourd’hui parle et que je m’apprête à retranscrire
son récit. (Djebar 1985, 251)
Telle une transe qui libère de l’oubli, les voix des résistantes apportent leur
contribution à l’histoire algérienne en offrant de nouvelles catégories de perceptions
idéologiques. Emanant d’instances narratives exclusivement féminines, un nouveau
type de savoir historique prend ainsi forme. A l’avant du chœur anonyme, se
détachent les voix de femmes dénommées Haoua, Chérifa, Hadjila, Asma, Kadija,
Fatima, Aïcha, Telja, Zohra Sahraoui, et Lla Hadja. Leurs voix identifiées
empêchent de prêcher la suppression de l’individualisme au profit de l’unanimité du
peuple. Ces combattantes ont apporté un soutien et une collaboration indispensables
aux moudjahidines, les maquisards de la montagne. En marquant l’idéologie
révolutionnaire de la société colonisée, elles fonctionnent comme symboles puissants
de l’Algérie en pleine mutation. Le lecteur peut ainsi suivre dans sa course Chérifa,
163
la bergère âgée de treize ans qui rejoint un groupe de jeunes maquisards. Cette
rebelle incarne la liberté face à l’ennemi : Infirmière auprès des blessés, elle est
capturée pendant près d’un an par les Français. Soumise à des interrogatoires et à la
torture à l’électricité, ses idéaux patriotiques font qu’elle n’avouera jamais aucun
renseignement. Chérifa sait souffrir en combattante pour l’honneur de son pays,
comme elle a le courage de l’expliquer aux hommes de la Croix-Rouge venus lui
demander ce qu’elle faisait dans les montagnes : « Je combattais [...] ! Pour ma foi et
mes idées » (Djebar 1985, 199). Raison suffisante pour lui faire une autre place aux
côté des anciennes combattantes dans Loin de Médine. Le récit, animé par toutes les
actions, s’arrête brusquement au moment où Chérifa devient aphone par la douleur :
« Et ma voix chavira » (Djebar 1985, 174). Le commentaire de la narratrice vient
alors remplir le silence de la bergère par la description de ses actes héroïques qui,
vingt ans après, apporte css vertus libératrices : « Chérifa vieillie, à la santé
déclinante, est immobilisée. Libérant pour moi sa voix, elle se libère à nouveau »
(Djebar 1985, 202). Le récit suit la circularité de la mémoire avec celui de la vieille
Zohra Sahraoui qui raconte elle aussi, à plus de quatre-vingts ans, sa collaboration
pendant la guerre. Issue de la même tribu que la narratrice, la tâche de Zohra, qui
consiste à ravitailler les maquisards qu’elle héberge, lui coûte les représailles de
l’ennemi : sa ferme est plusieurs fois incendiée, tous ses biens saccagés, volés ou
détruits. Comme Chérifa, Zohra supporte tout sans jamais fléchir : la prison, la
torture, et même la maladie qui lui vaut la renommée de folle et de porteuse de
malheur parmi les siens. Incomprise, elle demeure dans l’ombre chez une nièce,
164
craignant pour ces quatre fils montés au maquis. Dans le cercle des conteuses où est
assise la narratrice, une autre voix s’élève : c’est celle de Lla Hadja, une résistante
dont la foi en Dieu lui fait embrasser la cause révolutionnaire. Par ses idéaux
patriotiques, elle représente toutes les combattantes illettrées. Incarnant le courage et
les valeurs qui ont façonné leur identité, la référence à ces femmes désigne
l’émergence d’une lutte pour l’identité nationale et politique qui passe par
l’exemplarité du sort individuel pour venir s’inscrire dans la mémoire collective. Les
combattantes deviennent ainsi le symbole que l’écrivain hausse tel un emblème
national.
C. Critique de la politique d’assimilation : Exclusion et effacement identitaire
Alors que L’Amour, la fantasia s’attache à rectifier l’interprétation qui est
faite de certains moments précis de l’histoire algérienne, Histoire de ma vie s’oriente
plutôt vers une critique des institutions coloniales françaises en se concentrant
davantage sur l’histoire quotidienne vécue par les femmes algériennes pendant la
guerre. Le récit de vie de la famille Amrouche vient compléter d’une manière
efficace les connaissances apportées par les archives historiques et le discours
historico-politique sur la période coloniale, notamment concernant la Kabylie entre
1882 et 1962
35
. Le roman apparaît comme un réceptacle précieux de la mémoire,
des croyances et modes de vie de tout un peuple qui a souffert du contact avec la
France pendant la période coloniale, même si cette interférence a permis aux valeurs
démocratiques de venir se greffer sur celles d’une tradition répressive surtout
165
à l’égard des femmes. Dans Histoire de ma vie, la dénonciation du colonialisme
s’attache à relever les antagonismes entre la vie traditionnelle algérienne et les
institutions catholiques et scolaires que la politique coloniale française a implantées
en Algérie et qui, malgré leurs ambitions humanitaires, ont largement influencé l’exil
et renforcé l’aliénation des populations locales en encourageant les conversions
religieuses et l’assimilation à une culture étrangère.
1. L’exclusion religieuse des Kabyles chrétiens
Bien que née en Kabylie et donc en milieu musulman, Fadhma est amenée à
se convertir au catholicisme, ne pouvant échapper à la pression des religieux qui
l’ont arrachée à la misère en se chargeant de son entrée dans la vie. Dans la préface
d’Histoire de ma vie, Vincent Montiel évoque les difficultés qui découlent de la
coexistence des religions musulmane et chrétienne :
Il serait lâche, de ma part, d’esquiver ici le douloureux problème des
Kabyles chrétiens, qui sont encore plusieurs centaines, et dont fait
partie Fadhma Amrouche, son mari et ses enfants. Ces conversions,
en milieu musulman traditionnel, ne pouvaient être que source de
conflits inextricables, d’incompréhension, de souffrances et
d’humiliations. La question n’est pas de savoir si une religion est
‘bonne’ en soi, ou même ‘meilleure’ qu’une autre : posé ainsi, cela
n’a aucun sens. Mais il s’agit d’apprécier si l’état actuel d’une société
donnée lui permet d’accueillir des ferments étrangers sans risque de
perdre son identité, sans tension insupportable. Or, c’est un fait
qu’encore aujourd’hui les structures réelles de l’Islam maghrébin ne
supportent pas ceux qu’on appelle les ‘renégats’ (mtûrni). J’en
pourrais citer beaucoup d’exemples. Le chrétien kabyle, en
particulier, est mal à l’aise, à peine toléré, et se sent déchiré entre des
fidélités contradictoires. Le livre de Fadhma Amrouche est plein de
témoignages de ces difficultés. (Amrouche 1968, 8-9)
166
Tahar Ben Jelloun n’hésite pas à dénoncer ouvertement la résistance de l’islam
syncrétique à entrer dans la modernité, en tant que cause principale de la montée de
l’intégrisme et obstacle majeur à la démocratie :
Cette résistance nous la trouvons dans toutes les religions. L’islam a
pu être utilisé par des intégrismes divers parce que les régimes de la
plupart des États musulmans n’assument pas cette modernité qui
signifie pour eux la fin de l’arbitraire et la soumission aux lois de la
démocratie. Souvent, ceux qui veulent faire prévaloir la religion sur
la science, la coutume sur le droit et la reconnaissance de l’individu,
ont des intérêts politiques à préserver. Ce n’est pas un hasard si les
deux phobies des islamistes sont l’Occident (symbole de liberté et de
la démocratie) et la femme. (Ben Jelloun 1999, 102)
Ben Jelloun souligne que le concept de modernité apporté par la colonisation
occidentale semble être incompatible avec les visions traditionalistes et intégristes de
l’Islam qui règle la vie quotidienne de l’algérie. Cette aversion pour tout
changement s’expliquerait par la volonté délibérée de servir l’idéologie obscurantiste
dominante afin de maintenir les différents pouvoirs en place. Camille et Yves
Lacoste proposent un bref aperçu de la place qu’occupe le christianisme au Maghreb:
Le christianisme a progressivement disparu du Maghreb à partir du
XVème siècle lorsque les derniers musulmans ont été chassés de
l’Espagne et que les Portugais et Espagnols ont lancé une série
d’attaques sur les côtes du nord de l’Afrique. Le christianisme est
revenu avec les colons européens. (Lacoste 1991, 30)
Quand on étudie la question des ‘Chrétiens du monde arabe’, remarque Karin
Holter
36
« On fait surtout référence aux communautés chrétiennes d’Egypte, de Syrie
et du Lyban ; on ne pense pas à y intégrer le cas de Marguerite Fadhma Aïth
Mansour Amrouche » (Holter 1998, 55). Cette autobiographie met justement en
évidence les réalités sociales souvent difficiles des Kabyles chrétiens au temps de la
167
colonisation en insistant sur les problèmes qui résultent de la coexistence de la
religion musulmane et de la religion chrétienne. Kateb Yacine explique dans
l’introduction que si l’institution religieuse coloniale assure la survie de Fadhma et
lui ouvre des portes, elle fait aussi d’elle une exilée culturelle parmi son propre
peuple qui la considère comme « un être maudit » (Amrouche 1968, 12). C’est bien
pour échapper aux conditions de sa naissance et pour protéger sa vie que Fadhma est
obligée de se convertir, car ses convictions quant à la religion chrétienne ne semblent
pas vraiment fondées. En effet, d’une part elle refuse de croire en une religion qui
affirme que « seuls ceux qui étaient baptisés, allaient au ciel » (Amrouche 1968, 75) ;
d’autre part, son bilan sur les religions semble opérer une distinction entre, d’une
part les actes rituels et les comportements dogmatiques, et d’autre part la croyance
directe aux valeurs chrétiennes : « Pour ce qui est de la religion, il me semble que je
n’ai jamais été au fond bien convaincue. Mais je crois fermement en Dieu »
(Amrouche 1968, 75). Davantage séduite par la beauté des chants liturgiques,
Fadhma est prise par une piété qu’elle qualifie de « superstitieuse » :
J’étais devenue très pieuse ; il me semble qu’il y avait un peu de
superstition dans cette piété : j’espérais entendre un jour les statues de
la Vierge et du Sacré-Cœur parler et me dicter ma conduite. Je
m’imposais à cette époque de longues stations à la chapelle,
demandant ardemment à Dieu et à la Vierge Marie de m’aider et de
m’ouvrir une porte dans l’impasse où je me trouvais. (Amrouche
1968, 78)
La lecture de ce passage est révélatrice de la position de recul que Fadhma a prise
avec l’âge. Le temps grammatical de l’imparfait fait état de cette mise à distance
d’un texte écrit presque cinquante ans après avoir vécu ces faits : « J’était devenue
168
très pieuse », « j’espérais entendre », « je m’imposais à cette époque de longues
stations à la chapelle ». Le fait de qualifier de « superstition » la prière irrationnelle
d’une jeune fille désespérée de trouver une issue à sa vie, révèle aussi l’attitude
critique avec laquelle Fadhma analyse sa propre situation à seize ans. Holter affirme
que le mouvement instinctif et passionné de Fadhma vers les Saints et la Vierge
Marie n’a rien de traditionellement chrétien. Ce serait plutôt, selon elle : « un trait
spécifique d’une certaine pratique féminine de la religion » (Holter 1998, 69)
37
. En
effet, puisque la Vierge représente une mère qui a beaucoup souffert et dont Fadhma
attend des conseils, la Vierge peut aussi être appréhendée comme un substitut de la
propre mère de Fadhma. Le passage suivant établit un parallèle entre l’engouement
religieux de la jeune fille en détresse et celui d’un accroissement considérable de
convertis à la même époque dans le village :
Il y eut, à ce moment-là, beaucoup de conversions. Des hommes et
des femmes d’âge mûr se firent chrétiens. Cela tenait, je crois, au fait
que les Pères, à cette époque, étaient très généreux. Tous les ouvriers
de l’hôpital, y compris le portier, voulurent abandonner l’Islam. Et la
chapelle était pleine à étouffer tous les dimanches. (Amrouche 1968,
79)
Ce passage semble confirmer le fait que la jeune Fadhma a plutôt subi que choisi le
fait d’adhérer au christianisme : la conversion des autres Kabyles « d’âge mûr »
laisse entendre une certaine manipulation pragmatique et matérielle par les Pères
dont la générosité exceptionnelle peut être interprétée comme une offensive de la
mission chrétienne qui ne se soucie guère des sources de conflits que l’abjuration
peut quotidiennement entraîner au sein de la société musulmane :
169
La première scène terrible fut occasionnée par notre religion : mon
mari et moi devions aller à la messe, le dimanche matin [...]. Les
coutumes de la Petite Kabylie défendaient aux femmes jeunes de
sortir de la maison et de se montrer aux hommes [...]. Pendant des
années nous nous levâmes avant l’aube par tous les temps et partîmes
en cachette [...]. Le jour où il me fallait rentrer plus tôt pour une
raison grave [...], nous passions par des chemins détournés [...]. Je
sentais sur moi des regards hostiles. J’étais celle qui avait renié sa
religion. (Amrouche 1968, 105)
La vie spirituelle de Fadhma est évoquée à travers les problèmes liés à la pratique de
sa chrétienté : alors qu’en Kabylie « il ne convient pas qu’une jeune femme sorte en
plein jour » (Amrouche 1968, 106), Fadhma doit éviter d’être « une honte
ineffaçable » pour la famille Amrouche et « la risée de tout le monde » dans le
village (Amrouche 1968, 106). Le roman autobiographique dévoile une autre
conséquence de la politique d’assimilation en évoquant la coutume coloniale qui veut
que, dans l’école laïque de Taddert-ou-Fella, chaque nouvelle arrivante reçoive un
prénom français, soit disant pour mieux les distinguer : « Nous étions quatre petites :
Alice, Inès, Blanche et moi, Marguerite. On nous avait donné des prénoms français,
car il y avait trop de Fadhma, de Tassâdit, ou de Dahbia » (Amrouche 1968, 32). Ce
n’est que lorsque les sœurs de l’hôpital de Aïth-Manegueleth lui contestent le droit
de porter son prénom français parce qu’elle n’était pas baptisée que Fadhma
reconnaît : « Cela me fit froid au cœur » (Amrouche 1968, 72). Son baptême à l’âge
de seize ans s’impose comme condition sine qua non à son mariage avec Belkacem
déjà converti au christianisme, mais aucun détail n’est donné du baptême qui a lieu le
jour du mariage : « Je ne me rappelle pas très bien comment les choses se sont
passées ce matin-là » (Amrouche 1968, 87). Ce non-dit s’étale dans tout le récit et
170
renforce le sentiment de manque de conviction religieuse de la narratrice, dont le
baptème marque à jamais le point de non retour vers le village kabyle et la société
musulmane : avant cette conversion, elle est « la bâtarde » (Amrouche 1968, 26)
exclue de la tribu ; après, elle devient « mtûrni » (Amrouche 1968, 9), une renégate
exclue de la communauté religieuse.
Condamnée par ses pairs, elle l’est aussi par ceux dont elle adopte la religion
et qui sont censés dispenser la charité. La tyrannie précédemment évoquée des
Sœurs Blanches qui battent l’enfant avec un fouet en cordes, n’est qu’un aspect de
l’intolérence et du comportement inhumain résultant de la politique religieuse
coloniale. En effet, l’engagement de la famille Amrouche s’avère également
problématique vis-à-vis de l’administration française lorsqu’en 1903, c’est la
chrétienté de Belkacem et donc sa ‘francité’ qui, paradoxalement, l’excluent du
système laïque français en s’avérant être un obstacle infranchissable pour devenir
enseignant :
J’écrivis au Recteur une lettre pathétique, mais Belkacem fut évincé à
cause de ses convictions religieuses. L’inspecteur qu’il était allé voir
à Sétif lui avait dit carrément : ‘Si vous tenez à être dans
l’enseignement, il ne faut pas pratiquer la religion catholique’. Mon
mari avait refusé. Il était revenu bredouille. (Amrouche 1968, 120)
La séparation de l’église et de l’état dans le système colonial provoque un manque de
cohérence qui est accentué par une absence de loyauté et d’ouverture d’esprit.
Lorsqu’elle enseigne le cathéchisme dans la mission chrétienne de Taddert-ou-Fella,
Fadhma se rappelle de l’hypocrisie ambiante :
171
Il m’est resté de ce temps-là une impression pénible, trouble. Tout le
monde parlait de Dieu, tout devait se faire pour l’amour de Dieu, mais
on se sentait épié, vos paroles étaient pesées et rapportées à la
Supérieure. Moi qui croyais retrouver l’atmosphère de camaraderie
de Taddert-ou-Fella, je fus déçue et déroutée. Quand je disais que
toutes les religions avaient leur bon côté, on considérait cela comme
un blasphème. (Amrouche 1968, 73)
Fadhma souffre aussi de la jalousie de ses compagnes (elle est la seule à avoir une
éducation) et de la méfiance des Sœurs (puisqu’elle va à l’école laïque) : « Aussi, ai-
je gardé de cette époque comme un goût de cendre » (Amrouche 1968, 79). Mais
Fadhma reste combattive, s’efforçant de s’ « habituer à cette vie » (Amrouche 1968,
90). L’incohérence de cette mission française est évoquée à travers l’intolérance et
le manque d’éducation des religieuses : la plupart étant des musulmanes converties
qui ne parlait que le kabyle, elles ne pouvaient donc pas contrôler les échanges de
Fadhma avec ses camarades, à qui il était strictement interdit de parler français :
Parmi mes compagnes, il y en avait de gentilles ; Alice, par exemple,
était charmante, et Seltana, la femme du boulanger. Mais je ne
pouvais parler français avec aucune, jamais je ne me trouvai seule
avec mon ancienne camarade Inès, jamais nous ne pûmes évoquer
Taddert-ou-Fella. Toujours quelqu’un s’imposait entre nous.
(Amrouche 1968, 81)
Lorsque Fadhma exprime le souhait de se faire religieuse, cette vocation lui est
refusé par l’église parce qu’elle est une enfant illégitime : « Le Père Baldit m’avait
fait savoir que, pour raison de famille, on ne pouvait m’accepter comme religieuse »
(Amrouche 1968, 77). La narratrice se trouve alors dans une impasse identitaire et
conflictuelle au sein même d’une institution qui, plus intéressée par le nombre de
172
recrutements que par l’humanisme de sa mission, n’hésite pas à tourner parfois le
dos à ses fidèles.
L’imposition de la religion chrétienne sur le mode de vie traditionnel en
Algérie est à son apogée lorsque les structures de la colonisation tentent, de manière
évidente, de se substituer à la fonction paternelle. Dans « Une société patriarcale
comme celle des Berbères » (note de jacqueline Arnaud, Amrouche 1968, 205), les
valeurs sont en général transmises par le père. Or, certains écrivains magrébins
comme Mohammed Dib pensent que sous les règles coloniales, le père étranger
s’impose dans l’imaginaire algérien comme la figure de l’autorité. Dans ses romans,
il expose le lien entre le paternalisme et le colonialisme en soulignant le phénomène
de substitution des colonisateurs au père qu’ils ont symboliquement sacrifié :
Du jour où le Français est entré dans ce pays, plus aucun de nous n’a
eu un vrai père. C’était lui qui avait pris sa place, c’était lui le maître.
Et les pères n’ont plus été chez nous que des reproducteurs. Ils n’ont
plus été que les violateurs et les engrosseurs de nos mères, et ce pays
n’a plus été qu’un pays de bâtards. (Dib 1968, 159)
Charles Bonn abonde dans le sens de Dib pour expliquer qu’en Algérie, alors que
« l’arabe est devenu langue identitaire officielle, symbole paternel par excellence de
la Loi » (Bonn 2006, 9), le colonialisme se déploie dans le sens d’un sacrifice du
père vis-à-vis de l’autre qui vient prendre la place du discours paternel : la
« scénographie de la rupture » est illustrée par une dynamique de subversion et de
contestation politique d’un « néo-impérialisme délocalisé », et le meurtre symbolique
du père repose sur le meurtre de la Loi que le père est censé représenter (Bonn 2006,
8-9). Ce sacrifice, qui se fait par une transmission des pouvoirs du père aux colons,
173
se réalise dans Histoire de ma vie lors de la demande en mariage que fait Belkacem à
Fadhma : « Je conseillais à mon prétendant – s’il était certain de vouloir se marier –
de faire directement sa demande au Père Baldit » (Amrouche 1968, 82). Dans cet
exemple, la figure religieuse du Père Baldit se substitue au père absent de Fadhma.
Belkacem se mariant sans le consentement de sa famille et la mère de la mariée étant
souffrante, les missionnaires et l’église se substituent à la famille : ils s’occupent de
tout, depuis le trousseau de Fadhma qui contient une gandoura blanche pour le
mariage-baptême, jusqu’à la dot payée au frère de Fadhma et au logement fourni à
l’intérieur de l’hôpital. Cette subrogation du paternalisme, reposant sur l’ambiguïté
tragique au centre de la situation de l’entre-deux héritée du colonialisme, se retrouve
également dans l’infrastructure du système éducatif qui participe aussi, à sa façon, à
la perte identitaire et au processus d’exclusion.
2. La mission éducative : ostracisme et effacement identitaire
Un dernier mythe de la modernité européenne, dont la perspective littéraire
féminine tente de dénoncer les défaillances, se fonde autour de l’institution scolaire
coloniale qui semble parfois fonctionner à contre-courant de la réalité culturelle et
sociale algérienne. L’entrée de Fadhma au pensionnat laïque de Taddert Ou-Fella
près de Fort National en 1886, renseigne le lecteur sur les fondements de ce projet
éducatif colonial. En effet, l’exil de la narratrice à Fort National se fait à
l’instigation de l’administrateur français qui lance une ‘croisade culturelle’ jusque
dans les montagnes de la Kabylie :
174
A cette même époque [1882-4] furent ouvertes les premières écoles
de Grande Kabylie [...]. L’administrateur Sabatier voulut fonder une
école de filles [...]. Il convoqua ses caïds, ses cavaliers et ses gardes
champêtres en leur demandant de parcourir les douars à la recherche
de petites filles qu’ils rassembleraient. (Amrouche 1968, 31)
Cette campagne de recrutement est réalisée sous Jules Ferry, ministre de l’Instruction
publique et des Affaires étrangères. Ce dernier prône l’expansion de la colonisation,
notamment par le biais de l’enseignement qui devient le grand moyen de propagation
de la langue française. Histoire de ma vie expose le fait que, dans le cadre de son
entreprise coloniale, la France réprime l’arabe, le berbère et le kabyle en vue
d’imposer sa propre langue. Vincent Montiel rappelle l’aspect obscurantiste de cette
administration en matière d’éducation coloniale :
Les premières écoles françaises en Kabylie remontent à 1873 et
Fadhma Aith Mansour fut une des toutes premières à les fréquenter.
A l’époque, cela fit scandale. Mais le rôle de ces écoles fut très grand
[…]. Certes, il faut déplorer que l’administration française soit restée
[...] stupidement opposée à l’enseignement de l’arabe, langue
nationale de tous les Algériens. Le résultat (souhaité ?) ne pouvait
être que de renfermer les Kabyles dans un particularisme têtu.
(Amrouche 1968, 8)
Les lois de Jules Ferry prennent les aspect d’une politique d’assimilation par rapport
à l’unification de la langue française à l’étendue de l’empire colonial et à
l’imposition d’un contenu et de méthodes d’enseignement identiques à ceux de la
métropole
38
(Brahimi 2001, 19). Même si cette école pilote permet à Fadhma
d’obtenir un certain niveau d’instruction et de passer son certificat d'études en 1892,
elle contribue aussi à renforcer le sentiment d’altérité dont témoigne la jeune
narratrice tout au long du roman et notamment lors de son exil à Tunis : « Nous
175
étions en plein quartier musulman et je ne savais pas un mot d’arabe [...]. Ne parlant
pas un mot du pays, l’arabe, je me sentais bien désorientée » (Amrouche 1968, 140).
L’enseignement exclusivement français que prodigue l’éducation coloniale
contribue, d’une part à un rejet de la population locale par rapport à la langue
imposée, et d’autre part à une exclusion encore plus conséquente des jeunes filles
instruites par rapport au reste de la population algérienne. Ce qu’affirme Norindr au
sujet de la mission éducatrice de l’occident dans les colonies de l’Asie du sud-est se
révèle aussi vrai dans le cas de l’Algérie, confirmant la volonté européenne
d’hégémonie à l’ensemble des colonies :
As with Great Britain, France believed in its sacred mandate to
civilize and educate the world. Convinced of its cultural ascendance
over all colonized peoples, the French promoted almost exclusively
their own history and culture at the expense of the indigenous culture.
(Norindr 1996, 5)
Le colonialisme est à l’origine du décentrement de l’individu parce qu’il ne tient pas
compte de la coexistence des deux cultures : en écrasant la langue maternelle et en la
remplaçant par la langue française, porteuse de la distance coloniale, la mission
éducative de cette entreprise se renverse en provoquant un effacement de la culture et
de l’identité algérienne. La colonie devient alors cet « empty space » identitaire
(Norindr 1996, 5) que l’idéologie occidentale va remplir en faisant la promotion de
son rôle civilisateur que Norindr appelle une « philantropic façade », un déguisement
servant à justifier l’expansion économique et politique de la France (Norindr 1996,
6). On pourrait se demander si cette façade s’est atténuée avec le temps, puisque
Fadhma est inscrite dans une des toutes premières écoles française en Algérie, alors
176
que la narratrice de L’Amour, la fantasia participe « à la fin d’un enseignement
séculaire » (Djebar 1985, 258). Les décennies qui séparent les expériences scolaires
des deux protagonistes permettent pourtant d’affirmer, une fois de plus, que rien ne
semble avoir changé depuis le XIXe siècle : tiraillée entre la réalité et l’apprentissage
d’une langue qui reste pure abstraction, l’école française fait naître, chez la narratrice
de L’Amour, la fantasia, un sentiment d’écartèlement entre la culture scolaire et le
vécu quotidien. En effet, en lui offrant un ‘vocabulaire de l’absence’ par son
manque de référent, l’incohérence de l’instruction française fait perdre pied à la
narratrice qui ne retrouve pas, dans cet enseignement, les éléments de sa vie
quotidienne en Algérie :
J’apprends des noms d’oiseaux que je n’ai jamais vus [...], des
glossaires de fleurs et de plantes que je ne humerai jamais avant de
voyager [...]. En ce sens, tout vocabulaire me devient absence [...].
Les scènes des livres d’enfants, leurs situations me sont purs
scénarios ; dans la famille française, la mère vient chercher sa fille ou
son fils à l’école ; dans la rue française, les parents marchent tout
naturellement côte à côte... Ainsi, le monde de l’école est expurgé du
quotidien de ma ville natale tout comme de celui de ma famille. A ce
dernier est dénié tout rôle référentiel. Et mon attention se
recroqueville au plus profond de l’ombre, contre les jupes de ma mère
qui ne sort pas de l’appartement [...]. Dans cet écartèlement,
s’introduit un début de vertige. (Djebar 1985, 261)
Même si l’enseignement scolaire permet de « trouver une voix susceptible de dire un
univers auquel la parole a toujours manqué » (Bonn 1985, 30), il contribue aussi à
faire le jeu du colonialisme en imposant un système de références basé sur une
culture importée sans tenir compte de la spécificité algérienne. Par le décalage entre
le lieu d’énonciation et les modèles sociaux, culturels et politiques qu’elle véhicule,
177
Bonn remarque que l’instruction coloniale reproduit maladroitement un modèle
français fossilisé et centralisé qui permet d’en mesurer l’anachronisme et le décalage
spatial :
Réduire l’enseignement du français en Algérie à une simple
acquisition de techniques liguistiques séparées de leur contexte
culturel est bel et bien produire un mythe de la langue « neutre » qui
camoufle en valeur le fait historique de la manière dont le français est
vécu concrètement par les jeunes algériens. C’est également occulter
l’origine même du discours pédagogique algérien sur l’enseignement
du français [...]. L’idéologie coloniale exhibait l’humanisme de son
discours culturel en occultant la réalité politico-économique de la
colonisation. (Bonn 1985, 135)
La parole de l’envahisseur est véhiculée par une référence littéraire, des normes et
des clichés culturels importés qui situent le lieu d’énonciation dans le pôle de l’autre.
Comme pour la religion, l’entrée dans l’éducation coloniale se fait dans un rapport
symbolique de substitution de la figure parentale significatif de cette occultation
culturelle. Dans Histoire de ma vie, ce rapport est mis en lumière lorsque les
camarades de classes de Fadhma l’appelle péjorativement : « la fille du
Commissaire » (Amrouche 1968, 63) parce que sa mère avait choisi comme tuteur
l’Administrateur Demonque pour remplacer le père légitime ; d’autre part, Fadhma
considère la directrice, Mme Malaval, comme sa mère spirituelle : « Elle qui m’a
donné ma vie spirituelle » (Amrouche 1968, 45). La narratrice rend hommage à
cette institutrice française qui, pendant les années 1880 et 1890, « avait reporté tout
son dévouement et son activité sur son école » (Amrouche 1968, 32). Même si elle
est traitée sur le double mode de l’admiration et du rejet, l’école est le premier terrain
de bataille par le danger que représente le savoir. L’ostracisme et les difficultés
178
identitaires liés à la double appartenance culturelle resurgissent lorsque, à la suite
d’une réorientation de la politique culturelle, l’administrateur français fait
définitivement fermer l’école en 1897. A deux reprises, l’inspecteur d’Académie
reproduit la croyance locale que les femmes n’ont pas besoin d’éducation : « Elle ne
sont pas laides, elles se marieront » (Amrouche 1968, 39 et 52). Parce qu’il ignore
que l’affirmation de la femme par l’instruction signifie « une double transgression du
pouvoir masculin par l’appropriation du signe et de l’espace » (Gafaiti 1996, 218),
l’inspecteur crédule et naïf ne se doute pas que l’éducation des jeunes filles, en les
‘francisant’ et parce qu’elles n’ont jamais appris les tâches ménagères traditionnelles,
peut être une source d’exclusion : « Il ignorait que le Kabyle se méfie
instinctivement de la femme instruite » (Amrouche 1968, 52). Après être restée dix
ans dans cette école de Taddert-ou-Fella qu’elle appelle « Le paradis perdu »
(Amrouche 1968, 43) et où, pour la première fois, elle a l’impression de faire partie
intégrante d’une communauté, Fadhma subit la fermeture de l’école comme une
autre forme d’exil, une exclusion qui la contraint d’arrêter prématurement les études
et de revenir dans le village de sa mère. Se sentant abandonnée et reniée par
l’institution républicaine, elle souhaite effacer de sa mémoire tout signe de la
France : « De ce jour je voulus chasser de ma mèmoire tout vernis de civilisation.
Puisque les Roumis nous avaient rejetées, je me résolus à redevenir Kabyle »
(Amrouche 1968, 56). Fadhma fait ainsi partie d’une expérimentation scolaire qui
est abandonnée faute de financement local et de politique suivie, ce que confirme Mr
Masselot, l’Administrateur de l’époque : « Je ne puis rien pour vous ; si vous étiez
179
des hommes je vous donnerais un burnous de garde champêtre ou de cavalier, mais
vous êtes des filles » (Amrouche 1968, 39). En s’adressant ainsi aux jeunes élèves,
l’Administrateur français reconnait l’impuissance d’intégration des Algériennes dans
le système colonial, démontrant de ce fait que le colonisateur participe aussi, avec
l’autochtone, à l’exclusion des femmes. Ainsi, la description de l’école et des efforts
de la directrice pour parvenir à maintenir l’existence précaire du pensionnat,
contribue à faire d’Histoire de ma vie un document historique et sociologique qui
éclaire sur la politique scolaire de la Troisième République et sur les nombreux
avatars de son implantation en Algérie
39
.
La tentative d’effacer de la mémoire toute trace d’arabité chez l’indigène
restitue la continuité symbolique des échos qui se multiplient à travers la notion de
mort identitaire que représente l’apprentissage du français développé par Djebar et
Derrida : nous avons vu que ce don d’amour du père instituteur est pourtant porté par
sa fille comme une tunique de Nessus, car s’écrire dans la langue de l’autre
représente une entreprise dangereuse qui mutile de la langue maternelle. Dans
L’Amour, la fantasia, cet aspect à la fois libérateur et perturbateur de l’éducation des
femmes pendant la colonisation de l’Algérie est symbolisé par « la main de la
mutilation » (Djebar 1985, 314) telle qu’elle est décrite par le peintre orientaliste
Eugène Fromentin qui, vingt après Delacroix, séjourne dans une Algérie entamée par
vingt-deux années de guerres permanentes : « Le peintre qui, au long de mon
vagabondage, m’a accompagnée en seconde sihouette paternelle [...] me tend une
180
main inattendue » (Djebar 1985, 313). Cette main du peintre, à la fois paternelle,
bienfaisante et éducatrice par les scènes historiques qu’elle reconstitue, contraste
avec « une main coupée d’Algérienne anonyme » (Djeba 1985, 313) que Fromentin
ramasse dans la poussière à la suite d’un terrible siège mené par les forces coloniales
française à Laghouat dans les années 1860, aux portes du désert algérien. L’image
de ces deux mains mentionnées dans les dernières pages renvoie à l’incipit du roman
avec la scène du père qui amène sa fillette à l’école. La main amicale que tend
Fromentin et la main de la fillette dans celle du père représentent l’éducation des
femmes comme étant un combat dans une guerre qui peut s’avérer mortelle dans la
lutte pour leurs droits. Derrière l’image de la main coupée que Fromentin ramasse,
se dessine la mutilation pour celle qui oserait transgresser la loi patriarcale en faisant
mauvais usage de ce don. En prenant le stylo pour écrire dans la langue étrangère, la
narratrice remarque qu’elle écrit avec cette main mutilée qui la coupe définitivement
de sa langue maternelle et du reste de la société. L’affirmation de soi par l’écriture,
passant obligatoirement par une rupture avec les règles traditionnelles, est libératrice
puisqu’elle est une arme de dévoilement et de contestation pour occulter l’autorité
patriarcale, mais elle est aussi l’élément générateur de l’aliénation par l’instruction.
Et c’est par cette métaphore de la transgression constituée par l’émancipation des
algériennes, que la narratrice conclut son histoire en évoquant la mort d’une autre
jeune femme, Haoua, lors d’une fantasia donnée par la redoutable tribu des Hadjouts
en 1852. Après avoir eu une brève relation avec un soldat français, Haoua est tuée
181
d’un coup de sabot en pleine tête par le cheval de son amoureux en colère qui a
voulu la punir :
Ainsi soupire une dernière fois Haoua, une jeune femme venue avec
son amie, danseuse de Blida, pour assister à la fantasia des Hadjouts ;
un cavalier, amoureux éconduit, l’a renversée au détour d’un galop.
Elle reçoit à la face un coup mortel du sabot de la monture et, tandis
que le cavalier meurtrier disparaît à l’horizon, au-delà des montagnes
de la Mouzaïa, elle agonise toute la soirée. Fromentin se fait
narrateur de cette fête funèbre. (Djebar 1985, 311)
Témoin de l’accident, Fromentin rapporte cet épisode dans sa Chronique de
l’Absent
40
. Toujours par le jeu des relations intertextuelles, cette clôture du roman
renvoie aux dernières pages des Alouettes naïves, dans lesquelles Haoua et Nfissa
revendiquent toutes deux une liberté fatalement refusée. Pressentant que les passions
masculines pour le pouvoir, avec des sentiments mal assumés, ne peuvent que
renforcer l’infériorisation de la femme et sa marginalisation de la vie politique et
sociale, la narratrice confie alors la vision obsédante qui la remplit d’angoisse : cet
événement tragique symbolise toutes les difficultés présentes et à venir que la lutte
féminine va devoir affronter face au paternalisme ambiant qui règne dans son pays :
Dans la gerbe des rumeurs qui s’éparpillent, j’attends, je pressens
l’instant immanquable où le coup de sabot à la face renversera toute
femme dressée libre, toute vie surgissant au soleil pour danser ! Oui,
malgré le tumulte des miens alentour, j’entends déjà, avant même
qu’il s’élève et transperce le ciel dur, j’entends le cri de la mort dans
la fantasia. (Djebar 1985, 314)
La fantasia clôt le livre dans un final tout en effet : dans la plus parfaite ambiguïté
des signes entre cri de joie et cri de mort, l’œuvre éclaire sur le double sens de la
structure qui multiplie les divisions à l’intérieur de soi, là où se situe la quête
182
identitaire. La prémonition finale de la narratrice face au cri du malheur féminin
devant l’angoisse de l’oppression est symbolisée par le sabot meurtrier qui se dresse
comme une effrayante menace de mort devant toutes les algériennes qui essaieraient
d’être libres. Cette fin dramatique du roman laisse envisager la continuité de la
violence contre les femmes, et le prolongement de la répression instituée par le
nouvel état politique de l’Algérie. Ainsi, la dernière page du livre se referme sur la
perspective amère et douloureuse que la femme algérienne apparaît toujours
perdante, aussi bien quand le pays tombe en servitude que quand il se libère, aussi
bien dans la guerre des peuples que dans le rapport des couples. La récurrence de
ces allusions funèbres, en liant inextricablement l’histoire du pays au sort des
femmes, fait vibrer la note prolongée de la désespérance par delà le texte.
Au terme de cette étude comparative d’Histoire de ma vie et de L’Amour, la
fantasia, il nous est permis de constater qu’au moment où les deux récits prennent
fin, les conséquences de l’engagement sont écrasantes : dérive, coupure, rejet,
amputation, oubli, exil... D’où la nécessité de dénoncer des grandes failles
identitaires, culturelles et historiques, pour lever la chape du déni qui pèse sur les
femmes. Afin de les sortir des réserves dans lesquelles la société algérienne
traditionnelle, mais aussi l’imaginaire masculin en mal d’exotisme les a parquées, les
romancières transforment l’écriture de l’histoire en une nécessité salvatrice qui
trouve en elle le chantre de la recréation d’un espace féminin. Puisque « la
connaissance est sans nul doute la voie ouverte vers l’émancipation » (Milo 2007,
205), les dilemmes illustrés par les récits dépeignent une société en transition où les
183
femmes réévaluent leurs droits et leurs responsabilités. En se posant comme
médiateur entre la France et l’Algérie, le relais que parviennent à établir les
romancières aboutit à la revendication du multiple héritage culturel de leur pays, à la
transcendance des discours d’exclusion, à la reconnaissance de la langue française
comme idiome de la résistance, et à l’écriture comme espace possible de
rétablissement identitaire. Par la superposition d’une vision rétrograde et réductrice,
et une vision du monde correspondant à une tension vers la modernité, les romans
imposent la production d’une nouvelle identité féminine dont l’aboutissement du
discours subversif est la prise en charge à la fois de l’écriture et de l’histoire par la
femme. Alors que l’élargissement des ondes concentriques des références originelles
cèdent le pas aux valeurs d’une ère nouvelle, c’est par cet écart que les textes
apportent de nouvelles perspectives sur la façon dont le passé influence le concept
d’identité postcoloniale. La quête initiale de la subjectivité, jointe à la recherche des
racines et à la reconquête de l’histoire du pays, se révèle comme une condition
nécessaire à l’ouverture vers l’ailleurs, vers cette unique patrie qu’est, pour le poète,
l’écriture.
La littérature sur le passé colonial s’inscrit dans une modernité qui déstabilise
les concepts d’histoire et de nation : les nombreux dérapages qui résultent des
volontés de pouvoir pèsent lourd dans la balance des futurs rapports politico-
culturels entre la France et l’Algérie. Ils font envisager, plutôt avec crainte, un
avenir dont l’héritage pervers ne serait qu’une répétition rituelle du passé : « Plus le
temps passe et plus s’accumulent les épreuves et plus l’élan libérateur s’épuise pour
184
faire chaque jour davantage place au crime politique, économique » (Milo 2007,
265). La problématique de la différence imposée par l’autre va se répéter dans la
préfiguration malheureuse du sort des pieds noirs, ainsi que dans la résultante
complexe liée aux phénomènes migratoires en France qui ont suivi la décolonisation.
Les bouleversements socioculturels s’impriment ainsi dans l’avenir des générations
par la réitération du mouvement cyclique de l’histoire qui invite une fois de plus, à
repenser les enjeux de la représentation identitaire et culturelle. Les résonnances de
l’idéologie colonialiste dans le contexte actuel font que le problème de la place de
l’Algérie dans l’imaginaire français est loin d’être résolu. Par la fixation d’une
pensée qui signifie un passé qui n’en finit pas d’être présent, le futur de ces deux
peuples semble être irrévocablement perdu dans l’histoire.
185
Chapitre II Endnotes
1
La narratrice explique qu’en Algérie, les matrones ont la priorité de parole dans le cercle des
diseuses : « l’âge [...] a priorité avant la fortune ou la notoriété » (Djebar 1985, 219).
2
Dans Histoire de ma vie, Fadhma Aïth Mansour Amrouche raconte son enfance en Kabylie, son
éducation en milieu chrétien et laïque (chez les Sœurs Blanches, à l’école républicaine de Taddert-ou-
Fella ou Fort-National, puis à l’hôpital chrétien des Aïth-Managueleth), son entrée dans la famille
Amrouche, son long exil à Tunis (1909-1953), son retour en Algérie à la veille de la guerre et ses
voyages en France à la fin de sa vie.
3
Etienne, Bruno. L’Algérie, Cultures et Révolution. Paris : Le Seuil, 1977.
4
Giuliva Milo rappelle que « récemment, le président Bouteflika a enfin officiellement reconnu le
berbère comme langue de l’Algérie » (Milo 2007, 246).
5
Dans son article « Women’s Literature in Algeria », Anne Roche discute de la quantité démesurée de
temps que les Maghrébines doivent consacrer aux corvées quotidiennes et de la réflexion de cette
réalité dans leur écriture. Aussi n’est-il pas surprenant que Fadhma se préoccupe autant de la
nourriture par exemple, car le thème alimentaire offre des aperçus révélateurs de la condition des
femmes : en plus d’être une nécessité de base, la nourriture symbolise une expérience commune basée
sur le respect, l’hospitalité, la célébration et l’amour. Par exemple, Fadhma décrit les femmes du
village qui sortent pour aller cueillir les olives. Ces femmes portent leurs plus beaux atours car c’est
la seule fois que les hommes leur permettent de sortir de la maison.
6
Quand Djebar publie L’Amour, la fantasia en 1985, après avoir écrit quatre romans en français, sa
réputation d’écrivaine est déjà établie.
7
A partir de 1962, Djebar cumule l’enseignement de l’histoire à l’université d’Alger et ses premiers
essais dans le cinéma avec La Nouba des femmes du Mont Chenoua. Ce premier film, qui a reçu le
prix de la critique à la Biennale de Venice en 1978, met en scène des séquences de vie de femmes
algériennes ayant pris part à la guerilla dans les montagnes. Ces témoignages en arabe, que Djebar
avait précédemment enregistrés lors d’une visite dans sa région natale pour les besoins de son film,
sont exploités dans les chapitres intitulés « Voix » de la troisième partie de L’Amour, la fantasia.
8
Dans la première partie de L’Amour, la fantasia, les chapitres autobiographiques sont titrés, alors
que les chapitres historiques sont juste numérotés, et c’est exactement l’inverse qui se produit dans la
deuxième partie où l’importance du récit historique, à présent titré, semble prendre la place du projet
autobiographique en le détournant. De plus, la troisième partie sur les voix des femmes ne comporte
pas de chapitre, mais des mouvements. Autant de détails qui laissent penser que l’auteur a tenu à
séparer les différentes formes de discours par rapport à leur fonction et l’importance du message
qu’ils véhiculent.
186
9
Dans un article intitulé « Du français comme butin », Djebar explique le danger que constitue l’acte
d’écriture pour les femmes, contrairement aux hommes qui peuvent s’octroyer ce droit sans en subir
de lourdes conséquences :
Ecrire en langue étrangère devient presque faire l’amour hors la foi ancestrale : le
tabou en Islam, épargne en ces cas les mâles, bien plus les valorise. Si la langue
ainsi brandie l’est souvent sans risque réel pour ‘les jeunes hommes en colère’ de la
pré- ou post-colonisation, il en va autrement des femmes. Parler hors la chaleur
patriarcale, hors l’antienne de la Tradition, hors la fidélité –ce terme pris aussi au
sens religieux- écrire à la première personne du singulier et de la singularité, corps
nu et voix à peine dévoilée par le timbre étranger, rameute tous les dangers
symboliques. (Djebar 1990, 12)
10
La Kabylie est la région d’Algérie qui résiste le plus férocement au gouvernement français. Le
FLN y recrute plusieurs de ses dirigeants comme Hocine Aït Ahmed, Abane Ramdane, Krim
Belkacem et Lalla Fatma N'Soumer. Cette dernière incarne d’ailleurs le courage et la combattivité
des femmes kabyles en dirigeant la bataille contre les colons français dans l’ouest de la Kabylie.
11
Dans une note de la p.119, Michel de Certeau explique que le « tombeau » est un genre littéraire ou
musical, existant depuis le dix-septième siècle, qui est composé en l’honneur de quelqu’un. C’est
aussi à ce genre qu’appartient le récit historique en ce sens qu’il peut servir de lieu scriptural de
sépulture érigé pour honorer les ancêtres disparus. Dans l’œuvre de Djebar, il s’agit notamment de
ceux tombés en martyrs pendant la colonisation de l’Algérie et la guerre d’indépendance. Ce
phénomène est particulièrement visible dans L’Amour, la fantasia, lorsque les mots qui s’inscrivent
sur les parois des grottes deviennent de véritables tombeaux pour les enfummés sans sépulture : « Des
lettres de mots français se profilent [...] contre les parois des cavernes [...]. Pour lire cet écrit, il me
faut [...] laisser les chuchotements immémoriaux remonter, géologie sanguinolente. Quel magma de
sons pourrit là, quelle odeur de putréfaction s’en échappe ? » (Djebar 1985, 69).
12
Ben Cheikh, Jamel Eddine. Révolution Algérienne du 13/2/1965 (p97).
13
Le figuier et l’olivier sont deux arbres emblématiques de la Kabylie. Fraîche ou séchée, la figue est
un aliment essentiel et omniprésent dans le récit et Fadhma Amrouche s’en nourrit, s’y réfère et
l’enracine dans son texte. Emblèmes de fécondité, la figue et le figuier sont tantôt associés à
l’abondance (Amrouche 1968, 115), à la survie (Amrouche 1968, 108 et 111), à la bonne santé
(Amrouche 1968, 204), aux vacances en Kabylie (Amrouche 1968, 174), et au rythme des saisons
(Amrouche 1968, 46 et 127). Symboles de la douceur protectrice de la mère ou de la nature
(Amrouche 1968, 28 et 34), la figue et le figuier sont opposés tout au long du récit au figuier de
Barbarie dont les épines dangereuses sont souvent mentionnés dans des scènes douloureuses
(Amrouche 1968, 27), ou liées à la belle-famille (Amrouche 1968, 114) et en particulier à la belle-
mère (Amrouche 1968, 104 et 149). Pour une étude plus approfondie sur les nombreux rites auxquels
est associée la figue, se référer aux multiples mentions qui en sont faites dans l’ouvrage de J. Sevrier.
Traditions et civilisations berbères. Monaco : Editions du Rocher, 1985.
14
La conception de la famille présente une des différences majeures entre l’Occident et l’Orient où
l’on attache une grande importance réglementée par les prescriptions coraniques : il est dit dans le
Coran que les droits des hommes sont supérieurs à ceux des femmes à cause des qualités par
lesquelles Dieu les a distingués. La famille algérienne s’élargit bien au-delà du noyau qui la constitue
et peut inclure jusqu'à trois générations d’individus.
187
15
Jacqueline Arnaud, qui a collaboré à l’écriture des notes d’Histoire de ma vie, précise que : « Selon
la coutume, les enfants d’une veuve reviennent à la famille du mari, et la veuve peut choisir, en
attendant un remariage, de vivre soit dans sa famille d’origine, soit dans sa belle famille » (Amrouche
1968, 24).
16
A partir de 1874 et jusqu’à l’indépendance, en Kabylie, le seul juge pour les Musulmans est le juge
de paix français. Tenant compte de la coutume et du droit musulman, il cherche des solutions
d’équité et d’humanité allant parfois à l’encontre de la coutume : par exemple, la libre disposition
d’elle-même est reconnue à la femme non vierge ; la garde des enfants est laissée à la mère, etc. (Voir
Charnay, Jean-Paul. La vie musulmane en Algérie d’après la jurisprudence de la 1
ère
moitié du XXe
siècle. Paris : PUF, 1965, P25).
17
La légende du « prêt de la chèvre » est aussi racontée par une femme, Yemma Tassâdit, une vieille
amie de Fadhma : une très vieille femme sort tous les jours se ravitailler dans la nature avec sa chèvre.
Une année, le mois de janvier fut tellement mauvais que la vieille et sa chèvre durent rester
enfermées. En février, elles purent enfin ressortir dans les champs et la vieille cracha sur le mois qui
venait de s’écouler. La nature outragée se retourna contre la vieille et sa chèvre qui en moururent, et
« c’est depuis lors qu’on appelle ce regain de l’hiver ‘le prêt de la chèvre’ » (Amrouche 1968, 66).
18
Boudjedra, Rachid. La Répudiation. Paris : Denoël, 1969.
19
Entre les maisons maternelle et paternelle, on distingue entre autres les oppositions suivantes :
plénitude, abondance (pp. 58, 67, 88, 151) et vide, manque (pp. 113,131, 145) ; vie (pp. 24, 28) et
mort (pp. 90, 107, 125, 128), présence (pp. 45, 47) et absence (p. 127), etc...
20
Dans le cadre d’un travail sur la réappropriation de leur mémoire, les Berbères de France ont rendu
un hommage à Fadhma Aït Mansour Amrouche, le dimanche 8 juillet 2007, à Baillé, en Ille et Vilaine
(35), à l’occasion du 40ème anniversaire de sa disparition. Cette célébration s'est faite en deux
temps : d’une part, autour d’une cérémonie de recueillement sur sa tombe, et d’autre part, par
l’organisation d’une table ronde sur le thème « la vie et l’œuvre de Fadhma Amrouche ».
21
L’engagement contenu dans l’écriture djebarienne rejoint celui de tous les écrivains en opposition
au régime de leur pays, notamment à la suite des bouleversements socio-politiques et de la guerre
civile qui a suivi à partir de 1992-3 en Algérie : « La violence intégriste, la répression étatique et le
terrorisme sous toutes ses formes ont poussé au départ de nombreux intellectuels et écrivains »
(Gafaïti 2005, 52).
22
La référence musicale donne aussi son titre au roman Vaste est la prison qui est tiré d’une chanson.
L’auteur mentionne dans l’exergue : « Vaste est la prison qui m’écrase, d’où me viendras-tu
délivrance ? ». Djebar explique à la fin du livre : « La chanson berbère de l’exergue est tirée de
Chants berbères de Kabylie de Jean Amrouche (1939). Elle a été souvent chantée et enregistrée, en
langue berbère, par Taos Amrouche » (Djebar 1995, 350). Les enfants ont recueilli cette chanson
« tout contre [l]a lèvre de leur mère Fadhma Aït Amrouche [dont] l’autobiographie bouleversante
d’authenticité constitue le premier jalon d’une mémoire des Maghrébines-écrivaines » (Djebar 1995,
127).
23
Comme pour en souligner l’importance musicale et théâtrale, la narratrice mentionne par deux fois
dans la même page l’entrée dans Alger du « 6ème régiment et de ses tambours», précisant que cet
instant sera décrit dans une publication du colonel de Bartillat (Djebar 1985, 65).
188
24
Les écrits du baron Barchou de Penhoën sont publiés sous le titre : Mémoires d’un officier d’état-
major. Expédition d’Afrique. Paris :Charpentier, 1835.
25
Dans Une dame sans sépulture, Assia Djebar rend hommage aux femmes tombées en martyres
pendant la guerre d’Algérie. Ce livre est en grande partie consacré Mme Echaïb Yamina, dite
Zoulikha veuve Oudaï Larbi, une combattante qui s’est illustrée par sa farouche détermination contre
les forces coloniales françaises. Alors qu’elle dirigeait l’organisation politico-militaire de la région de
Cherchell, les autorités coloniales françaises se sont rendu compte de son rôle et de son influence
auprès de la population arabe. Elle décide alors de fuir pour rejoindre définitivement le maquis. Elle
est capturée le 15 octobre 1957 et torturée par l’armée coloniale française durant dix jours, avant
d’être exécutée le 25 octobre 1957. A travers l’œuvre de Djebar, Zoulikha Oudaï Khaouid devient
l’emblème de toutes les combattantes algériennes dont le corps a été torturé ou retrouvé sans
sépulture.
26
Le cas de l’enfumade des Sbéah par le colonel Saint-Arnaud est un bon exemple de l’effacement
volontaire d’une partie de l’histoire qui sera plus tard restituée par les femmes algériennes : ce dernier,
après avoir mis le feu aux grottes, envoie à Bugeaud un rapport confidentiel qui ne sera pas divulgué
mais détruit à Alger. Les circonstances qui entourent cette enfumade ne sont pour autant pas enterrées
à jamais puisqu’un universitaire français du nom de Gauthier s’acharne à en débusquer les traces :
« Gauthier en cherche la trace, ne la trouve pas, se demande même si Saint-Arnaud, par vanterie,
n’aurait pas fabulé. N’aurait pas ‘imaginé’ cette nouvelle enfumade, pour ne pas faire moins que
Pélissier et pour jouer au plus habile !... Mais non, l’enquêteur en retrouve le souvenir dans les récits
des descendants de la tribu » (Djebar 1985, 110-1).
27
Exclu de toute commémoration, le Harki est l’achétype de l’absence officielle de mémoire, le
symbole de cérémonies qui ne se rattachent à aucun stéréotype puisqu’il ne correspond à aucune
commémoration traditionnelle. Dans son cas, la commémoration a lieu par le refus de définir un
événement en terme de victoire ou de défaite. Comme le soldat inconnu, le Harki incarne le
patriotisme et le sacrifice universel. Fils ambigü de deux histoires nationales, il représente le concept
même d’hybridité par son statut problématique de personnage historique qui est tombé dans le silence
de la double non représentation entre deux histoires nationales : il est un Français qui a perdu
l’Algérie et un Algérien rejeté par ses pairs, une hybridité qui remet en question le concept même de
mémoire nationale.
28
Un autre exemple de mise en abyme est fourni par la narratrice qui, écrivant plus d’un siècle et
demi après le débarquement du 13 juin 1830, tente de ressentir ce que pouvait lui même ressentir
Amable Matterer : « Je me demande, comme se le demande l’état-major de la flotte, si le dey Hussein
[...] contemple en personne l’armada étrangère ? » (Djebar 1985, 16).
29
Fantasia est aussi le titre d’un tableau de Delacroix, daté de 1883. Symbole de la virtuosité
guerrière, la fantasia a été rendue célèbre par ses tableaux .
30
La force aussi bien destructrice que créatrice reflète jusque dans le cœur de l’écriture l’antinomie
contenue dans le titre L’Amour, la fantasia, comme le signale la partie finale du roman « Tzarl-Rit
(finale) », où deux définitions des cris de femmes pendant la fantasia sont données en épigraphe :
« pousser des cris de joie en se frappant les lèvres avec les mains (femmes) » et « crier, vociférer (les
femmes, quand quelque malheur leur arrive) » (Djebar 1985, 305). Ces définitions renforcent l’idée
d’antagonisme contenue entre le bonheur et le malheur, l’amour et la guerre.
189
31
Dans L’Amour, la fantasia, l’idée dualiste entre l’amour et la guerre est renforcée par la récursivité
du mot « amants » qui renvoie en écho à son homonyme « aman » que les musulmans doivent
prononcer pour indiquer leur soumission à l’armée française.
32
La couverture de Femmes d’Alger dans leur appartement (1980) est aussi illustrée par la
reproduction du tableau du même nom peint par Delacroix en 1833. Dans Alger récemment conquise,
Delacroix s'introduit quelques heures dans un harem. Il en rapporte ce chef d'œuvre qui demeure
toujours le symbole du regard volé sur les femmes et leur culture, qui s’apparente à celui du voyeur
puisque le sujet qui regarde se cache et n’établit aucun contact avec les femmes. Allant de l’extérieur
vers l’intérieur, ce regard à sens unique est intrusif et déterminé par des partis pris. La démarche
littéraire de Djebar libère les Algériennes du tableau. La couverture de Vaste est la prison s’orne aussi
d’une peinture orientaliste, mais cette fois du peintre Jean-Baptiste Ange Tissier, intitulée Une
Algérienne et son esclave (1860).
33
Dans L’An V de la révolution algérienne, Fanon explique que la tentative des autorités coloniales
de dévoiler les femmes a échoué car pendant la révolution, le voile est devenu une arme, une
technique de camouflage (Fanon 1972, 20).
34
Lorsque la narratrice décrit les cafés de Paris d’où montent des « voix sans visages », des bruits
« délivrés de l’inquisition des regards » (Djebar 1985, 303), on retrouve le non-regard propre à
l’Occident qui, s’il libère, est en même temps, par son indifférence, une façon de nier l’existence de
l’autre.
35
Beïda Chikhi explique la portée politique du projet poétique du clan Amrouche et notamment du
fils Jean : « Ses articles journalistiques, ses déclarations radiophoniques, ses essais ont formulé
l’essentiel des réflexions, aujourd’hui reprises par les jeunes penseurs maghrébins contemporains »
(Chikhi 1998, 10).
36
Karin Holter fonde sa remarque sur la lecture de Pierre Rondot. Les Chrétiens du monde arabe.
Paris : Maisonneuve et Larose, 1989.
37
Holter cite l’exemple de l’instauration de la Réforme au Royaume de Danemark-Norvège en 1536
pendant laquelle l’adoration des saints et de Marie était défendue car taxée de superstition (Holter
1998, 69).
38
L’environnement républicain dans lequel baigne la narratrice apparaît sous les traits de quelques
hommes du gouvernement français reçus en visite officielle à l’école de Taddert Ou-Fella : Jules
Ferry, Ministre de l’Instruction publique et président du Conseil ; Auguste Burdeau qui était chargé
d’un rapport sur l’Algérie ; Pierre Foncin, Inspecteur général de l’instruction publique qui fonde en
1883 l’Association de propagande de la langue française, antérieurement l’Alliance française ; Léon
Bourgeois, Ministre de la justice et de l’instruction publique, futur Prix Nobel de la paix, et Emile
Combes qui occupait le poste de Ministre de l’instruction publique (Amrouche 1968, 36).
39
Voir à ce sujet : Ageron, Charles-Robert. Histoire de l’Algérie contemporaine II. Paris : PUF,
1979 et notamment le chapitre « La politique de scolarisation des Musulmans et son demi-échec »,
p155 et suivantes.
40
Fromentin, Eugène. Chronique de l’Absent. Paris : Plon, 1859.
190
Chapitre III
Les Françaises d’Algérie et le parricide colonial :
Fonction sacrificielle de l’écriture
Les événements d’Algérie, au même titre que la sombre période de
l’occupation allemande, constituent l’épisode des cinquante dernières années qui a
probablement laissé le plus de traces parmi la population française. La politique qui
consiste à nier l’évidence et à miser sur l’oubli collectif pour éluder les questions
embarrassantes et ne pas rouvrir les plaies, entraîne un refoulement qui laisse les
blessures ouvertes. Les mots pour le dire de Marie Cardinal et Les rêveries de la
femme sauvage d’Hélène Cixous font état de l’impact douloureux de l’histoire
coloniale sur les Français d’Algérie et dénoncent les pratiques politiques et sociales
de l’entreprise impérialiste. La particularité de ces deux romans est de marquer une
rupture totale avec les récits précédents, qu’ils soient politiques ou militaires sur la
colonisation algérienne et écrits par des hommes, ou ceux plus nostalgiques et
autobiographiques qui ont commencé à émerger après 1962 et qui favorisaient plutôt
l’esthétique sur le politique.
Bien plus que de simples œuvres d’inspiration autobiographique, Les mots
pour le dire et Les rêveries de la femme sauvage apportent un point de vue
nouveau sur la nature des liens entre les peuples français et algérien : ces textes
présentent tout d’abord une perspective féministe qui met en scène le rapport des
femmes avec l’aspect culturel, social et patriarcal de la bourgeoisie française en
Algérie; d’autre part, la réflexion portée sur le passé par ces textes, parce qu’ils ont
191
été écrits hors du contexte colonial, contemple une situation politique et une réalité
sociale qui n’est plus celle de leurs auteurs au moment de l’écriture. Cette distance
procure le recul nécessaire pour aquérir une clairvoyance permettant de porter un
regard censeur sur les conséquences du système colonial tout en fonctionnant comme
un mécanisme de défense contre une définition de la femme qui est dépassée. Marie
Cardinal et Hélène Cixous revendiquent un héritage culturel qui s’étend bien au-delà
de l’hexagone pour trouver la source de leur créativité, afin de mieux déconstruire
les stigmates de la représentation à la fois maghrébine et féminine, et de dénoncer les
stéréotypes sexuels et raciaux débilitants du passé colonial qu’elles ont été amenées à
intérioriser. Encore enfants au moment des événements, les deux narratrices
deviennent témoins malgré elles de l’oppression à la fois collective et individuelle
qui s’abat sur l’Algérie. Considérées parfois comme des victimes, parfois comme
des coupables, elles dénoncent le confortable manichéisme français qui les enferme
dans des catégories réductrices, dans des définitions sommaires et dans une image
globalisante qui tend par exemple à confondre colonie de peuplement et présence
militaire coloniale. Endoctrinées au point de devoir aveuglément accepter des
valeurs qui semblaient alors irréfutables, les narratrices sont amenées, en grandissant,
à prendre conscience de la réalité hégémonique du système de corruption qui les
entoure.
Quels sont les moyens mis en œuvre, à travers les romans, pour exprimer
cette venue des femmes à la conscience féministe
1
? Comment s’organise le rapport
entre la dimension historique et les conflits personnels des auteurs ? Si Cardinal et
192
Cixous ont en commun un passé colonial marqué par la quasi absence du père, et une
mère qui a hérité de la loi répressive de l’idéologie patriarcale, elles développent à
travers leurs textes, des stratégies narratives différentes pour donner voix à leurs
expériences féminines : Cardinal établit des liens entre l’aliénation mentale et le
colonialisme en utilisant le langage de la folie comme un contre-discours qui permet
d’outrepasser les codes dominants. La psychanalyse est abordée comme un moyen
de transgresser les liens qui existent entre la repression psychologique et l’oppression
politique. Cette transgression va engendrer l’expression d’une prise de conscience
en dénonçant la complicité de la mère dans la reproduction des divisions et des
dogmes débilitants contenus dans le modèle colonial et patriarcal du contexte
historique de l’Algérie. Si le style plutôt linéaire, traditionnel et descriptif de
Cardinal vient de sa capacité à décrire d’une manière concrète le passage permanent
entre le conscient et l’inconscient, celui de Cixous est au contraire non linéaire et
libéré de toute contrainte grammaticale
2
: par sa façon de faire travailler les mots, de
les composer ou d’en créer de nouveaux, le style de Cixous fonde l’émergence d’une
nouvelle écriture féminine et transgressive qui constitue ce qu’elle définie elle-même
comme « un exercice de dépassement permanent » (Landrot 2007).
Son écriture met en scène des situations historiques qui sont souvent
réinterprétées dans une lumière mythique afin d’en faire ressortir la souffrance
résultant de l’oppression des femmes que Cixous compare à celle des populations
colonisées. A travers ce style, qui rompt avec toutes les règles syntaxiques
conventionnelles, le subvertissement des normes proposées par la société patriarcale
193
s’exprime à travers une écriture expérimentale dans laquelle l’interpénétration
symbolique et néologique des mots vient compenser le désir de l’auteur pour
l’Algérie et son impossibilité d’en faire partie.
Dans les deux cas, la prise de conscience de l’aliénation n’est que la première
étape d’un processus de libération. C’est à ce moment précis de disjonction que
l’écriture autobiographique acquiert tout son sens et sa fonction en faisant état d’un
récit de vie centré sur la marginalité et la perte. Afin d’analyser l’apport de la
dynamique tragique et sacrificielle dans les textes, mon analyse va en premier lieu
signaler que le meurtre symbolique -qu’il soit du père, de la mère, ou du corps par la
mutilation- est un processus libérateur qui permet la dénonciation et la subversion de
l’oppression et de l’aliénation. Sorte de parricide colonial, cette dimension
sacrificielle est nécessaire à l’émancipation du sujet qui se recontruit autour de sa
propre vision située en dehors de la dialectique coloniale et patriarcale traditionnelle.
Mon étude signalera ensuite que c’est justement cette dimension sacrificielle des
récits qui est à l’origine de l’entrée en écriture parce qu’elle constitue les conditions
même de la naissance de l’écrivain et de l’émergence du texte en s’ouvrant sur une
théorie politique de la subjectivité qui (ré)inscrit les pouvoirs de représentation dans
les paramètres d’un contexte révolutionnaire beaucoup plus large.
I. Du sacrifice de la clôture familiale au parricide colonial
L’évocation des relations parentales dans Les mots pour le dire et Les
rêveries de la femme sauvage s’opère par une digression qui remet en cause le rôle
194
traditionnel du père dans sa fonction de transmission des valeurs patriarcales
3
. Nous
allons voir que ces derniers n’interviennent guère dans l’action des romans (leur
utilité romanesque peut même être interrogée), et que c’est par les mères que
convergent les idéologies patriarcales et colonialistes
4
. La subjectivité
problèmatique des narratrices se présente dans ce recul par rapport au manque de
participation des pères qui ne tiennent pas leur rôle. Ce que Yalom appelle « la
faillite paternelle », cette absence pendant l’enfance de ce que désigne le terme
lacanien comme étant « la parole paternelle », entraîne chez l’adulte des troubles
psychologiques morbides car le rouage identitaire ne fonctionne pas (Yalom 1985,
65). Les conséquences psychologiques de l’héritage parental des narratrices
rappellent celle de l’héritage colonial français en Algérie décrites par Frantz Fanon :
Il y a dans cette période calme de colonisation réussie une régulière et
importante pathologie mentale produite directement par l’oppression.
Aujourd’hui la guerre de libération nationale que mène le peuple
algérien depuis sept ans est devenue un terrain favorable à l’éclosion
des troubles mentaux. (Fanon 1991, 301)
Dans les textes littéraires de Cixous et Cardinal, quelles formes prennent ces troubles
psychologiques qui induisent une construction identitaire problématique ? Charles
Bonn explique que les mots qui expriment l’écriture entre le Maghreb et la France
s’inscrivent dans une violence originelle indicible :
L’écriture de l’entre-deux procède nécessairement d’un sacrifice de la
clôture familiale, par l’exhibition-meurtre de l’origine. Le sacrifice
de la mère, mais aussi celui du père, deviendront ainsi la condition
même de l’émergence du texte qui fait être le personnage. (Bonn
2006, 3)
195
Dans Les mots pour le dire, ce roman autobiographique insolite qui a valu à Marie
Cardinal le prix Littré en 1976, la narratrice comprend que pour jouer un rôle dans la
société, il fallait commencer par ce qui était à sa portée, c'est-à-dire sa famille qui
représente « un microcosme, le ferment d’une société » (Cardinal 1975, 256).
L’exploration des rapports ambigus qui lient le sujet à son origine et à sa famille
révèle que les textes de Cixous et Cardinal impliquent une réflexion philosophique
sur son antinomie, la mort. Je propose de commencer cette analyse en montrant que,
chez ces deux auteurs, la transmission identitaire repose d’abord sur le ‘sacrifice du
père’ qui, par son absence ou sa maladie, est symboliquement mis à mort. Je
montrerai ensuite que cette défection du père est suivi du ‘sacrifice de la mère’ par la
fille, et que si le meurtre symbolique du père est source de troubles identitaires chez
les narratrices, celui de la mère s’avère par contre nécessaire et vital à la création
d’une subjectivité qui n’est plus aliénée et qui rendra possible leur entrée en écriture,
grâce au parricide des valeurs coloniales.
A. La défection paternelle : Le sacrifice du père
Née à Oran en 1937, Cixous perd son père Georges alors qu’elle est âgée de
dix ans. La littérature qu’elle produit est teintée des nombreux hommages qu’elle lui
rend : en 1997, elle lui consacre un livre intitulé Or : les lettres de mon père. Ce
texte précède « Vues sur ma terre » publié en 2000, la même année que Les rêveries
de la femme sauvage, qui porte sur la figure de la mère dont les désirs, les blessures
et les traumatismes qui y sont liés sont exhumés du sol natal, et où elle raconte les
196
retours périodiques de la figure paternelle absente. Les rêveries de la femme
sauvage comporte une évocation de l’Algérie coloniale où l’auteur a passé les dix-
huit premières années de sa vie avant de quitter cette terre en 1955. Dans ce roman
qui s’inspire de nombreux éléments de la vie de Cixous, la narratrice explique
qu’elle se sent inexorablement liée à sa terre africaine natale par l’affiliation pied-
noire de son père :
C’est à nos pieds que l’on voit clairement la parenté, les mêmes pieds,
et ce sont les pieds de mon père, la même façon, -mon frère- mon
père, de prendre l’Algérie par la terre. (Cixous 2000, 20)
Le père de Cixous est un docteur lieutenant officier dans l’armée française. En tant
que juif, il est exclu de la médecine par le nazisme et les lois de Vichy pendant
l’occupation : « The little girl I was saw him unscrew his doctor’s plaque from the
door of our house : he was no longer French or doctor. Jew » (Cixous 1998, 190). Il
part alors de France et déménage à Alger en 1946 où il installe sa famille dans le
quartier français du Clos-Salembier. Pour la narratrice, le destin de son père est
entièrement lié à ses origines et à l’histoire politique entre la France et l’Algérie :
Mon père n’est pas Français quoiqu’il le croit lui-même peut-être,
mon père est un faux mouvement de l’histoire de ce pays, c’est en tant
que déchet craché destitué des Français [...], en tant que genre
particulier d’Arabe que mon père est un arabizarre [...] un véritable
arabe sous les fausses apparences d’un jeune et beau médecin
français, étant d’ailleurs juif, ce qui pouvait peser sur un plateau ou
l’autre de la balance. (Cixous 2000, 46)
Le père semble être symboliquement sacrifié par les « Français » qui le réduisent à
l’état de « déchet », le trouvant soit trop « arabe » soit trop « juif », deux adjectifs
dont l’absence de majuscule souligne bien le statut implicite d’infériorité évoqué par
197
la narratrice. Elle associe clairement son père à l’Algérie en disant de lui qu’il
« n’est pas Français » mais plutôt « un véritable arabe ».
Chez Marie Cardinal par contre, le père est associé à la France. Née à Alger
le 9 mars 1929 dans une famille bourgeoise et catholique d’Alger, Cardinal explique
que sa famille maternelle est Pied-Noire d’origine française alors que son père est un
Français de métropole. Décédé alors que Marie, la narratrice, n’est encore qu’une
enfant, l’absence du père dans Les mots pour le dire laisse une impression de vide et
d’insécurité qui fait écho à une France elle-même absente. Ce transfert du père vis-
à-vis de la France justifierait peut-être le retour de Marie vers la métrople dans le but
de re-créer le lien parental manquant. Son père représente la terre française
inhospitalière, la patrie dans laquelle la narratrice doit plus tard s’exiler et où sa
maladie se transformera en folie. Son aliénation se traduit par un manque qui
l’entraîne dans les abymes de la schyzophrénie. La contribution à la littérature de
Marie Cardinal est justement d’avoir exprimé les réalités de cette folie à travers la
vie et la mort et à travers l’influence parentale.
Déçue par le mariage et divorcée depuis longtemps, la mère, Solange de
Tabliac, tente de transmettre à sa fille Marie son mépris pour le sexe et sa haine
envers ce père « beau parleur », un ouvrier qui ne fait pas partie de leur milieu
(Cardinal 1975, 65 et 119-20). Le père semble présenter une vision déformée de la
figure paternelle. En effet, ce célibataire endurci qui paraît avoir un grand appétit
pour les femmes, est extérieur au monde de Marie : « Mon père est un inconnu total
qui n’a jamais fait partie de ma vie » (Cardinal 1975, 64). La mise à distance du père
198
par la mère semble avoir porté ses fruits : « Il me faisait peur. Je ne savais rien de
l’univers masculin [...]. Je tenais mon père à distance, je lui interdisais l’accès à mon
univers » (Cardinal 1975, 52-3). L’ayant très peu connu puisqu’il ne vivait pas avec
elle et qu’il est mort au cours de son adolescence, la narratrice en conclue donc :
« Aucun homme n’est intervenu dans ma jeunesse . J’étais aux mains des femmes »
(Cardinal 1975, 52). Tout ce qu’il représentait pour Marie venait de ce que lui avait
inculqué sa mère : « Il avait les dimensions que ma mère lui avait données, il n’avait
pas de dimensions propres » (Cardinal 1975, 64), ce qui mène à penser que la
défection du père, sa non-intervention fait de lui, non pas une alternative à la loi
maternelle, mais plutôt une version théorique du paternel en croisant les attributs
parentaux : C’est la mère au « regard rigide » qui se charge de diviser le monde entre
le bon et le mauvais avec d’un côté ses propres lois sociales, religieuses et morales,
et de l’autre, le père et son univers masculin inconnu qui est associé au danger.
Alors que « la présence tendre » du père le rend plus vulnérable par l’amour
inconditionnel qu’il voue pourtant à sa fille (Cardinal 1975, 53), son manque de
fermeté se manifeste par une certaine fluidité : Marie pense qu’il est entouré de
l’aura invisible d’une « inquiétante présence de microbes » que « crache »
épisodiquement son corps malade de la tuberculose (Cardinal 1975, 54). D’après les
perspectives bourgeoises de la mère, la maladie (qu’elle soit tuberculose ou
psychosomatique) et l’activité sexuelle sont deux sources de honte dont il faut
s’éloigner. La mère dévoile son désir de tuer ce mari qu’elle tient responsable de la
mort de leur première enfant auquel il aurait transmis sa maladie :
199
Le docteur m’avait dit que la maladie dont elle souffrait était
d’origine tuberculeuse. Il ne m’avait pas dit que ton père était
tuberculeux. Je ne le savais pas. Ton père ne me l’a jamais dit. Si
j’avais su. J’aurais pu faire quelque chose, la protéger, elle vivrait
encore. C’est lui qui l’a tuée[...]. Alors moi j’ai perdu la tête devant
ma petite fille qui ne vivait plus [...]. S’il avait été là, si je l’avais eu
sous la main, je l’aurais tué. (Cardinal 1975, 123-4)
Le désir de supprimer le père est reproduit chez Marie dans la scène où son père la
filme par surprise en train d’uriner :
Je ne veux pas qu’il me voie en train de faire pipi [...]. Je me
redresse. Ma culotte me gêne pour marcher. Je vais quand même
vers mon père et je le frappe de toutes mes forces. Je le bats tant que
je peux. Je veux lui faire mal. Je veux le tuer ! (Cardinal 1975, 151)
L’œil de la caméra terrorise la fillette : « L’œil qui me terrorisait était celui de mon
père » (Cardinal 1975, 66). Cette scène fait écho au micro-récit, dans Les rêveries de
la femme sauvage, de la poupée mauresque que la narratrice aperçoit dans une
vitrine d’Alger, et que son père refuse de lui acheter. L’enfant compare la violence
de sa colère à « un parricide » (Cixous 2000, 134). Ces désirs de meurtre associent
le père à une image négative et morbide, comme en fait état la narratrice dans Les
mots pour le dire : « Tous ces malheurs, à cause de mon père, de sa maladie, de ses
poumons pourris par les gaz pendant la guerre de 14 » (Cardinal 1975, 53-4). La
mère, en ordonnant à sa fille : « Approche-toi de lui le moins possible » (Cardinal
1975, 54) fait prendre à son mari les attributs d’une créature vivant dans un univers
masculin qu’il est dangereux d’approcher sous peine de mort :
Les précautions qu’il fallait prendre pour entrer chez lui et en sortant
de chez lui ! « Ne le laissez pas trop l’embrasser. Qu’elle ne se serve
jamais de ses mouchoirs. Prenez le flacon d’alcool à 90 et du coton.
200
Vous la nettoierez en sortant. J’ai déjà perdu une fille, ça suffit. »
(Cardinal 1975, 54)
Ce désir de sacrifier le père provoque une absence qui est, d’après Françoise Lionnet,
compensée par la figure patriarcale du chirurgien qui veut faire une hystérectomie à
Marie : « Clearly, the surgeon stands for a patriarcal society intent on annihilating
the disturbing signs of a feminine difference flowing out of control » (Lionnet 1989,
195). Tout « habillé de blanc » (Cardinal 1975, 12), il s’oppose au psychanalyste,
« le petit homme brun » (Cardinal 1975, 6) qui, en permettant la séparation de la
mère et de la fille, aide la patiente à renaître de ses maux. Silencieux et sans idées
préconçues, le psychanalyste est l’auditeur idéal que se réapproprie l’écrivain
féminin. Cette métaphore du ‘docteur de l’âme’ rappelle les Confessions de Saint
Augustin
5
dans lesquelles Dieu est l’auditeur idéal qui aide le narrateur à transcender
sa propre corporalité afin que son âme puisse renaître. Cette opposition entre l’âme
et le corps devient la métaphore de la figure patriarcale du chirurgien qui vient
contraster celle plus spirituelle du psychanalyste. Grâce à ces sept années de
thérapie, Marie se résoud à l’idée qu’elle n’aurait jamais pu approcher son père à
cause de ses mauvaises fréquentations et de sa maladie, ni satisfaire sa mère
pourvoyeuse de la moralité bourgeoise en guerre contre l’influence néfaste de
l’univers paternel dissolu. Aussi, lorsque son père meurt de la tuberculose, Marie se
sent « soulagée » (Cardinal 1975, 57) et va pouvoir commencer à se dégager de
l’impact maternel afin de (ré)évaluer progressivement le rapport à sa mère.
201
B. Destruction de ‘la mère mortifère’
6
:
Le sacrifice du père provoque une absence que la mère va combler en
transmettant à sa fille tous les codes du système colonial
7
. Si, comme nous l’avons
vu, le père est associé à la mort, il ne fait aucun doute que la mère est associée à la
folie
8
. De nombreuses observations ont été réalisées par des écrivains et critiques
féministes sur le rapport entre les femmes et la folie
9
. Les travaux de Simone de
Beauvoir
10
, Luce Irigaray
11
, Nancy Chodorow
12
, Dorothy Dinnerstein, Elaine Marx
ou Adrienne Rich
13
ont apporté de nouvelles perspectives concernant l’influence de
la mère sur la vie mentale de sa fille, ainsi que sur son rôle en tant qu’institution
sociale. En effet, dans La jeune née, Hélène Cixous présente un tableau des
oppositions binaires et des caractéristiques (négatives) traditionnellement associées
aux femmes, et leur contraire (positives) associées aux hommes (Cixous 1975, 114-
246). Ce tableau va dans le sens de la théorie de Freud pour qui la femme apparaît
comme un être qui resterait pré-Œdipien et immature
14
, ce qui expliquerait sa
"frivolité" et son "absence d'intérêt" aux productions culturelles et au domaine des
idées. De telles conclusions poussent Irigaray à protester contre les arguments de
Freud : « What has been singularly neglected in the theory of the unconscious is
woman’s relationship to the mother and women’s relationships among themselves »
(Irigaray 1977, 123). Dans Les rêveries de la femme sauvage et Les mots pour le
dire, l’histoire entre la mère et la fille devient la structure interne des textes sur
laquelle l’écriture féminine vient se fonder. Irigaray suggère que ce qui n’est pas dit
dans la relation entre la mère et la fille devient le locus de l’hystérie, cette forme de
202
névrose que Freud associait souvent à la féminité. Le dialogue mère –fille devient
alors le lieu d’un discours impossible et paralysé par les tabous (Irigaray 1977, 134).
L’engagement de Marie Cardinal consiste justement à parler de l’inconscient dans un
mode paralysé, trouver les mots, ou la langue qui pourraient transcender ou restaurer
l’identité de la narratrice pour la libérer de l’emprise maternelle. C’est parce qu’elle
contamine sa fille en contribuant à la faire entrer dans sa vie de femme à travers « la
lente gestation de la folie » (Cardinal 1975, 51), que la mère doit à son tour être
sacrifiée, comme l’explique Marilyn Yalom :
To use a Freudian schema, long repressed id forces, which the child
associates with the father, eventually crack through the surface of a
maternally imposed super-ego and assert their authority. (Yalom
1985, 56)
Cette séparation est inexorablement symbolisée par des impulsions de vie et de
mort
15
, comme l’explique Charles Bonn au sujet de la dimension sacrificielle du
concept de tragique dans l’écriture maghrébine :
La dynamique tragique de la perte devient la tension fondatrice
répétitive dans laquelle s’inscrit l’émergence littéraire, et le sacrifice
de la mère en est une dimension constitutive. (Bonn 2006, 5)
Phyllis Chesler suggère que la rejection et la perte de la mère prédisposent à des
troubles psychologiques : « Most women are glassed into infancy, and perhaps into
some form of madness, by an unmet need for maternal nurturance » (Chesler 2005,
18). Ces thèmes de l’abandon et de la folie sont prédominants dans Les mots pour le
dire où Solange de Tabliac, une femme alcoolique et snob, est incapable de donner à
sa fille l’affection nécessaire en dépit de ses artifices esthétiques et moraux
203
supérieurs. Pour Marie, « la mère toute puissante est objet d’adoration à la première
enfance puis sujet de haine » (Guégan Fisher 1988, 24) :
De ma mère, maintenant, j’ai le souvenir de l’avoir aimée à la folie au
cours de mon enfance et de mon adolescence, puis de l’avoir haïe et
enfin de l’avoir volontairement abandonnée très peu de temps avant
sa mort qui a d’ailleurs mis un point final à mon analyse. (Cardinal
1975, 71)
Ce passage souligne les trois différents stages d’identification à la mère, à savoir
l’identification positive, l’identification négative et la rupture. Marie est incapable
de répondre au désir de sa mère d’être assimilée à son image, et malgré ses efforts de
fusion avec sa mère
16
, elle ne parvient jamais à la satisfaire. C’est entre le modèle
maternel –l’image idéalisée de ce qu’elle devrait être- et la lutte pour se créer une
nouvelle identité que se semble se situer la folie de Marie
17
. La mère est ange adoré
mais aussi démon qui trahit une première fois Marie en essayant de la détruire alors
qu’elle n’est encore qu’à l’état de fœtus (Cardinal 1975, 135), et une deuxième fois
en lui inculquant la honte et autres tabous sociaux attribués aux femmes dans la
culture patriarcale (Cardinal 1975, 113). Yalom souligne les effets néfastes d’une
relation maternelle corrompue : « From a careful reading of her works, especially La
souricière et Les mots pour le dire, we are led to believe that the overlap between
maternity and madness was rooted in an unhealthy symbiosis with the mother »
(Yalom 1985, 64). Le langage crude et abusif que Solange emploie lorsqu’elle
s’adresse au fœtus qu’elle essaie d’avorter ne correspond pas au vocabulaire utilisé
par une femme de sa classe et de sa moralité :
204
Elle chevauchait son canasson et hop ! Tu les sens les coups de bélier
dans ton corps hideux ? Ma mignonne ! Ça en fait une belle tempête
pour fracasser les petits sous-marins ! Non ? Ça en fait des beaux
remous pour asphyxier les petits scaphandriers ! Hein ? Va-t’en,
ordure, mais va-t’en donc ! Tu bouges encore ? Tiens, voilà de quoi te
calmer. Quinine, aspirine ! Dodo l’enfant do, laisse-toi bercer, bois,
ma belle, bois le bon élixir empoisonné. Tu vas voir comme tu vas
t’amuser dans le toboggan de mon cul quand tu seras bien pourrie par
les drogues, crevée comme un rat d’égout. A mort ! A mort !
(Cardinal 1975, 140)
Yalome explique que le récit de cet avortement raté est une transposition de
l’expérience réelle de la mère de Cardinal :
During my discussion with Cardinal in November 1983, she spoke of
the key position of her mother’s confession in her later mental illness.
It was as if she could date the beginning of her drift into psychosis
from that moment, but as Bruno Bettelheim has written in his
afterword to the English translation of Les Mots pour le dire, The
Words to Say It, her mother’s attempt to abort her was probably
“something she must have felt without knowing since infancy,”
working its noxious effects upon her unconscious from the very
beginnings of her life.”
18
(Yalom 1985, 54)
Comme l’auteur, la narratrice situe la source de sa névrose au récit de la tentative
d’avortement
19
: « Ma mère m’avait octroyé à la naissance les dons de mort et de
folie » (Cardinal 1975, 219), ou encore : « J’ai compris que ma mère m’avait octroyé
la mort à ma naissance, que c’était la mort qu’elle voulait que je lui rende, que le lien
entre nous, ce lien que j’avais tant cherché, c’était la mort. Cela me faisait horreur »
(Cardinal 1975, 47). La narration du fœtus avorté fait donc état du désir mutuel de
séparation entre la mère et de la fille :
Nos deux vies formaient une de ces croix obliques dont on se sert
pour barrer, annuler, supprimer [...]. Quand j’ai su ce que c’était que
d’avoir dans le ventre un petit de quatre mois, de cinq mois, de six
205
mois, etc., je me suis mise à haïr ma mère, cette pauvre salope.
(Cardinal 1975, 138)
Le sacrifice symbolique de la mère tyranique et folle apparait donc nécessaire pour
contrecarrer son désir à vouloir immoler sa fille. C’est grâce à ses sept années de
psychanalyse que Marie parvient à se séparer progressivement de l’emprise
maternelle :
Je commençais à voir se dessiner clairement l’emprise de ma mère.
Pour me trouver il fallait que je la trouve, que je la démasque, que je
m’enfonce dans les arcanes de ma famille et de ma classe [...]. Je me
suis mise à parler de ma mère et cela ne s’est pas arrêté jusqu’à la fin
de l’analyse. Au cours des années je me suis enfoncée en elle comme
dans un gouffre noir. Ainsi ai-je fait la connaissance de la femme
qu’elle voulait que je sois. J’ai dû, jour après jour, faire le relevé de
son acharnement à fabriquer un être parfait selon elle. (Cardinal
1975, 71)
En ramenant à la conscience de la narratrice son désir réprimé, à savoir de devenir
« à peu près digne de ma mère, de ma famille, de ma classe » (Cardinal 1975, 161),
l’analyste parvient à saper le discours de la mère et permet à la narratrice de se
définir une identité qui lui est spécifique parce qu’elle correspond à son propre désir,
et non plus à celui de sa mère. C’est en articulant ses réactions en tant qu’adulte que
Marie réalise que sa guérison mentale repose sur son éventuelle capacité à se séparer
de la sphère d’influence de sa mère et de la non-sujectivité qu’elle lui inflige, en
situant l’aliénation à l’extérieur d’elle-même et en la considérant imposée par sa
mère :
J’avais été entièrement façonnée pour ressembler le plus possible à un
modèle humain que je n’avais pas choisi et qui ne me convenait pas.
Jour après jour, depuis ma naissance, on avait fabriqué : mes gestes,
mes attitudes, mon vocabulaire. On avait réprimé mes besoins, mes
206
envies, mes élans, on les avait endigués, maquillés déguisés,
emprisonnés, sclérosés. Après avoir vidé mon crâne de moi, on
l’avait bourré de la pensée adéquate qui m’allait comme un tablier à
une vache. (Cardinal 1975, 160-1)
Ce « on » générique représente la classe bourgeoise des « Blancs des colonies »
(Cardinal 1975, 137) qui imposent leurs idées aussi bien sur la population algérienne
que sur Marie en dépossédant l’individu de sa propre subjectivité et en le subordinant
à l’influence des structures d’oppression qui caractérisent le discours colonial.
L’utilisation métaphorique de la « sclérose » est aussi utilisée par Fanon (Fanon
1991, 299-300) pour décrire la condition pathologique traumatisante des colonisés.
Susan Schwartz fait un parallèle entre la situation coloniale et l’aliénation de la
narratrice dans Les mots pour le dire :
This reality is positioned in the text as synonymous with French
colonialism and associated absolutely with her mother, who is the
colonizing other through whom the protagonist is constituted as
negation. (Schwartz 1996, 129)
Sorte de double négatif de cette mère par son «impuissance à [lui] plaire, à [s]e faire
aimer d’elle, par [s]on incapacité absolue à comprendre son monde » (Cardinal 1975,
93), la narratrice deviendrait, comme le rappelle Marguerite Le Clézio, une sorte
d’esclave psychologiquement rabaissée et colonisée par la repression exercée par la
mère : « The experience of such repression leads to the formation of what Thomas
Szaz has termed ‘slave psychology’ » (Le Clézio 1981, 387). Un parallèle peut être
tracé entre le discours sur l’analysé, dont la folie est en général lié à un désir réprimé,
et celui des colonisateurs qui : « by instituing the dominance of master signifiers,
order knowledge according to their own values and keep fantasy in a suborbinate and
207
repressed condition » (Bracher 1993, 59). Dans Autrement dit, Cardinal commente
sur la relation entre patriarcat et colonialisme :
Colonie, paternalisme, deux mots, frères siamois, qui me hantent, que
je rencontre à tout bout de champ... J’ai toujours comparé la
colonisation au couple traditionnel, à ce qui en résulte : la famille. Et,
de même que je ne connais pas de bon couple traditionnel (ce que l’on
appelle généralement un bon couple n’est en réalité qu’une
association, une combine, un magouillage ou une entreprise de
Pompes Funèbres), de même je ne connais pas de bonne colonie.
(Cardinal 1977, 167)
Tout comme le colonisé pour Albert Memmi qui, « pour devenir un homme, doit
supprimer le colonisé qu’il est devenu », Marie doit supprimer la mère qui lui
transmet ses valeurs coloniales (Memmi 1985, 161), car « lorsque le colonisé adopte
les valeurs colonisatrices, il adopte en inclusion sa propre condamnation » (Memmi
1985, 137). La mère est ce que Cixous désigne comme étant : « une ‘femme’, toute
empreinte par l’héritage socio-culturel, [à qui] on a inculqué l’esprit de ‘retenue’ »
(Cixous 1977, 45), elle-même victime de l’ordre social et de la supériorité masculine
qui est à l’origine de la répression de sa fille. Ainsi, tour à tour, la mère et la fille
occupent la place centrale de la victime : « Deux aveugles armées jusqu’aux dents,
toutes griffes dehors, dans les arènes de notre classe » (Cardinal 1975, 278). Tout en
échappant à l’imposition de ce que Thomas Szaz appelle une « slave psychology »,
Marie découvre derrière l’éducation bourgeoise de Solange les mécanismes
d’oppression du système andocentrique que la société et la culture imposent aux
femmes en les emprisonnant dans des règles rigides qui produisent : « ce monstre
occidental : la mère » (Cardinal 1977, 80), dont les fonctions, explique Cardinal, ont
208
été réduites à la reproduction : « Dans nos bourgeoisies occidentales [...] la femme
n’est plus qu’une mère abusée » (Cardinal 1977, 183). Ce sont les forces combinées
du colonialisme et du sexisme qui ont tué ce que Le Clézio désigne comme « The
mother and the motherland » (Le Clézio 1981, 381-9), en évoquant l’image du corps
féminin comme un instrument de reproduction dont le but est de donner naissance à
de futurs soldats qui vont perpétuer les inégalités et les injustices :
Ah ! oui, vraiment, la conscience de ma spécificité féminine m’en
avait fait découvrir de belles !....C’est maintenant seulement que je
me rends compte que j’avais pris la guerre d’Algérie pour une affaire
sentimentale, une triste histoire de famille. Et pourquoi cela ? Parce
que je n’avais aucun rôle à jouer dans cette société où j’étais née et où
j’étais devenue folle. Aucun rôle sinon donner des garçons pour faire
marcher les guerres et les gouvernements et des filles pour faire, à
leur tour, des garçons aux garçons. Trente-sept ans de soumission
absolue. Trente-sept ans à accepter l’inégalité et l’injustice sans
broncher, sans même les voir ! C’était effrayant ! (Cardinal 1975,
252)
La maternité prend une signification politique et sociale lorsqu’elle est examinée
dans ce contexte plus large d’un pays en guerre confronté aux idéologies coloniales.
La narratrice réalise que sa maladie est le résultat de son incapacité à supporter ces
structures dominatrices et oppressives. Ce n’est que lorsqu’elle entend le docteur
prononcer le nom de sa mère, que Marie réalise pour la première fois que « Solange
de Tabliac » n’était pas juste sa mère, mais une personne :
J’ai baissé la tête. J’ai pensé à son nom, c’était : ma mère. Dans ce
cabinet de médecin parisien je rencontrais pour la première fois
Solange de Tabliac. (Cardinal 1975, 273)
En écoutant sa mère raconter l’histoire de sa vie au docteur, Marie réalise que
« Soso » a tragiquement été privée de sa subjectivité : « L’émotion m’étouffait. Je la
209
trouvais tellement touchante la femme qui parlait, si naïve et si désespérante aussi :
c’était trop tard » (Cardinal 1975, 273). La subjectivité de la narratrice emerge par la
reconnaissance de la dimension politique et sociale des lois patriarcales du système
colonial sur sa mère qui a toujours été incapable de transgresser :
Elle a repoussé la folie jusqu’à la fin, jusqu’à son départ d’Algérie.
C’était trop tard, la gangrène s’était mise dans sa moelle. Elle a eu
peur de se révolter avec les mots et les gestes de la révolte, elle ne les
savait pas, ON ne les lui avait jamais appris. » (Cardinal 1975, 278)
De nombreux écrivains et critiques littéraires conceptualisent la folie dans des termes
de politique sexuelle en présentant la culture et la société comme largement
responsables de maladies mentales chez les femmes, et en considérant l’oppression
patriarcale comme l’étiologie de leurs désordres mentaux. Prenons l’exemple de
Gilbert et Gubar dans The Madwoman in the Attic qui soutiennent que « Patriarcal
socialization literally makes women sick, both physically and mentally » (Plath et
Holbrook 1976, 89), et Annis Pratt dans Archetypal Patterns in Women’s Fiction qui
interprète l’état d’insanité comme étant « a mirror of the feminine persona’s place
within society, an image of the enclosure and its victims » (Kroll 1976, 28). De
retour en France après la défaite du colonialisme en Algérie, cette aliénation plonge
la mère dans un état de complète négligeance hygiénique que la narratrice interprète
comme une révolte, une vision caricaturée des croyances et des principes que sa
mère avait rigoureusement observés toute sa vie, et qui étaient soudainement rejetés
et répudiés à présent devant Marie. La scène de la défécation de la mère qui se tient
recroquevillée en position fétale dans l’appartement de la narratrice (Cardinal 1975,
210
267-8) réactive le lointain fantasme d’expulsion du fœtus, le bébé indésirable que
Marie décrivait en terme de « fille-étron » (Cardinal 1975, 140), la mère semblant
interpréter cette fois non pas la rejection de sa maternité, mais plutôt celle de sa
classe. L’effondrement de la structure coloniale entraîne l’auto-destruction de la
mère et des valeurs qui la faisaient vivre. Devenue une créature monstrueuse
préfèrant se laisser aller à l’alcolisme et à l’incontinence jusqu’à en mourir plutôt
que de re-évaluer ses valeurs, Solange tombe de son pied d’estale, dévoilant tout ce
qui se cachait derrière sa façade puritaine : les injustices, l’hypocrisie, l’ignorance et
la laideur de sa classe. :
Elle était par terre. Il y avait déjà dix ou douze heures qu’elle était
morte [...]. La rigidité cadavérique avait figé l’horreur sur son corps
et sur son visage [...]. Elle grimaçait terriblement la douleur et la
peur. C’était épouvantable. (Cardinal 1975, 274-5)
La mort de Solange, qui finit ses jours loin de sa terre Algérienne d’adoption, de son
entourage colonial et de son confortable milieu bourgeois, signale une concordance
temporelle significative avec le moment de la guérison de la narratrice en ce qu’elle
provoque, selon Guégan Fisher, une certaine prise de distance : « Ce n’est qu’à l’âge
adulte que le sujet se rend compte que le phallocentrisme a manipulé les femmes
pour les rendre ennemies à elles-mêmes » (Guégan Fisher 1988, 47). La mort de
Solange contribue au mouvement de recul que doit nécessairement prendre Marie
pour faire effondrer les barrières et détruire les mythes. L’œuvre de Cardinal est
donc un travail de déplacement, de dégagement et de réparation de l’influence
parentale et patriarcale vers une vérité plus personnelle et féminine. Julia Kristeva
211
présente une analyse de la névrose dépressive comme un état provenant d’une
impossibilité à commettre un matricide, c’est-à-dire un échec dans le processus de
séparation avec la mère. Pour Kristeva, le matricide de ce qu’elle considère « la
mère mortifère » est donc « notre nécessité vitale, condition sine qua non de notre
individuation » (Kristeva 1987, 38). La mort de la mère met fin à l’analyse et rend
possible l’écriture de ce que Françoise Lionnet appelle « un matricide symbolique »
(Lionnet 1989, 201) en mettant fin à l’état de névrose de la narratrice qui, à présent
libérée de l’influence néfaste de sa mère, peut faire la paix avec le passé :
Au bouleversement des premiers jours suivant la mort de ma mère,
avait succédé une impression de soulagement et de liberté. Comme si
tout était en ordre. Elle en avait fini et moi aussi. Elle était libre et
moi aussi. Elle était guérie et moi aussi. (Cardinal 1975, 275)
Comme à l’annonce de la mort de son père, le décès de sa mère provoque chez Marie
un soulagement. Il symbolise la fin de cette société coloniale si chère aux yeux de
Solange, mais qui ne fait désormais plus partie de la réalité de Marie.
Hélène Cixous met aussi en scène le thème de la femme rendue folle par les
effets de la colonisation. Pour cela, son travail fait renaître des situations historiques
qui sont réinterprétées dans une lumière mythique afin d’en faire ressortir les thèmes
ethiques et politiques. Pour dénoncer l’aliénation féminine par le pouvoir patriarcal,
elle choisit d’immiscer dans ses histoires des personnages tels que Clytemnestra.
Elle fait aussi directement référence dans son titre au mythe de ‘la femme sauvage’,
une femme qui, d’après la légende ancestrale, décapite son mari, dont la tête avait été
mise à prix par l’armée française. Par cet acte horrible qui la fait plonger dans la
212
folie, la femme sacrifie son mari pour ne pas qu’il tombe entre les mains de
l’ennemi. Devenue sauvage en se contraignant à vivre isolée dans des grottes, la
femme se livre ensuite au sacrifice de son double (la folle) en s’excluant du reste du
monde, ce que Kateb Yacine appelle ‘le sacrifice de la folle’
20
. La figure mythique
de la femme rendue folle et aliénée par sa résistance contre l’oppression du pouvoir
impérialiste est juxtaposée à l’histoire politique. En effet, le récit Les rêveries de la
femme sauvage se passe au Clos Salembier, un quartier populaire et essentiellement
arabe d’Alger situé au bord d’un vallon nommé ‘le Ravin de la femme sauvage’ qui
était un haut lieu de la résistance à l’est d’Alger et dans lequel se cachaient les
maquisards pendant la guerre. Dans Les rêveries de la femme sauvage, la narratrice
décrit sa mère comme étant « dérangée » (Cixous 2000, 107) ainsi que « maltraitée »
(Cixous 2000, 30) par les autres colons (qui ont « destitué » son mari (Cixous 2000,
46). En associant le personnage de la mère à l’image de la femme sauvage, le titre
du roman parviendrait à lui seul à mettre en évidence l’oppression féminine due à
son statut de femme dans une société androcentrique. Dans La cosmogonie d’Hélène
Cixous, Claudine Guéran Fisher rappelle l’importance du choix des titres par
l’auteur :
Il est certain qu’Hélène Cixous choisit ses titres avec un soin extrême,
car ils reflètent non seulement le thème de son discours mais aussi la
polarité de leur apport dans le contexte. Ils éclairent et entourent de
mystère les diverses ambivalences du texte, de l’unique au multiple.
(Fisher 1988, 6)
Le choix du titre de l’œuvre de Cixous rappelle en effet le début d’une tradition
autobiographique insufflée par Les rêveries du promeneur solitaire de Jean-Jacques
213
Rousseau, auquel Les rêveries de la femme sauvage fait d’ailleurs allusion à deux
reprises. Le pluriel de la dénomination des ‘rêveries’ donne à penser à une multitude
de possibilités pour raconter une vie dont la narration peut se décliner de maintes
façons, en faisant intervenir une diversité de codes qui brouillent toute appartenance
générique stable. L’affirmation de Jacques Derrida selon laquelle « l’autobiographie
devient confession quand le discours sur soi ne dissocie pas la vérité de l’aveu, donc
de la faute, du mal et des maux », permet de mieux apprécier ce qui est en jeu dans
Les rêveries de la femme sauvage. De la confession, du mal et des maux, il est bien
question dans ce texte aux accents religieux, où la venue à l’écriture dès les toutes
premières pages ressemble à une véritable liturgie dans laquelle se côtoient les
annonciations et « l’hostie qui répand chair et sang du Venant » (Cixous 2000, 10).
Le texte prend ainsi les aspects d’une confession publique oscillant étrangement
entre le vécu autobiographique, le mysticisme et le passé originel.
Le sous-titre de l’œuvre intitulé Scènes primitives incarne ce retour
symbolique au passé originel. Hélène Cixous emprunte ce terme de ‘scènes
primitives’ à la psychanalyse et en particulier au fantasme des origines qui permet de
reformuler les souvenirs douloureux de son enfance passée en Algérie. En faisant
ouvertement référence à la scène originelle freudienne, le sous-titre annonce
l’exploration d’un passé qui est reconfiguré par le fantasme des origines, la
différence des sexes et des générations. Cixous associe la scène primitive à sa mère :
« Le visage primitif a été celui de ma mère » (Cixous 1977, 11) tout en renvoyant
paradoxalement l’absolue simplicité du caractère originel du prénom de la mère
214
(Eve) à la pure complexité du personnage qu’elle incarne. En effet, appartenant à
une riche famille de propriétaires terriens en Algérie, la mère porte en elle, comme
chez Cardinal, le système raciste et paternaliste de l’oppression coloniale contre
lequel s’élève la narratrice.
Dans Le passé empiété, Cixous fait aussi appel à des figures du passé, et tout
particulièrement de la mytologie grecque, telles que Clytemnestre, Iphigénie ou
Médée. Ce dont la narratrice se rappelle de ses lectures de lycée sur Clytemnestre,
c’est d’une reine diabolique qui tue son époux Agamemnon pour échapper à son joug
et à son pouvoir, et qui est finalement elle-même tuée par ses propres enfants venus
venger la mort de leur père. La figure de Clytemnestre, par le sacrifice de son mari
puis en étant elle-même sacrifiée par ses enfants, permet d’exprimer ce qu’il y a de
tragique et de maléfique dans la condition des femmes. Par une sorte de
dédoublement, la narratrice associe Clytemnestre à sa mère, à la haine qu’elle portait
à son mari Georges qu’Eve tentera elle aussi de tuer symboliquement pour échapper
aux prescriptions patriarcales de cet homme que la jeune narratrice appelle « le roi »
et dont « la colère est son royaume » (Cixous 2000, 134). Les relations difficiles et
ambigües de Clytemnestre avec ses enfants adolescents Electra et Oreste font écho à
celles de la narratrice avec sa propre mère et préfigurent de ce fait, le matricide
symbolique auquel va devoir se livrer la narratrice. : « Il n’y a plus de distance entre
[Clytemnestre] et moi » (Cixous 1983, 325). En mixant sa propre histoire avec celle
de Clytemnestre, la narratrice provoque, à travers les siècles, une catharsis libératoire
puisque le corollaire de la mort du double est la naissance d’une femme nouvelle :
215
« Pour me mettre au monde il fallait que j’aille au bout de son histoire. Maintenant
arrive le moment où elle va mourir et où je vais exister » (Cixous 1983, 365).
Décidée à exorciser l’aspect tragique de la destinée féminine, la narratrice doit
détruire symboliquement ce que représente sa mère afin de pouvoir se donner
naissance : « J’ai toujours su que pendant cette période je projetais sur
[Clytemnestre] celle que je ne voulais plus être [...]. je vais me séparer de moi-
même, de la femme que j’étais » (Cixous 1983, 347). Au cœur du travail de Cixous
se trouve donc aussi la question de l’identification à la mère par qui convergent les
idéologies patriarcales et colonialistes. Aussi bien chez Cixous que chez Cardinal, les
narratrices doivent se séparer de cette sorte de double maléfique au risque d’être
elles-mêmes sacrifiées par le biais de la mutilation corporelle.
C. Le sacrifice du corps par la mutilation : Des mots par les maux
Cardinal et Cixous mettent en scène la division du sujet féminin par le
sacrifice du corps. Les narratrices se voient démembrées, comme séparées de leur
propre substance. Ce phénomène de mutilation, Marguerite Le Clézio le définit
comme une castration qui neutralise le processus de développement identitaire :
« Castration by one’s mother leads to the ego’s paralysis, to its nondifferentiation,
that is, to its inability to assert its difference » (Le Clézio 1981, 387). Dans
Subjectivity, Identity, and the Body, Sidonie Smith, nous rappelle que si le sujet
universel est un mâle blanc généralement considéré comme une entité purement
psychique libérée de toute contrainte sociétale (Smith 1993, 6), la femme serait au
216
contraire un sujet limité à son corps et identifié par son rôle social (de mère), qui
coïncide avec sa destinée biologique (Smith 1993, 12-3). Les maux du corps
tiennent alors de lieux d’exutoire aux mots qui ne peuvent être dit. Dans Les mots
pour le dire, les symptômes physiques qui agitent le corps de Marie (sueurs et
tremblements (Cardinal 1975, 23), larmes, hémorragie utérine, etc.) expriment le
malaise qu’elle n’arrive pas à énoncer avec les mots. Lorsque la narratrice essaie de
s’exprimer depuis son lit d’hôpital au début du roman, ses mots ne sont pas pris en
considération et on s’entretient devant elle « comme si [elle avait] été une potiche »
(Cardinal 1975, 24). Françoise Lionnet souligne la façon dont Cardinal utilise le
corps comme organe de parole pour transgresser la loi qui impose le silence aux
femmes :
At the beginning of the novel the narrator is emotionally comatose,
chemically tranquilized, silent, obedient, and submissive; her body,
however, is hysterically alive, constantly generating more blood.
(Lionnet 1989, 195)
Sorte de soupape de sécurité, les saignements opèrent un masquage du manque :
« Tant que je ne parlerais que du sang on ne verrait que lui, on ne verrait pas ce qu’il
masquait » (Cardinal 1975, 12). En devenant infertile par des saignements
impropres à la reproduction, Marie se vide de son identité féminine. Elle s’avorte
aussi de la femme soumise et obéissante que sa mère a fait d’elle, et de ce corps
abject qui déroge aux règles de la bienséance car, en laissant percevoir à l’extérieur
les fluides et matières corporelles qui doivent demeurer au-dedans, le corps ne
respecte plus les limites et devient une menace pour l’ordre social. Judith Butler
217
souligne la nécessité d’une frontière étanche entre intérieur et extérieur pour le
maintien de l’ordre social :
What constitutes through division the ‘inner’ and the ‘outer’ worlds of
the subjet is a border and boundary tenuously maintained for the
purposes of social regulation and control. (Butler 1990, 170)
Le corps abject de Marie outrepasse ces lois en brisant l’identité qu’on lui a imposé,
d’où le besoin des médecins et de sa famille de cacher le corps de la folle dont
l’insoumission est trop apparente. Se sentant déjà « recluse dans son univers »,
séparée des autres par le « fleuve gros de matières en décomposition » (Cardinal
1975, 9) que représentent ses saignements, Marie devient un non-être. Dans ce néant
identitaire, elle échappe à toute catégorie sociale, ce qui lui permet de s’anéantir et
de mettre à mort son identité de femme française bourgeoise appartenant au groupe
des colonisateurs :
Ce que j’étais était détruit et à ma place il y avait le zéro, ce
commencement et cette fin, ce point d’où tout bascule dans le plus ou
le moins, la zone de la vie morte et de la mort vivante. (Cardinal
1975, 161)
Cet avortement d’elle-même fait écho à celui de sa mère dont l’aveux provoque un
état de manque affectif chez la narratrice, qui ne fait qu’empirer tous les autres effets
de manque (de représentation nationale et historique, de reconnaissance identitaire,
manque de la mère, absence du père, etc.). C’est au moment où elle retrouve l’usage
de la parole après la première séance d’analyse, lorsque « pour la première fois
depuis longtemps » quelqu’un s’adresse à elle « comme à une personne normale »
(Cardinal 1975, 31), que le sang cesse de couler. Les mots deviennent
218
symboliquement les produits de la libération qui aident la narratrice à retrouver le
lien avec son corps, le lieu le plus fort de la répression. Marie prend alors
conscience de l’interconnection qui s’opère entre d’un côté le souvenir et les mots, et
d’un autre la violence physique et le sang qui reproduisent non seulement les
atrocités et les actions de haine de la mère, mais aussi celles de la guerre d’Algérie :
Les baignoires, les électrodes, les paires de claques, les coups de
poing dans la gueule, les coups de pied dans le ventre et dans les
couilles, les cigarettes à éteindre sur les bouts des seins et les queues
[...]. C’était l’agonie honteuse de l’Algérie française, dans la
dégradation de tout, dans l’abjection, dans le sang de la guerre civile
dont les grosses flaques dégoulinaient des trottoirs [...]. il me semble
que la chose a pris racine en moi de façon permanente, quand j’ai
compris que nous allions assassiner l’Algérie. (Cardinal 1975, 91)
Ce passage met en lumière le parallèle entre la narratrice qui se sent une victime
mutilée par sa mère, et l’Algérie qui est aussi une victime mutilée par la mère
patrie qui impose un ordre politique basé sur la guerre et la torture. Le texte établit
d’autres comparaisons en évoquant les mutilations et les amputations des corps dans
la rue pendant la guerre civile : « Les corps éventrés, les sexes coupés, les fœtus
pendus, les gorges ouvertes » (Cardinal 1975, 91) qui rappellent « la blessure
inguérissable » de la narratrice provoquée par la révélation d’avortement de la mère :
Là, dans la rue, en quelques phrases, elle a crevé mes yeux, elle a
percé mes tympans, elle a arraché mon scalp, elle a coupé mes mains,
elle a cassé mes genoux, elle a torturé mon ventre, elle a mutilé mon
sexe. (Cardinal 1975, 135)
La résonnance entre le corps féminin et l’Algérie est formidablement orchestrée dans
ce roman de Marie Cardinal. L’auteur met en évidence de façon remarquable la
relation ambigüe de la narratrice avec son passé historique douloureux en montrant
219
de manière subtile que l’intériorisation des idéologies est aussi une torture. La mère
ainsi que la métropole cherchent à tuer en mutilant. Comme la mère, la France
essaie d’avorter de ses enfants, les Pieds-Noirs, devenus un fardeau embarrassant.
Aussi, Françoise Lionnet souligne: « The agony of the mother, the bleeding of the
daughter, the torturing of Algeria – all collapse into one and the same image : that of
the pain inflicted on the female body of women and the geographical body of Algeria
by the discourse of patriarchy and colonialism » (Lionnet 1989, 205).
Dans Les rêveries de la femme sauvage, le thème de la mutilation sert aussi à
marquer la relation entre la fille et la mère, à travers le rapport à l’Algérie. Le frère
parle de sa mère comme d’une personne tranchante et toute entière vouée à la
coupure : « Un lien pense-t-elle est fait pour être coupé, un désir sevré » (Cixous,
58). D’après le frère, elle est « devenue sage femme par penchant inné ou acquis
pour les coupements de cordons ». Le frère, à qui la mère offre un vélo de femme,
subit ce « traumastisme inaugural » (Cixous 2000, 25) comme une exécution : « Elle
m’a offensé ! Elle m’a encore tué ! » (Cixous 2000, 31). Destinée au jardin, à sa
chambre et à ses livres parce qu’elle abandonne le vélo à son frère, la jeune
narratrice remarque pour sa part : « Maman n’a même pas voulu me castrer »
21
(Cixous 2000, 37). Pourtant, cette mère coupeuse de cordon est également une
« amputée souffrant de ne pas souffrir » (Cixous 2000, 57), selon les paroles du
frère. Dans Osnabrück, le vocabulaire de la mutilation servait déjà à marquer la
relation entre la fille et la mère :
220
Elle part comme on oublie [...]. elle me troue. Elle perfore. Et elle
sort. Par le trou de mon ventre je suis tombée [...]. Je suis dans
l’amputation. (Cixous 1999, 25)
De la même façon, dans Le jour où je n’étais pas là, la mère suggère à sa fille qui
vient d’avoir quatorze ans, de se faire refaire le nez. Cette rupture avec l’image
paternelle est subie comme une sorte de mutilation identitaire :
Nez coupé, terminé, le sang une fois répandu dans la poussière ne
remonte pas dans les veines, ce nez-là, mon héritage, mon père, je ne
veux pas m’en séparer, le spectre de mon père me hantait et ne disait
pas un mot, ce qui condamnait à une difficile liberté. J’ai craint de
me couper de mon père. (Cixous 2000, 59)
Le fait que la mère impose un vélo de femme à son fils et propose à sa fille de couper
son nez paternel, peut être interprété comme une tentative de castrer ses enfants de
l’être masculin qui est en eux. À cette ablation de type sexuelle prescrite par la
mère, se superpose une amputation de caractère racial contenue dans la dialectique
coloniale qui pratique une politique de substitution :
Le programme initial secret est un plan d’effacement de l’être
algérien, qui s’accomplissait exactement comme tous les plans
d’effacement semblables en vigueur dans tous les pays qui appliquent
la substitution totale. Substitution, ablation, et fantomisation, des
opérations effectuées avec un succès total. (Cixous 2000, 124)
En déplaçant ce programme sur la scène de l’écriture, la substitution et l’ablation
deviennent des opérations textuelles et narratives qui viennent renforcer les notions
de sacrifice en mettant en action la mutilation et la mort dont Cixous avoue : « Tous
mes textes en sont ‘nés’. L’ont fuie. En sont issus [...]. Sans elle –ma mort, je
n’aurais pas écrit » (Cixous 1977 , 42). Le climat de destruction qui règne pendant
les événements d’Algérie, en remplaçant la mort par l’écriture qui devient la
221
substance de la vie, se lit comme l’élément incontournable de l’entrée en écriture :
« Ecrire : pour ne pas laisser la place au mort, pour faire reculer l’oubli, pour ne
jamais se laisser surprendre par l’abîme » (Cixous 1977, 11). La scène qui constitue
le tout premier souvenir de la narratrice « ayant trait au plan d’anéantissement de
l’être algérien » (Cixous 2000, 146) est celle de « la fille coupée en deux » qui périt
entraînée par son voile sous les roues d’un manège à Oran. Le souvenir de cette
tragédie met en évidence l’identification de la narratrice à cette jeune fille
algérienne : « Malgré moi je porte une jeune fille voilée que je ne suis pas [...]. J’ai
le sentiment que cela m’est arrivé » (Cixous 2000, 146). La narratrice, qui se situe
en dehors de la dialectique coloniale en s’élevant contre cette politique de
substitution, éprouve une ablation semblable à celle de l’être algérien. La narratrice
avoue porter : « le voile mortel de la coupure » (Cixous 2000, 146), et subit donc une
double amputation : elle devient victime du système colonial qui opère sur elle le
« plan d’effacement de l’être algérien » en essayant d’amputer l’algérianité qui est en
elle ; elle est aussi victime du voile mortel à l’origine de la séparation métaphorique
de la partie féminine qui est en elle. La description sexuelle de la ville d’Oran
permet de mieux saisir le drame du voile mortel :
La différence entre Oran et Alger est sexuelle. Oran m’était femme et
Alger l’homme, à Oran je faisais la femme, à Alger l’homme à cause
de la façon dont la ville d’Oran était d’après moi toute séduction
ronde rose épicée aux aisselles, toute fuite, je lui courais après, elle
toutes voiles et voiles, mutine, vivante, évaporée, moi toujours égarée,
perdue dans les vapeurs mauves du bain maure, amoureuse palpant les
corps devenus infinis de mes parents dissous. (Cixous 2000, 49)
222
Ces lignes du roman Les rêveries de la femme sauvage font écho à la scène dans
laquelle les deux types de voiles renvoient à la différence sexuelle en partageant le
genre masculin et féminin entre le voile et la voile. Dans la scène de la fille coupée
en deux, le port du voile, qui est aussi « un organe, une rétine » (Cixous 2000, 102),
mène à la coupure ultime de la mort. Le mot « rétine » transpose cette tragédie dans
le domaine de la vision, comme il en est question dans Voiles où Cixous raconte être
née « le voile dans l’œil » (Cixous et Derrida 1998, 14), c’est-à-dire avec une myopie
qu’elle rattache à la figure maternelle et qui, une fois corrigée, devra faire place à un
deuil : « Soudain ma myopie, ‘l’autre’, s’est dévoilée [...]. Adieu ma mie ma mère »
(Cixous et Derrida 1998, 17). Coupée de son voile comme la fille du manège,
l’auteur peut faire le deuil de sa mère et se séparer de l’ablation incessante instiguée
par cette dernière pour transformer sa fille. Ainsi chez Cixous, la mutilation devient
le signe du processus de séparation sexuelle soit avec la mère, soit avec le père, ce
qui permet à la narratrice de mieux se voir dans son unité. Le voile enfin levé, la
narratrice peut enfin ouvrir les yeux sur la rigidité des codes qui l’entourent.
D. Parricide colonial : Le sacrifice des valeurs bourgeoises
La libération de l’emprise maternelle destructrice est ce qui habilite les
narratrices à se séparer de toutes les valeurs que la mère représente. La prise de
conscience et la dénonciation des mécanismes d’oppression, notamment de l’église
catholique et des valeurs sexistes et paternalistes de la classe bourgeoise en collusion
223
avec le système colonial, leur permettront de sortir du moule victorien et des
modèles archaïques qui leur ont été légués.
La critique des valeurs sexistes et paternalistes s’inscrit, dans Les mots pour
le dire, à travers une série de rêves qui soulève le spectre de la peur du pouvoir des
hommes que Marie a hérité de sa mère. Colette Hall explique que cette peur est
universelle à toutes les femmes : « The narrator [...] uncovers her personal
oppression as well as the collective oppression of women exacerbated by the colonial
situation » (Hall 1991, 60). Si, dans un premier rêve, le pouvoir phallique est
symbolisé par « une sorte de canif avec une lame minuscule » (Cardinal 1975, 240)
brandi par un fellagha algérien, un deuxième rêve aux images sexuelles plus
évocatrices met en scène l’image phallique de serpents qui attaquent Marie : « Cette
peur qui me paralysait [...], c’était la peur du pouvoir des hommes. Suffisait de le
partager ce pouvoir pour que la peur s’éloigne » (Cardinal 1975, 256). Etant donné
que, dans ce rêve, Marie parvient à s’en sortir avec l’aide de son mari, elle ne se
soumet pas au pouvoir de l’homme, mais elle ne le suppléante pas non plus. Le fait
de balancer le pouvoir des sexes permet de rétablir la fausse image donnée par la
mère sur les différences entre hommes et femmes. Grâce à l’analyse de ces rêves, la
narratrice peut appéhender les formes multiples de la peur d’être violée que les
femmes héritent des autres femmes. Pour elle, le viol représente la preuve ultime de
leur faiblesse et de leur exclusion du pouvoir dans la société. Après trente-sept ans
de soumission, la narratrice affirme : « Je me sens capable de vivre seule maintenant.
Je me sens forte » (Cardinal 1975, 278). Marie se sent si forte que vers l’âge de
224
vingt ans, elle décide d’avoir sa première relation sexuelle, alors qu’elle avait même
rejeté la masturbation pour respecter les principes de sa mère :
Et voilà que tout à coup j’avais décidé toute seule de passer outre les
principes de ma classe, les préjugés de ma famille, les lois de ma
mère, de bousculer la colossale religion et de faire l’amour avec un
garçon que je n’aimais même pas, avec lequel il n’y avait pas à
chercher l’excuse de la passion ou de la raison. (Cardinal 1975, 49)
En abandonnant sa virginité à un homme qu’elle n’aime pas, Marie est consciente
d’avoir traverser l’espace qui séparait la planète de sa mère de celle du père et
d’avoir rejoint la « honteuse cohorte » (Cardinal 1975, 50) de femmes qui le
rejoignaient dans son lit. Cet acte sexuel s’interprète comme un acte qui va
consciemment à l’encontre de la sexualité réprimée de la mère, et dénonce le
discours hypocrite sur le corps et le sexe contenu dans la morale religieuse. Pour
Marie, « la religion tenait une place très importante » uniquement parce qu’elle lui
servait à « toucher » sa mère (Cardinal 1975, 82). Mais elle avoue qu’en réalité la
religion « En elle-même n’avait aucune signification pour moi car je n’ai jamais eu
la foi, ni la grâce [...] car naturellement, je ne possédais pas les vertus chrétiennes
telles qu’on me les décrivait » (Cardinal 1975, 82). Ses études dans une école
religieuse aliènent Marie qui est « astreinte » à des méditations religieuses qui
l’« ennuient » terriblement (Cardinal 1975, 82). Elle est persuadée d’aller « tout
droit en enfer » pour ses nombreux ‘péchés’ : « j’aimais trop m’amuser et rire. Je
salissais mes vêtements et mes mains, je me faisais des écorchures, mes cahiers
étaient pleins de taches et de ratures » (Cardinal 1975, 83). Françoise Lionnet
explique que les punitions infligées par l’église catholique sont telles que la religion
225
ne fait que renforcer l’isolement de Marie : « The combined influence of her church
and class, along with the trauma of a difficult relationship with her rejecting mother
have made her completely ‘alienée’ » (Lionnet 1989, 194).
Dans Les rêveries de la femme sauvage, la religion est aussi vécue comme un
enfermement à cause de l’ « antisémitisme chronique » (Cixous, 43) qui s’ajoute à la
guerre d’Algérie. Bien que, comme son père, la narratrice soit elle aussi née en
Algérie et se sente très proche des Algériens, le roman souligne une ambiguïté
omniprésente dans les rapports entre identité juive, française et algérienne. En plus
du statut minoritaire qui exclut la narratrice et son frère des deux groupes majeurs de
l’Algérie de cette époque, les Arabes et les Français, les enfants subissent aussi une
aliénation due à leur identité juive. Pour Eve Klein, qui est la «mère-à-récits »
(Cixous 2000, 96), la judéité s’affirme par des histoires variées et souvent
compliquées qui s’enchaînent par associations et où défilent rabbins, oncles, tantes et
cousins juifs de sa jeunesse allemande, ainsi que de nombreux personnages algériens
liés aux activités de sage-femme de la mère. Ces récits très vivants, qui retracent une
sorte de saga de la famille Klein –Jonas d’Osnabrück, sont transcrits par la narratrice
avec une profonde ironie qui les rend parfois comiques, comme lorsque la mère se
perd dans une de ses histoires et qu’elle déclare : «Encore une ‘histoire juive’, [...] à
ne pas répéter à l’étranger » (Cixous 2000, 101). La mère, une errante qui a fui
l’Allemagne nazie et qui sera ensuite expulsée d’Algérie en 1971, apparaît comme
éternellement dépossédée d’un chez soi par les « exils exclusions expulsions
exactions » (Cixous 2000, 58) qu’elle a connus. Elle n’a pas l’impression
226
d’appartenir à une communauté avant d’arriver en Algérie et elle se déclare
d’ailleurs « internationale » (Cixous 2000, 107). On est tenté de dire que c’est par la
traduction des nombreuses histoires de sa mère que la judéité de la narratrice
s’affirme le plus clairement, mais la distance ironique qui la sépare de ces récits nous
met en garde contre une interprétation superficielle de la filiation maternelle. En
effet, la mère ne questionne pas sa propre judéité qu’elle accepte en disant que les
antisémitismes divers dont elle a été la victime ne l’ont pas « dérangée » (Cixous
2000, 107). Pourtant, la mère évite d’employer le mot ‘juif’ devant les étrangers, ce
qui montre qu’elle préfère ne pas voir les contradictions de sa situation d’exclusion.
La narratrice raille la judéité qui apparaît comme une notion complexe en faisant
l’objet d’un questionnement et d’une re-création dans l’écriture. En effet, la judéité
des parents est présentée comme étant problématique parce qu’ils forment chacun
des assemblages disparates de plusieurs identités linguistiques et culturelles. La
narratrice décrit avec une certaine ironie sa mère comme étant une Allemande dont
les attributs de femme, de Française et de Juive sont douteux (Cixous 2000, 99).
Quant au père, natif d’Algérie dont les ancêtres sépharades parlaient l’arabe, la
narratrice le désigne par le néologisme « arabizarre » (Cixous 2000, 46). En parlant
du père, la mère dit : « Il était très juif à partir de Vichy mais en tant qu’antivichy et
n’aimant pas la Synagogue » (Cixous 2000, 100), renvoyant au fait que de 1940 à
1943 les Juifs algériens ont été privés de la citoyenneté française et du droit
d’exercer leur profession
22
. C’est le scandale de cette injustice qui, en frappant le
père, l’aurait rendu plus juif selon la mère. Les enfants sont donc soumis à plusieurs
227
sortes d’exclusions : Ils subissent l’exclusion des autres colons français puisque les
Juifs algériens, bien qu’ils aient reçu la nationalité française en 1871, faisaient l’objet
d’un antisémitisme institutionnel à cause des lois excluant les Juifs introduits par le
gouvernement de Vichy en juin 1941. Les enfants sont aussi exclus par les Arabes
en tant que fils de colons, mais ils sont également aliénés de la communauté des juifs
Sefarades à cause de la marginalité de leur mère Ashkenaze. Dans son Portrait de
Jacques Derrida en jeune saint juif, Cixous s’identifie partiellement à lui dans la
mesure où elle s’est trouvée, elle aussi, privée de ses racines juives et algériennes par
les effets du colonialisme français et des persécutions antisémites, et qu’elle éprouve
un certain scepticisme sur la possibilité de se définir en tant que juive, en même
temps que sur l’impossibilité de renier sa judéité. Dans ce portrait, Cixous
mentionne le « juifdire » (Cixous 2001, 70) comme l’une des clés de la judéité par ce
que c’est tout d’abord ce qu’on dit des Juifs qui les determine : les Français
d’Algérie et de Vichy, les Algériens de l’Algérie coloniale, les Nazis et leur plan de
génocide sont tous partis d’un ancrage idéologique du terme ‘juif’ dans le language,
et c’est cet ancrage qui est cause de persécutions. Mais c’est aussi ce qui est
reconstruit dans le language des juifs eux-mêmes, leur façon de se dire juif ou juive
qui crée le « juifdire ». En d’autres mots, le « juifdire » pourrait se percevoir comme
une création du language et de la pensée, une polysémie, un humour ou une ironie
qui permet une certaine distanciation, tout en faisant état des diverses aliénations :
En plus du racisme fondateur français du racisme racine raison socle
piliers société culture coutume en plus de cette inoculation
congénitale triomphale de cette greffe tout ce qu’il y a de plus réussie
228
et commune dans le monde en plus du classicisme français, en plus de
cette morbidité considérée comme une belle santé, bon appétit, il faut
ajouter les antisémitismes, lesquels naturellement s’additionnent entre
eux. (Cixous 2000, 43)
L’apposition des différents noms après « racisme » ne font pas qu’ajouter des sens
métaphoriques au mot, comme le ferait une phrase dotée d’une ponctuation plus
traditionnelle qui, en séparant les éléments de la liste, aurait tendance à les organiser
hiérarchiquement. Dans la phrase de Cixous au contraire, le mouvement d’un mot à
l’autre, en refusant toute mutilation par la ponctuation, contribue à ajouter du sens au
mot précédent tout en faisant écho à celui qui suit. La subversion que fait Cixous de
la syntaxe française traditionnelle enrichit ce passage d’une densité poétique qui
agrémente le texte d’une analyse abstraite de la situation coloniale en confirmant
l’hypothèse que c’est justement l’aliénation forcée de la narratrice qui rend possible
la transparence du jugement sur la société. Un des personages du roman de Salman
Rushdie dans The Ground Beneath Her Feet avoue : « The only people who see the
whole picture [...] are the ones who step out of the frame » (Rushdie 2000, 42-3),
alors que dans l’Algérie des années cinquante décrite par Cixous, les colons français
sont aveugles aux écritures qui tapissent les murs de la ville :
Les hurlements réservés qui remplissent les places de la Ville d’Alger.
Les Français qui passent les yeux crevés, d’autres yeux à la place des
yeux qui voient [...]. Sur tous les murs la signature : ‘Vous verrez’.
Mais ce qui est écrit sur les murs pour que tout le monde le lise c’est
comme si c’était écrit sur le mur derrière le mur. Un jour ce qui se
passait au Clos-Salembier je le dirai. Qui me croira ? (Cixous 2000,
120)
229
Alors que chez Cardinal, c’est la psychanalyse qui permet à Marie d’assumer « une
position d’observatrice » (Cardinal 1975, 205), chez Cixous ce sont les multiples
exclusions de la narratrice qui l’obligent à dépasser les limites de la société coloniale
et à voir au-delà des fondations idéalistes qui le constituent.
La dénonciation du système colonial français est à son apogée lors des
passages dans lesquels les narratrices sont directement confrontées aux institutions
de la colonie comme l’école. En 1950 à Oran, le père juif inscrit par erreur sa fille
dans un lycée français antisémite. Les rêveries de la femme sauvage fait alors le
bilan d’un lycée marqué par l’absence de juifs et de musulmans, dans lequel on
applique ce parricide colonial dont nous avons déjà parlé et qui est appelé « le
programme initial secret : un plan d’effacement de l’être algérien » (Cixous 2000,
124). Cet épisode révèle une vision restreinte de l’école dans son rôle d’assimilation
des élèves Français à l’Algérie :
Jamais dans le lycée poudré jamais il ne fut question de l’être
algérien. Jamais le mot Algérie n’entre ici. Dans le lycée, ici, c’est la
France, or ce n’était qu’un immense mensonge délirant qui avait pris
toute la place de la vérité, et qui donc était devenu la vérité. Tout ce
que je voulais dire au lycée c’était : ‘Ce n’est pas vrai’. (Cixous
2000, 150)
Dans cette école qui est « une maladie reconnue d’utilité publique » (Cixous 2000,
147), et où « le rienfaire » (Cixous 2000, 147) s ‘oppose au « juifdire », les élèves
apprennent et répètent « le plan d’effacement de l’être algérien » (Cixous 2000, 124).
Plutôt que l’enseignement de l’écriture, de la lecture ou de l’arithmétique, les élèves
apprennent « la substitution, l’ablation et la fantomisation » (Cixous 2000, 124) de
230
l’Algérien qui est « exorcisé » et « excisé » par « une désinfection physique et
mentale parfaite » qui laisse une « absence énorme » (Cixous 2000, 124). La
narratrice se trouve au cœur d’un système colonial miniaturisé, dans un lycée qu’elle
appelle « un asile psychiatrique déguisé » (Cixous 2000, 148). Telle Solange qui,
dans Les mots pour le dire, porte « son masque de Grand Guignol » (Cardinal 1975,
275), à l’intérieur de ce lycée qui la fait tomber dans la folie (celle des autres), tout
devient aussi irréel que dans un théâtre de marionnettes :
Je souffre d’anachronie, c’est une maladie mentale banale familière et
redoutable : le malade n’est pas malade, il souffre de l’anachronie
mentale de son entourage, il est entouré de marionnettes manifestes, il
est seul à voir que tout est inversé en sens contraire, inversé et
prétendu être dans l’autre sens. Il y a un glissement mental et
sémantique général. Les déments se prennent pour les gens normaux.
La contrevérité jouit d’une autorité incontestée. Tout le monde croit
ce qui n’est pas. Tout le monde non-voit ce qui est. Le programme
est ininterrompu. (Cixous 2000, 143)
Aucun des autres élèves ne semblent partager la claivoyance de la narratrice, et
encore moins sa copine Françoise, autre marionnette manipulée, dont les visites à la
maison de la narratrice sont régimentées par les décisions arbitraires et complexes de
« la loi tortueuse » de la société antisémique française (Cixous 2000, 127). Ainsi,
toute l’institution de « l’Algériefrançaise » (Cixous 2000, 144) est métonymiquement
condensée dans le lycée qui est à la fois une partie de cette institution (la fille du
Gouverneur Général de l’Algérie y est inscrite) et le moyen de sa perpétuation
discursive. Les néologismes de Cixous évoquent le double discours anachronique de
la narratrice qui est la seule personne « à voir que tout est inversé en sens contraire »
et à être consciente du caractère fantaisiste et illusoire de ce « programme
231
d’effacement ». La seule solution pour la narratrice est de quitter le lycée, mais elle
est trop jeune et doit prendre son mal en patience, prisonnière enfermée derrière les
« barreaux » (Cixous 2000, 153) de « l’asile psychiatrique » (Cixous 2000, 148).
Elle occupe cette attente en inventant une technique pour répondre au phénomène de
fantomisation de l’être algérien et pour contrecarrer ce que l’institution « non-voit » :
elle prend des photos de ces professeurs avec l’appareil cassé de son père, produisant
ainsi des dizaines de photos inexistantes : « Par ce moyen je les inexistais » (Cixous
2000, 149). L’artifice des photographies transforme le réel en apparitions
fantasmatiques qui permettent ainsi de reconfigurer la réalité selon le désir.
L’appareil de photo, déclaré « irréparable » (Cixous 2000, 149) par la mère, est
récupéré afin de parer artificiellement à toutes les formes d’absence et plus
particulièrement à « l’effacement de l’être algérien » (Cixous 2000, 124).
E. Le sacrifice langagier à travers l’interpénétration de la France et de l’Algérie
Alors que le problème complexe d’interpénétration entre la France et
l’Algérie confère aux narratrices une hybridité ethnique faisant d’elles d’éternelles
étrangères, on peut se demander au prix de quels sacrifices langagiers la littérature
parvient à évoquer ce lieu de mémoire commun aux deux pays. Dans Photos de
racines, Cixous écrivait déjà :
En Algérie je n’ai jamais pensé que j’étais chez moi, ni que l’Algérie
était mon pays, ni que j’étais française. Cela faisait partie de
l’exercice de ma vie : je devais jouer avec la question de la nationalité
qui était aberrante, extravagante. J’avais la nationalité française
quand je suis née. Mais jamais personne ne s’est pris pour Français
dans ma famille. (Calle-Gruber 1994)
232
Cette problématique de la (non) appartenance identitaire, de « l’état créole » comme
l’appelle Cixous (Cixous 1999), est contrebalancée par un langage enjoué qui, dans
ce mélancolique retour à son enfance algérienne de 1946 à 1955, évoque la
créativité, la fraicheur et la résiliation de la jeunesse
23
. Ce language, en décrivant
« l’état créole », évoque un lieu de mémoire commun à la France et à l’Algérie et
met fin à un silence qui n’est plus de mise. L’histoire qui est censée le remplacer
s’appuie sur un métadiscours qui essaie de redéfinir le dialogue sur l’interpénétration
de la France et de l’Algérie. La théorie de Judith Butler, qui soulignait plus haut la
nécessité d’une frontière étanche entre l’intérieur et l’extérieur pour le maintien de
l’ordre social, peut être reprise ici au compte de l’Algérie coloniale au sein de
laquelle la frontière entre le colonisateur et le colonisé doit être clairement établie
pour que soit justifiée la colonisation. Pour Albert Memmi, en effet, le bon
fonctionnement de la colonie repose sur l’étanchéité entre les catégories de
colonisateurs et de colonisés : « Une fois isolé le trait de mœurs, fait historique ou
géographique, qui caractérise le colonisé et l’oppose au colonisateur, il faut
empêcher que le fossé ne puisse être comblé » (Memmi 1985, 141). Si le
colonisateur se mettait à ressembler au colonisé, ou vice versa, c’est tout le système
colonial qui serait ébranlé et son paternalisme remis en question. C’est pour cette
raison que le déchirement des deux narratrices entre l’amour qu’elles ressentent pour
leur famille française et leur passion pour la culture et les domestiques arabes, ne
sont pas acceptés par les mères qui voient là un danger de contamination. Ainsi,
après que Marie ait émis le souhait d’inviter à la maison des enfants « arabes bien
233
élevés », Solange conseille à sa fille de ne plus fréquenter ses jeunes amis, prétextant
vouloir protéger ceux-ci car « Qu’est-ce que ces gens viendraient faire ici? Ils
s’ennuieraient! Ils ne se sentiraient pas à leur place » (Cardinal 1975, 118). La mère
les retourne plutôt à ce qu’ils doivent être : des Arabes, des colonisés qui ne
possèderont jamais ce qu’une famille française comme la leur possède :
Je n’aime pas beaucoup que tu fasses entrer ces jeunes à la maison. Je
sais que ton intention est généreuse mais, vois-tu, un jour ils auront
envie de tout ce que tu as et qu’ils n’auront jamais et ils en seront
malheureux [...]. Alors apprends à garder tes distances, ma chérie.
(Cardinal 1975, 117)
La mère de Marie se fait ainsi gardienne des valeurs patriarcales et coloniales par les
leçons de religion et de bienséance qu’elle prodigue à sa fille. Elle force sa petite
« sauvageonne » (Cardinal 1975, 118) à endosser « l’uniforme » de la bonne
Française, uniforme qui la rendra folle, l’obligeant à refouler une partie de son
identité et à se conformer aux rôles sociaux d’une culture aliénante et hiérarchisante :
Elle [sa mère] me donnait les pièces les plus précieuses de l’uniforme
invisible qui désignera ma caste à quiconque me rencontrera. Il fallait
que je sois dressée de telle sorte qu’à n’importe quel moment, dans
n’importe quelle circonstance, on puisse reconnaître mon origine [...].
Mon uniforme invisible me protégera, il m’aidera à reconnaître mes
semblables et à me faire reconnaître d’eux, il inspirera le respect aux
inférieurs. (Cardinal 1975, 117)
La narratrice est ainsi transformée et modelée selon les exigences de la classe
bourgeoise, dans le contexte de l’Algérie coloniale qui veut faire d’elle une de ces
femmes dont la vie baigne « à l’extérieur dans le gris, le terne, le correct, le
conforme, le muet, et à l’intérieur, dans le lourd, le secret, le honteux » (Cardinal
1975, 138). Moins assimilée que sa mère, Marie prend peu à peu conscience de ce
234
travail d’uniformisation pour masquer toutes traces algériennes en elle. La
disjonction entre ce que sa mère lui dit de sa position (elle est différente et
supérieure) et sa propre expérience (elle préfère la compagnie du personnel arabe et
envie leur liberté), est emblématique de sa condition intolérable. D’où la tentative de
Marie de se défaire de cet uniforme français qui rend compte des contradictions
internes de la présence française en Algérie. Benjamin Stora, un des plus importants
historiens de la guerre d’Algérie, parle des effets néfastes qui s’établissent lorsqu’on
essaie de rendre compte des différences qui séparent les deux nations depuis la
décolonisation de l’Algérie, et qui aliènent plus que jamais les communautés les unes
par rapport aux autres :
Il ne suffit pas de faire des films ou d’écrire des livres pour évaluer
les passages douloureux de l’Histoire : c’est plus compliqué que cela.
Le problème de tous les films qui ont été réalisés depuis la fin de la
guerre d’Algérie, c’est qu’ils ont été faits pour des publics qui ne se
mélangent jamais. On peut voir des films pour les pieds-noirs, des
films pour les Algériens, ou pour les Harkis. Mais il n’y a pas de
vision d’ensemble. De ce fait, les mémoires ne se mélangent pas :
quand on réalise un film, c’est un film pour soi-même ou sa propre
‘communauté’. Cela crée un perpétuel sentiment d’absence, qui vient
du fait de la non-rencontre des mémoires. (Stora 2001)
En effet, on peut citer quelques exemples de cette « non-rencontre des mémoires »
dans le cinéma : le film documentaire de Bertrand Tavernier ne donne la parole
qu’aux appelés français et pas du tout aux harkis
24
. Arcady va plaire aux pieds-
noirs
25
, Schoendoerffer aux officiers
26
, et Boisset aux anticolonialistes
27
. Le film
Les mots pour le dire, tiré du roman de Marie Cardinal, par son approche médicale et
psychanalytique, apparaît plutôt comme un film dissident qui transgresse les
235
horizons d’attente du spectateur. Sa position a l’avantage de souligner les limites de
la distinction entre les pensées binaires dont la protagoniste essaie justement de se
guérir. La prolifération des souvenirs lors des séances chez le psychanalyste aboutit
à une fragmentation que décrit Mireille Rosello en parlant des paradoxes du
multiculturalisme franco-algérien : « Le présent va faire renaître le type de
cohabitation plurielle mais malheureuse que connaissait l’Algérie coloniale »
(Rosello 2003, 792-3). A cette vision de fragmentation dysphorique, Etienne Balibar
propose un autre modèle du dialogue franco-algérien qui repasserait du multiple à la
dualité dans l’unité. En effet, le philosophe suggère que si la France et l’Algérie ne
peuvent pas se rencontrer, c’est parce que les deux entités de ce couple ne sont pas
assez séparées. Elles sont inséparables, ou « inséparabe » pour reprendre le terme
d’Hélène Cixous (Cixous 2000, 45 et 89) :
Au moment où –des deux côtés- on voudrait couper la France de
l’Algérie et l’Algérie de la France, c’est-à-dire ‘achever’ le processus
de 1962 qui s’est révélé, d’une certaine façon, inachevable, on
s’aperçoit que ce n’est plus possible. (Balibar 1998, 79)
Balibar suggère que les deux nations ne peuvent pas être séparées car elles ne sont
pas suffisamment autonomes l’une par rapport à l’autre. Pour parler de ce qu’il
appelle la « non-séparation ou non-exclusion », Balibar préfère se représenter les
deux nations comme une seule entité complexe :
La figure plus abstraite de la frontière non-entière est ce que les
géomètres contemporains appellent une ‘fractale’. Ce qu’il faut
remettre en question c’est l’idée que les dimensions de l’appartenance
nationale soient nécessairement représentables par des nombres
entiers, comme un ou deux. Il faut donc suggérer, au moins à titre
d’allégorie numérique, que l’Algérie et la France, prises ensemble, ne
236
font pas deux mais quelque chose comme un et demi, comme si
chacune d’entres elles, dans leur addition, contribuait toujours déjà
pour une part de l’autre. (Balibar 1998, 76)
Dans Les rêveries de la femme sauvage, lorsqu’elle esquisse la condition difficile de
sa situation d’enfant français en Algérie, Cixous suggère la présence de cette
frontière « non-entière », cette « fractale » en se représentant comme « colonial
outsider » pour reprendre l’expression de Jennifer Yee, une sorte de témoin innocent
mais néanmoins impliqué (involontairement) dans le système colonial. Cette
troisième entité, sorte de « troisième corps » comme l’appelle Cixous, est justement
ce qui permet d’apporter le recul nécessaire à un jugement critique :
Il nous vient un Troisième Corps, une troisième vue, et nos autres
oreilles, -entre nos deux corps notre troisième corps surgit, vole et va
voir plus haut le sommet des choses et au sommet s’enlève en
direction des plus hautes choses. (Cixous 1977, 58)
Pour Marie Cardinal, c’est l’état de folie qui lui permet d’acquérir une troisième vue
capable de transcender la vision générale et collective :
Pendant que j’étais folle j’ai découvert des chemins de mon esprit que
je n’aurais jamais découverts sans la folie. J’étais capable d’une
incroyable agilité intellectuelle. J’avais, par périodes, des pensées
aiguës, claires, qui me conduisaient à une plus grande connaissance,
une plus profonde compréhension de ce qui m’entourait. Je
considérais les autres et je les voyais employer des routes si
différentes de celles que j’avais découvertes, si contraires même, si
mauvaises pour eux que je voulais les arrêter, les prévenir du danger.
Mais je ne le faisais pas, me croyant malade, je pensais que mes
trouvailles n’étaient que pure démence. Comment pouvais-je
trembler à l’idée de voir les autres se perdre alors que j’étais folle !
(Cardinal 1975, 25)
En se positionnant, par le recul de la narration, comme un témoin ‘outsider’ et
critique, les textes répondent au besoin de développer une contre-image à la
237
représentation véhiculée par la société française qui condamne, censure ou tait
l’ancienne position coloniale. Cette frontière « non-entière » qu’évoque Balibar
correspond à certaines formes de textualité littéraire qui cherchent à faire advenir
cette interpénétration réconciliée. C’est par exemple le cas du texte d’Assia Djebar,
Les nuits de Strasbourg, dans lequel l’auteur invente un pays qui s’appelle
« Alsagérie ». Le livre de Cixous, Les rêveries de la femme sauvage, est aussi
constellé d’inventions linguistiques qui ajoutent à la langue française, ce que Mireille
Rosello appelle « des mots croisés » ou « des mots-mélanges » (Rosello 2003, 795)
ou ce que Jennifer Yee désigne comme « des mots valises » (Yee 2001, 189).
L’usage de nombreux tropes et épisodes oniriques incitent le lecteur à quitter ses
automatismes langagiers en l’invitant à l’intériorité et à la réflexion. Cixous emploie
ces jeux et inventions linguistiques pour décrire d’une façon assez révélatrice sa
situation de ‘colon outsider’. Citons en exemple une des techniques d’écriture de
Cixous qui consiste à amputer les mots à quelques phonèmes, afin de les recombiner
ensuite pour créer des néologismes dont le sens est assez éloquent. Des
ressemblances phonémiques sont utilisées pour tisser des fragments de sens qui
produisent des jeux de mots. Cixous, qui avait déjà exprimé la souffrance de son
« algériance », se trouve également « malgérienne » : lorsqu’au début du roman, elle
raconte avoir perdu quelques pages importantes qu’elle venait d’écrire, elle ressent
une douleur dans le corps, une « algie » (Cixous 2000, 16) qui ressemble à sa
« maladie algérie » (Cixous 2000, 16). C’est la « force malgérienne » de son
imagination qui l’a recouverte de cicatrices (Cixous 2000, 111 et 124). Cette force,
238
en la situant du côté des Algériens, lui permet d’appréhender tous les maux que les
Français et même sa propre famille refusent de voir. Le néologisme « Malgérie »
combine « algie », « mal », « maladie » et « Algérie ». Exprimant la haine qui
préside à tous les rapports sociaux de cette époque, ce mot est un riche exemple
auquel plusieurs sens peuvent être atttribués : en effet, le néologisme « Malgérie »
fait écho à une double maladie : Il peut tout d’abord suggérer la « maladie
d’Algérie » de la narratrice et de son frère :
Fous et malades du besoin de l’Algérie, de la réalité intérieure de ce
pays qui était notre pays natal et pas du tout nôtre, de la chair, de
l’habitat, de l’arabité, de l’arabitude, du trésor plein de trésors auquel
nous n’avions pas accès. (Cixous 2000, 57)
Les rendant « fous et malades », l’amour éperdu pour « l’arabité de l’arabitude »
(Cixous 2000, 67) désigne la spécificité de la culture et du mode de vie des Algériens
qui reste impénétrable à cause d’ « une confusion fatale et indissoluble » (Cixous
2000, 58). Le néologisme « malgérie » peut aussi évoquer la haine des Algériens
causée par leur victimisation continuelle et le « racisme fondateur » (Cixous 2000,
43), une maladie de l’Algérie que l’enfant attribue plus tard à « l’Algériefrançaise »
(Cixous 2000, 144) qui, en unissant l’Algérie et la France en un seul mot, tente de
réduire la « fractale » évoquée par Balibar. Les rêveries de la femme sauvage
contient donc à la fois une histoire d’amour et le diagnostic d’une maladie : la
narratrice et son frère souffrent de leur désir pour l’Algérie et de leur impossibilité
d’en faire partie, ce que Cixous appelle « mon accidence algérienne qui avait fait de
moi une passante » (Cixous 1999, 27). Une fois en France, la transplantation de
239
Cixous est aussi vécue comme un état somatique : « J’étais malade et j’étais dans
l’état créole » (Cixous 1999). Plutôt que de désigner un sol-patrie, cet « état créole »
semble donc bien plutôt représenter le choix d’une langue dont les jeux linguistiques
rappellent l’instabilité de la « passante » et dont les retournements font état d’une
mouvance qui ne peut s’exprimer que par l’écriture.
Cette mouvance entre la France et l’Algérie transparaît par la façon dont
Cixous exploite les jeux langagiers et les références bibliques pour exposer la
situation complexe de l’exclusion et du rejet du ‘colon outsider’ : alors que chez
Cardinal, le frère de la narratrice, qui est de cinq ans l’aîné, apparaît rarement dans le
roman, celui de la narratrice des Rêveries de la femme sauvage est quasiment
omniprésent. La passion qu’ils partagent pour l’Algérie prend la forme d’une guerre
perpétuelle avec l’objet immédiat de leur amour, les enfants arabes du ghetto voisin,
les « petizarabes » (Cixous 2000, 47 et 72). Bien qu’ils ne facent pas à proprement
parler partie de la société coloniale française, le frère et la sœur vivent néanmoins à
l’intérieur de ce système. Ils ne peuvent pas être Arabes car en Algérie, ils sont
« filtrés et rejetés comme français » (Cixous 2000, 58), mais ils ne peuvent pas se
faire à l’idée de ne pas être arabes ; ils sont « inséparabe » (Cixous 2000, 45 et 89),
mot qui combine ‘inséparable’ et ‘arabe’ et « c’est une relation invivable avec soi-
même » avoue la narratrice (Cixous 2000, 45). Les « petizarabes », objets de leur
désir, rejettent le frère et la sœur parce qu’ils sont malgré tout impliqués dans le
système colonial. Comme l’exprime Cixous dans La venue à l’écriture :
« Nationalité ? ‘Française’. C’est pas de ma faute ! On me faisait prendre la place de
240
l’imposture » (Cixous 1977, 23), ou dans La jeune née lorsque l’auteur joue avec la
négation qu’elle met entre parenthèses: « Je (ne) suis (pas) arabe » (Cixous 1975,
131) pour exprimer sa « Désalgérie » (Cixous 2000, 69), un mot qui sous-entend la
désolation de son histoire d’amour vouée à l’échec avec l’Algérie.
Partout où la narratrice et son frère veulent aimer ou donner, ils rencontrent
des portes fermées qu’ils ne peuvent pas franchir. Pour ouvrir ces portes, comme
pour entrer dans le livre, il n’y a pas une clé mais de multiples clés, dont certaines
sont fausses ou font entrevoir le spectre d’une clé à jamais insaisissable. La
métaphore omniprésente de la porte dans le roman forme un véritable leitmotiv. Les
enfants attendent sur le seuil de la porte qui ouvre sur l’Algérie et dont l’entrée leur
est, pour ainsi dire, refusée. La porte qui sépare la narratrice des « petizarabes »
représente son désir pour l’Algérie mais aussi le rejet de l’Algérie à son égart. Cette
porte s’ouvre cependant une fois lorsque le père, conduisant avec ses enfants,
s’arrête pour prendre deux auto-stoppeurs arabes :
Mon père avait arrêté l’auto et nos deux humains transfigurés en
même temps que nous mon père mon frère et moi, étaient montés le
cœur grand ouvert, la porte, la porte, disant merci tu es un frère merci
mon frère dieu te bénisse frère en français et en échange mon père dit
que ce sont ses frères en arabe. (Cixous 2000, 47)
Tels des anges venus du paradis, les deux arabes montent dans la Citröen du père,
partageant un moment d’espoir et de fraternité humanitaire :
Encore aujourd’hui nous citons cette occasion ultime avec la plus
grande naïveté, tous nos rêves étant alors exaucés quelques jours
avant la fermeture définitive des portes [...]. Depuis nous nous
racontons chaque année l’histoire de quand les portes du ciel s’étaient
ouvertes devant nous au tournant du boulevard, mon père ayant été
241
nommé frère nous fûmes enfants de frère pour quelques jours. Le ciel
était naturellement puissamment bleu, nos dents de sourire étaient
extrêmement blanches, nos compagnons bibliques, et là-dessus dieu
est mort et le livre des portes s’est refermé sur notre nez. (Cixous
2000, 47)
Le père est alors associé à un dieu, dont la mort annonce la fermeture de la porte qui
se ré-ouvre à présent par la narration du souvenir. Entre-temps, les enfants restent
confinés derrière la grille fermée de leur maison « attendant le message : un visage,
une porte, un sourire » (Cixous 2000, 89).
Le vélo apparaît comme un symbole d’espoir et de liberté, un moyen de sortir
de l’impasse et d’ouvrir une porte sur la ‘vraie’ Algérie, celle des Algériens. Le
désir pour le vélo fait naître la même frustration des enfants pour le retour de leur
père aprés sa mort : « Il y a des prières qui restent sans réponse, le Vélo ne venait
pas » (Cixous 2000, 28). Ce parallèle met en avant le fait que « le Vélo » (avec un
‘V’ majuscule) est attendu comme un messie. La capitalisation que fait Cixous de
certains noms, leur donne l’apparence d’être des noms propres et donc des personnes
à part entière. Cette personalisation poussée jusqu’à l’anthropomorphisme en
rapport avec l’aspect enfantin de l’objet, apporte au texte un certain équilibre
humoristique qui contraste avec l’aspect sérieux et symbolique de son contenu.
L’attente du vélo fait l’objet de répétitions ritualistes : « Il ne vient pas, il ne vient
pas, il ne vient pas, et c’est comme cela qu’un Vélo devient tout pour nous, par une
nonvenance record » (Cixous 2000, 29). Autre néologisme, la « nonvenance » du
vélo messianique incarne l’impossibilité de découvrir l’Algérie. Puis, lorsque le vélo
finit par venir, il apporte avec lui la gloire de ses échos phonémiques : « Le nom de
242
Vélo chantait tout ce que nous adorions consciemment ou pas, aussi bien la Vitesse
que l’eau le lot, le V de la Victoire, le vais d’aller » (Cixous 2000, 22). Cixous
continue en jouant avec le son [v] dans « Vitesse », « Victoire » et « vais », ainsi
qu’avec le son [o] dans « Vélo », « eau » et « lot », capturant ainsi toute la
signification du vélo pour les enfants. Pourtant, le vélo n’apporte rien à la sœur qui
ne supporte pas l’insécurité qu’elle ressent lorsqu’elle s’aventure dans les rues
d’Alger (Cixous 2000, 52-3). Le vélo la prive de son frère qu’elle laisse pour partir
explorer l’Algérie, devenant ainsi « l’enfant envolé avec vélo » (Cixous 2000, 25).
Cixous joue avec les fricatives [v] et [f] et avec le son répété des voyelles nasales.
Le chiasme phonémique « envolé », en contenant les voyelles inversées de « vélo »,
devient un attribut intégral du vélo.
Ces jeux linguistiques qui s’expriment par le biais de l’écriture n’auraient pas
été possibles sans l’image métaphorique du chien Fips dont le souvenir suscité par un
aboiement lointain entendu plusieurs jours de suite, selon les dernières pages, aurait
déclenché l’écriture du roman. Entre le désir de ne jamais écrire sur l’Algérie et
l’insistance d’une trace mémorielle sonore, la narratrice évoque le souvenir audible
de la voix du chien :
Le souvenir d’une voix. La trace sonore de la voix de Fips quarante
ans après sa mort. Je ne pouvais plus désormais chasser le livre qui
ne cessait de m’appeler. (Cixous 2000, 168)
Quarante ans après sa mort, ce « Chien », encore avec une lettre capitale, joue le rôle
de catalyse en ravivant la souffrance de l’échec des enfants. La narratrice se lance
alors dans l’écriture d’un manuscrit qui recompose les années algériennes de la petite
243
enfance selon le paradigme de la terreur, de la souffrance et de la trahison. Le
parallèle entre le destin du chien et celui des enfants est flagrant : le chien n’est pas
autorisé à sortir de risque d’être « pris en otage » (Cixous 2000, 76) dans la guerre
perpetuelle que les petits arabes livrent à la narratrice et à son frère. Le chien est
donc enfermé dans une cage à l’extérieur de la maison, et les ennemis lui jettent des
pierres. D’où le néologisme d’« externement » (Cixous 2000, 126) qui connote la
violence de l’isolement forcé, comme une exclusion qui équivaudrait à un
internement. Le Chien devient donc le symbole du rejet et de l’exclusion des enfants
par les « petizarabes », une figure de victime qui paie à leur place pour les péchés
que les enfants n’ont pas commis. En subissant son propre sort mais aussi celui des
enfants, le chien a été trahi des deux côtés. L’image de martyr du chien est
complétée par la référence biblique de Job : « Job était Le Chien, je ne l’ai compris
que trop tard » (Cixous 2000, 81). En effet, privé de tous ses biens et abandonné de
tous les siens, Job avait été affligé en dernière épreuve d’une maladie de peau. Le
chien, pour sa part, est dévoré par les tiques qui forment « pestes et ulcères »,
« colonisant en lentes frénésies [son] corps vampirisé » (Cixous 2000, 81). Le terme
« colonisant » suggère la ressemblance du chien avec les Algériens qui sont souvent
évoqués dans le roman de Cixous en termes pitoyables de difformités corporelles
28
.
Les deux paradigmes de maladie et d’abandon sont donc communs à la figure de Job
et à celle du chien qui leur a été donné par leur père juste avant sa mort. L’abandon
temporaire de Dieu dans la Bible correspondrait effectivement à la disparition brutale
du père qui hante une grande partie de l’œuvre de Cixous. A l’aube de la guerre
244
d’Algérie, bien qu’ils soient innocents, l’implication du frère et de la sœur dans le
système colonial les exclus automatiquement du cercle d’amis des « petizarabes »
dont ils subissent la violence, même d’une façon indirecte par l’intermédiaire du
Chien. Pour reprendre les mots de Jean-Paul Sartre : « Ce déchaînement barbare et
fou ne les épargne pas plus que les mauvais colons » (Préface à Fanon 1991, 50), ou
ceux d’Albert Memmi lorsqu’il explique le rejet des colonisés pour les colonisés et
« tous ceux qui leur ressemble, tout ce qui n’est pas, comme eux, opprimé » (Memmi
1957, 146). La violence et le barbarisme qui s’abat sur les colonisés s’expliquent en
partie dans la scène de la morsure du chien. En effet, alors qu’on sonne à la porte du
Clos-Salembier, la narratrice se lève de sa lecture et pose un pied devant le chien
surpris qui riposte avec les dents :
De cette morsure je vais mourir, car elle ne me lâche plus elle
s’enfonce sans fin et pénètre jusqu’à mon cœur, nous entrons dans
l’éternité de la folie, pensai-je, la tête environnée de nuées écarlates.
Les dents duraient. Nous étions devenus inséparables. (Cixous 2000,
80)
Cette union incorporée par la souffrance décrit le lien que la narratrice entretient
avec l’Algérie, sa « maladie algérie » (Cixous 2000, 89) qu’elle transpose dans le
néologisme « inséparabe » (Cixous 2000, 89). A la manière des Algériens qui
subissent la substitution violente de leur terre natale devenue étrangère par la force
de la loi française, la narratrice endure une même contradiction lorsque le chien
domestiqué et aimé se transforme en une bête sauvage et inconnue. La narratrice
déplace alors la traitrise territoriale sur la scène de l’écriture à travers le récit de la
245
scène du chien qui a engendré ces rêveries de la femme devenue sauvage par la
trahison :
C’est le destin du chien selon moi qui est la métaphore et le cœur de
toute l’histoire, la transfigure de la famille et le résumé de nos
Algéries. (Cixous 2000, 73)
Partageant avec le chien un destin d’enfermement derrière les barreaux de la grille et
se sentant exilée et étrangère dans son pays natal
29
, la narratrice entre en littérature
par le biais de ce chien dont les hurlements dans la nuit deviennent le symbole de
l’exclusion agonisante du frère et de sa sœur. C’est justement parce que les petits
arabes assimilent les enfants à la présence militaire coloniale sans prendre en compte
leur appartenance involontaire à la colonie de peuplement que le pluriel de « nos
Algéries » devient ainsi révélateur des différentes figures que revêt ce pays, qu’il soit
appréhendé à travers le regard des parents, celui de leurs enfants, ou encore des
algériens eux-mêmes.
Les rêverie de la femme sauvage se composent donc de plusieurs micro-récits
constamment métaphorisés dont la narration intradiégétique à la première personne
faite quarante ans plus tard, vient compléter, rectifier ou contester le récit principal.
Le texte d’Hélène Cixous se lit comme une poétique de la confession où l’écriture
est envisagée comme un jeu, une invention ou une ablation linguistique, seule voie
possible pour (d)énoncer les trahisons de l’enfance. La difficulté « de tenir une place
critique » (Cixous 2000, 123) en tant que ‘colon outsider’ en période coloniale est
contrebalancée par cette technique d’écriture qui permet d’évoquer la condition
paralysante d’enfermement et d’exclusion de la narratrice. Les images
246
métaphoriques, les constructions néologiques ainsi que les métonymies et
homonymies contenues dans l’œuvre de Cixous ont pour fonction de détruire les
vieux clichés coloniaux en exprimant l’ambivalence du terme « arabe » dans ses
ramifications personnelles complexes de révolte et de culpabilité avec les mots
« juif » et « français ». L’univers « malgérien » de la narratrice semble
paradigmatique de celui de l’auteur dans l’ensemble de son œuvre : sens aigu de
l’altérité et extrême sensibilité aux déshérités auxquels elle répond par l’amour en
calquant son écriture sur le modèle d’un contact imaginaire qui cherche une clé sans
jamais pouvoir la posséder, ce qui maintient la non-appropriation et le respect de
l’autre. Seule la créativité linguistique semble s’offrir comme mot de passe : « Nos
mots sont les portes vers tous les autres mondes » (Cixous 1990, 19). Sorte de
Schibboleth de Celan
30
qui, commenté par Derrida
31
, se pose comme un mot de passe
d’origine biblique qui ferme toutes les frontières s’il est mal prononcé, et dont
l’ignorance de ce mot de passe se manifeste par l’impossibilité d’être aimé ou
accepté dans un pays où règne l’antiveuvisme, le racisme et l’antisémitisme. En
refusant les coupures de la ponctuation et en se sectionnant des règles de grammaires
traditionnelles par les inventions stylistiques, l’écriture de Cixous reste souvent
comme étrangère à elle-même, et ceci de façon délibérée, comme si l’auteur avait à
cœur d’y laisser entendre d’autres sens possibles, d’autres rythmes, accents ou
cultures tirés à la fois des racines de son enfance et du soucis constant de se distancer
de ses propres récits.
247
II. L’écriture comme lieu de reconstruction
Les caps de la guerre d’Algérie, puis de la décolonisation, ne peuvent être
franchis sans pénétrer dans des oppositions fratricides, à ne plus se reconnaître
comme appartenant à une famille commune. En s’engouffrant dans la béance
ouverte et en prenant lieu à la place du vide, l’écriture est une création artistique qui
trouve son origine dans un acte de destruction et de perte. Marie Cardinal l’avoue :
« Je n’aurais jamais pu écrire Les mots pour le dire, ma mère vivante [...]. Quand
elle est morte, j’étais libre » (Marrone 1996, 121). Le parricide de toutes les valeurs
coloniales, par son expérience cathartique d’immolation, s’avère donc nécessaire
pour laisser place à l’écriture. Mais quels sont les moteurs derrière ces forces
créatrices ? En quoi l’expérience de l’aliénation envers un pays, les autres ou soi-
même permet-elle, en brisant le cycle d’exploitation et de guerre, d’alimenter la
création littéraire ? Comment s’effectue le passage du dialogue psychanalytique à
l’écriture littéraire et révolutionnaire ? Afin de découvrir, à travers l’écriture, la
contribution collective de la littérature féminine, je propose d’analyser la façon dont
la production littéraire va pouvoir établir la reconstitution du sujet dans ces périodes
historiques difficiles, et passer d’une structure oppressive à une transformation
sociale positive.
A. La terre maternelle Algérienne : L’autre mère/outre-mer
Une fois la maladie mentale endiguée par le meurtre symbolique de la clôture
familiale, une autre force doit apparaître pour combler la perte du référent identitaire.
248
Marilyn Yalom commente la théorie de Freud et celle de Rank selon laquelle il
arrive que les enfants prennent des parents imaginaires de substitution: « Freud, in
his concept of the family romance, and Rank, in his Myth of the Birth of the Hero,
constructed theories whereby children imaginatively repudiate their biological
parents and invent parents of greater distinction » (Yalom 1985, 60). L’étude des
textes fait ressortir que la figure maternelle se retrouve incarnée dans le pays natal
algérien. En venant prendre la place de la clôture familiale sacrifiée, l’Algérie
devient non seulement le lieu de substitution de la figure maternelle, mais également
le prétexte d’une tentative de déconstruction des représentations eurocentriques et
orientalisantes sur le Maghreb.
L’Algérie devient la représentation métonymique de la mère, comme le
révèle cet aveu de la narratrice dans Les Mots pour le dire : « L’Algérie c’était ma
vraie mère. Je la portais en moi comme un enfant porte dans ses veines le sang de
ses parents » (Cardinal 1975, 91-2). L’Algérie non seulement se substitue à la mère
qui l’a si profondément blessée, elle est aussi le sang qui coule dans ses veines. A la
fois hémorragie et héritage, la terre maternelle et la mère se rejoignent alors
métaphoriquement pour souligner la réarticulation de la lutte brutale entre la mère et
la fille qui apparaît comme étant symptômatique du conflit historique et oppressif.
Le parallèle entre le chapitre 6 et le chapitre 16 des Mots pour le dire révèle que la
tragédie de la mère représente certains des effets du conflit franco-algérien. En effet,
les deux chapitres commencent en décrivant dans les mêmes termes la tragédie
algérienne et la mort de la mère : « L’Algérie française vivait son agonie » (Cardinal
249
1975, 90) et « Pendant cette dernière année de mon analyse ma mère vivait son
agonie » (Cardinal 1975, 257). Ces deux chapitres évoquent aussi le colonialisme et
le sexisme comme quelque chose de dégradant et d’abject : « L’Algérie déchiquetée
montrait au grand jour ses plaies infectées » (Cardinal 1975, 92) et « Elle [la mère]
regardait ses pieds sales. Elle ne se lavait plus. La bataille était trop âpre pour que
quoi que ce soit d’autre existe [...]. Elle s’en foutait, elle, elle s’exhibait au contraire,
comme si elle prenait du plaisir à étaler ses plaies » (Cardinal 1975, 266). Le déclin
de l’Algérie française, en faisant écho au déclin physique de Solange, érige l’Algérie
comme étant le miroir de l’oppression et de la répression subie par la mère.
Par la mise en scène de l’Algérie comme espace symbolique de substitution
maternelle, l’écriture de Cardinal peut être appréhendée comme une tentative de
déconstruction des représentations eurocentriques et orientalisantes sur le Maghreb.
En laissant transparaître une juxtaposition thématique entre la Métropole et le
Maghreb, Marie-Paule Ha signale, en effet, que l’Algérie est présentée comme
antithèse des valeurs de la France métropolitaine que la mère incarne : « In more
ways than one, the maternal space overlaps with the me(re)troplitan space. The
mother’s world is dominated by bourgeois values imported from France » (Ha 1995,
317). Le travail des oppositions sur la juxtaposition Maghreb/Métropole est mise en
évidence dans le chapitre 6 qui se déroule au sein du domaine familial et donc dans
un environnement européen et bourgeois strict, dans lequel les enfants maintiennent
les limites de la différence sexuelle imposée par leurs parents européens. Le chapitre
6 s’oppose au chapitre 7 en mettant en scène une Algérie présociale et rurale où les
250
contraintes dues aux différences sexuelles sont quasi-inexistantes, et dans laquelle la
jeune narratrice peut traverser la frontière des genres. Le chapitre 7 offre un autre
exemple de l’antagonisme entre la métropole et le Maghreb lorsque la narratrice
décrit avec dénigrement une rue d’un quartier urbain d’Alger en présentant cette fois
un aspect ‘sauvage’ qui n’est plus aussi édénique avec des mendiants lépreux et des
femmes en guenilles portant des bébés déformés par la maladie (Cardinal 1975, 133).
Mais ce passage peut s’expliquer par l’association intuitive par la narratrice de cet
environnement à la France qui occupe ce quartier d’Alger. Ce lieu a, de plus, été
pollué par le fait que sa mère le choisisse non seulement pour lui révéler son
horrifiante tentative d’avortement, mais aussi pour lui donner une leçon effrayante et
repoussante concernant le passage à l’état physique de femme (Cardinal 1975, 113).
Cette sordide description de ‘la rue méditerrannéenne’ contient l’émergence d’un
angle de vision colonialiste qui ne paraît pas manifeste à première vue, mais qui peut
être considéré, bien que masqué par les antithèses entre le Maghreb et la métropole,
comme imbriqué dans le texte de Cardinal. Une autre antinomie peut être établie
entre le chapitre 11, lorsque la mère force sa fille à ingurgiter de la nourriture
française, notamment un potage de légumes que cette dernière vient juste de
régurgiter (Cardinal 1975, 175-6), et le chapitre 6 qui dépeint au contraire l’Algérie
comme un sein maternel et généreux avec des patisseries au miel et des ragouts
épicés. Ces descriptions vont à l’encontre de la mère et de la rigidité de ses codes
culturels, moraux et religieux qui lui viennent de son éducation stricte. L’antithèse
est manifeste dans les chapitres 5 et 6 qui mettent en scène l’Algérie et sa nature
251
comme un espace de provocation féminine et sensuelle (Cardinal 1975, 87-90) qui
vient, une fois de plus, contrecarrer l’aspect frigide de la France catholique. Ces
deux chapitres présentent le maghreb comme un lieu intra-utérin protecteur et fertile.
Ce jardin d’Eden qui se féconde au contact de la terre, s’oppose au ventre repoussant
de la mère qui essaie d’avorter du foetus. Alex Hughes présume que ce travail de
sexualisation du Maghreb dans l’œuvre de Cardinal a probablement été influencé par
la théorie féministe de Cixous :
She published Les Mots during an era of sociosexual contestation
when French feminist authors, inspired by the theoretical work of
such as Hélène Cixous, were pursuing representational strategies
aimed at ‘stealing’ and redeploying ironically, the ‘objects’ of
patriarchal culture
32
. (Hugues 1999, 90)
Cette féminisation du Maghreb atteint effectivement son paroxisme dans Les
rêveries de la femme sauvage, où l’expression du lieu d’origine, l’Algérie, « ce pays
natal inconnu » (Cixous 2000, 167), devient une « nébuleuse algérienne sexuelle »
(Cixous 2000, 24). A l’intérieur de la maison du Clos-Salembier, l’amour de
l’arabité est incarné par la passion de la narratrice pour sa nourrice Aïcha, dont la
sensualité symbolise à la fois la femme : « Il n’y a pas d’autres femmes qu’Aïcha, ni
ma mère ni Omi n’étant des femmes » (Cixous 2000, 90) et l’Algérie : « la personne
d’Aïcha, c’est la seule Algérie que j’aie jamais pu toucher » (Cixous 2000, 90). Le
corps maternel et généreux de Aïcha sert de demeure affective temporaire :
Je me nichais contre Aïcha dès qu’elle avait ôté son voile [...]. Je me
serrais contre [son] corps et elle me laissait en riant serrer son pays
pendant un mince instant. (Cixous 2000, 14)
252
Si la narratrice a jamais connu l’Algérie, c’est sous la forme d’Aïcha, dont elle désire
et admire les caractéristiques féminines algériennes :
La personne d’Aïcha, c’est la seule Algérie que j’ai pu toucher frotter
retoucher tâter palper arquer mon dos à son mollet fourrer ma bouche
entre ses seins ramper sur ses pentes épicées [...]. J’étais sur elle, dis-
je. Mais je n’ai jamais été chez elle. (Cixous 2000, 90)
Le contact avec la nourrice se révèle pourtant plus superficiel qu’il ne l’est vraiment,
puisque son vrai prénom n’est pas Aïcha mais Messaouda. Ce prénom « sentimental,
tout sensuel et infantile » (Cixous 2000, 93) a été changé par la famille de la
narratrice qui tombe ainsi dans le cliché typique des mauvaises pratiques coloniales
qui consistaient à renommer les gens :
Nous qui prenions soin, mon frère et moi, d’empêcher la famille de
jamais commettre agression sur les noms propres comme cela s’est
toujours fait chez les autres, nous les veilleurs de nuit les gardiens de
la morale dans la famille [...], nous qui étions deux justes en fureur
dès que nous surprenions un membre de la famille ou un proche à dire
un des mots et des noms propres salis et salissants, nous qui n’avions
jamais failli à fustiger nous avons péché pendant dix ans et justement
contre Aïcha c’est-à-dire Messaouda ou inversement. (Cixous 2000,
93-4)
Cette pratique coloniale reflète l’échec du désir de la narratrice pour Aïcha, et par
extention pour l’Algérie qui est successivement représentée en termes d’attirance
sexuelle pour une figure féminine
33
, comme le montre aussi l’exemple
précédemment évoqué de la poupée mauresque que le père refuse d’acheter à sa fille.
Rappellant l’attirance de cette dernière pour Aïcha, ce micro-récit donne lieu à un
désir d’identification et d’amour qui est vécu dans le texte à travers le discours
poétique. La complexité du rapport qu’entretient la narratrice avec l’Algérie se
253
manifeste dans l’impossibilité de posséder cette poupée mauresque voilée et
recouverte de bijoux. Pour la fillette de neuf ans, la poupée devient « la créature
vitale » (Cixous 2000, 134), « Le Beau et la Beauté » (Cixous 2000, 134),
« l’Algérie » qu’elle désire par dessus tout (Cixous 2000, 135) :
Je suis toute à la mauresque. Je suis adultère. J’entre dans la minutie
de la passion je veux tout et je veux le voile fin du visage, je veux le
haïk de lin et de soie [...], je veux le saroual bouffant je veux les
jambes cachées je veux être le saroual je veux l’Algérie. (Cixous
2000, 135)
La narratrice émet le double désir non seulement d’être Aïcha et/ou la poupée
mauresque, mais aussi de posséder les attribus de la féminité algérienne qui les
caractérisent. S’il y a, dans ces deux micro-récits, une métaphore de l’impossibilité
douloureuse de pénétrer au cœur d’une Algérie inaccessible, on pourrait aussi y voir
une affirmation de la différence sexuelle, le père ne pouvant pas comprendre ce
besoin d’identification à ce que l’Algérie a de plus féminin et de plus mystérieux
34
.
Le commentaire de la narratrice qui assimile son désir pour la mauresque à un
« adultère » et à « un parricide » (Cixous 2000, 134) laisse entrevoir une mise en
scène de la séduction féminine blessée qui dénonce à la fois une rebellion contre
l’interdit sexuel et contre l’interdit paternel. Par l’intermédiaire de la poupée
mauresque, l’enfant dont le genre est neutre en allemand, essaie de déterminer sa
sexualité : « Das Kind [...]. l’enfant est neutre, en sursis de décision sexuelle »
(Cixous 1977, 33). La motivation pour l’écriture, qui semble ici résolument encrée
dans l’amour pour le féminin, pourrait être décelée dans le « ravin » qui se creuse
douloureusement entre la fille « folle » ou « sauvage » (Cixous 2000, 134) et son
254
père, dont le refus d’acheter la poupée est vécu comme un deuil de la part de la jeune
narratrice qui ne pourra jamais posséder les attribus féminins de la mauresque :
Mon plus ancien deuil. C’est l’ouvrage de mon père. C’est le coup.
C’est la blessure. L’événement, le mien. L’ouverture à l’œuvre, ce
que mon père m’a fait, une fois, la seule fois, une violence unique
dont le père ne mesure pas l’interminable ricochet cruel, comment
regretter la douleur ? Elle m’est d’une infinie fidélité. (Cixous 2000,
133)
« L ‘ouverture à l’œuvre » pourrait se lire comme l’avénement de la créativité ou du
désir de créativité déclenché par la blessure, ici « le coup » du père, cette scène
exprimant une révolte contre l’identité juive prescrite au masculin, contre une
résistance à la loi au sens social et institutionnel, au nom de la jouissance ressentie à
la vue de la poupée et d’un désir d’identification passionnée à la féminité algérienne
que la poupée et Aïcha représentent, mais à laquelle la narratrice ne pourra jamais
accéder.
Sur le plan discursif, nous pouvons nous questionner sur la signification de
ces oppositions entre la France et l’Algérie et sur ce que suggère ce jeu des
contrastes. Que signale cette antithèse sur les motivations des auteurs et sur leur
vision idéologique du Maghreb ? Il semblerait que ce travail de Cardinal et Cixous
adressent une politique de la représentation centrée sur la déconstruction de
stéréotypes produits par l’imaginaire masculin colonial français, sans pour autant
toujours y parvenir. En effet, afin de déconstruire les stéréotypes de la culture
impérialiste et patriarcale, la stratégie mise en place consiste à incorporer aux œuvres
une interprétation positive de la féminisation du Maghreb qui va à l’encontre des
255
féminisations avilissantes et réductrices que l’on retrouve dans le discours colonial.
Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, l’Algérie a été profondément
féminisée dans l’imaginaire français, afin de servir l’exploitation coloniale telle une
femme possédée et dominée par la métropole civilisée
35
. En parodiant par
l’inversion la nature manichéenne du discours colonialiste français et en inversant le
paradigme eurocentrique, Cardinal et Cixous manipulent les liens entre le Maghreb
et l’aspect positif de la mère, qu’elles opposent à la métropole et à la mauvaise mère.
Cependant, malgré leurs intentions anti-colonialistes et leurs efforts pour renverser
les paradigmes de la pensée coloniale, il semblerait que Cardinal et Cixous ne
parviennent pas à s’éloigner d’une représentation orientalisante du Maghreb. Au
contraire, le jeu des oppositions de genres, en générant une sorte de fétichisme
féminin de l’Afrique maternelle et une sensualité irrationnelle du caractère sauvage
des Algériens colonisés, semble aller à l’encontre du processus de déconstruction des
stéréotypes orientalisants. En effet, la sexualisation de l’Afrique, ainsi que les
valeurs de bon et de mauvais qui sont respectivement attribuées au Maghreb et à la
métropole indiquent que les auteurs retombent parfois dans les paradigmes
idéologiques et dans la dynamique manichéenne des stratégies discursives du
système impérialiste, ce qui pourrait signaler la présence dans les œuvres d’une sorte
d’intériorisation involontaire et réprimée de leur situation coloniale.
256
B. Du dialogue psychanalytique à l’écriture autobiographique
La difficulté que les auteurs rencontrent dans leurs tentatives de
déconstruction de certains paradigmes idéologiques pousse à poser la question du
refoulement des événements d’Algérie qui parviennent à ressurgir pour s’inscrire
dans le langage. Comment s’effectue le passage d’une description pathologique à
une écriture littéraire, voire même révolutionnaire par sa contribution collective ?
Plutot que de tenter de réduire la fiction psychiatrique et littéraire à son contenu
clinique, il semble plus approprié de questionner les pouvoirs que déploie le texte
pour se représenter. Quels sont les éléments stylistiques, structurels et linguistiques
utilisés pour donner forme au texte ? Quel paradoxe que de vouloir communiquer
l’incommunicable, car comment remonter, par le biais de l’écriture, aux fondements
des répressions et de la maladie mentale ? C’est pourtant en assumant le personnage
de la folle que Cardinal refuse d’être victime de la maladie et des étiquettes
cliniques. Au lieu de cela, elle transcende le statut de patient et transforme la
pathologie en art littéraire. Si l’utilisation du langage et des mots durant les séances
d’analyse a un effet bénéfique sur la santé de Marie, c’est par la découverte de
l’écriture, en s’échappant d’une réalité contraignante et en faisant d’elle la personne
qu’elle souhaite être, que se réalise la métamorphose de la narratrice. N’étant plus
« tenue par le carcan de la vérité comme avec le docteur » (Cardinal 1975, ), l’acte
d’écriture lui donne la possibilité de s’inventer :
Les divagations de mes carnets étaient faites d’éléments de ma vie
que j’arrangeais comme cela me plaisait, j’allais où je voulais, je
vivais des instants que je n’avais pas vécus mais que j’imaginais [...].
257
Je me sentais libre comme je ne l’avais jamais été. (Cardinal 1975,
215)
Cette découverte lui permet de se réconcilier avec son corps de femme qui avait été
effacé du langage, censuré, mutilé, colonisé, et « dont [les femmes] n’ont pas osé
jouir » (Cixous 1975, 125) :
Je me suis rendue compte alors qu’il y avait toute une partie de mon
corps que je n’avais jamais acceptée, qui ne m’avait, en quelque sorte,
jamais appartenu. La zone de mon entrejambe ne pouvait s’exprimer
que par des mots honteux et n’avait jamais été l’objet de ma pensée
consciente. (Cardinal 1975, 249)
En accordant une place à ces mots jugés sales par « l’échelle des valeurs utilisée par
[son] milieu social qui avait jeté un voile hypocrite sur certaines personnes, certaines
pensées, certaines choses » (Cardinal 1975, 249), tout comme étaient jugés sales et
sans valeur le peuple algérien et la culture arabe, la narratrice se réapproprie toute
une partie de son identité : son appartenance à la terre algérienne et à la culture de
son enfance, une appartenance que son éducation française et les règles strictes
imposées par sa mère l’avaient forcée à renier, lui faisant croire « que tout ce qui
venait de [la France] était ‘meilleur’ » (Cardinal 1980, 14). En écrivant et en
prononçant ces mots frappés d’interdit, la narratrice se décolonise en violant la loi de
la mère et du colonisateur puisqu’elle inscrit désormais son identité en dehors des
systèmes de valeurs hiérarchisants, brisant les rapports binaires bien/mal,
esprit/corps, Français/Arabe. Le procédé du dialogue psychanalytique prend ainsi la
fonction de montrer l’accession de la femme au language dans une culture construite
autour de mythes patriarcaux. Dans l’introduction de l’ouvrage De/Colonizing the
258
Subject, Sidonie Smith et Julia Watson insistent sur la barre séparant « dé » de
« colonisation », nous rappelant ainsi que tout processus de dé/colonisation implique
nécessairement une nouvelle colonisation (Smith et Watson 1992, xviii-xix). Mais
cette néocolonisation serait plutôt de l’ordre d’une reconstruction de l’identité d’un
sujet que d’une imposition par la force et la violence. Si Cardinal, comme l’affirme
Carolyn Durham, « posits a constant and necessary tension between the need for
rules and the need to break them, between the desire to conform and the desire to
subvert » (Durham 1985, 84), c’est que le lieu dé/colonisé et sans règles de la folie
est contrecarré par l’analyse. En effet, ses règles et ses horaires stricts remettent de
l’ordre dans le chaos de la folie en constituant cet espace de dé/colonisation qui
permet à la narratrice de se construire une nouvelle identité. Comme le confirme
Sidonie Smith, l’écriture du corps, et de surcroît du corps malade, ébranle l’édifice
discursif traditionnel, en instaurant un espace de discours qui légitimise une forme
hybride au texte autobiographique : « It speaks of a different ‘experienced based’
history of the body that breaks the old frames, the old discourses of identity » (Smith
1993, 6). Figure de l’entre-deux (entre la folie et la guérison), l’analyse devient un
lieu où la narratrice peut se reconstruire et donner naissance à un nouveau sujet. En
recherchant la multiplicité par la conciliation de toutes les facettes de cette nouvelle
personne : « la folle, la pas folle, l’enfant, la femme » (Cardinal 1975, 277), la
narratrice transgresse la loi de l’unicité du sujet et ouvre un espace pour l’hybridité
identitaire. Cette figure de l’entre-deux qu’est l’analyse ressemble beaucoup à la
notion de tiers espace tel que l’entend Homi Bhabha, c’est-à-dire un lieu
259
d’hybridation rendant possible l’émergence de nouvelles identités qui échappent à la
dualité (Bhabha 1990, 211). L’écriture, chez Cardinal, constitue ce tiers espace
permettant l’émergence d’un nouveau sujet. Si son mari, après avoir lu le manuscrit
de Marie, lui demande : « Qui es-tu ? » (Cardinal 1975, 218), c’est parce qu’elle est
devenue une écrivaine, un statut qui lui permet de faire tenir ensemble les multiples
facettes, souvent contradictoires, de son identité. Comme l’écrit Martine Delvaux :
Le tiers espace, qui se veut un lieu situé à l’extérieur des polarités, un
troisième terme dans une équation qui doit demeurer irrésolue, se
révèle un espace de création. (Delvaux 1998, 36)
Du lieu zéro de l’identité qu’est la folie, à la figure de l’entre-deux que constitue
l’analyse, jusqu’au tiers espace de l’écriture, la transformation identitaire dans le
roman de Cardinal passe nécessairement par une situation qui n’est plus régie par les
normes et les règles sociales. Marie Cardinal traite la psychanalyse comme un
procédé révolutionnaire en ce qu’elle provoque une renaissance qui se pose en
rupture avec le passé : « Je pense » dit la narratrice « qu’une analyse bien conduite
doit mener à la mort d’une personne et à la naissance de cette même personne nantie
de sa propre liberté, de sa propre vérité » (Cardinal 1975, 257). Le besoin artistique
est comblé d’une résolution littéraire qui, avec la vision de recul de ces œuvres
écrites dans la seconde moitié du vingtième siècle, rend possible l’écriture d’un passé
qui est utilisé pour construire le futur. Pour Françoise Lionnet, ce n’est qu’une fois
libérée de la folie qui l’emprisonne que la narratrice peut renaître à travers l’écriture :
« After years of analysis, she succeeds in unlocking the source of pain, and the
process of writing becomes the process of rebirth » (Lionnet 1989, 194). Le
260
fantasme de la naissance est récurrent dans le roman, comme le suggérait déjà la
dédicace : « Au docteur qui m’a aidée à naître » (Cardinal 1975, 5), et dont les
séances aident la narratrice à « raconter le passage, la naissance » (Cardinal 1975,
14), à « venir au monde » (Cardinal 1975, 15) car Marie avoue au début de sa cure :
« Je ne savais pas que je commençais à peine à naître et que je vivais les premiers
instants d’une lente gestation de sept ans. Embryon gros de moi-même » (Cardinal
1975, 18). Au sujet de Sylvia Plath et Marie Cardinal, Yalom constate : « Like many
other women writers, they fashioned their lives and their literature from the dialectic
between art and motherhood » (Yalom 1985, 107). En faisant état du conflit dont
sont victimes les femmes dans les sociétés patriarcales, entre la procréation et la
création littéraire, les travaux de nombreuses critiques féministes
36
présentent des
parallèles entre la reproduction biologique et la création d’un soi imaginé, ainsi que
les bénéfices qui émergent de l’écriture comme thérapie. Au cours de son entretien
avec Claire Marrone, Cardinal fait le parallèle entre l’écriture et l’accouchement :
Les femmes n’ont pas les même histoires que les hommes à raconter
[...]. Je crois qu’il y a quelque chose de féminin dans l’écriture, dans
la mesure où le féminin... disons que c’est mettre au monde. Ecrire
c’est mettre au monde un texte. Et c’est le même procédé que mettre
au monde un enfant. C’est la même douleur. C’est le même bonheur.
C’est la même difficulté. (Marrone 1996, 123)
Ainsi Cardinal se métamorphose en transformant le lieu de son aliénation (sa
maladie) en lieu de renaissance par l’écriture qui devient un « moyen d’accoucher de
soi-même » (Roch 1992, 567). Comme Françoise Lionnet l’a développé dans
Autobiographical Voices, la naissance est une métaphore pour l’écriture qui devient
261
« the midwife of its meaning [...], a female reappropriation of the best form of ancien
Socratic maieusis » (Lionnet 1989, 196).
Au lieu d’une retranscription des milliers d’heures passées dans le fauteuil de
l’analyste, Les mots pour le dire restructure au contraire toutes les sessions en un
travail littéraire bien agencé. La difficile tache qui consiste à insérer des éléments
pathologiques à un texte littéraire amène le lecteur dans un lieu situé entre la
psychothérapie et l’autobiographie, un lieu dans lequel le langage joue le rôle
primordial de médiateur, non seulement en racontant une vie, mais en essayant de lui
donner un sens. Comme en psychanalyse, l’écrivain autobiographe reconstruit
l’histoire de sa vie au présent pour tenter de donner un sens et une certaine cohérence
au passé, l’écriture étant, comme le souligne Plath : « a way of ordering and
reordering the chaos of experience » (Plath 1982, 281). Maxine Kingston adjoint la
narration autobiographique à une certaine quête de la santé mentale : « You have to
be able to tell your story... or you go mad » (Kingston 1980, 17), suggérant que
l’équilibre mental est déterminé par la possibilité de communiquer son histoire
personnelle. La difficulté pour l’écrivain est contenue dans le titre de son roman : il
s’agit de trouver ‘les mots pour le dire’, pour faire passer le monologue intérieur
ainsi que le dialogue psychanalytique en écriture littéraire. Nous avons vu que l’état
de folie est ce qui permet à la narratrice des Mots pour le dire, d’acquérir ‘une
troisième vue’ capable de transcender la vision générale et collective. Pris dans ce
contexte, les mots s’engagent dans une dimension supplémentaire :
262
Pour les malades mentaux, les mots, de même que les objets, vivent
autant que les gens ou les animaux [...]. Pour moi, à cette époque, un
mot, isolé de la masse des autres mots, se mettait à exister, devenait
une chose importante, devenait peut-être même la chose la plus
importante, qui m’habitait, me torturait, ne me quittait plus,
reparaissait dans mes nuits et m’attendait à mon réveil. (Cardinal
1975, 13-14)
La mission de l’auteur est de parvenir à transmettre la charge émotionnelle et le
pouvoir magique que les malades mentaux perçoivent dans les mots. Il semble que
ce soit tout particulièrement cette combinaison entre le pouvoir et les mots que Marie
Cardinal acquiert entre les dix ans qui séparent l’écriture de La Souricière et Les
mots pour le dire, deux livres qui racontent la même histoire mais avec une fin et un
style totalement différents
37
. Pour Carol Gilligan, raconter son histoire implique la
volonté de prendre un risque en s’ouvrant aux autres, que ce soit à un ami, un
thérapeute, ou même à un lecteur
38
. Comme un bon thérapeute, le lecteur reçoit avec
attention et empathie l’histoire qui lui est narrée. Mais à l’inverse du thérapeute, le
lecteur ne peut pas avoir d’impact direct sur la personne qui raconte l’histoire. C’est
l’auteur/narrateur/patient qui influence le lecteur en lui permettant une approche de
la condition féminine qu’il ne trouverait peut-être pas ailleurs. Dans le roman de
Cardinal, cette approche se fait par le biais d’une transgression :
Cela tenait du miracle, du conte de fées, de la sorcellerie. Ma vie était
entièrement transformée. Non seulement j’avais découvert le moyen
de m’exprimer mais j’avais trouvé toute seule le chemin qui
m’éloignait de ma famille, de mon milieu, me permettant ainsi de
construire un univers qui m’était propre. (Cardinal 1975, 220)
Le meurtre symbolique de la clôture familiale se met lui-même en scène comme
écriture transgressive et meurtrière de l’idéologie coloniale asservissante. A la façon
263
du chirurgien qui veut opérer Marie pour endiguer le flots incessant des saignements
menstruels, la transgression symbolique se fait par la répression des règles cette fois
sociétales et langagières rigides qui avaient été intériorisées par la narratrice. Ecrire
devient un acte d’émancipation qui lui permet d’acquérir une autonomie grâce à
l’arrêt de ses saignements douloureux, un peu comme l’Algérie acquiert son
indépendance dans son propre bain de sang. Lorsque Marie trouve enfin ‘les mots
pour le dire’, elle se cache pour écrire, puis dissimule son carnet de note sous le
matelas de son lit, comme si la transgression ne pouvait se faire qu’à l’insu d’un œil
critique qui juge la régularité des lois de bienséance. Cet œil qui la terrorise lors de
ses hallucinations apparait d’une manière récurrente dans le roman. C’est soit celui
de sa mère (Cardinal 1975, 157 et 169), soit, comme nous l’avons vu, celui de son
père derrière la caméra qui la film en train d’uriner (Cardinal 1975, 151). Par le
sacrifice de la clôture parentale, la transgression lors de situations d’opression peut
dès lors s’exprimer à travers le récit autobiographique comme l’exemple d’une
prescription pour accéder à une subjectivité unifiée.
Par un procédé de mise en abyme, la structure narrative des Mots pour le dire
présente une histoire qui est elle-même insérée dans une autre histoire
39
. Marie
parvient finalement à donner naissance à la femme écrivain puisque le journal dans
lequel elle raconte son analyse devient son premier livre publié. En recréant la
souffrance et en dévoilant son expérience interne, l’auteur du texte libère la femme
folle en la faisant parler. Elle devient l’auteur dans le texte, celle qui donne sa voix
pour exprimer les indignations politiques et sociales à l’origines de ses tourments et
264
de ceux qui frappent les femmes en général. Dans une série d’interviews intitulés
Autrement dit avec Annie Leclerc, Cardinal fait effectivement part du caractère
autobiographique de son œuvre ainsi que du conditionnement culturel qui a
psychologiquement paralysé sa mère en proie aux forces combinées de sa classe
sociale et de l’église. Françoise Lionnet fait remarquer les similitudes entre les
analyses que poursuivent la narratrice et l’auteur : « The structure of The Words to
Say It parallels Cardinal’s experience of Freudian psychoanalysis » (Lionnet 1989,
194). En effet, Marie Cardinal révèle au court d’un entretien : « J’ai commencé à
écrire dès le début de ma psychanalyse [...]. Je ne sais pas pourquoi j’ai écrit.
Probablement parce que je voulais aller plus loin dans ma psychanalyse » (Marrone
1996, 119). Cet aveu laisse penser que Cardinal s’est probablement inspiré des
notations sur sa propre psychanalyse pour écrire le roman. Cependant, alors que
Cardinal avoue : « [I] need to be the woman in each of my books » (Cardinal 1977,
86), Cixous se défend d’être toujours complètement le sujet de ses œuvres. Cette
dernière semble vouloir fuir une écriture trop autobiographique des textes, suggérant
même dans Le livre de Promethea, que l’entreprise autobiographique est douteuse et
incertaine :
L’autobiographie n’existe pas. Mais tant de gens croient que cela
existe. Alors je déclare ici solennellement : l’autobiographie n’est
qu’un genre littéraire. Ce n’est pas un genre vivant. C’est un genre
jaloux et décepteur, -je le déteste. Quand je dis ‘Je’, ce n’est jamais le
sujet d’une autobiographie, mon je est libre. (Cixous 1983, 27)
Il semblerait que les rêveries aient été écrites pour corriger l’assomption du lecteur
qui penserait pouvoir connaître l’auteur et comprendre son héritage ethnique
265
compliqué, sa relation difficile avec l’Algérie ainsi qu’avec sa mère. Renforçant le
sentiment d’aliénation, la répudiation du terme ‘autobiographie’ alliée aux
différentes fractures identitaires du ‘je’ dont elle repousse les limites conventionelles,
semblent entraver la possibilité de connaître l’auteur. Pourtant, si Cardinal, Cixous
et leurs contreparties fictionnelles n’impliquent pas que les auteurs et les
protagonistes soient exactement les mêmes, bien qu’ils partagent dans une certaine
mesure la même réalité ‘psychologique’, ce serait une erreur de ne pas percevoir la
relation isométrique qui s’opère entre eux
40
. Mais il ne faut pas non plus restreindre
ces œuvres uniquement à leurs valences autobiographiques car, dépassant les limites
du genre parental et psychanalytique vers un univers d’avantage historique, politique
et sociologique, les deux romans de Cixous et de Cardinal paraissent être une voie
complémentaire importante pour situer l’histoire dans son contexte de la colonisation
algérienne. Les mots pour le dire, par exemple, n’est pas seulement un ‘témoignage
autobiographique’ sur la psychanalyse, comme le suggère Bruno Bettelheim dans la
préface et postface de la traduction anglaise
41
. Dans la présentation de ce dernier, le
roman perd toute sa dimension politique. Bettelheim ne parle que des
caractéristiques freudiennes du texte, sans mentionner une seule fois l’Algérie qui
est, selon Françoise Lionnet, le personnage principal du roman
42
(Lionnet 1989,
202). Au contraire, en conférant les moyens de prendre conscience des liens qui
lient la repression psychologique et l’oppression politique, la psychanalyse fournit
les outils nécessaires permettant d’adresser les désillusions collectives et de
démanteler les structures de dominations.
266
C. De l’autobiographie collective à l’écriture révolutionnaire
Un des moyens de briser le cycle d’exploitation eurocentrique et de guerre est
de prendre part dans la politique de la société et d’y participer activement plutôt que
de subir passivement le système. Afin de comprendre comment s’établit l’entreprise
politique et révolutionnaire des textes dans ces périodes historiques difficiles, on
peut se demander comment Cixous et Cardinal exploitent le référent colonial, à
l’origine basé sur une organisation sociale oppressive, pour le transformer en une
action sociale positive.
Dans son entretien avec Claire Marrone, Cardinal revendique son
engagement ainsi que la contribution collective de l’écriture : « Je ne m’appelle pas
fémininiste, mais je pense que la cause des femmes, c’est la cause la plus importante
qui soit » (Marrone 1996, 125). Par l’effet de fusion de sa propre expérience de vie
avec celles d’autres femmes, le genre littéraire que choisit Cardinal : « ce n’est pas
tellement autobiographique. C’est la biographie de toutes les femmes » (Marrone
1996, 128). Ainsi, ni fiction ni autobiographie, mais un mélange des deux, ce besoin
psychologique de communication entre les femmes peut être interprété dans une
perspective politique qui se prête parfaitement à l’entreprise libératrice de Cardinal :
Mon idée, c’est presque une manie, c’est presque une obsession –
c’est toujours de mettre l’Histoire avec un grand H en cause, parce
que je trouve que l’Histoire nous est mal enseignée et nous est mal
racontée. C’est vrai qu’en grande partie c’est parce qu’il n’y a pas de
femmes dans l’Histoire ou très peu, et que je trouve ça pas juste parce
que l’Histoire ne pourrait pas exister si les femmes n’existaient pas.
(Marrone 1996, 123)
267
C’est justement cette construction identitaire complexe, par ses différents alter ego et
sa relation avec les autres femmes qui, d’après de nombreux critiques littéraires,
différencie les romans écrits par les femmes de ceux des hommes
43
. Aussi, au-delà
du récit de sa psychanalyse, Les mots pour le dire est avant tout un roman écrit par
une femme pour les autres femmes :
Pour aider celles qui vivaient dans l’enfer où j’avais vécu, je me
promettais d’écrire un jour l’histoire de mon analyse, d’en faire un
roman où je raconterais la guérison d’une femme qui me
ressemblerait comme une sœur, sa naissance, sa lente mise au monde,
son arrivée heureuse dans le jour et la nuit de la terre, sa joie de vivre,
son émerveillement devant l’univers auquel elle appartient. (Cardinal
1975, 237)
La lutte de Cardinal contre la domination patriarcale s’affirme dans le besoin de
mettre fin au silence qui paralyse les femmes : « Je crois que ce qui fait le plus de
tort à la cause des femmes, c’est l’Histoire, la façon de la raconter, donc j’essaie
toujours de me battre contre l’Histoire à ma manière » (Marrone 1996, 125). On
peut encore utiliser la référence au colonisé, cette fois pour tirer des comparaisons
entre son mouvement de libération et celui de la femme. Frantz Fanon décrit la
transformation de la personne colonisée en combattant révolutionnaire comme étant
« an authentic birth in a pure state » (Fanon 1959, 36). Dans A Dying Colonialism,
il présente le processus de décolonisation comme étant la mort de la personne
colonisée qui donne simultanément naissance à un nouveau sujet révolutionnaire :
Decolonization never takes place unnoticed, for it influences
individuals and modifies them fundamentally. It transforms
spectators crushed with their inessentiality into privileged actors, with
the grandiose glare of history’s floodlights upon them. It brings a
natural rythm into existence, introduced by new men, and with it a
268
new language and a new humanity. Decolonization is the veritable
creation of new men, but this creation owes nothing of its legitimacy
to any supernatural power; the ‘thing’ which has been colonized
becomes man during the same process by which it frees itself. (Fanon
1970, 28)
Un processus identique se produit pour Marie lorsque l’analyse lui permet de se
libérer de la « chose » colonisante et de canaliser sa violence par une volonté de
contruction qui entraîne un changement positif sur le plan personnel ainsi que la
recherche d’une amélioration sur le plan social, marquant de cette façon un point de
séparation avec le caractère oppressif de l’identité coloniale :
La violence me venait comme un présent splendide et dangereux, une
arme redoutable, incrustée d’or et de nacre, que j’allais devoir
manipuler avec la plus grande précaution. Il me tardait de me mettre
à l’épreuve. Je savais que je ne voulais m’en servir que pour
construire et non pour détruire. (Cardinal 1975, 204)
Pour se reconstruire, la narratrice se décolonise de « la chose » que représentent les
saignements symptomes de sa folie, et qui ont commencé depuis qu’elle a compris
que la France avait l’intention d’ « assassiner l’Algérie » (Cardinal 1975, 92). Elle
termine l’analyse par ces mots : « Je me sens capable de vivre seule maintenant . je
me sens forte » (Cardinal 1975, 278), attestant ainsi de l’indépendance de sa nouvelle
identité. Aussi bien chez Fanon
44
que chez Cardinal, la révolution du sujet s’inscrit
donc dans le passage d’un corps figé dans des stéréotypes en un corps libéré des
repressions, et notamment des répressions sexuelles
45
:
L’analyse m’avait donné l’habitude de penser d’une certaine façon, de
m’enfoncer dans mes idées [...]. Je venais de découvrir le mot
‘politique’ et une petite partie de son contenu [...] et jusqu’à quel
point ma vie était relative à une société organisée [...]. Quel travail !
L’hypocrisie et le mensonge grouillaient partout. Les mots et les
269
gestes les plus quotidiens étaient des masques, des déguisements. Et
notre imagination là-dedans où était-elle passée ? Amputée !
(Cardinal 1975, 256)
La narratrice devient alors la métaphore de l’effacement des valeurs bourgeoises par
un procédé de décolonisation psychique rendu possible par la psychanalyse. Les
conséquences politiques et révolutionnaires de cette transformation sociale
deviennent encore plus évidentes dans le chapitre final qui termine le roman par cette
phrase suspendue au milieu de la page : « Quelques jours plus tard c’était Mai 68 »
(Cardinal 1975, 279). La guérison de Marie marquée par la fin de sa cure est
intimement lié à la transformation sociale promise par la révolution française de
1968. En terminant la narration juste avant « Mai 68 », le texte se conclue sur une
note d’optimisme, de désir pour l’unité subjective et pour une émancipation
politique. Les termes de mort et de re-naissance de la protagoniste marquent ainsi
les paramètres d’une théorie de la subjectivité politique, une théorie qui se fonde au
moment même où s’opère la division du sujet.
Dans Les rêveries de la femme sauvage, les germes de la révolution se
trouvent dans la promesse silencieuse faite par la narratrice à Zohra Drif, sa
camarade de classe algérienne: « Quand je serai en France, j’écrirai une lettre à
Zohra Drif » (Cixous 2000, 155). Cette lettre se lit comme une marque
d’engagement politique et solidaire avec la cause des femmes algériennes
46
. En
effet, combattantes de la lutte armée pour l’indépendance, Zohra Drif est devenue
l’une des grande héroïnes de la révolution algérienne. Membre actif du FLN à partir
270
de 1957, Zohra Drif est obligée de vivre dans la clandestinité. Elle est arrétée pour
avoir participé à de nombreuses actions terroristes dans la Casbah
47
, puis graciée par
le Général de Gaulle en 1962. Ainsi, la conjoncture politique de l’époque
contribuant à la tension des rapports entre les deux pays, ce n’est que dans les années
90, alors que Zohra Drif est devenue sénatrice du gouvernement algérien, que Cixous
se lance dans la rédaction de cette lettre. Elle y révèle son désir d’identification à
cette figure de proue de la révolte féminine : « I might have been born Zohra Drif
and I was Hélène but a bit of Zohra in me had never stopped chafing at the bit »
(Cixous 1998, 196). Les deux femmes ont effectivement en commun de pousser le
même cri libérateur, ainsi qu’un besoin identique d’inscrire ce cri dans l’histoire par
le biais de l’écriture, comme l’atteste cette citation de Zohra Drif par la journaliste
Fatma Houari :
La riposte est l’écriture de l’histoire. Il faut écrire l’histoire. Il faut
construire le pays. Il faut que les générations connaissent leur histoire
[...]. L’histoire de l’Algérie est écrite par des personnes étrangères à
l’Algérie et c’est à nous de l’écrire. » (Houari, 2005)
Claudine Guégan Fisher explique que la solidarité de l’engagement de Cixous se
reflète dans des textes qui présentent toujours des cas de narratrices dont la fatalité
les positionne, elles aussi, dans un ailleurs situé en dehors des normes : « Le sujet de
tous les textes cixousiens se trouve toujours en dehors du monde de la loi. C’est
ainsi que l’on peut trouver chez l’auteur des œuvres qui sont des cris, des signes qui
prennent parti » (Guéran Fisher 1988, 180). Ce cri, Cixous l’adresse aussi à toutes
les femmes : « Ecoute : tu ne dois rien au passé, tu ne dois rien à la loi. Gagne ta
271
liberté » (Cixous 1977, 46). Alors que tous les liens ont été rejetés et qu’il n’y a plus
de notion d’appartenance, de patrie, de famille, Cixous souhaite, en effet, pouvoir
être au-delà des lois : « Pas de loi. Pas de grammaire [...]. pas de savoir, de diplôme
d’écriture : aucun. Affiliation : nulle. Modèle : Point. L’infinie » (Cixous 1977,
42). Tel Frantz Fanon qui se demande : « Qui suis-je en réalité ? » (Fanon 1991,
300), la question de la quête de soi prend son sens à travers une démarche d’errance
et une recherche infinie de l’origine. Le recul qui résulte de cette ‘nullité de
l’affiliation’ a pour fonction politique de préserver de la réduction systématique
toutes les différences à la ressemblance : « L’expérience de la différence sexuelle
s’élargit ainsi aux autres différences » (Rossum-Guyon 1990, 7), et de prévenir
l’écrasement homogénéisant dans lequel la société enferme ses individus :
Je participerai aux luttes qui m’entourent contre l’exploitation
capitaliste, contre les dominations nationales, contre le racisme, mais
je veux dire, je veux explorer les silences de mes mères, de mes
tantes, de mes sœurs et les miens. J’attaquerai la science mâle qui
nous fit objet du discours phallocrate sans pourtant nous y constituer
sa référence et son sujet, mais je parlerai surtout de cette référence
pour qu’il n’y ait plus jamais discours de l’autre et pour que la
différence ne soit plus seule constitutrice du discours des hommes. Je
revendique mon pouvoir de représentation et de nomination. (Cixous
1977, 63-4)
Essentiellement fondée sur l’expérience négative de la colonisation qui se reflète
dans la définition de l’espace par l’exclusion, la façon de mettre en scène la notion
tragique du sacrifice des femmes face au système patriarcal depuis leur situation
périphérique semble être intimement liée à l’écriture féminine de Cixous. Selon
Charles Bonn : « Le tragique est l’un des lieux du littéraire où se joue le mieux cette
272
ambiguïté inhérente au champ sémantique d’une période historique de grande
mutation des mentalités » (Bonn 2006, 2). C’est parce que le projet féministe de
Cixous s’applique justement à déconstruire le vieux stéréotype figé de la femme
sujette à la représentation masculine que Violette Santellani affirme :
Cixous dit l’urgence de sortir de la représentation, de casser les genres
qui en nommant ‘homme’ ou ‘femme’ retiennent tout être dans le
carcan d’une image, encore consolidée par la Loi [...]. Il faut
redevenir Neutre. Neutre : c’est-à-dire ni l’un ni l’autre. (Santellani
1990, 150)
La même image de ce « ni l’un ni l’autre » est offerte à la narratrice dont le regard
excentré et clairvoyant permet de voir au-delà des divisions binaires entre la France
et l’Algérie proposées par le système colonial. Pour Cixous, la liberté que procure
cette notion de neutralité est maintenue par le constant glissement d’un genre à
l’autre, comme par exemple dans le cas hermaphrodite du « Vélo pour deux sexes »
(Cixous 2000, 23), et d’un lieu à l’autre à travers les séries d’exclusions, de murs et
de portes qui constituent son enfance en Algérie. Ce glissement, pour Mireille Calle-
Gruber, est avant tout sémantique : « Il s’agit pour Hélène Cixous de ne pas
vérouiller le sens, de le/se livrer au hasard des croisées linguistiques et textuelles »
(Calle-Gruber 1994, 141). Plutôt que de risquer de retomber dans les oppositions
binaires que nous avons vues précédemment entre la métropole et le Maghreb, la
liberté procurée par le jeu linguistique qui consiste à « ne pas vérouiller le sens » en
sortant des lois inhérentes à la représentation masculine, est justement ce qui permet
de ‘déverrouiller’ les portes qui excluent la narratrice des différents espaces de son
273
enfance, et de libérer le texte des stéréotypes coloniaux réducteurs qui menacent
d’emprisonner l’écriture.
Dans Les rêveries de la femme sauvage, quelle fonction politique revêt ce
discours sur la représentation qui se tient hors de la loi et comment permet-il
d’appréhender la situation coloniale autrement ? Qu’apporte de révolutionnaire et de
nouveau ce point de vue périphérique d’une juive exclue de la communauté juive,
vivant au milieu des Arabes et des colons français ? Le juif tunisien Albert Memmi
proclame être une sorte de « half-breed » de la colonisation, capable de comprendre
tous ceux qui y sont impliqués justement parce qu’il n’appartient à aucun groupe en
particulier (Memmi 1957, 20), de même que dans Les rêveries de la femme sauvage,
l’absurdité de « l’Algériefrançaise » exclut la narratrice de toutes les communautés
dans la ville d’Alger : « On ne peut pas faire un pas dans la rue ni entrer dans un
magasin sans être victime complice coupable ou contaminé » (Cixous 2000, 41).
Bien qu’elle souligne l’impossibilité d’échapper à l’effet de « contamination » de ce
système, elle attribue l’essence de sa subjectivité à sa marginalité : « J’ai eu la
chance d’avoir pour temps et lieu de naissance l’étrangeté, l’exil, la guerre, le
souvenir fantôme de la paix, la douleur, le deuil » (Cixous 1990, 16). Semblable à la
« pyramide des tyranneaux » que Memmi décrit et « qui constitue le squelette de
toute société coloniale » (Memmi 1957, 18), l’image de l’Algérie dans Les rêveries
de la femme sauvage est comparée à une maison de plusieurs étages, chacun
représentant une identité multiple et déguisée : « espagnole dite française allemande
274
dite française juive dite française catholique dite française » (Cixous 2000, 139). En
reprenant la question que se pose Derrida : « Fus-je juif ? » (Cixous 2001, 73),
Cixous crée immédiatement cette autre question : « Fuis-je juif ? », le verbe ‘fuir’
exprimant le désir d’échapper aux contraintes arbitraires imposées par le signifiant
« juif ». Ce « Fuis-je juif » peut être concrétisé dans Les rêveries de la femme
sauvage par la fuite de l’Algérie et de son « antisémitisme chronique » (Cixous 2000,
43), ainsi que par le récit du souvenir qui sert à faire revivre ces événements et à en
témoigner. Dans Le jour où je n’étais pas là, la narratrice dit : « Le courage, pensais-
je, n’est pas dans le courage de fuir. Il est dans le courage de se regarder fuir »
(Cixous 2000, 107). Le courage du témoignage apparaît donc par l’écriture de
l’anamnèse qui, selon Derrida, contient déjà les traces du futur et de l’espoir. Elle
est : « le mouvement de la mémoire [...] tourné vers la promesse, vers ce qui vient,
vers ce qui arrive, ce qui arrive demain » (Derrida 1992, 396). Le récit de la fuite
peut donc se lire comme une recontruction des faits passés qui est tournée vers une
promesse d’espoir révolutionnaire. Pour la narratrice des Rêveries de la femme
sauvage, le récit de la fuite est celui douloureux du départ d’Algérie qui se fait dans
la dépossession et la perte totale de tous ses biens :
La Police a mis les scellés […]. J’ai pris le nécessaire dans la seule
valise que j’avais […], une chemise de nuit, quelques photos, et le
lendemain je n’avais plus rien que mes histoires à raconter. (Cixous
2000, 164-5)
Pour Cixous, l’écriture n’est possible que si elle est précédée d’une perte totale de
soi
48
: « tout perdre, avoir une fois tout perdu. Alors quand tu as tout perdu [...],
275
c’est dans ces temps haletants que des écritures te traversent » (Cixous 1977, 44),
comme si le souvenir devait toujours être celui d’une blessure pour se rendre à
l’écriture : « D’une main, souffrir, vivre, toucher du doigt la douleur, la perte. Mais
il y a l’autre main : celle qui écrit » (Cixous 1977, 15-6). On peut alors se demander
si l’écriture aurait été possible sans le départ d’Algérie, et si un lien peut ainsi être
tracé entre ce départ et la naissance de l’écrivain. Alors que cet exil précipité pour la
France devrait être vécu comme une rupture traumatisante, la narratrice semble
pourtant vivre cet événement comme un soulagement : « J’avais enfin quitté
l’Algérie » (Cixous 2000, 157) et comme un avènement : « Là où la mort a déjà
commencé pensais-je, commence la vie. J’arrivais en France » (Cixous 2000, 157).
Tandis que pour Cardinal, ce sont les séances chez le psychanalyste qui sont vécues
par la narratrice comme une naissance, chez Cixous, c’est la fuite de l’Algérie pour
la France qui est associée à une venue au monde. Dans Mon Algériance, Cixous
assimile déjà le départ d’Algérie à une naissance :
Chose étrange cela coïncida avec ma propre chronologie. En 1954,
l’Algérie et moi, nous prîmes notre large la même année. Je
l’attendais, je le savais, c’était le mouvement même de la vie. Je pris
le départ comme une naissance, comme une métamorphose : laisser
tomber les simulacres, erreurs, peines et pénalisations. (Cixous 1997,
26)
La chronologie des événements historiques coïncide avec le mouvement
autobiographique. La croisée des chemins devient une « coïncidence » qui invite à
lire double car « nous prîmes notre large » renvoie aussi bien à la possibilité d’élargir
son horizon et ses capacités, qu’à l’idée de s’évader ou s’échapper. Tous ces
276
dispositifs conduisent à faire progresser le texte et à suggérer un lien étroit entre
l’expérience politique et l’expérience autobiographique :
J’allais vers la France, sans avoir eu l’idée d’y arriver. Une fois en
France je n’y étais pas. Je m’aperçus que je n’arriverais jamais en
France. Au début je fus troublée, étonnée, j’avais tellement voulu
partir que j’avais dû vaguement penser que partir mènerait à arriver.
De même que commencer mènerait à finir. Mais pas du tout. Tout
n’a jamais fait que partir et commencer. (Cixous 1999, 30)
Tout le paragraphe s’emploie à dévoiler une nuance importante : « Partir » ne veut
pas dire « arriver », et aller « vers » la France, ne signifie pas aller « en » France. Ce
passage aide à comprendre la phrase boucle qui débute et termine Les rêveries de la
femme sauvage : « Tout le temps où je vivais en Algérie je rêvais d’arriver un jour
en Algérie » (Cixous 2000, 9 et 168), dans laquelle « vivre en Algérie » ne signifie
pas y « arriver ». Le double décodage de ces passages apprend à lire simultanément
les sens propre et figuré des mots. La non-coïncidence de ses tours idiomatiques est
révélatrice de la divergence et de la rupture de la langue, mais aussi de l’être dont la
présence signale aussi une absence. Dans : « C’est aussi de partir que j’écris. J’aime
la phrase : j’arrive, son interminable et subtile messianicité. Le mot messiance me
vient depuis l’Algérie » (Cixous 1999), « Partir » peut se lire comme objet et cause
de l’écriture : le départ est l’objet de l’écriture (j’écris le départ), mais il en est aussi
la cause (je pars donc j’écris). Le départ est ainsi à la fois en amont et en aval de
l’écriture dont « j’arrive » exprime la venue. L’aspect messianique de cette venue à
l’écriture bouleverse les systèmes établis de l’écriture qui se lit plutôt comme une
prophétie. La connotation au Messie (celui qui va venir) renforce la métaphore
277
d’une venue à l’écriture comme une naissance. L’usage stylistique des verbes
« partir » et « arriver » montre que toute langue signale un passage, une altération,
une évolution, une alliance, une « Algériance » qui refonde les liens à l’Algérie à
travers le récit autobiographique en évoquant, une fois de plus, à la fois un passé et
une promesse d’avenir :
Sur la même Histoire, s’écrivent toutes les histoires, les événements,
les changements éphémères et les transformations. J’entre à
l’intérieur de moi les yeux fermés, et ça se lit. Ce lire est opéré ici, par
l’être-qui-veut-naître, une pulsion, quelque chose qui veut à tout prix
sortir. (Cixous 1977, 57)
Cette « pulsion » de vie repose sur le détachement mystique par la souffrance et
l’abnégation. La vision prophétique de l’auteur renvoie à l’idée qu’il est vain de
chercher dans le texte un message chiffré dont on pourrait restituer le code, comme
l’indique l’entrée en écriture de la narratrice dans Les rêveries de la femme sauvage
qui se fait, comme chez Cardinal, au prix d’une résistance terrible : la question posée
en quatrième de couverture du roman : « Comment se séparer ? » interroge la façon
dont l’écriture, qui est inscription, peut tenir compte de l’absence, de la coupure et de
la perte. Pour décrire la génèse des rêveries, Cixous a recours, une fois de plus, au
vocabulaire de la possession spirituelle pour expliquer comment le texte a été
initialement produit : « [J]’avais noté les premières lignes que le Venant me dictait »
(Cixous 2000, 10). Ce procédé laisse entendre que la providence est à l’origine du
livre, comme si l’acte d’écrire survenait à l’écrivain malgré elle : « Je n’ai jamais
voulu écrire sur l’Algérie ce pays natal inconnu [...]. L’idée d’écrire ne m’est jamais
venue » (Cixous 2000, 167) car « Tout de moi se liguait pour m’interdire l’écriture :
278
l’Histoire, mon histoire, mon origine, mon genre. Tout ce qui constituait mon moi
social, culturel » (Cixous 1977, 20). Ce n’est qu’en parvenant à se désolidariser des
valeurs qui lui ont été imposées, que la narratrice peut enfin briser les chaînes qui
l’attachent à l’Algérie et au Clos-Salembier : « J’y suis chez moi maintenant que je
n’y suis plus enchaînée » (Cixous 2000, 167). La prise de distance que procure le
départ lui permet de se réconcilier avec son passé refoulé : « Maintenant plus j’en
parle et plus j’y reviens [...] plus je me sens chez moi au Clos-Salembier maintenant
et rétrospectivement » (Cixous 2000, 166). L’anamnèse est à son paroxisme dans le
mouvement de clôture qui termine le récit par lequel le passé se retourne une
dernière fois sur l’avenir lorsque la narratrice revient en 1971 sur les lieux algérois
de son enfance, après un éloignement d’une vingtaine d’années. C’est alors que la
narratrice se rappelle cette parole de sa mère : « Tu dois rompre la poche des eaux,
dit ma mère, sinon c’est la fin pour l’enfant dans la mère avec la mère » (Cixous
2000, 166). Ainsi, retourner en Algérie revient peut-être aussi à partir en coupant le
cordon, à reprendre par l’écriture le métier de sage-femme de la mère et procéder
soi-même à l’ablation de ces quelques lignes écrites au milieu de la nuit :
Des cinq pages que j’avais écrites dans une joie sans garde, et que je
n’ai pas inventées car je les ai vues écrites, je ne trouvais plus que la
demi-feuille, la première, sur laquelle sans même allumer j’avais écrit
les lignes « Tout le temps où je vivais en Algérie, etc. » jusqu’à
« l’obligation » le reste avait disparu, chose impossible. (Cixous
2000, 11)
Cette dernière phrase qui ouvre et clôture le récit, met en évidence l’aspect circulaire
de l’écriture qui n’est qu’un éternel recommencement et par laquelle : « Tout n’a
279
jamais fait que partir et commencer » (Cixous 1999, 30). Plus que de la mémoire
autobiographique, c’est la question de l’oubli et de la résistance au récit qui modèle
encore cette scène dans laquelle le lecteur assiste à la naissance du livre et de
l’écrivain dans la nuit. Les notations oniriques produites sous le coup de la levée de
l’oubli sont remplacées par la perte soudaine du manuscrit, et l’Algérie ressouvenue
se serait donc évanouie avec le jour. Cette scène laisse supposer le désir d’oublier
les années algériennes, mais elle amène aussi à penser que ce souhait rencontre
l’obligation de passer par le récit pour être enfoui, comme s’il fallait d’abord
soumettre les souvenirs tenaces car douloureux à l’écriture pour pouvoir ensuite les
rayer de la mémoire. Alors que la plupart des autobiographies ont pour but de se
souvenir, on peut penser que Cixous entre dans cette écriture pour laisser derrière
elle ces années passées, et qu’elle tente d’anéantir par l’écriture son propre être
algérien, à la manière de cette Algérie française dont elle parle. Mais la fin du texte
laisse entrevoir une autre logique de l’autobiographie. En avouant n’avoir jamais
voulu écrire sur l’Algérie, la résistance à l’écriture participe de la même manière que
l’oubli transformé en souvenir par le biais du récit. Tout laisse penser que l’écriture
temporalise l’événement bouleversant, comme lorsque la narratrice rapporte les
paroles de son frère : « Rien ne devient souvenir jamais, dit mon frère dans le
fauteuil. Il n’y a pas d’oubli. Il n’y a pas de mémoire [...]. Tandis que pour moi
pensai-je tout ce qui entre en criant sur la scène sort sur la scène de papier » (Cixous
2000, 36). Pour la narratrice, même s’il n’y a pas non plus d’oubli, la scène est
quand-même transformée en récit et, de ce fait, l’oubli est remplacé par la fiction qui
280
permet une sorte de séparation et de mise à distance grâce à ce cadre inventé par
l’écriture. A propos de la perte des fragments écrits pendant la nuit, elle remarque :
Cela ressemble tellement à cette sorte de maladie algérie que je
faisais en Algérie ou qu’elle me faisait, cette sensation d’être
possédée par une sensation de dépossession et la réponse que je
produisais, ce combat pour conquérir l’introuvable qui peut me
conduire à l’autodestruction, tout comme autrefois ici, dans mon
bureau, après si longtemps. En proie à l’indeuillable mon âme se
remord jusqu’aux sangs. (Cixous 2000, 16-17)
Pour la narratrice, la perte de mémoire n’existe pas car le deuil de cette époque
résiste
49
. « L’indeuillable » décrit bien cette persistance de la blessure des choses en
attente d’être refoulées, et c’est en réactualisant cette sensation de possession et de
dépossession que la narratrice va tenter de la détruire par l’écriture. De plus, le
nombre de termes dont les préfixes traduisent le négatif accentuent la question de la
résistance au récit. Ainsi les préfixes négatifs comme ici « indeuillable »,
« introuvable », « dépossession », « incompétence maternelle », mais aussi et dès les
premières pages du récit : « le surgissement espéré mais inimaginable du livre »
(Cixous 2000, 9), « la précipitation de ces phrases inestimables » (Cixous 2000, 10),
« l’idée de reconstituer les pages était inacceptable » (Cixous 2000, 12), « la ville
d’Alger me restait intouchable » (Cixous 2000, 13), « une maladie antimaternelle »
(Cixous 2000, 27), « la disparition irréversible de notre père » (Cixous 2000, 28),
etc., donnent à lire un barrage des mots qui laisse penser que la narratrice s’adonne à
l’écriture par renonciation. Ces préfixes négatifs fonctionnent comme autant de
voiles dont Cixous se sert pour déguiser son écriture. En effet, souvent régie par la
figure de la métalepse, le voile qui revient régulièrement cacher les blessures dans
281
toute l’œuvre de Cixous, c’est le voile mortel de la jeune femme coupée en deux,
c’est le voile interdit de la poupée mauresque, c’est le voile dans l’œil qui travestit la
réalité, c’est l’événement qui fonde le livre et tous les livres de Cixous. La blessure
traumatisante de la rupture avec l’Algérie semblerait donc bien être à l’origine de la
dépossession de l’être algérien dont le sacrifice par la mort laisse la place à
l’avènement de l’auteur par une écriture ne se fait que dans la perte. Mais plutôt que
de se souvenir de ces blessures, il s’agit au contraire de les rêver. Les rêveries
permettent de se rendre au livre grâce aux transfigurations, aux déplacements, aux
substitutions et aux variations d’une écriture qui déplace le départ pour la France et
le retour en Algérie sur la scène onirique et recomposée d’un temps révolu qui doit à
tout prix le rester.
Les deux œuvres autobiographiques de Cixous et Cardinal contribuent à
enrichir le débat sur la culture postcoloniale par leurs dimensions multiculturelles et
multiraciales sur l’identité, et plus précisément par la question de l’héritage de
l’Algérie française et de l’aliénation résultant de la politique colonialiste. En effet, le
souvenir diffus qui pèse sur la nature des liens entre les peuples français et algérien
se nourrit encore aujourd’hui de préjugés parfois injustes à l’égard des Français
d’Algérie dont la représentation paradigmatique et souvent trop manichéenne qu’ils
subissent, les enferme dans des catégories réductrices et globalisantes. La
corrélation entre les considérations politico-historiques des événements d’Algérie et
les conflits personnels des narratrices, procure une dimension originale à ces textes
282
dont la transgression des normes et des règles conventionnelles produit un contre-
discours qui permet d’outrepasser les codes dominants. A travers l’histoire de ces
Français d’Algérie qui ont tout perdu par le déchirement de l’exil, la notion de
sacrifice prend une autre dimension en faisant du lieu zéro de l’identité, l’espace
dans lequel la dynamique du tragique engendre le processus de libération sur lequel
va se fonder l’émergence littéraire. Les deux œuvres sont de bons exemples d’une
écriture féminine contemporaine dont la parole trouve ses sources dans les relations
avec la mère. Le pouvoir de la reproduction maternelle, en se doublant du pouvoir
de la production littéraire féminine, permet d’appréhender une conception diasporale
de l’expérience de l’exil par la recréation autodiégétique de la mère/patrie dans
l’espace narratif. La récurrence du phénomène de juxtaposition entre la répression
psychologique des femmes et l’oppression des populations colonisées, constitue le
socle des revendications politiques et révolutionnaires de ces textes révélateurs de la
venue des femmes à la conscience féministe. Les fortes répressions et rébellions
auxquelles sont sujettes les narratrices poussent à réaliser que grâce à ces
explorations, les femmes pourraient gagner de nouveaux pouvoirs de représentation,
des pouvoirs qui les libèreraient des anciennes peurs et lois qui les enfermaient, et
auxquelles elles refusent à présents d’être soumises. En remettant en place la
mosaïque des pensées trop longtemps occultées, le travail d’introspection
autobiographique offre une nouvelle manière d’appréhender l’héritage algérien et de
défier les archaïsmes anachroniques de la mémoire française. Cette conception
283
moderne rend possible le désir enfoui de faire renaître l’algérianité, car laisser vivre
l’Algérie qui est en soi, c’est peut-être tout simplement rêver d’y retourner.
284
Chapitre III Endnotes
1
Rita Felski définie la littérature féministe comme étant des « texts that reveal a critical awareness of
women’s subordinate position and of gender as a problematic category » (Felski 1989, 14)
2
Cixous explique la réaction de Derrida à la lecture de ses textes : « Il a été mon premier lecteur. Il a
conté l’effroi qu’il a éprouvé devant mes premiers textes, qu’il appelait ‘olni’, objets littéraires non
identifiés [...]. Il m’a sauvée d’un grand danger : l’intériorisation de la censure ». (Propos recueillis
par Marine Landrot, 2007).
3
Yalom commente l’importance de l’absence du père dans Les mots pour le dire : « One of the
narrator’s initial entreprises in psychoanalysis had been to search out the source of her sickness in the
wound created by her father’s absence during her childhood and his early disappearance, in hope of
establishing a posthumous relationship. This endeavor was apparently encouraged by her analyst as a
means of showing up ‘la faillite paternelle’. The patient had not elaborated in childhood an adequate
personality structure and her adult constitution was characterized by more archaic, more morbid, and
hence more serious levels of psychic response. The analyst seems to have assumed that an
examination of what the French call ‘la parole paternelle’ (a Lacanian term for ‘patriarcal language’)
was a necessary stage in the reconstitution of self. Although the father had been largely absent during
the patient’s childhood, he was probably less absent than one might think – the child without its own
father will search for another or, faute de mieux, be obliged to re-create the father on the analytic
couch » (Yalom 1985, 65).
4
Comme chez les Beurs, les pères sont toujours absents ou malades et ne maîtrisent pas non plus les
codes. C’est la mère ou le grand frère qui assure la cohérence de la famille (voir chap 3 de cette
étude). Il en est de même chez les Algériennes où c’est aussi la mère qui transmet les valeurs
traditionnelles au prix du ‘sacrifice du père’ (voir chap 1 de cette étude).
5
« Medice meus intime » (Saint Augustin. Confessions. Cambridge: Harvard UP, 1977)
6
Pour Kristeva, comme pour Jacques Lacan, c’est l’entrée dans « la symbiose mortifère avec les
mères » (Kristeva 1987, 257) qui rend l’identité possible : « L’identité, au sens d’une image stable et
solide de soi où se constituera l’autonomie du sujet, n’advient qu’au bout de ce processus, lorsque le
miroitement narcissique s’achève en une assomption jubilatoire qui est l’œuvre du Tiers » (Kristeva
1987, 263).
7
Dans un entretien, Marie Cardinal parle de ses relations personnelles avec son père et sa mère : « En
général les mères ont, surtout les mères catholiques, les mères méditerranéennes en tout cas, une
énorme influence sur leurs enfants... En tout cas, moi, ça a été capital. En plus, je n’avais pas de père
[...] ». (Marrone 1996, 121).
8
Yalom commente l’évolution identitaire de la femme dans son rapport avec la mère: « Women’s
sense of self, derived from myriad of biological, existential, interpersonal, and social factors such as
one’s gender, family, class, and race, is so fundamentally bound up with the idea of motherhood that
any theory of mental health or mental illness that does not take it into account must be seen as a
defective theory » (Yalom 1985, 106).
285
9
Selon Martine Delvaux, dans son ouvrage sur les femmes psychiatrisées, le présupposé « selon
lequel les femmes en tant qu’êtres sensibles, sont essentiellement ‘folles’ » est tellement « ancien
qu’il a perdu le sens de ses origines » (Delvaux 1998, 12).
10
Quand Simone de Beauvoir publie Le deuxième sexe en 1946, son analyse de la condition féminine
inclut un chapitre sur l’expérience maternelle et ses dispositions psychologiques et morales. L’aspect
révolutionnaire de ce chapitre repose sur les conditions négatives de la relation mère-fille en terme de
santé physique et mentale : « When one has understood to what degree the present situation of woman
hinders her self-realization, how many repressed desires, rebelions, demands haunt her, one feels fear
for the helpless children entrusted to her [...]. She projects upon her daughter her ambiguous
relationship to herself […]. It is between mothers and daughters that conflicts are exacerbated »
(Gallimard, p.182-189).
11
Irigaray commente la complexité des relations mère-fille. Elle questionne également, d’une
manière critique, Freud et ses Essais sur la théorie sexuelle (Folio-Gallimard, 1905), en particulier le
stade pre-œdipal et œdipal de la répression chez le sujet féminin (Speculum, 47). Voir: Irigaray,
Luce. Speculum de l’autre femme. Paris : Minuit, 1974 (p74)
12
Dans son ouvrage The Reproduction of Mothering , Nancy Chodorow souligne le concept freudien
d’identification par lequel les filles maintiennent une identification avec leur mère plus forte et plus
longue que les garçons qui se dissocient de leur mère au stade œdipal (Chodorow 1978)
13
Chodorow Nancy, The Reproduction of Mothering : Psychoanalysis and the Sociology of Gender.
Berkeley: Univ. of California Press, 1978; Dinnerstein, Dorothy. The Mermaid and the Minotaur:
Sexual Arrangements and Human Malaise. New York, Harper Colophon, 1976; Marx, Elaine.
« Women and Literature in France ». Signs 3, no 4 (1978), p842 (sur la repression feminine); Rich,
Adrienne. Of Woman Born. New York: Norton, 1976.
14
Pour Freud, les mécanismes qui régissent son fonctionnement psychique sont primaires et
archaiques, tels que le refus de la castration et le fantasme de récupérer le phallus. La fillette étant
considérée comme déjà castrée, le Surmoi qui pousse à la sublimation serait donc faible chez la
femme (Freud, Sigmund. Trois essais sur la théorie sexuelle. Paris : Folio-Gallimard, 1905).
15
Quand je parle de la vie et de la mort en tant qu’instincts fondamentaux dans la relation mère-
enfant, je pense entre autre à l’épisode dans lequel la mère de Marie lui révèle sa tentative
d’avortement (Cardinal 1975, 135), et aux retentissements de cette scène avec la description
traumatique faite par Mélanie Klein de la naissance qui peut être appréhender par le nouveau-né
comme une expérience de mort : « Life with the mother’s breast, her milk, her warmth, her love ; and
death with absence, solitude, hunger, and hatred » (Jacard, Roland. La pulsion de mort chez Mélanie
Klein. L’Age d’Homme, 1971, p73).
16
Marie se rappelle vouloir être le vin que sa mère alcoolique buvait le soir.
17
L’analyste Karen Horney écrit dans Neurosis and Human Growth que dans chaque individu se
trouve une image idéalisée et une image réelle de soi, et que plus la divergence entre les deux images
est grande, plus l’individu se déteste.
18
The Words to Say It, trans. Pat Goodheart. Cambridge, Mass: Van Vactor and Goodheart, 1983
(p.301).
286
19
Les saignements de Marie ne surviennent qu’à l’âge de 27ans, âge auquel sa mère est tombée
enceinte d’elle. Une telle synchronisation des dates confirme l’argument que les symptômes de la
fille sont le résultat de son identification à la mère, identification qui est aussi fortement suggérée par
le fait que Marie ait eu trois enfants, tout comme sa mère.
20
Dans Nedjma, l’écrivain Kateb Yacine reprend ce mythe de la femme sauvage qui est folle et de
cette histoire qui repose sur ‘le sacrifice de la folle’. Dans La Répudiation, comme dans Le Polygone
étoilé, Kateb Yacine décrit le ‘sacrifice de la mère’ algérienne : Dans ce dernier roman, le fils oublie
la complicité avec sa mère qui tombe dans la folie. La mère fait des efforts pour reconquérir son fils
en apprenant le français par exemple. Il en déduit que cette relation est basée sur ‘le sacrifice de la
mère folle’.
21
Souligné dans le texte.
22
Derrida raconte en details les circonstances et les effets désastreux de ces décrets antisémites qui ne
furent révoqués que bien après la libération de l’Algérie par les Alliés (1942). Voir Jacques Derrida.
Le monolinguisme de l’autre. Paris : Galilée, 1996.
23
Comme le dit Cixous elle-même, le langage et l’enfance sont très liés: “ C’est une expérience
d’enfant : les mots sont nos portes vers tous les autres mondes... Il y a l’autre pays, un pays
merveilleux : on y entre par l’amour de la langue » (Cixous 1990, 19).
24
La guerre sans nom, film de Bertrand Tavernier (1992).
25
Le coup de Sirocco (1979), Là-bas mon pays, (2000), Dernier été à Tanger (2003), films
d’Alexandre Arcady.
26
L’Honneur d’un capitaine (1982), film de Pierre Schoendoerffer.
27
RAS (1973), film d’Yves Boisset.
28
Par exemple, « des mendiants arabes » sont décrits comme étant « aveugles » ou « amputés »
(Cixous 2000, 137).
29
Pendant son enfance en Algérie, Hélène Cixous partage avec la narratrice de son roman le même
destin d’enfermement derrière les barreaux de la grille et le même sentiment d’exil dans son pays
natal : « No nostalgia, I had not been at home behind the fences of my native cradle [...]. Gates as
high as the sky, invisible and mobile ones, used to encircle my childhoods […]. I survived between
the bars » (Cixous 1998, 190).
30
Celan, Paul. De seuil en seuil. Paris : Christian Bourgeois, 1991 (p.96-99).
31
Derrida, Jacques. Schibboleth. Paris : Galilée, 1986.
32
Pour un résumé du point de vue de Cixous sur cette technique, voir Cixous, Hélène. « Entretien
avec Françoise van Rossum-Guyon ». Revue des Sciences Humaines 4 (1977) : 479-93 (et
notamment p485)
287
33
C’est seulement à la fin du roman qu’elle évoque la possibilité de s’unir avec une image masculine
de l’Algérie qui apparaît sur une photo sous le double nom de Kader/Idir, un Kabyle (Cixous 2000,
156). Mais elle n’était pas prête à l’époque pour cette relation, peut-être à cause des tabous qu’elle
impliquait.
34
La représentation féminine de l’Algérie est aussi manifeste dans Les rêveries de la femme sauvage
lorsque trois Algériennes, Zohra, Samia et Leila, arrivent dans la classe de la narratrice : « Je voyais
toutes mes algéries face à face » (Cixous, 151). La figure féminine, associée à la terre d’Algérie
devient donc aussi, par association, un territoire colonisé.
35
Voir entre autre notre étude sur les documents coloniaux officiels et sur certaines peintures
orientalistes (Chap 1). Voir également l’étude de Winifred Woodhull dans « Out of France ».
Transfigurations of the Maghreb: Feminism, Decolonization and Literatures. Minneapolis, MN and
London: University of Minnesota Press (1993): 154-71
36
Des critiques féministes littéraires comme Adrienne Rich, Elaine Showalter, Ellen Moers, Tillie
Olsen, Sandra Gilbert, Susan Gubar et Sylvia Plath, nous ont éclairé sur les relations entre la folie et la
créativité féminine. (Voir entre autre : Plath. Letters Home. New York : Harper and Row, 1975.
pp.559-60)
37
Marie Cardinal a écrit La Souricière au tout début de sa psychanalyse en 1966, alors que Les mots
pour le dire a été écrit en 1975, après la mort de sa mère et la fin de l’analyse.
38
Gilligan, Carol, discours à Stanford University, Février 1984.
39
La quête de l’identité, remarque Colette Hall, passe par la fabrication d’un double de l’auteur qui
peut être la narratrice elle-même, mais souvent aussi une autre protagoniste : « In each of Cardinal’s
books, the narrator –the author’s double- searches for her identity in connection to others : her mother
in Les mots pour le dire, her children in Une vie pour deux, her father in Le passé empiété or her
daughter in Les grands désordres » (Hall 1991, 60). Cette technique narrative permet de transcender
l’expérience individuelle en devenant emblématique de l’expérience de toutes les femmes, à savoir les
mères, les filles et les épouses.
40
Il s’est glissé un indice autobiographique dans un entretien avec Claire Marrone, lorsque Marie
Cardinal fait la remarque suivante en faisant référence à son mari Jean-Pierre Ronfard : « C’est Jean-
Pierre qui a lu ces deux cents pages qui étaient mon premier livre qui s’appelait Ecoutez la mer. Et
puis il m’a dit –ah, c’est un beau livre. Tu devrais le faire publier. C’est un livre, il m’a dit »
(Marrone 1996, 120). Or, dans Les mots pour le dire, le mari de la protagoniste, qui s’appelle aussi
Jean-Pierre, a une réaction similaire en lisant le manuscrit de sa femme : « C’est bien, c’est épatant,
c’est un livre. C’est même un beau livre que tu as écris » (Cardinal 1975, 217).
41
Cardinal, Marie. The Words to Say It, trans. P. Goodheart. London, 1993.
42
En effet, nous avons vu précédemment qu’en établissant un rapprochement entre l’état de division
identitaire de la narratrice schizophrénique aliénée par sa mère et le colonisé aliénée par le système
colonial français, on s’aperçoit que la guérison de Marie est rendue possible par un long effort de
séparation avec la mère, qui coïncide avec le mouvement d’indépendance de l’Algérie envers la
France.
288
43
Voir en particulier l’article de Mary Mason intitulé « The Other Voice : Autobiographies of Women
Writers » dans Autobiography : Essays Theoretical and Critical, de James Olney (1980), et celui de
Julia Watson : « Shadowed Presence : Modern Women Writers’Autobiographies and the Other » dans
Studies in Autobiography de James Olney (1988).
44
Chez Fanon, l’aspect réthorique de la révolution reconfigure le sujet féminin colonisé comme ayant
des caractéristiques essentiellement masculines. Fanon décrit la jouissance qui envahit les femmes
lors des scènes de violence dans des termes qui évoquent des qualités créatives et positives : « The
practice of violence binds them together as a whole, since each individual forms a violent link in a
great chain, part of the great organism of violence that has surged upwards in reaction to the settler’s
violence in the beginning » (Fanon 1959, 73).
45
Voir : Bhabha, Homi. « The Other Question : The Stereotype and Colonial Discourse ». The
Sexual Subject: A Screen Reader in Sexuality. London : Screen, 1992 (pp 312-31).
46
Cixous, Hélène. « Letter to Zohra Drif » in Parallax IV (2) (Avril-juin 1998), p.188-96.
47
Tel le Ravin de la femme sauvage, la Casbah, le plus vieux quartier d’Alger, incarne aussi un des
hauts lieux de la résistance algérienne. Dans sa lettre à Zohra Drif, Cixous opère un rapprochement
entre la résitance de Zohra et la Casbah qu’elle décrit comme le berceau féminin de cette résistance :
« The Casbah, I would have called it the savage genitals, the antique feminity. Yes the Casbah with
its desire, its vaginality, for me it was always the clandestine and venerated genitals of the City of
Algiers. And it resisted rape » (Cixous 1998, 190).
48
Rappelons que pour Charles Bonn, l’entrée en écriture ne peut aussi se faire que dans la perte : « La
dynamique tragique de la perte devient la tension fondatrice répétitive dans laquelle s’inscrit
l’émergence littéraire » (Bonn 2006, 5).
49
Ces propos de Cixous recueillis par Marine Landrot sur la notion de deuil permettent d’éviter les
oppositions binaires entre mémoire et oubli, tristesse et joie, vie et mort, etc. : « Je ne crois pas au
travail de deuil dont parle la psychanalyse. On ne doit pas enterrer, on doit retenir l’être qui est parti.
Il m’arrive de retrouver mon père en rêve. Le rêve ne connaît pas de contradiction [...]. On ne peut
pas vaincre la mort, mais on peut en déjouer la version finale » (Landrot 2007).
289
Chapitre IV
Reconnaissance identitaire et stigmatisation collective :
L’étiquette ‘beur’
Nous avons constaté que le processus d’identification d’un individu à une
collectivité était problématique au niveau de sa représentation, car l’identité
collective est une construction métaphorique et symbolique fondée sur des
stéréotypes. Dans ce dernier chapitre, nous allons nous intéresser aux façons dont les
écrivaines françaises d’origine algérienne appréhendent les problèmes que pose la
représentation individuelle dans ses rapports avec la collectivité familiale algérienne
et la collectivité nationale française.
Quelles sont les stratégies mises en place dans l’écriture et son adaptation
cinématographique pour manipuler et retourner le discours généralisant sur les
problèmes identitaires inhérents aux jeunes Françaises d’origine algérienne ? La
littérature et le cinéma ne reposent-ils pas eux-mêmes sur une construction fictive,
sémantiquement basée sur des représentations idéologiques, des mots et des images ?
Est-il possible d’échapper aux représentations stéréotypées et généralisantes ? Quel
est le pouvoir de représentation d’un stéréotype ? Peut-on se servir du stéréotype
comme d’un outil linguistique pour manipuler la représentation identitaire ? C’est ce
que je propose d’essayer de découvrir dans ce chapitre, à travers l’analyse de deux
romans autobiographiques : Entre-deux Je (2001) de Souâd Belhaddad et Ils disent
que je suis une beurette (1993) de Soraya Nini. Je m’appuierai également sur Samia
(2000), l’adaptation cinématographique du roman de Soraya Nini Ils disent que je
290
suis une beurette, cette dernière ayant elle-même participé à l’adaptation de son
roman, dans le film réalisé par Philippe Faucon.
A travers l’analyse des topoï de la représentation identitaire des jeunes
narratrices issues de l’immigration, mon travail consistera à étudier les moments de
basculement des stéréotypes, lieux communs et autres idées conventionnelles
généralement regroupés sous l’étiquette ‘beur’. Conscients d’opérer dans un univers
déjà stéréotypé, les auteurs et réalisateurs interviennent à l’intérieur même de ce
système indésirable. Je propose d’analyser les éléments rhétoriques et
cinématographiques qui permettent une certaine réappropriation culturelle des
stéréotypes ethniques et de l’image identitaire. Cette étude permettra d’affirmer que
les deux romans autobiographiques Entre-deux Je et Ils disent que je suis une
beurette ainsi que l’adaptation cinématographique Samia, non seulement marquent
une rupture au sein de la littérature beur, mais contribuent également à l’élaboration
d’une nouvelle façon de ‘penser’ le concept de nation.
I. La différence dans l’identité
A. L’étiquette ‘BEUR’ comme lieu de la différence dans l’imaginaire national
français
« En Octobre dernier, le ministre de l’Intérieur déclare qu’il veut ‘nettoyer au
Kärcher’ les banlieues et faire la chasse à la ‘racaille’. Ce terme de ‘racaille’ est reçu
comme une stigmatisation globale des jeunes des cités » explique le journal Le
Monde
1
. Ce terme suggère une idée très négative qui associe généralement ces
291
jeunes à la délinquance
2
. La vague de violence qui a suivi les propos du futur
Président de la République, montre la puissance des répercussions que peut avoir ce
que Le Monde appelle « une stigmatisation globale » sur un groupe d’individus.
Cette technique linguistique peut être une arme culturelle très puissante
3
et les
émeutes de l’automne 2005 se posent comme un témoignage contemporain du
pouvoir idéologique et des répercussions politiques et sociales des appellations
stéréotypées, ainsi que leurs effets sur la représentation identitaire. Les propos de Mr
Sarkozy ont attisé la tension révélatrice du malaise identitaire dont souffrent la
plupart des jeunes issus de l’immigration en France. Dans son oeuvre La génération
suivante : Les enfants de l’immigration, Juliette Minces tente d’expliquer et de
retracer l’origine de ce malaise en particulier chez les jeunes d’origine algérienne :
L’histoire conjuguée de la colonisation et de l’immigration aura fait et
fera longtemps encore de ces enfants (au moins pour une partie
d’entre eux) des enfants ‘partagés’ entre deux nationalités (c'est-à-dire
entre deux nations, entre deux sociétés) comme (ou parce que)
l’Algérie entière fut ‘partagée’ entre la nation conquérante et la
‘nation’ conquise. (Minces 2004, 178)
Minces conçoit ce mal-être comme étant une des séquelles du système colonial :
« Les passions politiques que les jeunes d’origine algérienne suscitent encore, outre
les discriminations qu’on leur inflige, ne peuvent avoir d’autre explication que le
racisme colonial » (Minces 2004, 125). D’après l’historien culturel et littéraire
Sander Gilman, le pouvoir de domination et de destruction des stéréotypes raciaux
repose sur des principes idéologiques remontant aussi à la période de l’hégémonie
scientifique et commerciale de l’Europe :
292
Certainly, no stereotypes have had more horrifying translations into
social policy as those of ‘race’. Tied to the prestige of nineteenth
century science, the idea of racial difference in the twentieth century
became the means of manipulating and eventually destroying entire
groups. (Gilman 1985, 129)
Les idées stéréotypées sur la différence raciale qui émanent de l’imaginaire national
français reposeraient donc toujours sur des valeurs remontant au temps de la
suprématie scientifique de la France et de son Empire colonial. Pourtant, cette
représentation imaginaire et hégémonique ne correspond plus à la réalité nationale
postcoloniale et contemporaine, et les manifestations de violence en France marquent
une volonté de mettre fin à un système de pensée eurocentrique basé sur la différence
et l’exclusion. Aujourd’hui, les enfants d’immigrés sont des français qui souhaitent
obtenir la reconnaissance que leurs parents n’ont pas eue. Dans son œuvre
L’ascenseur social est en panne, j’ai pris l’escalier, Aziz Senni, un fils de maghrébin
qui a grandi à Mantes la Jolie, raconte son parcours abstrus pour devenir
entrepreneur. Celui qu’on appelle le ‘Bill Gates de la banlieue’ constate que la
France a tendance à laisser tomber ceux qui sont venus l’aider quarante ans plus tôt,
rappelant ainsi que l’immigration des Algériens aurait été nécessaire à la France.
Celui pour qui « l’égalité des chances n’est qu’un concept philosophique et non pas
une réalité » (Senni 2005, 37) souligne l’absence d’une reconnaissance aussi bien
économique que sociale : « Dans le pays de Descartes où il faut forcément rentrer
dans une ‘case’, on a du mal à imaginer l’être humain dans sa complexité » (Senni
2005, 12). La pluralité ethnique et culturelle du ‘beur’ ne répond pas aux critères
identitaires de ce que constitue « être français » dans l’imaginaire national. Les
293
appelations stéréotypées généralement attribuée aux personnes issues de
l’immigration maghrébine marquent, par leur effet de ghettorisation, une certaine
désappartenance identitaire à la France. Mireille Rosello précise que les stéréotypes
sont toujours porteurs d’informations relatives à l’appartenance identitaire :
Whether they appear in literary texts or in other cultural productions,
whether they are written or spoken, stereotypes always imply a theory
of identity […] for a theory of identity can always be used to exclude,
to police border, to grant or deny rights to individuals. The stereotype
supposes that there is a norm and that the stereotyped figure falls
either within or without. (Rosello 1998, 15)
Le jugement sur lequel se fonde le stéréotype est basé sur ce que Rosello considère
‘une norme’, c'est-à-dire un point de vue généralisant construit depuis la perspective
nationaliste. Je prendrai donc comme point de départ la question : Que veut dire
‘être français’ en période postcoloniale? En essayant de comprendre sur quoi repose
la notion d’appartenance à une nation et qui est supposé représenter la nation
française, j’aborderai aussi la question de savoir qui mobilise les stéréotypes et qui a
le pouvoir de les contrôler et de les définir.
1. Le poids de l’héritage colonial
Pour comprendre sur quoi repose la notion postcoloniale d’appartenance à la
nation française dans les œuvres littéraires, il semble nécessaire de commencer par
reconsidérer le poids de l’héritage colonial sur ces Français d’origine algérienne,
ainsi que le contexte dans lequel a eu lieu l’immigration de leurs parents. Pendant
une période qui s’étend de 1945 jusqu’au début des années soixante dix, la France
fait massivement appel à ses colonies pour répondre à des besoins économiques. A
294
la fin de la Seconde Guerre Mondiale, les autorités sollicitent une immigration qui se
veut alors ‘à court terme’ pour reconstruire la France qui est en manque de main
d’œuvre. Juliette Minces explique qu’afin de planifier l’immigration en fonction des
besoins de l’économie française, l’Etat crée, par ordonnance du 2 novembre 1945,
l’Office National d’immigration (ONI) chargé du recrutement des travailleurs à
l’étranger. Minces précise l’importance économique mais aussi démographique pour
la nation française, à cette époque, de la présence de cette population en provenance
des colonies :
L’appel à l’immigration a pour but de redresser la situation
économique, de promouvoir son expansion, de reconstruire le pays,
d’élever le niveau de vie. Mais aussi […] l’Etat français compte sur
l’immigration pour redresser la situation démographique du pays en
attendant les effets de relèvement de la natalité d’après-guerre. Le
chiffre de 4 millions d’étrangers, à introduire progressivement, est
avancé. (Minces 2004, 65-6)
C’est au cours de la période qui suit la Libération de 1945 que la ‘politique française
de l’immigration’ se met alors en place. Puis, à partir de 1956 et jusqu’en 1970, la
croissance économique devient rapide et s’accompagne d’une autre très forte
croissance de l’immigration. Entre 1968 et 1975, le nombre total d’étrangers s’est
accru de 31%, et en 1975 l’objectif est atteint : On compte 4 440 000 étrangers, soit
10% de la population (Minces 2004, 64-5). En 1986, les ressortissants Algériens
sont approximativement au nombre de 800 000, constituant ainsi la première
communauté étrangère en France
4
, alors qu’ils étaient 22 000 en 1946, 350 000 en
1962 et 474 000 en 1968 (Minces 2004, 94). Mais à partir de l’indépendance de
l’Algérie en 1962, le statut juridique des ressortissants Algériens change : L’Algérie
295
n’étant plus française, ces derniers perdent leur statut de ‘Français’ et redeviennent
des ‘étrangers’
5
. Cependant, l’indépendance de l’Algérie n’entraîne pas de retours
massifs en Algérie. C’est même le contraire et les départs d’Algérie reprennent de
plus belle puisque les accords d’Evian reconnaissent la libre circulation des
personnes de part et d’autre de la Méditerranée. Par crainte de ne plus avoir la
possibilité de revenir en France, ces travailleurs, dont la nécessité économique ne
devait être que provisoire, ont préféré continuer à faire venir leurs familles après la
suspension de l’immigration fin 1973, plutôt que de retourner au pays. Ainsi de
conjoncturelle, l’immigration est devenue un phénomène structurel et, de provisoire
elle est devenue pérenne. Lorsque les familles sont arrivées, rien de particulier n’a
été préparé pour les héberger, les instruire, les alphabétiser, les intégrer.
Aujourd’hui, la plupart des problèmes qui découlent de l’immigration sont encore
contenus dans le débat sur l’organisation et la planification de l’introduction de ces
familles d’immigrés qui font désormais partie intégrante de la population française.
Ils ne peuvent plus, et leurs enfants encore moins, accepter d’être marginalisés. Ces
nouveaux Français souffrent d’une absence de représentation dans l’imaginaire
national. Leur lutte pour la reconnaissance identitaire passe par la remise en
question d’idées stéréotypées négatives et destructrices de certaines appellations
généralisantes et racistes dont les fondements sont aujourd’hui dépassés.
Depuis 1993, les enfants d’immigrés qui naissent sur le territoire français
reçoivent une carte justifiant légalement de leur identité. En donnant à lui seul la
nationalité française d’une façon légitime, le lieu de naissance présente toutes les
296
caractéristiques d’une identité purement géographique. L’anthropologue américain
Clifford Geertz (1995, 22- 23) reconnaît qu’une identité géographique seulement est
offerte aux immigrés, sous la forme d’une reconnaissance de l’appartenance
géographique à un lieu, et qu’en contre partie, les éléments historiques et migratoires
sont rarement pris en compte. Il semble évident qu’une identité géographique ne soit
pas suffisante dans le contexte postcolonial entre l’Algérie et de la France. Dans son
œuvre Imagined Communities, Benedict Anderson va plus loin. Il renverse les
théories précédentes qui fondent l’émergence d’une nation uniquement sur la
formation de frontières géographiques et sur des circonstances historiques.
Anderson ajoute que l’idée de nation repose aussi et avant tout sur une croyance
fictionnelle, une construction imaginaire qui produit un sentiment d’appartenance
communautaire :
A nation is an imagined political community […]. It is imagined
because the members of even the smallest nations will never know
most of their fellow-members, meet them, or even hear of them, yet in
the minds of each lives an image of their communion […]. It is
imagined as a community because the nation is always conceived as a
deep, horizontal comradeship. (Anderson 1983, 15-16)
La tension identitaire trouve son origine dans le fait que la plupart des Français issus
de l’immigration ne font pas partie de cette construction imaginaire qui constitue ce
qu’est ‘être français’ et l’étiquette ‘beur’ leur attribue cette étrangeté particulière.
Qui sont-ils? Qui et que représentent les ‘beurs’
6
? Cette dénomination, qui semble
fonctionner par décrochement, signifie un décalage par rapport à qui et à quoi?
Comment s’effectue la mise en place du discours sur la différence?
297
Si Anderson souligne le rôle central de l’imaginaire dans le processus de
construction de l’idée de nation, il insiste aussi sur le rôle primordial des textes et du
langage, et notamment du roman, dans le processus de (re)construction du concept
de nation. Depuis les années 80, un nouveau groupe d’écrivains est apparu sur la
scène littéraire française. Il appartient à la seconde génération d’immigrants nord
africains en France. Constituant ce qui est populairement appelé ‘la littérature beur’,
ces romans s’attachent le plus souvent à remettre en cause l’aspect hégémonique de
certains clichés. Au cœur de cette explosion littéraire récente, le roman
autobiographique privilégie un rapport direct au cœur du problème identitaire.
Présentée depuis leurs propres perspectives, la narration de l’histoire de leur vie
donne aux auteurs la possibilité de prendre possession d’un espace de parole qui leur
permet d’obtenir une certaine ‘visibilité’. Ainsi, la littérature autobiographique
apparaît comme un moyen de s’inclure dans le processus imaginaire français.
Cependant, les perspectives idéologiques présentées dans les deux œuvres
autobiographiques, Ils disent que je suis une beurette de Soraya Nini et Entre-deux Je
de Souâd Belhaddad, marquent une rupture fondamentale dans la représentation
identitaire qui caractérise les jeunes narratrices, par rapport à la précédente
génération d’auteurs issus de l’immigration. Grâce à la remise en cause de certaines
notions identitaires, comme celle d’appartenance nationale par exemple, Nini et
Belhaddad parviennent à renverser la logique des représentations ethniques qui
caractérisent généralement les jeunes Français issus de l’immigration algérienne.
Sander Gilman rappelle l’utilisation des stéréotypes en littérature :
298
Literature is a rich source of enlightenment in the study of Western
stereotypes. Every Western society has generated a seemingly
endless series of texts as a means of fixing stereotypes within a world
of constant forms […]. All of these essays reflect my personal
fascination with our need to create stereotypes. That need has given
rise to a fantastic variety of images of the Other, some of them quite
remote from observable facts but all of them at one time or another
solemnly accepted as veritable truth […]. The most powerful
stereotypes are those that associate images of race, sexuality, and the
all-pervasive idea of pathology […]. I believe that stereotyping is a
universal means of coping with anxieties engendered by our inability
to control the world. (Gilman 1985, 11-12)
En récupérant les stéréotypes de l’Arabe violent, sale, ignorant ou délinquant, les
œuvres littéraires de Nini et Belhaddad tentent de modifier les référents imaginaires
fondés sur la peur de l’altérité, et d’articuler différement le rapport à la norme et à
l’autre. En effet, en reprenant à leur compte les représentations qui caractérisent
généralement la population d’origine maghrébine dans l’imaginaire français, les
auteurs parviennent à démanteler leur appartenance à la description de l’‘Arabe
type’, telle qu’elle s’impose à la majorité des Français comme une sorte de bouc-
émissaire, en montrant qu’elles n’ont plus rien à voir avec cette représentation. Cette
rupture idéologique symbolise une évolution dans la façon de penser le sujet
national. Les oeuvres défient l’attribution des étiquettes et des identités toutes faites
en résistant aux limites imposées qui marginalisent les protagonistes en les enfermant
dans les stéréotypes de ‘beur’ ou d’‘Arabe’. Par l’idée de différence qu’elles
impliquent, ces étiquettes ne semblent plus définir la nouvelle génération de
narratrices d’origine immigrée qui se sentent désormais ‘Françaises avant tout’.
299
2. Conflit des générations et fracture littéraire
Le but de cette étude n’est pas d’établir un paradigme des caractéristiques qui
participent à ce qu’est ‘être beur’ dans les textes, mais plutôt de découvrir
l’exploitation littéraire moderne qui est faite par les auteurs de la figure stéréotypée
du ‘beur’ (ou de la ‘beurette’), et d’analyser la façon dont cette figure stéréotypée est
utilisée pour remettre en cause et déconstruire ce que représente aujourd’hui ‘être
français’ dans l’imaginaire national et postcolonial. Il semblerait que se soit
précisément la revendication de cette identité française qui distingue et sépare cette
nouvelle génération d’écrivains de la précédente. Les écrivains d’aujourd’hui
conçoivent leur identité différemment de celle de leurs parents et culture d’origine.
Dans les textes étudiés, je propose d’analyser les stéréotypes comme des procédés
stylistiques dont l’effet consiste à décentraliser la notion d’identité nationale dans
l’imaginaire français et dont le but est de produire une nouvelle conception de la
nation enrichie d’une idée de l’appartenance qui doit se définir au-delà des
différences. En effet, dans les textes littéraires ‘beurs’ qui précédaient les années 90,
il semblerait que l’expérience de la nation avait tendance à aliéner les protagonistes
et à marquer un sentiment de désappartenance vis-à-vis du groupe français qui les
considérait comme étant avant tout des’ immigrés Arabes’. Les textes de cette
première génération d’écrivains sont en effet marqués par la difficulté d’intégration
des protagonistes à la culture française. Abdelkader Benarab cite la journaliste du
Monde diplomatique Micheline Paulet qui résumait assez brutalement en 1977, l’état
déjà affligeant de cette littérature embryonnaire :
300
Quand nègres et bicots font leur entrée à part entière dans la littérature
d’expression française, leurs romans ne parlent que de solitude,
désespoir et révolte. (Benarab 1994, 168)
Les quelques exemples suivants indiquent que la tension résultant du malaise
identitaire se traduit par des situations dont les issues sont presque toujours
malheureuses et sans espoir pour les protagonistes : Dans Georgette (1986) de Farida
Belghoul, la jeune narratrice finit sous les roues d’une voiture ; Dans Une fille sans
histoire (1989) d’Imache Tassadit, la narratrice Lil ne parvient pas à trouver son
identité entre Nanterre et l’Algérie, même dix ans après ; Le thé au harem d’Archi
Ahmed (1983) de Medhi Charef raconte les mésaventures de Madjid qui cumule les
larcins et finit dans l’estafette en route pour le poste de police ; Les ANI du Tassili
d’Akli Tadjer trace le portrait d’Omar un ‘Arabe Non Identifié’ qui ne parvient pas à
se détacher de l’Algérie. L’état embryonnaire de cette littérature mettait en scène
des histoires qui reposaient essentiellement sur l’impossibilité de fusion des
protagonistes à l’Etat français.
Au niveau lexical, une rapide analyse de ces titres permet de dégager un sens
de l’identité basé sur la marginalité et la différence. En effet, si l’on considère la
récurrence des identités nominales dans les titres, on s’aperçoit que la présence d’un
prénom suffisait souvent à exprimer la nature du malaise identitaire des
protagonistes. On peut citer en exemple Le thé au harem d’Archi Ahmed, ainsi que
Shérazade (1982) de Leila Sebbar, deux romans d’Ahmed Zitouni : Aimez-vous
Brahim (1986) et Attilah Fakir (1987), ou encore Zeida de nulle part (1985) de Leila
Houari. Les prénoms employés signifient tous une certaine ‘arabité’, comme c’est le
301
cas pour ‘Ahmed’, diminutif de Mohamed qui symbolise le prénom arabe dans le
mythe français. Le titre Attilah Fakir connote en plus l’exotisme dans l’imaginaire
occidental, mais aussi la barbarie, puisque Attila était le roi des Huns, une tribu
venue envahir l’Occident. L’usage d’un prénom arabe dans le titre amène le lecteur
à considérer l’usage du droit à la différence. Cependant, en créant une opposition
entre les hommes à partir de différences culturelles, l’identité nominale avait plutôt
tendance à focaliser l’attention sur des caractéristiques qui pourraient aboutir à la
ségrégation et au racisme. Dans le cas de Georgette (1986), le signifié semble tout
d’abord être un prénom français. Cependant, la petite fille de 7 ans ne s’appelle pas
Georgette. Son prénom n’est pas mentionné dans le roman ; elle ne fait qu’imaginer
ce que dirait son père (un éboueur immigré maghrébin) si elle s’appelait
‘Georgette’ :
Surtout, il gueule : ‘j’t’envoye à l’école pour signer ton nom. A la
finale, tu m’sors d’autres noms catastrophiques. J’croyais pas ça d’ma
fille. J’croyais elle est intelligente comme son père. J’croyais elle est
fière. Et r’garde-moi ça : elle s’appelle Georgette ! (Belghoul 1986,
147-8)
Farida Belghoul déguise sous un nom d’emprunt français l’identité de la petite
narratrice que l’on devine être d’origine maghrébine, ce qui a pour effet de produire
un sentiment d’invisibilité, d’absence et de non identité. Il en ressort que tous les
noms signalent une dialectique identitaire globalisante où l’arabité est toujours
présente. Par ses rapports à l’exotisme et à la barbarie, l’usage du prénom dans de
nombreux titres d’œuvres écrites par cette première génération d’écrivains d’origine
maghrébine, renvoie le plus souvent à un mythe orientaliste et à une certaine idée de
302
l’altérité qui ne fait que participer au sentiment d’exclusion des protagonistes de
l’imaginaire national français. En revanche, si les titres des romans de Souâd
Belhaddad et de Soraya Nini ne contiennent pas de prénom, c’est qu’ils évoquent
plutôt la conjoncture identitaire représentative de tout un groupe et de toute une
génération. Dans le titre Entre-deux Je : Algérienne ? Française ? Comment choisir,
le terme ‘entre-deux’ fait état d’un ‘je’ hybride qui se situe, non pas à l’extérieur,
mais au croisement des deux cultures. La question du choix entre la culture
algérienne et la culture française met en avant l’impossibilité d’une telle résolution,
et la seule alternative semble se situer dans une volonté de faire concilier les deux
cultures.
La façon dont les titres exploitent les étiquettes ethniques du ‘Beur’, de
l’‘Arabe’ ou de l’ ‘immigré’ participe aussi à une évolution différente du concept de
nation : Dans Les A.N.I du ‘Tassili’ (1984) d’Akli Tadjer, un A.N.I. « Arabe Non
Identifié » (Tadjer, 27) signifie la situation de quelqu’un qui n’a pas de place ni
d’épaisseur dans l’imaginaire national français, et qui est défini par l’étrangeté et le
déracinement plutôt que par la singularité de ses origines
7
, comme l’exprime la
narratrice du roman Journal ‘Nationalité : Immigré(e)’ (1987) de Sakinna
Boukhedenna : « Je prenais gentiment conscience que j’étais ‘Nationalité
immigrée’. Oui, nationalité, l’immigré, l’immigrée. Ni Français, ni Arabe »
(Boukhedenna 1987, 74). L’unité sémantique ‘ni Français, ni Arabe’, caractéristique
de la littérature ‘beur’ des années quatre-vingt, pose en contraire les deux termes
‘Français’ et ‘Arabe’ par une relation qui les rejette tous les deux (ni…ni). Le
303
critique littéraire Michel Laronde a inventorié et classé de multiples exemples de
problèmes résultant de cette difficulté d’identification. Dans Autour du roman beur,
il développe une analyse sur l’identité des générations issues de l’immigration
maghrébine. Il explique qu’il n’est pas possible de faire coïncider les deux entités
nationales française et algérienne car le culturel et le politique n’y ont pas les mêmes
valeurs. Ou bien elles s’excluent (Ni Français, ni Algérien)
8
, ou bien elles se
juxtaposent (et…et). Laronde ancre la dialectique identitaire dans le domaine
politico-culturel en dédoublant la proposition ni Français/ni Arabe en champ légal
(Français/Algérien) et en champ ethnique (Français/Arabe). Il explique que pour
Algérien et Français le signifié est la nationalité, et que pour Arabe et Kabyle, le
signifié est l’ethnie. Il en conclut donc que :
Le double discours légal de l’Etat-nation français et celui de l’Etat-
nation algérien pousse à l’extrême la non-coïncidence entre les deux
sens du mot nation : comme entité politique et comme entité
culturelle. Dans le système français, l’identité est l’appartenance
juridique à la population qui constitue un Etat et son support est
instrumental (la carte nationale d’identité); dans le système algérien,
l’identité est l’appartenance religieuse ou ethnique à une
communauté, et son support est mythique (une ‘allégeance
perpétuelle’) […]. La disjonction reconduirait la non-coïncidence des
deux entités pour générer la dialectique de la double exclusion :
culturellement, je suis Arabe (selon mon origine ethnique), je ne peux
donc pas être aussi Français; politiquement, je suis Français (j’en ai
la nationalité), je ne peux donc pas être aussi Algérien. Or, la
dialectique de la double exclusion est aussi une dialectique de la
double appartenance qui fonctionne à la fois dans le champ politique
et dans le champ culturel : culturellement, je suis Arabe selon mon
origine ethnique et je suis aussi Français selon mon éducation (j’ai
été élevé dans la culture française); politiquement, je suis Français
selon ma nationalité et je suis aussi Algérien selon mon origine
ethnique (puisque je suis Arabe). (Laronde 1993, 145)
304
D’après Michel Laronde, l’isolement identitaire du groupe vient de son impossibilité
d’appartenir ni à l’un, ni à l’autre, et encore moins aux deux à la fois. Il exprime la
difficulté de revendiquer une définition de l’identité par un discours qui se fait à la
jonction entre la France et l’Algérie, discours qui tente de faire coïncider les deux
entités politique et culturelle, alors que celles-ci n’ont ni la même place ni les mêmes
valeurs. A lui seul le titre Journal ‘Nationalité : Immigré(e) permet de mettre
l’emphase sur cette double exclusion. Ni français ni Algérien, l’étiquette d’immigré
contribue au sentiment d’absence de reconnaissance identitaire : « Notre présent de
deuxième génération sans nationalité a-t-il un futur ? C’est en France que j’ai appris
à être Arabe, c’est en Algérie que j’ai appris à être l’Immigrée » (Boukhedenna
1987, dédicace). L’ancrage géographique classe la jeune femme d’origine
algérienne née en France dans une situation d’‘Arabe’ ou d’‘Immigrée’ selon qu’elle
est face à une identité collective ou à l’autre : A l’intérieur de l’Etat français, le
discours collectif la cantonne dans une identité d’‘Arabe’ qui marque son exclusion
ethnique et culturelle à l’identité française (« C’est en France que j’ai appris à être
Arabe »). Le retour en Algérie la place à l’intérieur de l’Etat Algérien où le discours
collectif reprend le discours français en lui donnant un statut d’‘Immigrée’ et donc de
non appartenance sur le plan légal à l’identité algérienne (« C’est en Algérie que j’ai
appris à être l’Immigré(e) »). Ainsi chaque terme (Arabe et Immigré) signifie
l’exclusion par rapport aux deux identités collectives centrales. Ces exemples
permettent de conclure que chez les auteurs issus de la première génération
après l’immigration, l’identité se construisait dans la dénonciation d’un double rejet
305
des discours collectifs centraux. Dans l’imaginaire national français en particulier, ni
Français, ni Arabes, ni immigrés, l’étiquette ‘Beur’ semblait ainsi définir ‘par défaut’
la première et deuxième générations de Français d’origine maghrébine. Ce terme a
été assez largement utilisé en littérature et des titres tels que « Les Beurs de Seine »
(1986) de Medhi Lallaoui, ou « Beur’s Story » (1990) de Ferrudja Kessas
suggéraient une certaine adhésion des auteurs eux-mêmes à cette catégorisation.
Plutôt que d’affirmer qu’elles n’appartiennent à aucune des deux cultures, les
narratrices d’Entre-deux Je et de Ils disent que je suis une beurette déstabilisent les
modèles identitaires basés sur ‘l’origine’ en faisant au contraire état de leur situation
en tant que ‘françaises’ au contact d’une culture algérienne très traditionaliste qui,
bien qu’elles en respectent les coutumes et les traditions, ne les définit plus sur le
plan national et identitaire. Même si elles réalisent que la structure sociétale
française ne leur offre pas d’espace (puisqu’elle les considère comme étant ‘beur’
donc ‘autre’), les narratrices proclament néanmoins le droit à la différence dans leur
appartenance à la France, tel que le revendique la nouvelle génération dans Entre-
deux Je :
Etre pareille aux Français et rester différente. Une génération qui a
même l’ambition de le politiser. Nos parents, immigrés ou pas,
anciens combattants, harkis, pacifistes, nos parents, en tout cas tous
Algériens, n’auraient jamais osé. Pire, de leur temps, ils auraient jugé
la démarche traîtresse. L’exigence d’une identité française ! La
hardiesse de demander des comptes à la République ! Aujourd’hui,
ils l’approuvent. Trouvent même qu’elle est juste. Légale.
Evidemment, je pense à mon père. Me demande ce qu’il en aurait dit.
Ou, plus probable, ce qu’il en aurait tu. (Belhaddad 2001, 143)
306
La proposition « de leur temps » marque une rupture totale de cette nouvelle
génération qui revendique « l’exigence d’une identité française » et qui met fin au
silence qui caractérisait la génération des Algériens immigrés en France et de leur
descendance. La difficulté de s’identifier à un groupe, qui était précédemment à
l’origine du malaise identitaire
9
des narratrices qui ne se sentaient plus tout à fait
algériennes, et pas encore complètement françaises (Laronde 1993, 144-5), ne
s’applique donc plus. Les œuvres de Soraya Nini et de Souâd Belhaddad présentent
une approche dynamique qui permet d’appréhender les particularités de la France
contemporaine en respectant et en intégrant les différences culturelles qui la
composent. Les œuvres introduisent ainsi l’idée nouvelle que la représentation du
sujet national français se modifie et évolue en fonction du contexte historique,
politique ou économique. C’est ainsi que la narratrice d’Entre-deux Je, de retour
d’un long séjour à l’étranger, fait état de l’aspect temporel ainsi que de l’évolution
des appellations labellisantes qui définissent la population d’origine maghrébine en
France : « Le mot arabe a disparu. La marche des enfants de l’immigration, en 1983,
a changé le cours de l’histoire de France. Et du vocabulaire » (Belhaddad 2001,
141). L’étiquette ‘beur’ attribuée à la narratrice d’Entre-deux Je
10
n’est pour elle
qu’un ‘déplacement’ temporel et langagier de l’étiquette ‘arabe’ :
Voilà, tout à coup, je deviens une Beur. En tout cas pour les autres.
Je note que, de toute façon, comme dans mon enfance, ce mot
d’Arabe demeure âpre au palais. En réalité, il n’a pas disparu. Il s’est
déplacé. Dans certains milieux, il a cédé la place au verlan devenu
très branché. Il faut soit le cracher, en insulte, soit le modeler, le
métamorphoser. J’ose même écrire ‘enjoliver’. Ce qui a été gommé
est précisément cette alliance du r avec le a, Arabe, cette consonance
307
rauque qui, peut-être, grésille trop, renvoyant directement à la langue
originale. (Belhaddad 2001, 143-4)
Ainsi d’après Belhaddad, l’évolution de la désignation stéréotypée qui qualifie les
Français d’origine maghrébine semble se faire dans une volonté d’effacement des
différences.
Le titre du roman de Soraya Nini, Ils disent que je suis une beurette,
symbolise à lui seul l’exploitation qui est faite de la notion de différence raciale dans
la définition de l’identité nationale. Ce titre suggère la façon dont la nation moderne
française exclut de son imaginaire la personne d’origine algérienne en soulignant
l’appartenance de cette dernière à une certaine communauté ‘beur’ plutôt que
française. Le sentiment d’ambivalence nationale contenu dans ce titre complique la
question de l’identité française et contribue à mettre en garde contre une tendance
générale à juger les personnes en les classant par groupe, c'est-à-dire par catégories
ethniques, sociales, économiques ou géographiques. L’utilisation du discours
indirect dans le titre est justement révélateur de la résistance de la romancière face à
l’usage de l’appellation ‘beurette’, sous-groupe du sous-groupe ‘beur’. Il introduit
l’idée nouvelle que cette étiquette est non seulement imposée à l’auteur, mais qu’elle
doit aussi être considérée comme un phénomène transitoire ‘dépassé’ et obsolète qui
ne correspond plus à la réalité postcoloniale de la France. Alec Hargreaves relate le
contenu d’une lettre que Soraya Nini lui a envoyée, dans laquelle elle lui fait part des
problèmes dus à la pression médiatique exercée par la maison d’édition concernant le
choix du titre de son livre :
308
The author herself intended to entitle her novel L’Entre-deux, but the
publisher proposed that it be called La Beurette, hoping that this
would increase sales. Nini refused to accept this, on the grounds that
the Beur(ette) label was alien to her. These reservations remain
apparent in the compromise formula which was finally agreed upon:
‘J’ai accepté Ils disent que je suis une beurette car ce sont les autres
qui nous appellent ainsi et non moi qui l’utilise.’ There is here a
strong desire not to be imprisoned in categories imposed from
without. (Hargreaves 1995, 95)
Frédérique Chevillot remarque en effet que les termes ‘Beur/Beurette’, sont de moins
en moins bien acceptés par ceux qui se considèrent ‘français avant tout’, la plupart
d’entre eux préfèrant désormais être appelés ‘les Français d’origine algérienne’ ou
‘les jeunes issus de l’immigration’ (Chevillot 1998, 637). Le titre du livre implique
que Soraya Nini refuse d’accepter l’étiquette ‘beur’ qui lui est donnée par les
Français, et notamment par les médias. Le roman commence par la phrase : « Je suis
née au Paradis, et il paraît que je suis une ‘beurette’, ça veut dire ‘une enfant
d’immigrés’» (Nini 1993, 9). L’attention particulière donnée dès le début du roman
à l’usage de topoï labellisants, indique que la narratrice a manifestement du mal à
s’identifier à ces appellations collectives stéréotypées. Dès la première page, cet
énoncé identifie la jeune narratrice comme étant Française de naissance, mais signale
simultanément qu’elle a conscience d’être considérée par les Français comme étant
un sujet de la différence, une étrangère. Ces étiquettes qui lui sont attribuées
émanent non pas de la narratrice Samia, mais d’autres qui ne sont pas nommés et
dont la présence est implicitement signalée par l’usage des guillemets autour des
termes « beurette » et « une enfant d’immigrés ». Le refus de l’étiquette ‘beur’
révèle une prise de conscience que les appellations stéréotypées enferment les
309
Français d’origine maghrébine dans une situation d’altérité qui ne les définit plus.
C’est la raison pour laquelle Soraya Nini n’a pas voulu conserver le terme ‘beurette’
contenu dans le titre Ils disent que je suis une beurette pour l’adaptation
cinématographique de son roman :
Lorsque j’ai rencontré pour la première fois Philippe Faucon et que
nous avons parlé du film, je n’avais qu’une exigence : que le titre Ils
disent que je suis une beurette soit changé, car il avait été choisi par
mon éditeur; le terme ‘beur’ ne correspond plus à une réalité; le terme
correcte c’est ‘enfant d’immigré’, et je parle moi-même volontiers des
‘rebeu’ […]. Le sujet essentiel du livre comme du film, c’est le
déchirement vécu par Samia entre deux cultures […]. C’est une
situation complètement schizophrénique, et c’est pour refléter cela
que le titre initial du film était : L’entre-deux. (Nini, entretien)
La réalité de la difficulté identitaire pour Nini se trouve dans la localisation d’un
espace de représentation. En faisant état d’une division au sein même du sujet
national, désignée par « le déchirement vécu par Samia entre deux cultures »,
l’oeuvre se présente comme un discours mineur qui offre des possibilités de
résistances face aux discours collectifs centraux. Ce discours mineur sert à pallier au
manque de représentation des Français d’origine immigrée dont l’identité n’est pas
encore bien définie dans l’imaginaire français: « Samia incarne cette personne dont
la définition n’est pas encore prévue », commente Philippe Faucon, en parlant du
titre de son film (Faucon, interview). En racontant une histoire située à la périphérie
d’une nation incapable de représenter la totalité de ses sujets, le réalisateur dénonce
l’absence de représentation de ces jeunes, notamment au cinéma :
La difficulté par rapport à ces personnages, vient du fait qu’ils sont
rarement représentés au cinéma
11
. On n’arrive pas à leur accorder un
statut d’individu et de personne, de personnage propre. On n’arrive
310
pas à se débarrasser d’une habitude de regard qui est de toujours les
considérer comme des images de leur communauté, comme des
représentants de leur communauté. (Entretien)
Le choix de l’identité nominale Samia pour le titre du film contribue à singulariser le
récit. Sorte de revendication d’une existence propre et unique, ce titre dégage la
narratrice de l’anonymat collectif contenu dans les appellations stéréotypées.
L’histoire particulière contribue à combler le manque de représentation identitaire en
proposant une redéfinition du sujet national français basée, non plus sur la
différence, mais sur la reconnaissance individuelle et sur l’acceptation. L’identité
nominale rend possible une réévaluation du regard orientaliste qui contamine
l’imaginaire français par le jugement général et la vision globale qu’il propose sur
‘l’Orient’ tout entier et sur ‘l’oriental’ en général. En effet, un grand nombre de
critiques soulignent les idées préconçues qui se sont développées autour de l’image
de l’immigré musulman qui est rarement considéré dans son individualité. Comme
le remarque Fred Toner, le regard occidental est resté condescendant : « The identity
constructed and imposed by the regard of the general public is difficult to reconcile
with the immigrant’s idea of self » (Toner 2000, 161). Edward Saïd affirme que
l’Orientalisme constitue « the common basis of all the beings considered » (Saïd
1993). Pour Azouz Begag : « Les discours sur les immigrés englobent toute cette
population dans le même sac (cul-de-sac) » (Begag 1990, 45). Sidonie Smith fait
remarquer que la personne occidentale perçoit habituellement l’individu comme
étant unique : « Western eyes see Man as a unique individual rather than a member
of a collectivity of race or nation » (Smith 1992, 17). Pourtant, il est curieux de
311
constater que l’occidental, à travers son regard orientaliste, voit le colonisé comme
une collectivité : « Western eyes see the colonized as an amorphous, generalized
collectivity » (Smith 1992, 17). L’occidental verrait donc le monde non européen
d’une manière globalisante et sans individualité. La singularité du titre et du récit de
vie impliquent précisément la narration de l’unicité et de l’individualisme. La
pratique de l’autobiographie par le monde non européen prendrait alors des aspects
non traditionnels et surprenants pour le lecteur. Les textes autobiographiques franco-
algériens parviendraient ainsi à mettre en motion des procédés qui rendent au sujet à
la fois sa voix et son histoire individuelles. Présentant des perspectives marginales
aux discours officiels sur la nation, ces narrations utilisent le stéréotype pour
remettre en cause les procédés par lesquels se sont constitués le savoir et le pouvoir.
Sorte de contre discours en marge de la norme, les auteurs luttent pour la
réappropriation d’une représentation culturelle capable de caractériser les personnes
issues de l’immigration en exploitant les images généralisantes qui sont
généralement utilisées par les Français de souche pour représenter la population
immigrée maghrébine en France. Dans son introduction à Culture and Imperialism,
Edward Said revient sur sa propre réflexion et suggère que ce qui manquait à
Orientalism était la prise en compte des discours oppositionnels qui ont toujours
cohabité avec la parole hégémonique dont le but est de transformer les stéréotypes en
vérité historique, anthropologique et scientifique :
It was the case nearly everywhere in the non-European world that the
coming of the white man brought forth some sort of resistance. What
I left out of Orientalism was that response to Western dominance
312
which culminated in the great movement of decolonization all across
the Third World. (Said 1993, xii)
En s’attachant à déconstruire l’image traditionnelle et stéréotypée de la personne
d’origine maghrébine et en dénonçant le rôle du regard dans l’entreprise
d’objectification orientaliste du groupe, les œuvres étudiées peuvent être considérées
comme une sorte de contre-discours à la représentation eurocentrique. En effet, les
récits s’attaquent aux stéréotypes qui présentent l’Orient d’une façon monolithique et
manichéenne
12
en insistant sur la diversité actuelle de la France. Dans The Location
of Culture, le théoricien et critique littéraire Homi Bhabha considère que les
stéréotypes contribuent à une représentation figée de la notion de ‘nation
imaginaire’ :
My anatomy of colonial discourse remains incomplete until I locate
the stereotype, as an arrested, fetishistic mode of representation within
its field of identification, which I have identified […] as the Lacanian
schema of the Imaginary. (Bhabha 1994, 76-77)
Bhabha insiste sur la nature ‘fétichiste’ du stéréotype qui n’a pas besoin de preuve
pour exister et être efficace. Il souligne aussi le poids des discours mineurs dans le
contexte des nations modernes de l’Occident :
We are confronted with the nation split within itself, articulating the
heterogeneity of its population […]. Counter-narratives of the nation
that continually evoke and erase its totalizing boundaries –both actual
and conceptual- disturb the ideological maneuvers through which
‘imagined communities’ are given essentialist identities. (Bhabha
1994, 148-9)
Mireille Rosello justifie l’hétérogénéité de la population française par une sorte de
déplacement de l’Orient : « Aujourd’hui, l’orient de la France, c’est le maghreb »
313
(Rosello 1994, 44-5). Elle affirme que « l’Orient n’est plus cet endroit mythique »
(Rosello 1994, 44-45) et parle d’un « orientalisme post-colonial » lorsqu’elle se
réfère aux stéréotypes orientalisants qui continuent à être véhiculer aujourd’hui
comme autrefois dans les textes, médias, films ou affiches publicitaires (Rosello
1994, 42). Construite depuis des perspectives situées en marge de ce que Rosello
appelle ‘la norme’, l’œuvre littéraire tente d’occuper l’espace de révision constitué
par « the nation split », le lieu de rupture interne de la nation moderne occidentale,
afin de transformer ce lieu en un espace d’expression où la parole minoritaire peut
dénoncer la dictature de la norme. C’est ainsi que Soraya Nini exploite la division
topographique entre le HLM ‘Le Paradis’ et l’extérieur qui correspond à la division
ethnique entre les gens issus de l’immigration algérienne et les Français de souche.
Faisant état d’une subdivision au coeur même de la culture française contemporaine,
la séparation entre les deux espaces est décrite dès les premières lignes du roman, à
travers un dialogue entre l’adolescente Samia et une équipe de télévision qui vient
faire un reportage sur la cité :
Bonjour! Tu habites ici?
Oui, bonjour! Pourquoi, ça ne se voit pas?
Cela devrait se voir? Me demande la dame.
Ben oui, moi quand je vous ai vus arriver, j’ai tout de suite remarqué
que vous n’habitiez pas au Paradis. Ceux qui habitent dehors, ils le
voient tout de suite, eux aussi, qu’on vient de la cité.
Et c’est quoi ‘dehors’ pour toi?
C’est les autres…
(Nini 1993, 9)
Samia identifie le ‘dehors’ comme étant ‘autre’
13
, ce qui contribue à produire une
image de la fragmentation culturelle qui résulte de la perception standardisée de la
314
norme, non seulement chez les Français de souche, mais également chez les Français
d’origine magrébine. En effet, Samia peut facilement identifier ceux qui viennent du
dehors et comprend que c’est un processus réciproque. Alors qu’elle vient de
déclarer ce qui paraît être un lieu commun, elle défie tout d’un coup cette idée reçue
en rappelant aux journalistes que « pourtant, c’est pas écrit sur notre front qu’on
habite la cité » (Nini 1993, 9). Cet exemple signale d’une part une série de
raisonnements binaires qui marque le rapport entre la norme constituée par la société
dominante et les marges. D’autre part, il attire l’attention du lecteur sur la nature
artificielle des discours officiels et médiatiques sur la banlieue. Ce passage est une
démonstration de l’utilisation stratégique que l’auteur fait des médias pour créer un
effet littéraire : en posant l’espace périphérique du HLM au centre de la narration,
Nini inverse le pouvoir du regard pour reconstruire la relation entre le sujet Français
et l’objet immigré. En effet, la description stéréotypée du lieu d’habitation de la
communauté immigrée aux odeurs de couscous et d’encens, prend un ton plus
subversif en renversant l’ordre apparent des deux espaces culturels : La cité HLM,
que la perspective française considère comme un espace périphérique marginalisé,
devient le centre culturel du roman. D’après Azouz Begag et Abdel Chaouïte, le fait
de raconter la culture immigrée dans son quotidien est un point de départ essentiel
dans la création d’une narration sur l’identité : « L’histoire de leur vision du monde
puise ses sources dans les périphéries de leur espace de vie quotidienne » (Begag
1990, 119). Ainsi, l’intrusion de l’équipe de télévision permet à l’auteur, non
seulement de critiquer le rôle des médias qui ont souvent tendance à exagérer les
315
problèmes des cités, mais surtout de s’en servir pour créer un effet littéraire qui, en
déplaçant les perspectives de la périphérie vers le centre, inverse le pouvoir du
regard : la narratrice affirme son identité en racontant sa propre histoire, d’autant
plus que le reportage ne sera finalement jamais diffusé à la télévision. Elle utilise
donc son propre texte pour faire face à l’absence de représentation et pour raconter
l’histoire que les médias ne veulent pas montrer. Le point de vue offert depuis la
banlieue se pose ainsi comme porte parole périphérique d’un espace de vie qui prend
parfois les aspects d’un site de déconstruction, mais aussi de réappropriation des
représentations culturelles et idéologiques. Devant la caméra, les mots des jeunes de
la cité prennent le sens de témoignages individuels, sorte de « contre narration de la
nation » (Bhabha 1994, 148) qui vient supplémenter les définitions identitaires des
discours tenus par les médias, hommes politiques, historiens, etc.
Grammaticalement, la réflexion autobiographique permet de prendre conscience de
la distance critique entre le ‘je’ sujet, celui qui produit le discours identitaire, et le
‘je’ qui est objet de la représentation. Cette technique permet de superposer l’image
que l’on donne de soi, à celle que les autres ont de nous. Le texte littéraire donne
ainsi au lecteur une dimension critique qui permet de déjouer les stéréotypes en
adoptant une certaine distance vis-à-vis des idées conventionnelles. Le jeu
linguistique du récit autobiographique présente une façon originale de marquer un
espace individuel de communication par la dénonciation de l’influence des médias
dans leur rôle d’appropriation et de diffusion des représentations stéréotypées dans
l’imaginaire français. C’est en donnant l’exemple d’une campagne d’affichage
316
publicitaire lancée par SOS racisme recouvrant les murs de Paris et ventant la beauté
d’une jeune maghrébine que Souâd Belhaddad dévoile, elle aussi, le pouvoir de
l’image et l’appropriation du terme ‘beur’ par les médias
14
. Elle signale les
conséquences de cette appropriation sur l’aliénation collective que subit cette
communauté par rapport au discours national français. En effet, en dessous de
l’affiche publicitaire, il y a une case à cocher parmi les trois suivantes « Je suis
beur », « Je suis très beur », « Je suis très très beur », situant la figure stéréotypée du
‘Beur’ en dehors de la norme que constitue l’idée d’appartenance à la nation
française. La narratrice d’Entre deux Je dénonce ainsi le pouvoir de la représentation
généralisante proposée cette fois par SOS Racisme qui n’inclue pas le paramètre
identitaire ‘français’ dans la définition de ce qu’est « être beur ». En manipulant et
déplaçant les « frontières totalisantes » (Bhabha 1994, 149) du discours généralisant
sur l’appartenance identitaire, le roman autobiographique contribue ainsi à la mise en
place de stratégies qui ébranlent les limites de ce que représente « être Français », et
font ressortir les tensions inhérentes au concept de nation. Les exemples de
l’affichage publicitaire dans Entre-deux Je et de l’équipe de télévision lors du
reportage dans la cité de Samia dans Ils disent que je suis une beurette, permettent de
considérer l’importance de la participation des médias dans la mise en place d’un
discours sur la différence en dénonçant l’étendue de leur pouvoir sur le contrôle et la
définition des représentations stéréotypées. Véritable révélation de la manipulation
discursive qui est faite de l’image identitaire, les deux romans marquent ainsi la
volonté d’intervenir dans le débat sur la représentation. Et c’est justement par
317
l’écriture autobiographique de son journal que Samia s’approprie le droit de raconter
sa propre histoire :
J’ai commencé mon premier journal, celui à qui je confie ma tristesse
et mon désarroi quand ceux-ci s’imposent à moi trop longtemps […].
Les livres et mon cahier journal sont devenus mes plus chers
complices et amis… (Nini 1993, 248)
McIlvanney explique le rôle important de l’écriture autobiographique comme contre
courant pour renégocier les idées développées par les médias :
Autobiography often provides narratives entry for marginalized
groups mis- or non-represented by the dominant culture. It is
perceived to constitute a means of countering the ‘inauthentic’ voices
or forms of ventriloquism imposed by the dominant group on the
subaltern. (McIlvanney 2002, 132)
L’absence de représentation dans la culture dominante de ce que McIlvanney appelle
« le subalterne » est compensée par la voix autobiographique qui habilite les auteurs
à exprimer la singularité qui leur fait défaut aussi bien dans l’imaginaire français que
dans la littérature francophone maghrébine, où l’idée de transgression du groupe
semble problématique lorsqu’il s’agit de s’approprier le ‘je’ autobiographique et
d’affirmer son individualité :
De m’approprier l’usage du ‘je’ à travers l’écriture, moi,
essentiellement éduquée à me penser au pluriel ? Dans les familles
maghrébines, on parle toujours de soi au pluriel […], ai-je bien le
droit ? Née et élevée dans une culture qui, non seulement ignore la
première personne du singulier mais la considère même suspecte, ai-
je bien le droit de me sectionner du ‘nous’ pour dire ‘je’ ? N’est-ce
pas un peu comme trahir ses origines, vouloir se séparer du groupe ?
[…] ‘Je’ et ‘Satan’ tous deux mis au même banc des maudits.
(Belhaddad 2001, 29)
318
Les auteurs utilisent le récit autobiographique singulier pour marquer leur
individualité par rapport aux stéréotypes collectifs générés par le groupe français,
mais aussi pour souligner une rupture avec les interdits qui caractérisent la
génération de leurs aînés. C’est ainsi que la résistance des narratrices face à
l’enfermement dans des représentations discursives généralisantes, telles que les
étiquettes de ‘Beur’ ou d’‘Arabe’, fait écho à un autre type de résistance face à un
enfermement instauré cette fois par le pouvoir patriarcal au sein même de la
communauté algérienne. En prédisposant les jeunes femmes à une nouvelle vie, la
transgression à ces formes d’enferment leur permet de trouver ce que Samia appelle
« cette route qui n’a pas de sens interdit » (Nini 1993, 258).
B. Du ‘sens interdit’ au ‘sans interdit’
1. Développement d’un language critique
La cité HLM, cet espace géographiquement décentré dans lequel la société
française concentre ses immigrés, n’a rien d’innocent ni de pur. Pourtant, il
s’appelle ironiquement « Mon Paradis » dans le roman de Soraya Nini. Il représente
plutôt le paradis perdu, l’héritage culturel familial transplanté qui embarrasse et fait
honte. Ce sentiment de dépréciation pousse les narratrices à revendiquer leurs
différences vis-à-vis d’un héritage familial essentiellement maghrébin qui semble
souvent freiner leur intégration identitaire à la France
15
. Ce conflit au sein même du
groupe familial offre un terrain propice à l’instabilité identitaire :
319
Vivre avec les Français. Vivre comme eux – même école, même
look, mêmes amis, mêmes loisirs. Mais surtout ‘ne pas faire comme
eux ’ […], ‘ne pas imiter les Occidentaux’. (Belhaddad 2001, 33)
L’emploi des guillemets suggère que l’idée de ne pas faire comme les Occidentaux
ne reflète pas la pensée de la narratrice d’Entre-deux Je, mais plutôt celle de sa
famille. Le cinéaste Philippe Faucon estime que le développement identitaire au
moment de l’adolescence « se construit en se confrontant à l’extérieur » (Faucon,
entretien). A travers une description des conditions difficiles dans lesquelles ces
jeunes filles n’ont pas choisi d’évoluer, l’analyse des stéréotypes révèle que le
groupe familial algérien, en restreignant la liberté des narratrices et en limitant leur
accès à l’espace public, peut se présenter comme un obstacle au processus de
construction de l’identité nationale française des jeunes issues de l’immigration. Le
lecteur est invité à pénétrer dans l’univers d’une famille maghrébine avec ses règles
et ses tabous, et à témoigner des difficultés rencontrées par les narratrices pour
trouver leur place dans la société. D’après Alec Hargreaves, ce conflit est au coeur
de l’intérêt que portent les lecteurs, et par extension les maisons d’édition, aux
œuvres issues de l’immigration :
A striking feature of the narratives selected for publication is the
frequency with which they focus on the conflict between
uncomprehending, often brutal parents on the one hand, and the
young protagonist’s desire for emancipation on the other.
(Hargreaves 1991, 96)
Plus douloureux encore que leur situation entre deux cultures, les narratrices sont
quotidiennement confrontées à un conflit entre les générations au cœur même du
groupe maghrébin. Ce conflit familial permet de créer un espace référentiel
320
extratextuel que le lecteur (re)connaît et identifie comme étant le stéréotype de
l’Arabe violent et très protecteur. Les auteurs jouent de ce stéréotype pour
démontrer que la difficulté du processus d’émancipation se fait au prix de terribles
doutes : « Ai-je bien le droit de disposer de ma vie ? » (Belhaddad 2001, 28). Il n’est
pas facile de « se séparer de la tribu [pour] s’individualiser… Terreur de nos
parents » (Belhaddad 2001, 33). Sieloff commente le trouble qui envahi les jeunes
filles d’origine algérienne:
Home becomes a place of confusion and shame, another place where
she does not belong, as the internal and external worlds clash and the
child is caught in a painful bicultural condition. (Sieloff 2004, 920)
De ce fait, une lutte pour le pouvoir se profile à l’intérieur même de la communauté.
Les narratrices se sentent aliénées par la génération des ‘anciens’ qui a internalisé le
paradigme raciste de la société d’accueil. Dans Entre-deux Je, la narratrice fait part
des impacts encore présents de la colonisation sur les personnes d’origine
algérienne :
Les dégâts de la colonisation sont là, flagrants, béants. Ce quelque
chose sans cesse à vif en nous, c’est eux. Cette haine de nous, c’est
leur mépris centenaire. Cette violence en nous, c’est eux [...]. nous
avons, en effet, une tragique capacité à la reproduire, cette violence.
Mais ça, personne d’entre nous n’oserait l’admettre. (Belhaddad
2001, 65).
Comme l’explique McIlvanney, les parents et les frères aînés sont décrits comme
reproduisant dans le milieu familial l’oppression exercée à l’extérieur :
Whatever the racism they encounter in French society, Arabic men
are shown to perpetuate that oppression within domestic domain, to
duplicate the discrimination they themselves experience.
(Mcilvanney 2002, 134)
321
Au chômage, Yacine, le frère aîné de Samia, ne semble retrouver de légitimité qu’en
se faisant le gardien des traditions. Samia explique l’appropriation du pouvoir
patriarcal par son frère pendant les cures du père parti soigner sa tuberculose en
Algérie : « Mon père n’étant pas là, il s’est proclamé Chef de Famille, comme à
chacune de ses absences » (Nini 1993, 99). Le pouvoir de surveillance prend la
forme d’une dictature dans un champ de bataille bien défini. La division entre les
membres de la famille rappelle la division qui sépare la France et l’Algérie : Les
parents et les fils aînés partent en guerre pour le maintien des coutumes algériennes,
alors que les plus jeunes enfants se battent pour parvenir à se libérer et à transgresser
les vieilles traditions. Dans le roman de Nini, le vocabulaire de la guerre est
incorporé pour décrire la position des deux camps : Foued considère son frère aîné
comme un « ennemi » (Nini 1993, 97). Samia surnomme son père « la censure »
(Nini 1993, 59-60), et tout au long du roman les filles entre elles réfèrent au frère
aîné Yacine non pas par son prénom mais par les appellations « KGB » (Nini 1993,
42) ou « l’oeil de Moscou » (Nini 1993, 70) correspondant au stéréotype de
l’inquisiteur et de l’espion pendant la guerre froide. Samia décrit Yacine lorsqu’il
part à la recherche de la soeur aînée Amel qui s’est exclue elle-même de la famille en
poursuivant une relation avec un garçon de culture différente : « on dirait qu’il va à
la guerre » (Nini 1993, 100). Il compte bien ramener sa sœur « par les cheveux, s’il
le faut » (Nini 1993, 100). Les filles préparent leur résistance au controle tyranique
de Yacine en organisant une « sortie clandestine des vêtements » (Nini 1993, 101),
qui n’est pas sans rappeler la participation des femmes dans la résistance contre
322
l’armée française pendant la lutte pour l’indépendance de l’Algérie
16
. Les fils aînés
sont « les gardiens de l’honneur » de la mère (Nini 1993, 101) qui, lors des crises
familiales, tient les réunions dans la cuisine transformée en « Quartier Général »
(Nini 1993, 101). Les enfants les plus jeunes se distancent tous provisoirement de la
famille, que ce soit par la pratique d’un sport ou de la musique. Les jeunes frères,
Foued et Malik, prennent le parti de l’émancipation des filles. Lorsqu’Amel est
surprise avec un Français, Malik rappelle à Yacine : « Elle est majeure après tout! »
(Nini 1993, 100), invocant le code légal et bien établi de l’âge adulte par la société
française. Mais Yacine répond immédiatement : « Qui parle de majorité? Tu le sais
que ça n’existe pas chez nous! » (Nini 1993, 100), rejetant la culture franco-française
et reconnaissant l’existence de ‘l’autre’ en séparant le groupe maghrébin par le
concept du ‘chez nous’. Cette séparation est aussi reconnue par Samia qui refuse les
traditions familiales : « Je ne veux pas vivre comme ça... Je ne veux pas vivre
comme vous » (Nini 1993, 242). Rejetant la conception traditionnelle de la femme
par la société maghrébine pour qui « la femme n’a pas le droit de faire telle ou telle
chose, en bref, de vivre normalement » (Nini 1993, 123), la réaction de Samia
indique qu’elle situe ‘la norme’ des principes de vie dans la société française. Face
au père et au grand frère, Samia représente la jeunesse qui lutte pour revendiquer sa
subjectivité :
Ils veulent m’enfermer derrière les barreaux des convenances, de ce
qu’il est bon de devenir pour être acceptée, reconnue et plaire à la
famille, à l’entourage. Et pourquoi devrais-je avoir envie de plaire à
ceux qui me mettent et me laissent dans la souffrance ? C’est à moi
que je veux plaire ! (Nini 1993, 244)
323
Les préoccupations identitaires ne sont pas les mêmes entre les frères aînés et les
plus jeunes. En effet, les histoires mettent en scène une nouvelle génération qui
cherche à s’intégrer et à s’incorporer à l’image de la France. Philippe Faucon, qui
tenait vraiment à marquer cette différence dans les générations au sein même du
groupe des enfants, a rajouté au film des scènes dans lesquelles on peut voir les
narratrices changer de vêtements dans la cage d’escalier en cachette des parents. Ces
scènes soulignent le fait que pour les enfants de la nouvelle génération, c’est le
regard porté par la société française qui semble primordial, alors que pour l’ancienne
génération ce qui importe c’est le regard porté par les autres membres à l’intérieur
même de la communauté musulmane. Par exemple, lorsque la sœur aînée Amel se
promène devant les voisins au bras d’un homme, Yacine réagit violemment : « C’est
la honte pour nous, pour notre famille, en plus avec un français. Je l’enfermerai s’il
le faut, mais elle ne nous fera pas perdre la face » (Nini 1993, 68-69). La
représentation sévère qui est faite de la famille maghrébine permet aux auteurs de
jeter un regard moqueur et satirique sur le monde des parents dont les traditions et le
style de vie ne correspondent plus au monde moderne français dans lequel elles
vivent.
Les représentations généralisantes que les textes autobiographiques mettent
en scène caractérisent habituellement les conditions de vie des femmes dans la
culture musulmane. L’appartenance au groupe des femmes ne parait pas être une
bonne alternative au problèmes identitaires, notamment lors du passage du statut
d’adolescente à celui de femmes :
324
Ils guettent en nous le réveil de la femme pour mieux l’assommer et
l’enfermer. Ils vous disent : ‘C’est bien de devenir grande et d’être
une femme!’, mais après, cette même femme, on dirait qu’elle leur
fait peur! Ils préfèrent l’arrêter et l’emprisonner avant que ce soit trop
tard. Mais trop tard pour qui et pour quoi? (Nini 1993, 123)
L’emploi grammatical des pronoms personnels montre que les personnes
déterminées par la troisième personne (ils) sont placés à une distance affective plus
éloignée et presque hostile par rapport aux personnes du groupe déterminé par la
première personne (nous). La référence à ‘la femme’ maghrébine faite à la troisième
personne souligne l’aliénation dans laquelle se trouve la jeune narratrice face à
l’emprise de ses parents. Nourrie par ses nombreuses lectures qui mettent en scène
des gens opprimés, notamment dans les romans de Georges Sand et de Simone de
Beauvoir, Samia conclut que c’est la religion qui opprime les femmes :
Il paraît que c’est la religion qui veut ça, et que chez nous la femme
n’a pas le droit de faire telle ou telle chose, en bref, de vivre
normalement! ‘Ça ne se fait pas chez nous’, c’est la phrase magique
pour dire qu’il lui faut absolument rester enfermée! (Nini 1993, 6)
Dans ce passage, la narratrice renverse la situation : après avoir eu pour référent les
femmes, le ‘nous’ est élargi à un groupe qui comprend toute la population
maghrébine. L’usage de guillemets pour enclore la phrase ‘ça ne se fait pas chez
nous’ marque la distance et le sentiment de détachement de Samia envers le groupe
musulman. L’emploi du ‘nous’ appartient au discours de ses parents et non pas au
sien, renforçant ainsi l’idée que la volonté d’indépendance de la narratrice est freinée
par les valeurs islamiques de la famille qui lutte pour préserver les traditions du pays
d’origine au sein du pays d’accueil. En se positionnant ainsi, Samia justifie sa
325
désappartenance et à sa famille et à sa propre communauté, tout en utilisant
habilement le ‘nous’ pour les décrire.
a) Incompatibilité des valeurs religieuses
En 2004, Sally Sieloff a recensé le nombre de Français d’origine maghrébine
à 2,5 millions, ce qui fait de l’Islam la deuxième religion en France aujourd’hui
(Sieloff 2004, 914). Elle souligne l’importance de cette religion au sein de la
structure familiale maghrébine : « Islam becomes an instrument of the home »
(Sieloff 2004, 920), soulignant l’aspect symbolique de cette religion qui représente
les valeurs des parents. Les romans autobiographiques ‘beurs’, en soulevant la
question des frontières entre ce qui est, et ce qui n’est pas admissible pour l’ancienne
génération, pointent du doigt les lieux de tensions dus à l’intolérance. Par exemple,
dans Ils disent que je suis une beurette, la pratique religieuse du Ramadan par Amel
ne coïncide pas avec les exigences de sa patronne au supermarché. Si Amel ne
rentre pas assez tôt à la maison, elle sera violemment réprimandée par son frère
Yacine, et si elle ne reste pas suffisamment tard au travail, elle sera renvoyée. Le
choix est impossible, et Amel n’a d’autre solution que de quitter et sa famille et son
travail (Nini 1993, 131). Samia, qui avoue au sujet du Ramadan : « Moi, je ne sais
plus ce que je dois croire » (90), se sent aussi complètement aliénée par la religion
musulmane de ses parents :
C’est vrai que mon father et ma mother prient, mais jamais on a su ce
que cela voulait dire. Aucune explication, aucune histoire racontée
sur la religion. Et d’un coup, on nous dit que c’est la religion qui
nous interdit de vivre comme on le voudrait. (Nini 1993, 122)
326
Ce passage met en avant la rupture idéologique qui s’est effectuée entre la génération
des anciens et celles des enfants qui se sent tributaire de traditions religieuses dont
elle ne connaît même plus l’origine, comme le traduit l’emploi du pronom générique
‘on’ dans « on nous dit ». La narratrice s’apprête donc à laisser derrière elle des
valeurs qu’elles considèrent contradictoires et discordantes. La confrontation avec la
société libérale française ouvre les yeux de Samia qui condamne le retranchement de
sa famille derrière la religion musulmane pour légitimer l’aliénation des femmes par
les hommes :
Il paraît que c’est la religion qui veut ça, et que chez nous la femme
n’a pas le droit de faire telle ou telle chose, en bref, de vivre
normalement ! ‘Ca ne se fait pas chez nous’, c’est la phrase magique
pour dire qu’il faut absolument rester enfermée ! De toute façon, il
n’y a rien qui se fait ‘chez nous’ ! La religion, elle a bon dos quand
même ! C’est trop facile ! On ne nous a jamais parlé de la religion
[…]. Jamais on ne me demande mon avis, si je suis d’accord ou pas.
Pour moi, ce n’est pas ça la religion. Je ne sais pas vraiment ce que
c’est, mais je ne peux pas croire que c’est uniquement des
interdictions qui nous rendront heureux. Du moins pour la femme,
parce que les hommes s’en sortent plutôt bien, dans cette histoire. Je
suis sure que le Livre a été écrit par un homme. Ce n’est pas possible
autrement, une femme n’aurait pas pu enfoncer et trahir ses propres
sœurs ! […] A la base, [les hommes] sont déjà méchants, et la
religion ne leur sert qu’à assouvir leur méchanceté. (Nini 1993, 123-
4)
A l’inverse de l’Algérienne Fadhma Amrouche, qui remet en cause certains principes
de la religion catholique, Soraya Nini met en évidence la trop grande rigidité de la
religion musulmane. Le port du voile par exemple, parce qu’il ne fait que recouvrir
les problèmes relatifs à la subjectivité, contribue à renforcer la représentation
orientaliste et stéréotypée de la femme musulmane comme figure anonyme et
327
générique. Mireille Rosello donne l’exemple de la Presse qui transforme un fait
d’actualité en image orientalisante :
Since the 1989 affaire du foulard (the Islamic scarf controversy that
created strange new alliances and new frictions between antiracists,
staunch defenders of secularism, and feminists), photographers have
produced endlessly repetitive portraits of female adolescents whose
political veil seems to have been put in the same cultural bag as the
Odalisques of the 19
th
century orientalist painters (Rosello 1998, 3)
A l’inverse, la confrontation entre les valeurs culturelles et religieuses de l’Algérie et
de la France peut aussi être à l’origine d’un renforcement des valeurs et traditions
maghrébines chez les femmes. Sans pour autant aller jusqu’à l’image cliché de la
femme voilée représentant une esclave dans un harem telle qu’elle était représentée
par exemple dans les tableaux orientalistes de Gérôme, le port du voile peut
s’interpréter comme étant le signe d’une revendication identitaire et revêtir des
valeurs politiques. Dans Entre-deux Je, il aide certaines femmes musulmanes à
masquer les problèmes liés à leur double identité : « Leur voile naissant tente de
dissimuler le vacillement trop dangereux entre tradition et modernité » (Belhaddad
2001, 115). Lors de l’évocation d’une relation par téléphone d’une jeune femme
d’origine maghrébine avec un homme employé aux PTT que cette dernière n’a
jamais vue, la narratrice d’Entre-deux Je souligne le rôle déculpabilisant à l’idée
seulement de porter le voile :
Le voile qu’elle envisage de porter la déculpabilise de cette liaison,
aussi innocente soit-elle. Et, cruel paradoxe, il lui paraît l’unique
issue pour sortir de l’ombre. (Belhaddad 2001, 119)
Le voile semble aussi permettre aux femmes de ne pas sombrer dans la folie :
328
Le psychiatre me raconte qu’une patiente très coquette,
particulièrement angoissée par ses fantasmes amoureux a débarqué,
du jour au lendemain, dans son cabinet, voilée de la tête aux pieds.
Son choix était vital : c’était ça ou basculer dans la folie. Remède
efficace, elle s’était en effet calmée. Un répit provisoire. Le voile
recouvre toutes les ‘mauvaises’ pensées qu’une fille éprouve. Mais
ses pensées, elles, existent toujours. (Belhaddad 2001, 118-9)
La narratrice comprend que le port du voile est un leurre dangereux :« Je réalise à
quel point le voile se veut révolution. Et combien cette révolution est un leurre »
(118). Pour elle, il n’apporte pas de solution définitive et ne sert qu’à masquer
superficiellement le malaise identitaire. La rigidité des valeurs religieuses ne fait que
renforcer la rupture idéologique et identitaire des jeunes narratrices avec leur culture
d’origine mais aussi avec la culture française. L’interdiction de jouir de la liberté
qu’offre le monde extérieur est ce qui pousse les narratrices à quitter la cellule
familiale qui est décrite comme le lieu à l’origine de beaucoup de tensions.
b) Enfermement et subordination : déconstruction des valeurs traditionnelles
Dans les oeuvres, l’enfermement participe souvent à la mise en place
d’images stéréotypées présentant la femme maghrébine sous l’emprise physique et
morale des hommes. Ce manque de liberté va être renversé par les jeunes narratrices
qui vont puiser dans cette contrainte la force nécessaire à leur quête identitaire. La
manipulation des stéréotypes liés au thème de l’enfermement souligne la tentative de
tracer une sorte ‘d’espace de manœuvre’ des auteurs à travers leurs textes qui se
déploie sur deux fronts en même temps : c’est une critique de l’attitude des Français
envers les immigrés d’origine algérienne, et c’est aussi une critique souvent assez
satirique du poids des traditions maghébines. Cette critique s’adresse à la famille
329
musulmane traditionnelle qui semble parfois faire abstraction du fait que ses enfants
sont avant tout des Français libres.
Le thème de l’enfermement pourrait suggérer l’idée stéréotypée d’une
certaine complicité entre les femmes. En effet, c’est justement grâce à une
organisation secrète entre ses sœurs qu’Amel parvient à s’échapper. Cependant,
après avoir subi la violence du ‘KGB’ (le frère aîné) pour être rentrée trop tard de
l’école, Samia se replie dans le silence à la maison, et réalise que la cohésion entre
les femmes ne suffit pas : « Je me rends compte également que nous affrontons
chacune la solitude. Nous sommes malgré notre cohésion, bien seules » (Nini 1993,
149). La solitude de Samia s’exprime aussi lorsqu’elle tombe amoureuse de
Ludovic, un jeune français rencontré au lycée. Sa joie est gâchée par la honte de sa
différence et par la peur d’enfreindre les traditions maghrébines :
Je n’ai pas le droit d’avoir envie de quoi que ce soit. Et surtout pas de
sortir avec un garçon, je n’ai pas le droit d’être amoureuse! Tu ne te
rends pas compte de la galère que c’est. J’ai trop peur de ma famille
et j’ai trop honte de le raconter à un mec. (Nini 1993, 138)
Elle explique l’échec de sa relation avec le jeune français par la différence liée à son
assimilation au groupe familial dont les relations sont basées sur des interdits:
Je ne sais pas si c’est moi qu’il a rejetée, ou le fait que je ne puisse
pas être comme les autres. De toute façon, je ne peux être que
différente […]. Il est sûr qu’un garçon ne peut s’attacher à une fille
comme moi. Je suis là avec, quelle que soit la direction que je veux
prendre, des sens interdits […]. Je suis triste parce que Ludovic m’a
lâchée, pas parce qu’il ne veut plus de moi, mais pour tous les
interdits que je représente… (Nini 1993, 149)
330
Le film met en scène de nombreuses séquences quotidiennes de la culture
musulmane, laissant ainsi s’introduirent les lecteurs et spectateurs français au cœur
même de ces traditions. C’est le cas de la scène chez le gynécologue qui a été
rajoutée au livre. Par les caractéristiques excessives qui font du regard un instrument
de pouvoir assujettissant, cet extrait contribue à tourner en dérision les pratiques de
la surveillance des parents musulmans vis-à-vis de leurs filles : Un soir, Samia et sa
sœur Naïma rentrent un peu trop tard de la plage. Après avoir violemment frappé
Samia, Yacine exige que la mère amène les deux filles chez le gynécologue pour
s’assurer que ce retard ne leur ait pas fait perdre leur virginité et ne les ait pas rendu
« fessda », c'est-à-dire ‘pourries’. Et pour mieux faire comprendre cette notion à
Samia, sa mère emploie une analogie : « Quand tu vas au marché, tu n’achètes pas
les fruits que tout le monde a touchés, n’est-ce pas ? » (Samia, 2001). Car c’est bien
de cela qu’il s’agit. Le corps de la fille devient l’affaire de tous. Lorsque la caméra
entre dans le cabinet du spécialiste, elle renvoie au lecteur l’image intrusive et
dérangeante de Naïma allongée à moitié dévêtue sur la table médicale. La scène du
gynécologue soulève la question de la façon dont la caméra filme le corps féminin
des minorités ethniques. Les plans sur Naïma ne sont pas filmés en plan directs,
mais plutôt en plans plongeants par-dessus l’épaule, ce qui accentue sa vulnérabilité
et son humiliation
17
. Ces plans contribuent aussi à renforcer la présence sur la jeune
femme d’un regard médical et objectif mais qui demeure cependant dominant et
voyeur. Obéissante et soumise, elle est assujettie aux regards indiscrets du
gynécologue et du spectateur complice. Cette technique soulève l’aspect inquisiteur
331
et gênant d’un tel regard. Lorsque le gynécologue lui apprend que Naïma est encore
vierge, la mère est soulagée, mais pas pour les raisons auxquelles on s’attendait : « Je
suis enfin tranquille vis-à-vis des gens et de ma famille ». On voit clairement que la
sexualité est traitée dans son rapport au jugement collectif. Pour la mère, le regard
porté par la société traditionnelle arabe s’avère être plus important que l’état de santé
physique et mental de son enfant. Ceci confirme ainsi l’hypothèse selon laquelle la
virginité est l’affaire de tous, un fait social. La pratique de surveillance des filles est
elle-même directement subordonnée au jugement de la communauté musulmane sur
la famille. L’accès des filles à l’environnement extérieur est limité par la crainte de
la honte qui s’abattrait sur la famille si la fille ne parvenait pas à garder sa virginité.
Lorsque le tour de Samia arrive, elle exprime son refus de se faire ausculter dans des
termes qui résument toute la problématique : « J’irai pas, c’est à moi » (Samia,
2001). La jeune narratrice s’élève contre les exigences de sa mère et de son grand
frère, et refuse d’être objectifiée. Les violences physiques auxquelles elle s’expose à
chaque contestation ne font que renforcer l’aliénation consécutive à la surveillance et
à l’enfermement imposés par le groupe familial algérien.
La séparation entre Samia et son milieu géographique et familial paraît être la
seule solution : « Pour ne plus avoir à subir ce genre de situation, je me suis promis
de ne plus recommencer. Je ne sortirai plus avec aucun garçon tant que je ne me
serai pas barrée de ce foutu Paradis » (150). La désappartenance au groupe familial
se fonde à la fois sur le souci de respecter certaines traditions du pays d’origine, et
aussi sur la volonté de se détacher de ces traditions qui freinent le processus
332
d’assimilation des jeunes issus de familles immigrées en France. La narration opère
ainsi un autre renversement des lieux communs en soulignant une volonté de
désappartenance de Samia à l’égard de sa communauté. Le lecteur se fait alors le
témoin de la volonté des narratrices, de rompre avec les chaînes familiales qui les
emprisonnent et les empêchent de bien réussir leur intégration dans la société
française. Par une remise en cause des concepts de communauté, de nation et
d’identité, Nini, Belhaddad et Faucon déconstruisent d’une manière habile le
discours sur la différence en questionnant les connotations et les stéréotypes
ethniques et raciaux afin de révéler qu’ils ne sont pas le seul fait du discours externe
(le discours français), mais que des éléments de ce message globalisant sont aussi
produits par la communauté d’origine algérienne. Les réflexions critiques des
auteurs sur les deux cultures arabe et française constituent des éléments qui
participent à la construction de leur identité. Le personnage d’origine immigrée est
présenté comme ouvert aux interprétations dans la mesure où sa composition rejette
toute réduction, et son ambiguïté se réalise dans un mouvement qui assimile des
pôles opposés mais constitutifs de l’identité. Samia rejette la structure familiale
basée sur la loi islamique qui n’a pas de sens à ses yeux : « A quoi bon vivre […]
puisque tout nous est interdit? » (Nini 1993, 27). L’isolement dans lequel elle se
réfugie reflète le problème de la résistance à l’intégration des croyances islamiques
dans les valeurs républicaines françaises. Soraya Tlati précise que la conception
séculaire de la société républicaine est incompatible avec les croyances islamiques en
ce qui concerne le système social et législatif (Tlati 1996, 398). Derrière les
333
difficultés liées à la construction identitaire, transparaît une volonté de dialoguer, un
souci d’éduquer et de présenter la perspective de leur réalité quotidienne, de dire le
racisme en parlant de la différence d’une façon autre. Prises entre les réprimandes de
leurs familles qui refusent leur mouvement vers la culture française et cette dernière
qui refuse de les accepter à cause de leurs adhérences aux coutumes maghrébines, les
jeunes narratrices subissent une double rejection. L’observation de Samia résulte en
l’absence d’un lieu dans lequel pourrait se développer l’identité des personnes issues
de l’immigration : « Il faut être conforme pour être accepté, puis aimé [...]. Et moi
alors, où je suis dans tout ça? Je ne trouve ma place nulle part » (Nini 1993, 245). La
création d’un espace ni français ni maghrébin devient alors nécessaire afin
d’échapper à cette rejection mutuelle. Les romans dépeignent le voyage émotionnel
qui amène les narratrices à un état de maturation nécessaire pour concrétiser leurs
projets de départ. Le sentiment de culpabilité qui résulte de la séparation avec la
culture d’origine maghrébine, lorsqu’il est juxtaposé au désir d’appartenance à la
nation française, produit une image fragmentée composée d’éléments biculturels. La
préoccupation avec le départ des jeunes protagonistes est le résultat de la situation
transitoire entre ces deux mondes (Laronde 1993, 100). Le désir de partir est
provoqué par la condition instable dans laquelle vivent les enfants d’immigrés
(Hargreaves 1991, 164) qui souffrent de la tension entre leur isolement et le désir
d’être accepté par la société française. Cette tension est centrale aux problèmes
identitaires des narratrices, mais elle ne participe plus à leur déconstruction
identitaire. Au contraire, dans les trois œuvres étudiées, la tension entre les deux
334
cultures française et algérienne est ce qui contribue à présent à la transgression
identitaire des jeunes narratrices et à leur émancipation anticipée.
2. Un espace neutre comme lieu possible de transgression identitaire
Le thème du départ trace une démarcation sans précédent aussi bien avec les
coutumes de la culture maghrébine traditionnelle, qu’avec les romans beurs qui ont
précédés. En effet, la lutte contre le pouvoir hégémonique de la famille se traduit par
la lutte des narratrices pour une liberté qui était loin d’être acquise dans les romans
de la première génération. Nous avons vu précédemment, à travers quelques
exemples, que la tendance générale des œuvres littéraires écrites dans les années
quatre-vingt par des auteurs d’origine maghrébine indiquait que la tension résultant
du malaise identitaire des protagonistes se traduisait par des situations dont les issues
étaient presque toujours malheureuses et sans espoir. Entre-deux Je et Ils disent que
je suis une beurette, ainsi que l’adaptation cinématographique Samia introduisent au
contraire une perspective nouvelle et optimiste. En exposant les représentations
généralisantes qui caractérisent habituellement les conditions de vie des femmes
dans la culture musulmane, ces trois œuvres participent à l’incorporation dans les
mentalités de l’idée moderne du refus et de la révolte contre une destinée souvent
bien douloureuse. Nini et Belhaddad font un bilan à la fois critique et nécessaire de
leur situation difficile. Mais plutôt que de présenter une fin tragique, leur roman
autobiographique témoigne au contraire de l’émancipation réussie des narratrices.
Les auteurs présentent le départ comme une ouverture aussi bien des esprits et des
mentalités, que de l’espace géographique dans lequel s’inscrit la recherche
335
identitaire. Qu’il s’agisse du départ de la narratrice d’Entre-deux Je, de celui de
Samia ou encore de sa sœur Amel, la préparation à chacune de ces séparations avec
la famille donne son originalité aux histoires et devient une sorte de leitmotiv qui
tient le lecteur en haleine. Nous allons voir que les tactiques de résistance employées
par les narratrices contre le pouvoir quel qu’il soit, permettent d’entreprendre un
départ vers un lieu autre et différent. Homi Bhabha propose un concept théorique : il
introduit la notion du ‘Third Space’ ou ‘tiers-espace’, un lieu autre, situé à l’extérieur
des bipolarités traditionnelles qui marquent l’histoire de la colonisation :
The language of critique is effective not because it keeps for ever
separate the terms of the master and the slave [...] but to the extent to
which it overcomes the given grounds of opposition and opens up a
space of translation, a place of hybridity, figuratively speaking, where
the construction of a political object that is new, neither the One nor
the Other, properly alienates our political expectations. (Bhabha
1988, 10)
L’ambivalence qui habite les romans se présente comme un double mouvement
d’éloignement et de rapprochement, d’appartenance et de désappartenance. Mais
contrairement au mouvement de la pensée qui annule les différences entre thèse et
antithèse en les résorbant dans une synthèse, la lecture du texte littéraire comme
tiers-espace critique et théorique se veut un point de départ qui doit amener le lecteur
à déceler une hybridyté textuelle tissée de résistance.
a) Entre-deux Je : transgression comme refus de l’aliénation
Le roman autobiographique de Souâd Belhaddad met en avant les tensions
provoquées par le désir d’appartenance à la société française et les exigences de la
famille musulmane qui, en aliénant les jeunes protagonistes du monde extérieur,
336
contribue à les plonger dans des situations schizophréniques. La fracture résultant du
déchirement entre les deux cultures a de fortes répercussions psychologiques sur
l’individu, comme l’explique la narratrice d’Entre-deux je lorsqu’elle fait état de son
sujet divisé :
Etre ‘une’ dedans et ‘une’ dehors. Et sans cesse devoir négocier entre
les deux. Bondir d’une réalité à l’autre, sans laisser percevoir un
quelconque attachement à aucune d’entre elles. (Belhaddad 2001, 46)
La situation au croisement entre l’Algérie et la France risque de faire sombrer dans la
folie la narratrice d’Entre-deux Je qui se trouve au cœur d’une conjoncture qui est
elle-même en état de schizophrénie :
L’Algérie me révèle quelque chose de terrible : ce pays, lui aussi, vit
une terrible schizophrénie. Comme moi, il a un coté français et un
coté arabe […]. Je vois deux pays en un. Deux Algérie musulmanes,
mais l’une en décalage avec l’autre. J’assiste aux mêmes dilemmes
que les miens : devenir modeste ou garder ses traditions? L’Algérie
est entre deux je, elle aussi. (Belhaddad 2001, 69-70)
Véritable dédoublement de personnalités qu’elle ne peut pourtant ni l’une ni l’autre
complètement embrasser, la narratrice se trouve propulsée au cœur d’une crise
identitaire qui parait incontrôlable et sans issue. D’un coté, le clash quotidien des
deux cultures en France ne lui est plus supportable. D’un autre et malgré son amour
pour l’Algérie, la narratrice ne pourrait pas supporter de vivre comme les autres
femmes de ce pays :
Elles m’envient d’habiter à Paris mais n’y vivraient pourtant jamais
parce que, pour rien au monde, elles ne quitteraient leur pays […].
Elles se sentent profondément filles de l’Algérie et expriment dans ce
choix l’illusion de leur modernité. ‘C’est mon choix’ répètent-elles,
brandissant ainsi, sans le savoir, la seule décision de leur vie qui peut
leur appartenir. (Belhaddad 2001, 68-9)
337
Les fréquents voyages en Algérie de la narratrice pendant les vacances d’été, et plus
tard dans le cadre de son métier de journaliste, lui permettent d’établir des études
comparatives et comportementales entre les hommes et les femmes. Témoin visuel
des injustices et des inégalités que subissent ses cousines en Algérie, la narratrice tire
parti de l’histoire autobiographique singulière pour faire une critique acerbe du
système patriarcal algérien dont la violence fait souffrir les femmes jusqu’à les faire
parfois tomber dans la folie :
Elles n’imaginent pas de changer le cours de cette destinée. Parfois,
la folie s’en chargera elle-même, détournant leur vie de promise en
celle d’une ‘maboula’ ou ‘maarda’, malade ». (Belhaddad 2001, 69)
Cependant, la narratrice constate qu’en France, les mêmes tabous se transmettent
encore d’une génération à l’autre sans jamais disparaître, et que l’émancipation n’est
pas encore un phénomène généralisé même parmi la future génération de jeunes
Françaises d’origine immigrée :
Un jour, récemment, à Paris, j’ai rencontré Radia : même origine,
même culture, même éducation, mais d’une autre génération. Vingt
ans de moins, elle me raconte sa vie de fille partagée entre deux
amours, entre deux raisons, deux légitimités. Elle aime en secret. Un
Français. Elle juge la virginité très dépassée. Mais elle y tient.
Enfin, pas pour elle… pour les parents […]. Par pudeur, par orgueil,
par défense et parce qu’elle a de l’humour, aussi, elle masquait sa
souffrance sans guère y parvenir. Vingt ans d’écart… C’est peu?
C’est trop? Pas assez? (Belhaddad 2001, 158)
Dans une volonté d’échapper à cette destinée et parce qu’elle ne peut plus imaginer
sa vie ni en France ni en Algérie, la narratrice part habiter en Italie à l’age de vingt
ans :
338
Ce pays [l’Italie] est tout ce que je désirais, et je ne le savais pas !
Tout ce que j’attendais depuis le moment où j’ai quitté l’Algérie et où
la France m’a été infligée. Il est la balance idéale entre mes deux
cultures. Mais surtout ceci : il m’accueille sans rien exiger de moi.
Sans me demander d’en préférer une […]. Lorsqu’on me demande
d’où je viens et où je vis, on s’enthousiasme de mon double label
d’origine. (Belhaddad 2001, 101-2)
Curieusement, c’est l’éloignement avec les deux pays à la fois, la France et l’Algérie,
qui lui permet d’apprécier les aspects positifs de sa double culture. Effectuant ainsi
ce que Michel Laronde appelle ‘un double décrochage’, la narratrice peut enfin
prendre le recul nécessaire par rapport aux deux référents identitaires principaux.
C’est justement cette prise de distance qui ouvre la porte à l’autocritique et permet
finalement à la narratrice d’apprécier la richesse de la double culture :
C’est réussir par un double décrochage (ni l’un, ni l’autre) une
opération de distanciation et découvrir la face cachée de l’identité en
redonnant un sens plein à la différence qui devient alors pont entre
deux identités […]. La prise de conscience de la différence est la
reconnaissance de l’écart où la société tient l’Etranger; le repli dans
l’entre-deux est la prise en main de cet écart comme étrangeté
irréductible que l’Etranger refuse de laisser absorber dans le
nivellement de la société moderne. (Laronde 1993, 149)
Le départ se pose comme élément indispensable à la distanciation nécessaire pour
faire le point sur la double identité. L’Italie constitue le « pont » entre les deux pays.
Elle représente un espace neutre où les deux identités française et algérienne peuvent
cohabiter harmonieusement et s’exprimer librement. Enfin libérée de tout stéréotype
ethnique, historique, racial, politique ou religieux, la narratrice peut enfin
commencer à soigner ses blessures identitaires :
Entre lui [ce pays italien] et moi, il n’y a pas de guerre, pas de rapport
de force, pas de mémoire, pas d’événements, pas d’accord minéraux,
339
pas de dette. Pas de condescendance, pas de rancune, pas de
rédemption ni de culpabilité. Je lui dois tout, ou plutôt le début de
tout. Le début de la guérison […]. Avec une patience infinie, il
exorcise l’enfant, les peurs. Toutes les peurs. Celle du noir, celle
d’être abandonnée, d’être punie, châtiée, rejetée, celle d’être mal
aimée, pas assez aimée, trop aimée. Il éradique la solitude que je
porte depuis toujours. (Belhaddad 2001, 131)
Ayant réussi son émancipation identitaire, la narratrice d’Entre-deux Je peut alors
endosser un rôle de porte-parole et s’appuyer sur son histoire personnelle pour faire
passer le message qu’il est possible d’échapper à l’aliénation et à la violence :
Je me demandais où j’en serais, qui je serais si je n’avais pas rompu
un tout petit maillon de la chaîne. J’ai raconté comment la brisure
s’est faite et que, ô surprise, je n’en suis pas brisée. Je goûte même la
sérénité, c’est dire si la vie réserve de grandes surprises […].
L’harmonie existe puisque je l’ai rencontrée […]. Souvent, l’envie de
partager le chemin que j’ai parcouru. Il m’arrive d’intervenir dans
des lycées. Sans prétention autre que celle de témoigner : il n’y a pas
de modèle, pas d’exemple à prôner ou à suivre, juste du possible à
suggérer […]. Je leur dis ce possible que je vis, sans m’attarder sur le
prix payé –tous le devinent. Je dis seulement ce qui, hier,
m’apparaissait inaccessible et qui nomme maintenant ma réalité
présente. (Belhaddad 2001, 157-8)
Le bonheur et la plénitude remplacent dorénavant le poids historique du passé,
l’hégémonie, l’aliénation, la violence, la peur et la culpabilité. C’est loin de ses
origines que la narratrice trouve une certaine unité identitaire :
Le lien entre l’Algérie et la France, ces deux terres dont on m’a dotée
dès l’enfance, était trop chargé, trop douloureux : par instinct de
survie, depuis plusieurs années, j’ai donc choisi de multiplier les
géographies, les pluriels des territoires, pour devenir Une.
(Belhaddad 2001, 125)
Le départ se pose ainsi comme contre poids à la démence dans laquelle cette
situation risque de plonger la narratrice entre deux cultures. Ce ‘double décrochage’
340
à la France et à l’Algérie est la preuve que la littérature issue de l’immigration est
désormais bel et bien une littérature de ‘désappartenance’ (Rosello 2003, 13-24),
c’est-à-dire une littérature dont les auteurs refusent les catégories collectives,
notamment ethniques et nationales, qui leur paraissent inutilement simplificatrices.
Entre-deux Je met en avant un discours identitaire qui peut s’exprimer dans un
espace discursif autre que celui de la France ou de l’Algérie. L’Italie s’offre ainsi
comme une sorte d’espace médiateur, de ‘tiers-espace’ grâce auquel la difficulté qui
résulte de la double appartenance peut enfin être identifié, dans le discours sur la
représentation, comme étant une double richesse.
b) Ils disent que je suis une beurette : transgression du regard collectif
Le thème du départ est présent dans tout le roman. Cinq des huit enfants de
la famille Nalib ont quitté la maison familiale pour aller travailler ou étudier. La
préoccupation de Samia pour le départ s’intensifie avec le temps et est attisée par
l’exemple de sa sœur aînée Amel qui s’est enfuie pour aller vivre avec son fiancé.
Au début du roman, Samia a douze ans et n’est pas une élève très motivée. Pour la
jeune écolière de Ils disent que je suis une beurette, le départ n’est d’abord que
mental et l’évasion de la salle de classe se fait par la rêverie :
Moi, j’ai rien à dire à l’école, je m’ennuie, alors j’attends que la
journée passe […]. J’écoute pas. Je le fais pas exprès, mais j’arrive
pas à écouter pendant longtemps. Alors, je pars ailleurs, je sais même
pas où, mais j’y vais et j’y suis tranquille. (Nini 1993, 20)
Ce voyage mental intérieur soulage momentanément Samia, qui supporte mal sa
confrontation quotidienne au réel. La difficulté d’être incomprise, non seulement par
341
les Français de souche à cause de ses différences, mais pire encore par ses proches
qui la culpabilisent si son intégration à la France se passe trop bien. La dernière
scène du roman, qui décrit le départ de Samia contre la volonté de sa mère et à l’insu
de son père et de son frère, est rendue tragique par les conséquences culturelles de
son action. À cause de la honte et du déshonneur qu’elle va causer à ses parents si
elle part, le père ne devrait plus jamais permettre le retour de sa fille. Mais le texte
choisit la parodie pour renverser la situation et retourner le regard négatif du groupe
musulman non plus sur Samia, mais sur les parents eux –mêmes :
Je sais qu’ils ne me laisseront pas devant la porte si je reviens, car
même si je suis coupable à leurs yeux d’être ce que je suis, c’est-à-
dire dérangeante, ils n’oseraient pas me laisser dehors sous le regard
des voisins. Ils auraient bien trop honte que l’on puisse dire au
Paradis que la fille Nalib a mal tourné à cause d’eux. (Nini 1993,
256)
Coupable aux yeux de ses parents, Samia est « dérangeante » non seulement par le
fait qu’elle risque de « mal tourner », mais surtout parce qu’elle risque de « mal
tourner à cause d’eux ». En provoquant un renversement stratégique des
conséquences de son départ, la narratrice provoque une discontinuité des
contradictions internes au discours familial. La transgression que provoque le départ
de Samia opère un renversement structurel qui n’est pas toléré par la communauté
algérienne. La narratrice exploite l’ironie de ce renversement pour rendre possible
son départ, en misant sur la honte dérangeante grâce à laquelle la transgression ne
sera pas divulguée au reste de la communauté. D’un côté, ce départ ‘dissimulé’
permet à Samia de marquer discrètement son refus d’adhérer aux règles qui régissent
342
la communauté algérienne ; D’autre part, il lui donne la possibilité d’attester sa
désappartenance à la communauté musulmane sans subir les conséquences de devoir
être totalement désavouée par sa famille. Comme le suggère Laronde en parlant de
la littérature beur en général, la crise identitaire trouve presque toujours une
résolution dans un mouvement unidirectionnel des narratrices vers la France
(Laronde 1993, 144). Ce détachement peut s’interpréter dans un mouvement général
d’intégration de la narratrice à la société française, et, comme le fait remarquer
Soraya Tlati, dans une volonté d’effacement des différences : « The Beur generation
tends to blur the limits between what is specifically French and what is foreign »
(1996, 414). Samia part de chez elle en quittant sa mère sur le pas de la porte. Le
regard auquel s’expose le père s’il révèle le départ de sa fille au reste de la
communauté, laisse supposer que la séparation de Samia avec sa famille n’est pas
définitive. Soraya Nini parvient ainsi pour la première fois à faire coïncider les
notions d’émancipation et de transgression, avec le maintien d’un certain degré de
préservation de la notion d’héritage culturel.
c) Le film Samia : transgression symbolique de l’enfermement
La scène du départ qui a été choisi pour la version cinématographique diffère
de celle qui clôture le roman de Soraya Nini. Dans l’entretien, Philippe Faucon
explique que pour les besoins du film, il a du choisir une fin complètement
différente :
Le garçon qui jouait le petit frère, le plus jeune des garçons, était
concerné par la fin du film. C’est-à-dire qu’à la fin du film telle
qu’elle était écrite, il venait trouver sa sœur dans la chambre, et il
343
avait vis-à-vis d’elle une espèce d’attitude à la fois ironique mais en
même temps un peu admirative, parce que Samia avait tenu tête à son
frère aîné et on sentait que chez lui, il y avait quelque chose qui était
déjà différent de l’attitude de son frère aîné. Et je n’ai pas pu tourner
cette fin parce que le jeune garçon, avec qui j’avais commencé le
tournage, a grandi de dix centimètres, a mué et a changé de voix, donc
on s’est retrouvé devant un problème et il a fallu imaginer une autre
fin, et c’est pour ça que la fin est devenue celle que l’on voit dans le
film, c’est-à-dire le départ en bateau pour l’Algérie. (Faucon,
entretien)
Faucon explique pourquoi il a « un petit regret » d’avoir dû supprimer la dernière
scène avec Foued : « Elle avait, pour moi, la fonction de dire que chez le plus jeune
des garçons il y avait quelque chose de différent qui s’annonçait » (Faucon,
Entretien). Cette dernière scène avec le petit frère, Philippe Faucon a donc du la
remplacer par une autre scène susceptible de rendre également le clivage des
mentalités entre les deux générations dans la famille. Pour cela, le cinéaste a choisi
d’ajouter une scène finale de départ qui n’existe pas dans le livre, mais qui contribue
à représenter une certaine ouverture vers un espace géographique autre que la France
et l’Algérie. Ce lieu autre est représenté cette fois par l’océan qui, comme l’Italie
dans le roman de Belhaddad, fait aussi office de « pont » entre les deux pays. Samia,
sa mère et ses sœurs sont filmées seules, sur le pont d’un énorme bateau de la
compagnie ‘Algérie ferries’ qui s’éloigne des côtes de Marseille, laissant derrière lui
les tours des quartiers Nord. Le contact avec l’autre continent se fait ainsi par
l’intermédiaire des femmes chargées d’entretenir les relations avec le père malade en
Algérie et de perpétuer la mémoire ancestrale. Les derniers plans du film offrent des
images entrecoupées du bateau synonyme de liberté et d’évasion, qui s’opposent
344
directement au visage inquiet de Yacine resté au port, qui représente les restrictions
et le pouvoir déchu. La mère fait promettre à Yacine qu’à leur retour en septembre,
la violence cessera. Soraya Nini dévoile ainsi que le départ n’est pas définitif :
La fin, pour moi, est une fin ouverte. Elle a souvent posé des
questionnements par rapport à des personnes qui disaient ‘on ne sait
pas si elles vont revenir’. C’est vrai que la question peut se poser,
mais dans le dialogue, on a été clair avec Philippe en faisant dire à la
mère ‘quand je reviens en septembre’. (Nini, entretien)
Plutôt que de filmer une simple sortie par la porte d’un appartement, les effets
visuels de la scène sur le bateau renforcent le sens symbolique que prend le départ de
Samia. Cet acte représente l’espoir d’un changement et la possibilité d’un nouveau
départ dans la vie pour toute une génération. Le film met en scène des images
stéréotypées qui reproduisent l’imaginaire du cinéaste français. Par exemple, l’idée
de liberté est représentée par la façon dont les femmes sont filmées, cheveux aux
vents sur le pont illuminé de soleil du bateau qui s’éloigne, majestueux. Cette image
clichée sert à contrebalancer le stéréotype de la violence maghrébine et du pouvoir
patriarcal exercé sur les femmes. Philippe Faucon avoue :
Cette fin que j’ai choisie en cours de tournage, pour moi, c’est une
scène qui a le sens d’une ouverture, d’une entrée dans la vie : le
bateau, la mer, le ciel, tout d’un coup il y a quelque chose de très
ouvert par rapport à une histoire qui effectivement fonctionne
beaucoup dans l’enfermement et la résistance à l’enfermement.
(Faucon, entretien)
L’épisode qui clôture le film procure un sens d’équilibre à la version
cinématographique qui présente très peu de séquences filmées à l’extérieur du cercle
familial. Les scènes de Samia à l’école ou avec ses amis sont, par exemple,
345
beaucoup moins nombreuses que dans le roman. Cependant, le départ filmé de
Samia ne contredit pas les messages fournis par le livre de transgression et
d’émancipation par rapport aux règles qui régissent la communauté algérienne. Il
laisse au contraire le spectateur avec l’image positive et forte du bateau sur l’océan
comme l’emblème d’une fin de l’enfermement, et aussi comme un moyen de
(re)connexion possible entre l’Algérie et la France. Dans leurs analyses, Alec
Hargreaves (1991, 164) et Michel Laronde (1993, 126) suggèrent que le départ des
narratrices reproduit en quelque sorte l’expérience migratoire des parents, et l’image
stéréotypée du bateau sur l’océan symbolise un espace transitoire et transnational qui
rend le lien possible entre les deux pays. C’est ainsi que cette nouvelle génération de
jeunes femmes issues de l’immigration affiche son identité dans un espace autre que
celui du groupe sociopolitique ou culturel français et Algérien, et atteste que
l’identité peut trouver sa singularité en dehors de cette binarité. Nous allons voir que
l’écriture s’inscrit dans cet espace situé entre-deux, ce ‘tiers-espace’ dans lequel
l’identité peut enfin se revendiquer librement, tout en exprimant l’unicité, mais aussi
les différences et les caractéristiques de la double culture.
II. L’identité dans la différence
Etape essentielle de transition vers une autre façon de penser, nous avons vu
que les trois œuvres mettent en scène une rupture physique et idéologique révélatrice
d’un double besoin des narratrices de s’émanciper de l’enfermement institué par les
traditions familiales maghrébines, et de sortir de l’enfermement dans les
346
représentations stéréotypées perpétré par l’imaginaire national français. Je propose à
présent de voir comment les auteurs utilisent l’espace littéraire dans lequel
foisonnent les stéréotypes, pour mettre en place des techniques discursives servant à
signaler l’évolution dans leur façon de penser l’identité française. En partant de
l’idée que l’intensité d’un stéréotype n’est pas tant dans ce qu’il dit d’un groupe
ethnique (aspect descriptif), que dans la façon dont il le dit (aspect déclaratif), je vais
dégager les techniques d’utilisation des stéréotypes dans les textes et démontrer
qu’ils servent à implanter un espace référentiel extratextuel qui est familier au
lecteur. Ce dernier sera ainsi plus réceptif aux revendications des auteurs qui vont
alors faire du métarécit le lieu où, par une opération stratégique de basculement des
stéréotypes, pourront s’exprimer les diverses tensions relatives aux problèmes de la
représentation nationale.
A. Stratégies discursives et techniques d’utilisations des stéréotypes
1. Création d’un espace référentiel extratextuel : ‘effet de réel’
et ‘itérativité’
La narration doit être conforme à certaines attentes du lecteur qui peut ainsi
avoir recourt à un référent extratextuel qui lui est connu. Le stéréotype va donc être
utilisé comme instrument pour permettre de donner au récit un ‘effet de réel’ qui
correspondra à ‘l’horizon d’attente’ du lecteur. L’œuvre littéraire définit et se définit
elle-même, selon le mot de Jean Starobinski
18
, par ce qui l’avoisine, c’est-à-dire
qu’elle ne peut que s’intégrer dans cette réalité extérieure tout en l’intégrant. C’est
en restituant la réalité extra-textuelle que le roman peut faire voir sa réalité. Telle
347
que le suggérait la technique du ‘flan’ qui servait à la reproduction typographique
dans l’imprimerie du 19
ème
siècle, le stéréotype se doit d’être une représentation la
plus conforme possible à la réalité.
Dans l’entretien, Soraya Nini semble essentiellement préoccupée par les
éléments autobiographiques qui contribuent à l’aspect ‘véridique’ de son oeuvre.
Inspirée par sa propre histoire de fille d’immigrés Algériens qui a grandi à Marseille,
elle apporte des informations sur les différences entre certains détails de sa vie et le
récit du livre. Elle reconnaît, par exemple, ne pas avoir grandi en cité, mais explique
qu’elle y a beaucoup travaillé en tant qu’éducatrice, notamment dans les quartiers
Nord de Marseille : « Ce n’est pas vraiment une fiction car c’est un vécu
professionnel » (Nini, entretien). Sans revendiquer ouvertement l’appartenance de
son œuvre à la catégorie ‘autobiographique’, Nini s’inspire de nombreux éléments de
sa vie, comme en témoigne aussi la série de photos de famille qui défilent à l’écran
juste avant le générique de fin du film, participant ainsi à renforcer ‘l’effet de réel’.
Dans un savant pelle mêle de fiction et de réalité, de vieilles photos de la famille de
Soraya Nini sont mélangées à des dessins et à un panaché d’autres photos plus
moderne et en couleur extraites du film.
Aux éléments autobiographiques de l’auteur, viennent s’ajouter dans
l’adaptation cinématographique l’imaginaire et le regard français du réalisateur.
Dans l’entretien, Soraya Nini explique le caractère enrichissant d’une telle
collaboration qui profite d’une certaine distanciation et de la perspective de recul
d’un cinéaste qui n’est pas issu de l’immigration :
348
On m’avait souvent dit que s’il devait y avoir une adaptation
cinématographique, il était indispensable qu’elle soit faite par
quelqu’un de la même origine que moi, et ça c’est un enfermement de
plus. C’est comme les acteurs issus de l’immigration qui ne peuvent
jouer que des rôles de re-beux ou de beurs. Et bien non. Une
sensibilité peut heureusement suffire à comprendre, à connaître, à
s’intéresser et à développer une histoire qui, apparemment, soit loin
de nous. Donc, j’étais très contente de ça parce que j’ai du mal avec
l’enfermement. C’est lié à mon histoire. (Nini, entretien)
Dans l’adaptation cinématographique, Philippe Faucon contribue à ‘l’effet de réel’
en préférant tourner par exemple avec des acteurs non professionnels. Le casting de
Samia, constitué d’acteurs amateurs, contribue à donner cet accent ‘réaliste’ à
l’histoire, même si le réalisateur ne peut pas éviter les grands clichés parce qu’ils
sont, comme le rappelle Mireille Rosello « des phénomènes culturels inévitables et
persuasifs » (Rosello 1994, 29). Le cinéaste avoue s’être appliqué à reproduire la
réalité de la manière la plus fidèle possible :
L’intention que j’avais à propos de cette histoire que j’ai mise en
scène, c’était d’aborder ces personnages comme de vrais personnages,
ça veut dire des personnages faits de complexité, de contradiction,
d’ambiguïté, de sentiments opposés, de tout ce qui fait une personne
humaine, un individu. (Faucon, entretien)
Dès le début du film, on assiste à la mise en place d’un décor très stéréotypé pour
représenter ‘une famille beur typique’ telle que le Français de souche l’imaginerait :
Dans l’appartement au décor très oriental, tout le monde est habillé en tenues
musulmanes traditionnelles, seuls les fils portent des vêtements européens. C’est une
famille qui respecte les coutumes et les pratiques religieuses telles que le Ramadan.
La première scène du film sur la vie de famille les montre en train d’écouter la prière
en arabe diffusée sur Radio Soleil avant le dîner. Jeremy Hawthorn explique que
349
pour la plupart des théoriciens, le pouvoir du stéréotype repose sur sa capacité à
représenter, ou plutôt à ‘se faire passer pour’ la réalité :
According to many theorists a stereotype is only fully effective in
disseminating a particular ideology when it is not recognized as a
stereotype but taken as truth or nature –naturalized. Processes of
manipulation may involve the conscious use of stereotypes, as in
propaganda or media campaigns, but stereotypes may be used
unknowingly. Stereotypes are, it has been argued, part of the means
whereby subjects are interpellated by ideological forces. (Hawthorn
2000, 335)
Intentionnellement employé ou pas
19
, le stéréotype est toujours présenté sous sa
forme la plus vraisemblable, et son efficacité se mesure par rapport à son degré de
crédibilité et de manipulation des idéologies. Pour être efficace, en plus de donner
au récit un ‘effet de réel’, le stéréotype doit être reproduit plusieurs fois. Il évoquera
ainsi une idée tellement commune qu’elle n’aura plus besoin d’être démontrée et son
origine si lointaine ne permettra plus de prouver la véracité de ses fondements.
Mireille Rosello emploie le terme ‘itérativité’ pour exprimer ce phénomène de
répétition :
An ethnic stereotype is above all defined by a high degree of
iterativity. An ethnic stereotype is like a form of contamination; it is
a strong element of iterativity that insinuates itself like some sort of
bacteria to a general statement about a group or a community. The
stereotypical infection then turns nondemontrable statement into an
instantly memorable formula that parades as common sense, truth,
and wisdom. In the next stage, the ideological content, what the
stereotype says about a certain racial or ethnic group then appears to
be the stereotype itself. (Rosello 1998, 37)
L’impossibilité de vérifier l’aspect ‘véridique’ d’un stéréotype, ce que l’on pourrait
appeler ‘l’identité’ du stéréotype n’est pas tant dans ce qu’il dit d’un groupe
350
ethnique, que dans la façon par laquelle il manifeste son existence, c'est-à-dire dans
la fréquence de sa répétition. En effet, le fait de ‘répéter’ un stéréotype est une
forme de pouvoir, une stratégie discursive dont l’aspect véridique non identifiable, ce
que Rosello appelle « nondemonstrable statement », son ‘ambivalence’ se répand
dans l’imaginaire comme une épidémie de sens communs. La répétition est donc
une phase nécessaire dans la dénonciation d’un stéréotype. Pour cette raison, les
auteurs doivent répéter au moins une fois ce que la culture dit au sujet des jeunes
d’origine algérienne, s’ils veulent pouvoir ensuite déconstruire les idées communes
qui semblent les représenter. C’est ainsi que dans Ils disent que je suis une beurette,
Samia et ses soeurs jouent à donner des étiquettes en créant des sobriquets pour
identifier des membres de la famille. Quand une tante arrive d’Algérie pour un long
séjour chez eux, sa ‘différence’ fascine les enfants qui la baptisent « Géronimo ».
Voici comment Samia décrit l’altérité de sa tante :
On imaginait pas qu’elle était comme ça. On dirait un indien, ceux
qu’on voit dans les films de cow-boys. Elle a deux tresses de chaque
côté de la tête et ses cheveux sont presque gris. En plus, elle est
tatouée à la figure, au front, au menton, et même aux mains. (Nini
1993, 27)
La description que Samia fait de l’altérité de sa tante algérienne, non seulement
solicite le stéréotype de l’indien qui pourrait être interprété comme le symbole de la
sauvagerie pendant la colonisation américaine, mais évoque aussi un certain
exotisme orientaliste que la narratrice reprend lors de l’arrivée d’une deuxième tante
surnommée « Cochise », en empruntant cette fois le stéréotype de ‘l’Arabe ignorant’
351
pour décrire cette tante ingénue qui n’était jamais sortie du bled et qui découvre les
progrès de la technologie moderne. L’auteur lance alors le stéréotype :
C’est le premier voyage de sa vie et la première fois qu’elle vient en
France. Tout est surprise, et l’une des plus grandes est sans aucun
doute la télévision. Est-ce que ce sont de véritables personnes qui
gesticulent à l’intérieur de cette boite? […]. Comment font-elles pour
se rapetisser autant et rentrer dans la télé? Il faut dire que là, ma
mother est impuissante à donner une explication quelconque. Nous
sommes écroulés de rire à voir la tête de Cochise [la tante] (Nini
1993, 133)
Par un effet de basculement du stéréotype, c’est pourtant cette même tante dépeinte
comme ‘Arabe ignorante’ qui, à peine arrivée, est la seule qui fasse preuve d’une
lucidité et d’une intelligence suffisante pour arriver à comprendre et à formuler les
raisons du malaise identitaire de Samia et de ses sœurs. En effet, la tante reproche
ouvertement à la mère son éducation trop stricte et traditionaliste qui ne tient pas
compte du fait que ses filles grandissent dans une société où les idéologies et les
connaissances techniques sont plus avancées :
Vos enfants ont grandi ici, en France, vous avez voulu le meilleur
pour eux, les instruire, leur donner ce qu’ils n’auraient peut-être pas
eu en restant au pays, où ils auraient eu une autre vie… Comment
veux-tu que toutes ces lumières n’ouvrent pas leurs yeux? Ce n’est
pas possible! C’est pour ça que je te dis d’arrêter de te tourmenter, tu
ne pourras rien changer à ce qui doit se passer. (Nini 1993, 135)
Ainsi, par une opération d’itérativité, la stratégie narrative consiste à reprendre à
l’intérieur de son discours le stéréotype de ‘l’Arabe ignorant’ pour ensuite l’opposer
à la rapidité d’ouverture d’esprit de la tante qui, dès son arrivée, a pris conscience du
malaise identitaire principal qui déchire Samia depuis le début de l’histoire. Le
processus de renversement du stéréotype, non seulement appelle à une révision de
352
cette représentation de l’arabe bête et ignorant dans l’imaginaire franco-français,
mais il permet en même temps à la narratrice de jeter un regard moqueur sur le
monde des parents dont les traditions et le style de vie ne correspondent plus au
monde moderne français dans lequel elle évolue. Les histoires sont racontées à
travers les diverses tensions d’une perspective dialectique intérieure à la famille
maghrébine de ces jeunes narratrices, ce qui permet d’instruire le lecteur ou le
spectateur sur la vie dans les banlieues et de faire un certain diagnostic de la situation
difficile des enfants d’immigrés algériens en France. Le processus d’évolution
transculturelle est alors mis en avant à travers un discours qui contribue à forcer le
regard au-delà du stéréotype tout en permettant d’intégrer des nuances sociales.
Ainsi, la répétition des stéréotypes utilisés par les Franco-français dans le discours
sur les immigrés contribue activement à la création d’un espace référentiel
extratexuel réaliste et familier. Le mouvement de basculement du stéréotype est
rendu possible grâce au processus d’itération. Cette opération de répétition du
stéréotype permet aux auteurs de transformer l’idée commune en un discours
oppositionnel qui fait à la fois mention et usage des contenus culturels algérien et
français, en les opposants l’un à l’autre.
2. Le ‘métatexte’ comme lieu de basculement des stéréotypes
Un certain nombre de thèmes ainsi que de pratiques textuelles qui ponctuent
ces récits ont pour effet de remettre en question le ‘métarécit’ qui caractérise et
identifie les enfants d’immigrés en France. Cette pratique textuelle consiste à utiliser
le stéréotype afin de développer une conception identitaire qui renverse les
353
perspectives dialectiques, puisque les mécanismes discursifs des textes jouent le
double jeu de l’ambivalence en ce qu’ils acceptent puis rejettent, prennent à leur
compte puis renvoie à l’autre, les énoncés des discours hégémoniques. C’est dans le
cadre d’une telle hégémonie que s’énonce l’oppositionnel. Pour reprendre les
paroles du critique Ross Chambers :
[Oppositional narrative] merely exploits that structure of power for
purposes of its own. But […] in exploiting the narrative situation, [it]
discovers a power, not to change the essential structure of narrative
situation, but to change its other […] through the achievement and
maintenance of authority. (Chambers 1991, 11)
Les fonctions narrative et textuelle (la première assimilée au pouvoir de
l’hégémonie, la seconde assimilée à sa subversion) que les auteurs mettent en place
rappellent le ‘mimétisme’ chez Homi Bhabha lorsqu’il examine cette notion du
discours colonial comme une tactique servant à déjouer le pouvoir et la domination
du regard du colonisateur :
I want to turn to this process, by which the look of surveillance
returns as the displacing gaze of the disciplined, where the observer
becomes the observed and ‘partial’ representation rearticulates the
whole notion of identity and alienates from its essence. (Bhabha
1984, 129)
Bhabha explique que le colonisé, minoritaire, dominé, victime de discrimination,
joue dans le discours colonial, le rôle ambivalent de la mimésis moqueuse. Ainsi le
colonisateur se voit reproduit par celui qu’il domine, imitation qui a pour but
d’entraîner l’acceptation du colonisé. Cette image trompeuse et falsifiée qui est
renvoyée, vise à la fois à stabiliser et à déstabiliser la figure du pouvoir, et confère au
colonisé « un moyen de moyenner » (Lyotard cité dans Chambers 1991, xiii). Albert
354
Memmi souligne ce double jeu du colonisé qui « revendique et se bat au nom des
valeurs mêmes du colonisateur [qui] utilise ses techniques de pensée et ses méthodes
de combat » parce que « c’est le seul language que comprenne le colonisateur »
(Memmi 1985, 145). En se servant de la langue du colonisateur, le colonisé
s’approprie cet outil et lui donne un autre visage, cette technique l’autorisant à dire
ce qui ne se dit pas et se trouve, en fait, inter-dit.
A la manière du procédé typographique en imprimerie, le stéréotype copie
par une opération de mimétisme le schéma occidental de représentation. Cette
opération de ventriloquie constitue ainsi une voie par laquelle le stéréotype peut être
subverti, ce que Bhabha appelle « the strategy of subversion that turns the gaze of the
discriminated back upon the eye of power » (Bhabha 1994, 112). Formidable outil
de subversion, le stéréotype permet non seulement de déjouer l’aspect ‘traditionnel’
de la structure narrative, il va par la même occasion déconstruire les fondements du
discours hégémonique sur les Français d’origine Algérienne. La technique par
laquelle le stéréotype crée l’effet de réel, en tentant de reproduire la réalité, ce que
l’on pourrait appeler le ‘mimétisme stéréotypique’, consiste à trouver un espace
discursif (le métatexte) dans lequel les angoisses et les tensions vont pouvoir
s’exprimer. Prenant textuellement forme à l’intérieur des romans ‘beurs’, l’opération
de mimétisme devient un moyen de subversion et de critique puissant qui remet en
cause les perspectives idéologiques et interroge les concepts mêmes de communauté,
de nation et d’identité. En effet, par le signalement du refus de revêtir l’identité
investie par le discours hégémonique, le dessein de la mimésis est d’échapper à la
355
réification du sujet post-colonisé (en l’occurence ‘beur’) par le sujet post-colonial (en
l’occurence ‘Français de souche’). Si la population d’origine immigrée est toujours
l’objet de généralisations, leurs textes ordonnent à présent une subversion des relents
du discours colonial. Ce phénomène de mimésis, au moyen duquel les auteurs
cherchent à se détacher de l’identité ‘arabe’ ou ‘beur’ qu’on leur impose, prend
forme textuellement à l’intérieur des romans par la médiation de divers niveaux
d’interprétation, parfois contradictoires, mais toujours juxtaposés. Il constitue le lieu
d’une dissémination au coeur même du concept d’appartenance identitaire.
L’omniprésence de ce métalangage désamorce la conception traditionnelle des
catégorisations (‘beur’ ou ‘arabe’), tactique qui introduit le tiers-espace comme lieu
de l’identité. Un certain nombre de thèmes ainsi que de pratiques textuelles qui
ponctuent les récits de Nini et Belhaddad
20
ont pour effet de remettre en question le
métarécit qui caractérise et identifie ceux qu’on appelle généralement les ‘beurs’. Le
mimétisme s’inscrit dans leurs textes au moyen d’éléments structuraux, comme la
linéarité temporelle du récit, le choix de la tradition littéraire autobiographique, les
ambivalences discursives, et la récurrence des images généralisantes. Ces tactiques
discursives habilitent les auteurs à produire un discours dont le sérieux ainsi que la
position idéologique ouvre un espace dans lequel l’identité peut venir s’inscrire.
Il faut tout d’abord remarquer que les œuvres de Nini et Belhaddad respectent
une structure narrative des plus traditionnelles, participant ainsi à donner une
impression de réalité. En effet, les récits étudiés sont des romans dont le caractère
autobiographique les identifie à un style littéraire connu et populaire. Pour encrer les
356
histoires dans la réalité, les œuvres proposent également une narration linéaire dont
les repères temporels sont fondés sur le calendrier scolaire (rentrées, vacances,
examens). Ils permettent par exemple de situer l’âge de Samia entre douze et dix-
huit ans. Les histoires apparaissent alors comment étant des chroniques réalistes. Le
pouvoir inféré au récit par son caractère autobiographique encourage le lecteur à
s’investir émotionnellement dans la vie personnelle et singulière des narratrices. Ce
processus favorise la mise en garde contre une lecture métonymique de l’individu
qui, comme nous l’avons vu, a tendance à être représenté par le groupe tout entier
(Hargreaves 1991, 74-5). De plus, cette représentation globalisante du groupe est
souvent faite par le biais d’images négatives et orientalisantes qui évoquent une
certaine ségrégation raciale et sexiste. Françoise Lionnet explique l’impact de la
domination coloniale française sur les écrivains francophones:
In the case of marginalized women writers, the situation is
compounded by the double stigma of race and gender. This stigma,
imposed in a more or less devious way by the social structures of the
colony, is then internalized by individuals and groups in their efforts
to conform to the idealized images that society upholds as models.
(Lionnet 1989, 3)
Dans un effort de déconstruction des stéréotypes, les narratrices semblent vouloir
dévoiler le pouvoir aliénant et objectivant du regard orientaliste sur le groupe, car
elles ne se reconnaissent pas dans ce portrait. Depuis la colonisation, il s’est produit
une intériorisation de ces stéréotypes négatifs qui a mené à une désillusion
collective
21
. Le témoignage de Christiane Taubira souligne la désillusion qui émane
de ce type de jugement :
357
Aujourd’hui, la parole publique française est superstitieuse. Elle a
peur de nommer la nature des choses et croit conjurer ainsi les
malheurs qu’elle prépare. Elle entonne le refrain des malfrats, des
bandits de banlieue qui organisent le désordre pour s’assurer le
contrôle des territoires […]. La parole publique est radoteuse,
délibérément trompeuse […]. La ‘racaille’ globalisée est sans état
d’âme. Dans ce jeu pervers, la responsabilité des Politiques est
énorme. Elle est à droite, massivement, cynique. Elle est à gauche,
lamentable, pusillanime. Consensuelle sur l’ordre à rétablir. Quel
ordre? Celui de la discrimination, de la relégation, du préjugé de
couleur, de la culpabilité ethnique? (Taubira 2005, 2)
Les « malfrats », les « bandits de banlieue », et la « racaille » sont autant d’exemples
d’appellations qui prouvent que la représentation globalisante est souvent négative.
Les premières pages d’Entre-deux Je font preuve de l’impuissance par rapport au
regard de l’Autre et aux préjugés portant sur l’aspect physique :
Autour de moi, la simple vision de ma tronche de gosse basanée
réveillait soit la haine d’un passant, la rancœur d’une institutrice, le
chagrin d’une mère endeuillée, soit la nostalgie – tendre, ravageuse,
c’était selon – de voisins pieds-noirs. J’étais le souvenir bien
involontaire de nombreux Français. Moi, je n’ai rien compris.
(Belhaddad 2001, 10)
La narratrice d’Entre-deux Je va ensuite se servir d’une remarque qui lui a été faite
par un adolescent afin de renverser le stéréotype de ‘l’Arabe sale’ et montrer
l’impossibilité d’une telle affirmation :
‘Toi, l’Arabe, tu pues.’ Ecoutez. On peut tout dire à un Arabe. ‘Toi,
l’Arabe, tu m’em…, toi, l’Arabe, tu m’étouffes, toi l’Arabe, ta gueule,
toi, l’Arabe, je ne peux pas te voir, dégage’, etc. Mais dire ‘Toi,
l’Arabe, tu pues’, c’est impossible. C’est mathématiquement
impossible. Parce que nos mères ont une obsession de l’hygiène qui
n’est pas seulement maladive mais barbare. […]. Moi, ce jour-là, je
sors justement d’un bain. Briquée, peignée, parfumée. Moi, ce jour-
là, je sais que ce jeune Français ment. Qu’il dit quelque chose qui
n’est pas vrai, sur lequel je ne peux avoir aucun doute. (Belhaddad
2001, 11-2)
358
La narratrice corrode la crédibilité de ce discours en le poussant à l’extrême. Tout en
reconnaissant l’importance des différences culturelles, le lecteur est invité à se
méfier de ceux qui voient dans les différences et les préjugés une altérité absolue au
lieu d’une diversité enrichissante. Dans le passage ci-dessus, la narratrice d’Entre-
deux Je détourne la logique simplificatrice du stéréotype de ‘l’Arabe sale’ en lui
opposant un regard profondément ironique. Mireille Rosello propose une explication
de l’origine de ce stéréotype :
Another issue concerned the thousands of North Africans who were
parked in sprawling shantytowns around the cities while also involved
in the erection of those cités or housing projects that would become
sociological, urban, and political time bombs in the 1980s and 1990s.
As long as the Arab was depicted as an illiterate construction worker
who lived and worked in the mud, counternarratives attacked the
prevalent myth according to which ‘these people’ enjoyed living in
filth. (Rosello 1998, 2-3)
Le but est de se moquer de la vue stéréotypée de l’Arabe sale, menteur, voleur, etc.
C’est ainsi que dans Ils disent que je suis une beurette, par une opération que
Mireille Rosello appelle « le vol des stéréotypes » (Rosello 1998), Soraya Nini
renverse les rôles généralement attribués en introduisant le personnage de Corinne,
une jeune française qui fait un stage d’une semaine avec Samia dans un centre aéré.
A la fin du stage, Corinne, qui est en colère parce que l’animatrice a donné la
mention ‘moyen’ à toutes les filles, commet successivement un acte de vendalisme
puis un larcin en guise de vengeance, sous le regard effaré de Samia :
Je la vois qui repère la voiture de l’animatrice, et, à l’aide d’un
caillou, elle en raye tous les côtés avec nonchalance, comme si elle se
promenait. Je n’en reviens pas qu’elle soit capable de faire un truc
pareil, elle dont le père est architecte et la mère prof ! Elle se dirige
359
ensuite vers le bureau, vide à cette heure [...] en disant : - Je m’en
fous, mais je ne partirai pas d’ici avant d’avoir fait quelque chose.
Qu’est-ce que je pourrais bien taper ? – Voilà, j’ai trouvé Samia ! Je
vais leur piquer leur tampon, comme ça ils ne pourront pas tamponner
nos dossiers avec leurs mentions débiles ! (Nini 1993, 214-5)
En mettant en scène des infractions perpétrées, non pas par une ‘Arabe’, mais par
une Française de souche issue d’un milieu bourgeois, Nini renverse l’image
stéréotypée qui a tendance à associer les jeunes d’origine maghrébine à des actions
criminelles et de violence. Un autre exemple tiré d’une des scènes du film montre
deux Français qui envoient des insultes racistes à Samia et à sa mère alors qu’elles
marchent dans la rue. Le spectateur se pose comme un tiers, un témoin qui peut
attester du comportement raciste d’un de ses semblables. Cette technique du ‘vol des
stéréotypes’est renforcée par l’allure physique des jeunes Français dont les cheveux
blonds rasés, et les tenues kaki avec vestes bombeurs et pantalons camouflage font
penser à des skin-heads pro lepénistes. Minoritaires dans la société dite d’accueil,
les Français d’origine algérienne savent que pour avancer dans la vie, il faut
détourner ou manipuler à leur avantage les discours hégémoniques qui les entourent.
L’opération fonctionne comme satire et antithèse du savoir stéréotypé, par la
manipulation savante de la frontière entre le dedans et le dehors d’un discours qui est
implicitement retourné contre l’impulsion qui l’avait initialement lancé. Traversée
par le regard de la narratrice, le stéréotype passe par une trajectoire qui semble
opérer une espèce d’auto-destruction du discours primaire. Mais au lieu de définir le
lieu précis d’un contre-discours, la narratrice marque sa désappartenance aux
catégories proposées par ses interlocuteurs. Dans une autre scène du film qui
360
n’apparaît pas dans le roman, le spectateur se porte témoin d’une altercation entre la
police, symbole de la surveillance et du pouvoir, et un jeune issu de l’immigration.
Cette scène, filmée devant un Mac Donald’s, pourrait suggérer des scènes de
violence à l’américaine. Elle contribue en tout cas à adresser le stéréotype de
l’‘Arabe voyou’. Une fois le stéréotype mis en place, il est répété mais d’une
manière inversée qui montre que la police subit aussi l’effet des représentations
stéréotypées. La technique du ‘vol des stéréotypes’ développée par Mireille Rosello,
fonctionne : En effet, ce sont les CRS qui apparaissent comme étant à l’origine de la
violence, et non pas les Français d’origine immigrée qui sont représentés au contraire
comme des victimes du pouvoir de surveillance. Cet exemple adresse le cas typique
du stéréotype racial auquel les jeunes d’origine algérienne sont régulièrement
confrontés, ce qu’Azouz Begag appelle le « contrôle au faciès »
22
. Selon le Ministre
de l’Egalité des Chances, la société française est en pleine mutation, et la police n’a
pas été formée pour se préparer à cette mutation. Face aux problèmes actuels de la
société, on ne peut que reconnaître la contribution des auteurs dans la prise de
possession du regard et de l’image afin de rectifier et de retourner les idées
conventionnelles contre ceux qui les avaient initialement portées. Les stéréotypes
reproduits dans les œuvres ne semblent pas désigner l’objet de dérision, mais plutôt
la personne même dont la voix, le langage, le code, a été reproduit,’ventriloqué’.
Cette utilisation particulière prend les caractéristiques grammaticales de la voix
passive, tout en traitant les stéréotypes comme étant des procédés actifs. Le but ici
n’est pas de déposséder le stéréotype de son efficacité, en le négativant par exemple
361
(car le résultat serait de créer un autre stéréotype), mais plutôt de le retourner contre
celui qui l’a produit.
Dans un effort de déconstruction du regard objectivant et en permettant à la
communauté féminine d’origine algérienne de prendre en charge sa propre
représentation, les œuvres étudiées tentent de reproduire les stéréotypes les plus
communs qui caractérisent les difficultés rencontrées au quotidien par les jeunes
narratrices. C’est ainsi que les textes soulignent le rôle de l’éducation et de la
littérature dans l’entreprise de réhabilitation du regard et de la voix de la femme
beur. Les œuvres montrent que l’occultation de la femme par le regard va de pair
avec son exclusion de la sphère du discours. La narratrice d’Entre-deux Je confirme
le pouvoir libérateur de l’instruction et de la littérature : « Je pense à mon père.
Comme beaucoup de Maghrébins qui veulent leurs filles lettrées, son désir est pris à
son propre piège. C’est par la lecture qu’a commencé mon affranchissement »
(Belhaddad 2001, 80). Dans Ils disent que je suis une beurette, Soraya Nini
démontre que le pouvoir libérateur de l’instruction est loin d’être aquis pour les
enfants issus de l’immigration qui subissent toujours les réticences du regard
objectivant au sein même du système économique et social. En effet, l’auteur met en
évidence les lacunes du système éducatif français vis-à-vis des enfants d’immigrés
en présentant l’école comme un échec national de transition culturelle. Les
difficultés auxquelles sont confrontés ces élèves posent le problème de la
représentation nationale telle qu’elle est transmise par l’enseignement. L’école
362
devrait être le lieu de l’assimilation à la nation (Laronde 1993, 107) et de transition
dans la sphère publique (Reek 2002, 53). Au lieu de cela, l’école donne des leçons
d’isolement en faisant prendre conscience aux narratrices de leur aliénation dans
l’exclusion et la différence. Dans Ils disent que je suis une beurette, l’école est un
lieu où s’exprime le racisme : alors que Samia apprend son passage en sixième
« mais la sixième des nuls, la classe spécialisée des cancres » (21), elle demande à
passer un examen pour tenter de passer en sixième normale. Lançant le stéréotype
de ‘l’Arabe ignorant’, l’institutrice identifie immédiatement Samia à une élève en
situation d’échec : « Mais ma pauvre petite, c’est trop tard pour toi. Tu ne peux
même pas le passer, cet examen, tu n’y arriveras pas! » (22). Samia se sent perdue
d’avance, et le simple fait qu’elle ne puisse pas aller en « sixième normale » est
révélateur de l’existence d’une ségrégation au cœur même du système éducatif
français :
Au collège des ‘normaux’, on y va pour faire de la gymnastique […].
Enfin, moi, de toute façon, j’aime pas quand on va là-bas, ils nous
regardent tous de la tête aux pieds comme si on était des débiles.
(Nini 1993, 23)
La qualification de ‘débiles’ ne fait que renforcer le sentiment d’aliénation vis-à-vis
du groupe national français ‘normal’. L’humour sert à renverser l’idée que ce ne
sont pas des individus comme Samia, mais plutôt les méthodes du corps enseignant
qui sont ‘débiles’ :
Si je n’aimais pas les histoires de Marcel Pagnol, je suis sure qu’elle
[l’institutrice] me dégoûterait à vie de la lecture. Je me demande
souvent ce qu’il dirait, monsieur Pagnol, s’il savait que son livre sert
aux punitions […]. Sa phrase préférée c’est : - ‘Mais qu’est-ce que
363
vous pouvez être bêtes!’ […]. Elle n’a pas encore compris que c’est
elle et ses punitions qui nous rendent bêtes. (Nini 1993, 46-50)
Ainsi l’école, qui devrait être un lieu permettant d’accéder à l’émantipation et à la
liberté en dehors de la cellule familiale, finit par devenir un autre lieu d’ennui,
d’isolement et d’enfermement : « Moi, j’ai rien à dire à l’école, je m’ennuie, alors
j’attends que la journée se passe » (Nini 1993, 20). Lorsque l’année scolaire de
Samia en classe de 5
ème
se finit et après avoir enfin réussi à être acceptée dans un
lycée professionnel de vendeuse, après avoir trouvé « l’avenir » comme dit si bien sa
mère (Nini 1993, 80), Samia cherche à se faire renvoyer de ce lycée : « Vendeuse!
Trois ans enfermée pour devenir vendeuse! » (Nini 1993, 84). Cet exemple dénonce
l’absence totale d’effort d’inclusion de ces enfants dans le système économique et
social français qui ne propose pas de solutions efficaces aux problèmes de la
ségrégation et de la dépréciation identitaire. A l’isolement qui résulte de
l’incompréhension et du manque de communication, s’ajoute la violence et la
frustration. Samia exprime son exaspération face au racisme quotidien qu’elle subit
à l’école :
Humilier l’endroit d’où je viens, jamais ! Je le sais que je réagis
violemment, mais il m’est impossible de faire autrement. Tous les
jours un peu plus je nous sens agressés partout et par tous […]. Mes
sœurs m’ont dit ressentir la même angoisse. (Nini 1993, 183)
La littérature autobiographique se présente comme un moyen non violent de
communiquer des revendications, en même temps que de lutter contre des injustices.
Dans un effort de déconstruction du mythe de la nation française à travers son
système éducatif, Ils disent que je suis une beurette révèle les ambiguïtés et les
364
ambivalences, ainsi que l’instabilité de l’identité culturelle française et/ou algérienne.
Les jeunes protagonistes tentent de construire leur propre espace en y incorporant
l’ensemble de leur univers culturel. Elles cherchent à révéler ce que Bhabha appelle
« the easily obscured but highly significant recesses of the national culture from
which alternative constituencies may emerge » (Bhabha1990, 3). Pourtant, les
problématiques soulevées se portent garantes de la ‘non-coïncidence’ (Laronde 1993,
145) entre les efforts d’assimilation au groupe national et la réalité socioculturelle,
comme le souligne le passage suivant, au cours duquel l’institutrice humilie Samia
en lui demandant de parler de l’Algérie. Cet exemple dévoile l’aliénation qui résulte
du manque d’adaptation des structures scolaires de la société française aux enfants
d’immigrés, tout mettant en avant les lacunes relatives à l’enseignement de la
période coloniale de l’histoire de France :
‘- Vas-y, prends ma place au bureau et parle-nous de l’Algérie. C’est
bien ton pays? Allez! Lève-toi immédiatement et viens ici! […].
Nous attendons! Vas-y, nous t’écoutons!’ […]. Ils attendent tous que
je dise quelque chose, mais qu’est-ce que je peux dire sur l’Algérie?
J’y ai jamais mis les pieds […]. Allez, regagne ta place maintenant!
Et j’espère qu’on ne t’entendra plus! (Nini 1993, 25-6)
Ce passage suggère le genre de situations inconfortables que l’enfant d’immigrés
peut subir dans le système scolaire français à cause de son héritage. En refusant de
négocier avec l’institutrice, Samia gère son malaise intérieur en s’isolant une fois de
plus dans le silence. L’absence de communication se présente comme une antithèse
à l’interaction avec l’institution éducative française et comme un obstacle à
l’intégration grâce au système éducatif. Le discours de l’institutrice fait prendre
365
conscience du puissant rôle de l’institution scolaire dans l’élaboration des structures
de l’imaginaire. En refusant de se positionner là où le souhaiterait l’institutrice,
Samia affirme par son silence son droit de désappartenance face à des catégories
identitaires toutes faites, sans pour autant leur opposer une alternative clairement
définie. Ici le monologue de l’institutrice reproduit au discours direct, confère à ses
paroles un pouvoir que la narratrice ne saurait guère contrecarrer. Supposée détenir
le savoir et la vérité, l’institutrice devient plutôt une image négative du système
d’intégration de la nation française et le porte-parole de la conscience de la société
dans sa vision de l’altérité. Soraya Nini met implicitement à nu le manque de
logique de l’éducation française qui, au lieu de favoriser l’assimilation des enfants
d’immigrés, les écarte du système puisque leur héritage culturel n’est pas pris en
compte dans la salle de classe. Le récit de la maîtresse qui demande à Samia d’aller
au tableau pour parler devant la classe entière de « son pays » l’Algérie – pays où
elle n’est jamais allée, est révélateur des lacunes de l’enseignement relatif à l’histoire
de la période coloniale. L’histoire des immigrés n’étant pratiquement pas présente
dans la salle de classe, ces derniers deviennent les oubliés de l’histoire. Patrick
Chamoiseau commente le processus de refoulement de la période coloniale:
« L’Occident n’est pas en règle avec son passé. Un tel déni de mémoire fabrique des
débris de souffrance » (Chamoiseau 1992, 96). François Durpaire
23
, l’auteur de Nos
ancêtres ne sont pas les Gaulois (2002) parle d’« apartheid scolaire » subie par les
élèves maghrébins, noirs africains ou antillais dont la présence dans les salles de
classe rend difficile la transmission d’une « version officielle de l’histoire de
366
France » (Durpaire 2005, 10). C’est pourtant le but de la loi Taubira votée le 21 mai
2001 visant à reconnaître que la traite négrière et l’esclavage constituent un crime
contre l’humanité. Cette loi veut « défendre la mémoire des esclaves », « garantir la
pérennité de la mémoire de ce crime à travers les générations », et « défendre la
mémoire des esclaves et l’honneur de leurs descendants »
24
. Cette loi devait
permettre de mieux valoriser les origines différentes des élèves dans la salle de
classe. Mais parce qu’elle ne présentait que l’aspect négatif de la colonisation, le
gouvernement a fait voter, le 23 février 2005, une loi pour modifier l’article 4 de la
loi Taubira :
Cet article dispose que les programmes scolaires devront mettre
l’accent sur le ‘rôle positif de la présence française outre-mer,
notamment en Afrique du Nord’
25
Plusieurs enseignants, historiens
26
et personnalités politiques, dont Christiane
Taubira
27
et le président Algérien
28
, sont parvenus à faire supprimer cet article 4,
objectant qu’il ignorait la réalité de la colonisation française. Jean-Marc Ayrault, le
président du groupe socialiste à l’Assemblée Nationale, évoquait alors « la crise
d’identité » de la France qui « a le sentiment de ne plus avoir la même histoire. C’est
une réalité qu’on observe à travers les conflits de mémoire entre communautés »,
expliquait-il alors que l’Assemblée Nationale avait d’abord tenté de refuser
l’abrogation de l’article 4
29
. En voulant faire voter la loi du 23 février sur
l’enseignement des bienfaits de la colonisation, la France n’assumait pas la
responsabilité de son passé colonial et faisait ainsi l’apologie de crimes contre
l’humanité, ce qui laissait supposer que les mentalités françaises n’avaient pas
367
encore été vraiment décolonisées. La loi du 23 février renforçait la différence
sociale des minorités visibles en fondant l’image identitaire collective directement
sur leur statut de descendant d’esclaves, de déportés africains, de colonisés, ou
d’immigrés, consolidant ainsi le mythe du projet colonial qui voulait ‘apporter la
civilisation aux sauvages’ et qui, par conséquent, participait à une représentation
stéréotypée de l’Africain ‘non éduqué’. La ligne de fracture mémorielle recouvre
ainsi une ligne de fracture sociale. Les plaies de la mémoire coloniale sont comme
réactivées par le contexte de la dureté économique, sociale et politique pour les
jeunes issus de l’immigration, notamment lorsqu’ils se retrouvent sur le marché de
l’emploi. Dans un exemple tiré du film de Philippe Faucon, un ami de Yacine lui
conseille en rigolant de prendre un nom français, lorsqu’il téléphone pour du travail :
« Il fallait dire que tu t’appelles François Durand » : cette phrase, rajoutée pour les
besoins du film, ne fait que renforcer l’utilisation du stéréotype de la discrimination
raciale dans le monde économique et social.
Dans le roman de Soraya Nini, lors du reportage par l’équipe de télévision
sur les jeunes des cités, ces derniers expliquent aux journalistes les difficultés
économiques et sociales qu’ils rencontrent à cause de leur faciès :
Quel travail? Y en a jamais du travail pour nous. A l’ANPE, ils
arrêtent pas de nous faire faire des stages. Je les connais tous par
cœur, moi, les stages. J’en ai fait dix au moins. Ils te racontent
toujours les mêmes conneries. Il faut aller chercher son entreprise
mais là, dès qu’ils voient nos gueules, ils disent qu’ils n’ont pas le
temps de s’occuper de nous. Une semaine après, vous passez et vous
voyez qu’ils ont pris un stagiaire qui a une bonne gueule. De toute
façon, ces stages, c’est du pipeau, parce que du travail y en a pas.
(Nini 1993, 14)
368
Il s’effectue une sorte de ‘cristallisation identitaire’ de l’individu qui ne peut pas
évoluer à cause de ses particularités physiques et des préjugés raciaux de certaines
entreprises. Le pouvoir de ce passage est renforcé par son aspect d’ironie
dramatique puisque nous avons vu que le reportage télévisé ne sera jamais diffusé,
une façon de montrer que les préoccupations télévisuelles sont très éloignées de la
France profonde des banlieues. Même si le gouvernement est prêt à faire des
efforts
30
, on ne peut que remarquer l’invisibilité individuelle du Français d’origine
algérienne et son absence de représentation sur le plan économique, médiatique, mais
aussi politique et judiciaire. La phrase « Quel travail? Y en a jamais du travail pour
nous » contribue à exprimer les revendications des protagonistes et pose le problème
de l’imaginaire historique comme source du malaise présent
31
. L’actualité politique
et économique dévoile la violence toujours accrue due à la fracture raciste dont
souffre la société française. Tant que la République ne se définira pas comme une
entité multiculturelle, elle continuera d’engendrer le racisme et le rejet. Ce n’est
donc pas seulement sur le terrain politique et juridique que se joue l’avenir d’une
nouvelle définition de la citoyenneté. Le nouvel imaginaire social se construirait
autour d’une redéfinition ou re-utilisation des représentations ethniques. Le mutisme
des années passées et l’histoire non racontée enferment les immigrés et leur
descendance dans un complexe d’infériorité inavouable. La loi de février 2005 ne
répondait pas à la demande de mémoire d’une partie du peuple français. Son
abrogation était nécessaire car la loi allait à l’encontre de la cohésion nationale et
symbolisait le refus de reconnaître les sources mêmes du racisme qui remontent à
369
l’époque de l’esclavage et de la colonisation. Ne pas occuper le lieu de la parole et
de l’expression directe, c’est laisser la voie/voix libre à toutes les manipulations. En
dévoilant les pesanteurs institutionnelles et le conservatisme d’une certaine
représentation idéologique, les œuvres montrent qu’il est temps de faire évoluer les
mentalités qui paralysent la société française. Ainsi, à partir d’un discours qui est
fait à la jonction entre la France et l’Algérie, et qui tente de faire coïncider les deux
entités politique et culturelle, les pratiques discursives des auteurs permettent
d’établir un processus d’évolution idéologique qui se veut plus transculturel et qui
participe à la redéfinition de ce que signifie aujourd’hui « être français ».
B. Création d’un tiers-espace langagier
1. Désappartenance aux langues nationales
Dans le Marseille métissé d’aujourd’hui, les filles du film Samia vivent une
situation de contradiction permanente entre le dedans et le dehors. Au cinéma, il ne
suffit pas d’opposer des scènes d’intérieur et des tournages en extérieur pour
souligner une tension entre ces deux mondes. L’hybridité de la langue peut aussi
servir de trace sonore à cette opposition. En effet dans le film, la mère s’adresse à
ses filles exclusivement en arabe, langue du dedans. Le plus souvent, Samia lui
répond dans un français à fort accent marseillais, langue du dehors, chacune des deux
femmes restant sur ses positions. La langue française représente dans le film l’arme
que la fille possède et que la mère n’a pas et qui est la clé d’un monde que cette
dernière ne peut pénétrer. Dans les trois oeuvres, la langue est prise comme exemple
370
de la différence des valeurs culturelles entre les parents d’origine algérienne venus
en France après la colonisation, et les enfants qui ont grandi sur le territoire français,
comme l’explique la narratrice dans Ils disent que je suis une Beurette :
Je crois que la mother commence à être fatiguée de lutter pour ses
principes. Elle doit se rendre compte petit à petit que, malgré la
douleur que ça lui cause, nous n’avons pas les mêmes principes de
vie. C’est comme si nous ne parlions pas le même langage, la langue
arabe qu’elle nous a apprise ne suffit pas à nous rapprocher, il y a eu
des interférences. (Nini 1993, 234)
Le choix de la langue marque l’appartenance identitaire à un groupe. Dans
l’entretien, Soraya Nini explique que la différence entre la langue parlée et la langue
maternelle (ou la langue de la mère) est le signe révélateur d’une rupture culturelle et
identitaire :
Il n’y a pas que le conflit de génération qui se pose pour les familles.
C’est aussi un conflit culturel qui est très important parce qu’à un
moment donné, on ne parle plus la même langue, on n’a plus les
mêmes codes – même si, en l’occurrence, la langue maternelle est
l’Arabe, ça ne suffit plus. (Nini, entretien)
La narratrice d’Entre-deux Je témoigne aussi des difficultés de communication dues
à la différence de langue : « Notre famille est polyglotte. Ma mère nous parle en
algérien, nous répondons en français » (Belhaddad 2001, 57). Dans Ils disent que je
suis une beurette, la différence à la fois historique et culturelle se traduit par une
impossibilité de communiquer avec les parents :
Ces secrets que peuvent avoir les filles de notre âge […], nous
n’osons pas les dire. Sans doute pour la simple raison que les adultes
ont réussi à nous atteindre dans ce qu’on a de plus intime : notre
histoire. Elle n’existe pas vraiment, si ce n’est à travers eux et leur
foutue loi […]. Aucune de nous n’ose parler franchement de ce qui la
tourmente. Petit à petit, nous nous laissons emmurer dans toutes ces
371
interdictions. Je nous sens abandonnées dans notre mal-être. (Nini
1993, 132-3)
La langue arabe représente le silence, la solitude, et l’interdit qui sont imposés par la
tradition musulmane. La narratrice d’Entre-deux Je affirme :
La vérité, c’est que l’arabe, ou plutôt l’Algérien, est, pour moi, la
langue de l’interdit. La langue du ‘haram’, péché, ce mot qui éclot en
même temps que nous, c’est-à-dire dès notre naissance de petite fille.
(Belhaddad 2001, 58)
La solution au problème du choix de la langue qui permet aux jeunes filles de
témoigner de leur histoire, se traduit par le détachement aux deux langues française
et arabe, et à la création d’une langue nouvelle et codée qui se fait le porte parole de
la complexité de leur situation :
On avait envie de parler, de se raconter notre journée, on n’avait rien
de spécial à cacher, on voulait seulement préserver notre esprit, notre
propre histoire, que le KGB [le frère aîné] et les parents essaient tous
les jours un peu plus de nous enlever. Alors, on a inventé une
troisième langue, un mélange d’anglais, de verlan et d’argot, la langue
‘S’, dite ‘de sécurité’, qui nous permet de rire et de nous retrouver
comme avant. On n’a pas mis Foued dans la combine, c’est notre truc
à nous, les filles, notre secret. (Nini 1993, 111-2)
La langue ‘de sécurité’, que Samia et ses soeurs développent pour communiquer
entre elles avec une plus grande liberté, est un mélange de verlan, d’argot et
d’anglais. Pour avertir Samia d’un orage qui s’annonce avec le frère, une de ses
sœurs lui dit : « La mother a téconra au KGB que tu treren tous sel srios présa
eighteen o’clock ! » (Nini 1993, 112), dont la traduction donnée dans le roman est :
« La mother a raconté au KGB que tu rentres tous les soirs après dix-huit heures ! »
(Nini 1993, 112). Par ce jeu linguistique, le récit de la vie et des expériences de
372
Samia contribue à produire un effet de réel : « Je ne le sens pas ce L.E.P., je ne sens
rien du tout, c’est trop la galère cette histoire » (Nini 1993, 74). Cette façon de
s’exprimer crée l’impression chez le lecteur que la jeune fille parle dans sa vraie
voix. De plus, Mireille Rosello a déjà souligné le lien étroit qui existe entre
« l’usage de l’argot et l’affirmation de l’identité beure » (Rosello 1993, 18). Le trajet
de l’héroine paraît alors si familier que la voix dans laquelle elle parle assume une
plus grande importance. Aussi, il est étonnant de constater que Philippe Faucon ait
choisi de ne pas faire mention, dans l’adaptation cinématographique, de ce moyen
secret de communication entre les filles de la famille, car la même solution d’une
« troisième langue » est adoptée par la narratrice d’Entre-deux Je :
J’en invente une autre. Celle de l’entre-deux. Une fifty-fifty. Une
moit-mot, comme on surnomme les enfants de mariages mixtes pour
résumer la moitié de la France et celle de l’Algérie. C’est terrible de
ne pas habiter la langue de ses parents. Aussi terrible que de quitter
leur pays. (Belhaddad 2001, 61)
La « troisième langue » ou la langue « de l’entre-deux » est ce qui permet aux
narratrices d’échapper au pouvoir objectivant à la fois de la société patriarcale
algérienne et de la société occidentale stigmatisante.
2. Un nouvel espace de narration artistique et littéraire
En dénonçant les limites de leur différence et en re-conceptualisant la
position du sujet national, les auteurs créent un nouvel espace de narration qui émane
de leur expérience individuelle. Cette prise de posssession de l’espace de narration
s’exprime à travers différentes formes d’expression artistique pratiquées par les
protagonistes. Ces formes d’expression servent à combler le manque de
373
représentation identitaire et contribuent ainsi à une rupture dans la façon de ‘penser’
la nation car elles ne participent plus au déplacement de la représentation identitaire
en marge des communautés centrales. En effet, l’expression artistique comble
l’espace identitaire fracturé que Soraya Nini et Souâd Belhaddad situent
respectivement « entre deux cultures » et « entre-deux je », et que Bhabha désigne
comme étant « the nation split within itself ». Dans le roman de Belhaddad,
l’écriture est ce qui permet à la narratrice de lutter contre l’état de confusion dans
laquelle la plonge sa situation entre les deux cultures :
Commence alors le terrible yoyo du ‘jamais sans toi ni avec toi’. La
vie ne peut être qu’une inépuisable nostalgie ou une inépuisable
frustration. L’écriture, seule, comble l’une et l’autre. (Belhaddad
2001, 72)
Dans Ils disent que je suis une beurette, Foued, le plus jeune frère de Samia, exprime
son sentiment d’invisibilité à travers l’écriture lyrique du rap :
Je vais te dire ce qu’est un BEUR. Oui je vais te dire, je suis celui qui
compte pour du beurre depuis toujours et pour longtemps encore!
Dans les journaux, à la télé partout [...]. BEUR égale LEURRE.
(Nini 1993, 248-50)
Foued continue en racontant que la seule histoire qu’il choisit de raconter pour lui-
même et les autres minorités auxquelles il s’identifie dans sa chanson est l’histoire de
« LA DESINTEGRATION » (Nini 1993, 250). Résumant ainsi le leitmotiv du
roman, le rap de Foued déstabilise les modèles identitaires, et refuse le pouvoir des
étiquettes et des identités toutes faites. A travers son talent de jouer avec la langue
française en tant que rappeur, il s’approprie le droit de raconter sa propre histoire.
Cette écriture de la banlieue, révélatrice de la situation minoritaire des enfants
374
d’immigrés au coeur de la nation, est encore consignée dans un espace littéraire qui
reçoit peu de reconnaissance de la part de l’élite intellectuelle française. En dépit de
cette résistance, le décentrement de cette forme d’écriture et le rythme particulier
qu’elle engendre, en bouleversant l’horizon d’attente du lecteur, provoque une
étincelle qui permet de faire avancer la machine en proposant de nouvelles
interprétations. Lorsque les textes s’attaquent aux stéréotypes, ils ne se contentent
pas de les nier ou de les inverser. Le décentrement consiste à s’attacher à des
énoncés qui rationalisent ce que nous croyons être une différence inexpliquée. En
sabotant la logique du stéréotype, les textes indiquent que la ‘norme’ stéréotypée est
parfois inexacte. A l’intérieur des phrases, deux logiques se catapultent : celle de la
pensée généralisante qui est contredite par l’ajout d’un énoncé signé par une identité
individuelle. De cette façon, l’écriture produit un espace dans lequel viennent
s’alterner une langue collective et un idiolecte individuel. Cette alternance est mise
en abyme par l’utilisation qui est faite de la parole des narratrices qui vont et
viennent entre plusieurs identités définies par l’appartenance au groupe et par leur
individualité. Et là aussi, l’art des romancières consiste à ne pas se contenter d’une
position unique et de faire remarquer que la frontière qui sépare le nom de la
communauté et le nom propre n’est pas aussi imperméable qu’elle en a l’air. En
effet, lorsque le nom propre devient associé à un groupe social ou une ethnie, il perd
le pouvoir de conférer à l’individu qui le porte une forme d’altérité irréductible à tout
autre regroupement. En étant capables de refuser explicitement le principe qui les
associe aux appelations stéréotypées de ‘beur’ ou d’‘Arabe’, les narratrices font
375
chanceler le système de référence par lequel la structure raciste consiste à confondre
tous les membres d’une même ethnie. Dans une sorte de mécanisme de défense
contre le principe d’amalgame, l’écriture utilise des tactiques de décentrement qui lui
permettent d’osciller entre les diverses appelations stéréotypées.
L’espace de narration devient le lieu de remise en question de toute expression figée,
de toute identité fixe, qu’elle soit collective ou individuelle, et de toute filiation pré-
établie, qu’elle soit biologique, culturelle, sociale ou même littéraire. Les textes
indiquent ainsi la marque d’un décentrement et d’une manipulation savante de la
langue française dans laquelle cohabitent les différences et par laquelle les auteurs
renouvellent l’écriture à la lumière de leur expérience post-coloniale.
On reconnaît la complexité du discours sur la représentation ethnique dont les
points de référence relatifs à l’appartenance d’une personne à un certain groupe
reposent sur des constructions essentiellement métaphoriques. A travers les œuvres
de Nini et Belhaddad, l’étude des stéréotypes permet d’observer et de décoder les
systèmes idéologiques de représentations qui structurent notre univers. En faisant
prendre conscience de la dynamique des représentations mentales, ces textes mettent
en scène un contre-discours qui détourne la manière dont les stéréotypes sont utilisés.
Ces œuvres montrent que l’école et les médias, deux institutions fondamentales qui
impactent notre mémoire, se sont emparés du discours sur la représentation.
L’utilisation des stéréotypes en littérature permet de déconstruire la vision ethnique
postcoloniale qui offre un ‘modèle français’ défini comme unique, universel et
376
supérieur, dans lequel les personnes issus de l’immigration ne peuvent pas se
reconnaître. Signe d’une fracture identitaire qui contribue à l’exclusion du système
de représentation de ce que constitue la nation française, les étiquettes ‘beur’ et
‘Arabe’ ne définissent plus les narratrices d’Entre-deux Je, de Ils disent que je suis
une beurette et de l’adaptation cinématographique Samia. Les œuvres introduisent
ainsi un besoin de réviser la notion d’appartenance identitaire et établissent l’idée
d’une rupture dans la façon de ‘penser’ la nation. En effet, en présentant des
perspectives marginales aux discours officiels, un point de vue critique vis à vis des
deux communautés est mis en avant, ainsi que les prises de positions des narratrices
qui se sentent Françaises avant tout. Autant d’indications d’une nouvelle tendance
littéraire qui cherche à déplacer le langage de la marge vers le centre, volonté non
seulement de prendre une certaine distance par rapport à la culture et aux traditions
musulmanes d’origine, mais aussi d’intégrer ces différences dans le système de
représentation imaginaire de ce que constitue l’idée française de ‘nation’. En
s’exprimant en tant que ‘françaises’ et non plus en tant que ‘beurs’, Soraya Nini et
Souâd Belhaddad conçoivent leur identité différemment des autres écrivains issus de
l’immigration qui les ont précédées, ce qui montre que l’idée de nation dans
l’imaginaire français peut changer et qu’elle est même en constante évolution. Cette
sorte de ‘no man’s land’ qui caractérisait le flottement identitaire des enfants
d’immigrés dans la première génération de romans dit ‘beurs’ ne correspond plus du
tout à l’identité bien française que revendiquent les narratrices des romans de Nini et
Belhaddad. Le danger du racisme réside dans cette tendance à nous attirer dans sa
377
vision manichéenne du monde. La loi de Février 2005, en demandant à ce que le
colonialisme soit enseigné sous ses « aspects positifs », aurait contribué (si elle
n’avait pas été abrogée) à renforcer cette vision et à contaminer le langage et
l’opinion publique de stéréotypes orientalisants. Alors que l’histoire de la
colonisation française nourrit encore les débats politiques, les romans
autobiographiques de Nini et Belhaddad déconstruisent la vision ethnique
postcoloniale et eurocentrique tout en s’offrant comme moyen d’expression directe
pour lutter contre l’aspect aliénant de ce type de discours. En contribuant à combler
le manque de représentation des Français d’origine algérienne, les romans
autobiographiques influencent le processus de construction de l’idée de nation dans
l’imaginaire français, et la représentation visuelle de l’adaptation cinématographique
contribue à donner un visage multiculturel à la France postcoloniale. Parce que
l’antiracisme et le racisme sont parfois comme les deux faces d’une même médaille,
Nini et Belhaddad refusent de remplacer le stéréotype par un discours sur la
discrimination. Les techniques utilisées consistent au contraire à reproduire le
pouvoir contaminant des stratégies discursives généralisantes de l’Occident de
manière à manipuler le système représentatif des deux sociétés maghrébine et
française. En cherchant à déconstruire les modèles hégémoniques de représentation,
ces autobiographies révèlent l’ambivalence et l’instabilité de l’identité culturelle
française. La contribution de ces œuvres est d’apporter à nos modèles culturaux
l’idée que les idéologies doivent être modérées et toujours remises en question. Par
une reconfiguration de la position politique et sociale des narratrices, la réitération
378
des stéréotypes ethniques permet aux auteurs non seulement de réviser les
fondements des concepts d’appartenance et de nation, mais également de changer le
regard porté sur eux en déplaçant le sujet national et en décentralisant la notion
d’identité nationale.
379
Chapitre IV Endnotes
1
Article « Dérisoires zizanies » paru dans le journal Le Monde du 4 novembre 2005.
2
Le critique de films Hedi Dhoukar précise au sujet de la délinquance : « Moins qu’un thème, c’est
une réalité toujours présente dans la plupart des films. De même que la plupart des personnages
principaux des films de Mehdi Charef, par exemple, sont des délinquants. Il s’agit de vol ou de
proxénétisme dans la plupart des cas » (Dhoukar 1990, 154). Mireille Rosello montre comment cette
association est reproduite dans l’expression artistique beure : Premier exemple tiré de passages du
comique Smaïn sur scène ; Deuxième exemple tiré du film de Serge Meynard L’œil au beur noir :
« Un Arabe sauve une jeune fille agressée par deux blancs. C’est le monde à l’envers ! » ; Troisième
exemple tiré du roman de Mehdi Charef Le thé au harem d’Archi Ahmed lorsqu’il raconte la scène
d’un homme qui marche dans la rue et qui soudain réalise que son portefeuille a disparu de la poche
de son pantalon : « Il regarde par terre au cas où… Puis se retour sur Madjid. Il le dévisage de haut
en bas et sans se gêner : ‘un Arabe !’. Il prend l’Arabe par le colbac et l’attire vers lui : ‘Mon
portefeuille, fumier !’. Madjid se fait tout petit, tout tremblant, trouillard. Murmure : ‘Ca va pas,
non ? je vous ai rien fait, moi’. Et finalement crie : ‘Il est fou, ce mec, il est dingue !’. Il voit Pat qui
se marre, là-bas. Il continue de crier : ‘De quel droit, hein ? Je m’en fous, moi, de ton larfeuille. Mais
ça y est : ils voient un Arabe, c’est un voleur !’ » (Charef 1983, 106). Dans les deux derniers
exemples, il s’agit d’un double acte car ce sont des coups montés. La fille se fait ‘faussement’
agresser par les copains, alors que le personnage joué par Smaïn vient au soit disant ‘secours’ de la
jeune fille. Chez Charef, Madjid a bien volé le portefeuille qu’il a vite donné à son complice blanc et
blond qui capitalise sur son invisibilité d’homme blanc pour passer inaperçu.
3
Les stéréotypes sont souvent présentés comme étant des métaphores militaires : Azouz Begag,
Ministre délégué à la Promotion de l’Egalité des Chances, a critiqué le vocabulaire de Mr Sarkozy
(‘racaille’ et ‘nettoyer au kärcher’) sur les quartiers de banlieue. Azouz Begag a qualifié de
« sémantique guerrière » les propos de M. Sarkozy, qui a tenté depuis 2002 de mettre en place une
politique de fermeté dans les banlieues. Walter Lippmann et Richard Dyer décrivent aussi les
stéréotypes comme étant des métaphores militaires : Lippmann adopte une position défensive, c’est-
à-dire que pour lui : « Les stéréotypes sont des forteresses capables de tenir un siège » (Lippmann,
Walter. Public Opinion. New York: Macmillan, 1956. p.26-7). Pour Dyer, les stéréotypes sont des
armes très agressives: « It is not stereotypes as an aspect of human thought and representation that are
wrong, but who controls and defines them, what interests they serve » (Dyer 1993, 12).
4
Le recensement général de la population faite par l’INSEE montre que les ressortissants algériens
formaient déjà en 1982 le plus grand groupe de provenance étrangère en France. Sondage INEE au
1/20/1982, « France métropolitaine : Les Etrangers » (Table R6). La Documentation Française :
Paris, 1984 : 34-52.
5
De ce fait, les ressortissants algériens ne dépendent plus de l’ONI et deviennent donc plus difficiles à
recenser par la suite. Juliette Minces précise qu’un quota a par contre été unilatéralement mis en place
par les gouvernements français et Algérien, réduisant à 35 000 le nombre annuel d’entrées des
Algériens en 1968 jusqu’à 25 000 en 1971. Par la suite, les désaccords entre les deux gouvernements
entraînent une recrudescence de manifestations xénophobes ou racistes à l’encontre des ressortissants
algériens en France. Le gouvernement algérien décide alors de suspendre toute émigration vers la
France en 1973 (Minces, 94).
6
Pour une étymologie et une étude du terme ‘Beur’, voir Laronde (1993, 51-55).
380
7
La personne est identifiée par sa différence ethnique en tant que ‘Arabe’ ou ‘Immigré’, plutôt que
par son pays d’origine (Algérie, Maroc, Tunisie, etc.).
8
Michel Laronde explique que la négation binaire (ni Français, ni Algérien) fonctionne en terme
d’opposition globale. En d’autres mots, il ne faut pas voir une opposition entre les deux termes du
postulat, mais la négation du postulat en entier qui fonctionne comme un rapport complémentaire
(Laronde 1993, 146).
9
Sieloff rappelle justement au sujet de l’appartenance que: « Not belonging is the essence of the
identity crisis » (Sieloff Magnan, Sally. « Young Beur Heroes: Helping Students Understand
Tensions of Multicultural France ». The French Review 77: 5 (April 2004): 914-27 (p.920).
10
A l’inverse de Soraya Nini qui est née dans le sud de la France de parents algériens, Souâd
Belhaddad est née en Algérie. A l’âge de 5 ans, elle est venue vivre en France avec sa famille, juste
après l’indépendance en 1962. De ce fait, son texte remet en question ce qu’il faut placer sous
l’étique ‘beur’.
11
Autres films ou adaptations cinématographiques sur la communauté beure : Hexagone de Malik
Chibane (1993) ; Le gone du Chaaba d’Azouz Begag ; Les films de Mehdi Charef : Le thé au harem
d’Archimède, Camomille, Au pays des Juliets ; L’œil au beur noir de Serge Meynard.
12
Abdelkader Benarab explique l’effet représentatif forgé par le truchement d’images mentales dans
le discours sur l’Oriental : « ‘Arabe’ et ‘Islam’ sont deux notions qui ont été dans la majorité des cas
mal comprises, confusément mêlées et enfin considérées comme synonymes. Ce bloc monolithique
faisait toujours peur par ses tentatives d’affaiblissement (l’empire Byzantin par exemple), de conquête
sauvage, de croyance fanatique. Bref, l’incarnation du Mal, l’hérétique, l’infidèle était cette nouvelle
religion face à l’Autre. On a peine à croire qu’un tel schématisme puisse encore survivre jusqu’à nos
jours [...]. L’immigration maghrébine en particulier est intimement liée au monolithisme que
constitue le tiers-monde, aggravé par le fait religieux considéré comme le facteur de l’impossible
intégration » (Les Voix de l’exil. Paris : L’Harmattan, 1994. p168-9).
13
Comme le souligne Gérard Noiriel, cette relation renforce l’image de l’immigré comme étant
‘autre’ : « An immigrant is, above all, to paraphrase Jean-Paul Sartre, someone whom others regard as
an immigrant » (Noiriel, xxvi).
14
Avide de se débarrasser des connotations péjoratives du mot ‘Arabe’, l’auto-désignation ‘beur’ a été
adoptée par des jeunes d’origine maghrébine dans les banlieues de Paris au cours des années 1970.
Ce néologisme était entré dans le domaine public d’abord avec la création de Radio Beur en 1982, et
ensuite avec la ‘Marche pour l’Egalité et contre le Racisme’ de 1983, que les médias ont rebaptisée
‘Marche des Beurs’. Cependant, le terme de ‘beur’ a commencé à devenir une étiquette synonyme de
l’inadaptation sociale lorsqu’il a été repris par les médias notamment lors de reportages sur la
banlieue. Comme le constate Tahar Ben Jelloun : « ‘beur’ est quelque chose de très particulier. Ce
sont des enfants de ce sous-prolétariat de travailleurs immigrés et travailleurs manuels qui ont été
élevés ici [...]. ‘Beur’ désigne automatiquement la banlieue, la galère, les problèmes d’insertion,
etc. » (Thomas Spear. ‘Politics and Literature : An Interview with Tahar Ben Jelloun’. Yale French
Studies 82 (1993 : 30-43).
381
15
En 1993, 71% des Maghrébins de France (musulmans ou pas) se sentent plus proche du mode de
vie et de culture des Français que de celui de leurs parents (Sondages SOFRES de Novembre 1993.
L’Etat de l’opinion 1995. Paris : Seuil, 1995. p.160). Ce sondage prouve que la marginalisation des
Français d’origine maghrébine doit manifestement beaucoup plus aux attitudes discriminatoires de la
population majoritaire qu’à une quelconque différence culturelle.
16
Les tenues vestimentaires des femmes ont joué un grand rôle dans la résistance. En effet, comme
l’explique Zohra Drif, une des figures de proue de la révolution algérienne, c’est grâce à leur voile
que les femmes pouvaient se déplacer clandestinement et contribuer ainsi à poursuivre l’action
armée : « Les conditions devenaient de plus en plus dures. La Casbah était quadrillée, les frères
auraient été immobilisés si nous n’avions pas été là. Nous vivions la même vie, mais sur le plan de
l’activité, nous avions une vie plus intense qu’eux parce que nous pouvions nous déplacer voilées.
C’est eux qui se trouvaient cloîtrés » (Amrane-Minne, Danièle Djamila. Des femmes dans la guerre
d’Algérie : Entretiens. Paris : Karthala, 1994, 138). Dans le roman de Soraya Nini, c’est l’inverse qui
se produit puisque c’est « la sortie clandestine des vêtements » européens qui permettent aux jeunes
filles d’origine maghrébine de se fondre anonymement dans la masse de la population.française.
17
Dans l’entretien, Philippe Faucon exprime le souci de ‘vraisemblance’ de cette scène lorsqu’il
explique que pendant le tournage du film, des filles racontaient qu’un soir où elles étaient rentrées un
peu trop tard, les parents les avaient amenées chez le gynécologue pour vérifier si ce retard n’avait pas
servi à autre chose.
18
Starobinski, Jean. Pour une esthétique de la réception. Paris : Gallimard, 1978, p68.
19
Voici un exemple qui illustre l’utilisation involontaire des stigmatisations collectives, le passage,
tiré du journal Le Monde, fait référence aux émeutes de banlieues de Novembre 2005 : « ‘Sarkozy a
probablement dérapé sur le vocabulaire’, reconnaît-on au sein même du gouvernement. Car, face aux
jeunes de banlieue, dès qu’on hausse le ton, cela parait tout de suite de la provocation ». La deuxième
phrase de l’article fait appel à une représentation stréotypée de l’Arabe violent. Cependant, il
semblerait que cette utilisation de la représentation stéréotypée soit involontaire, car c’est justement
ce qui est condamné dans la première phrase. (Raphaëlle Bacqué et Christophe Jakubyszyn. « Azouz
Begag, principal opposant à Nicolas Sarkozy ». Le Monde, 2 novembre 2005).
20
On peut citer en exemple le stéréotype de l’indien comme symbole de la colonisation et de la
sauvagerie.
21
C’est ainsi que l’affrontement des pères et frères aînés semble reproduire sur les filles le pouvoir
hégémonique hérité du système colonial. Le Chapitre 2 de cette thèse développe l’idée que, dans la
littérature ‘Pied-Noir’, c’est la mère qui transmet à sa fille le système hégémonique du pouvoir
colonial.
382
22
Expression tiré d’un article paru dans le journal Le Monde du 25 octobre 2005, qui raconte
« l’incident diplomatique » d’Azouz Begag retenu à cause de l’idée d’incompatibilité entre son
physique et son passeport, par la douane à l’aéroport d’Atlanta le 13 octobre 2005 : « Pour Mr Begag,
dont la lutte contre les discriminations et la promotion des ‘minorités visibles’ est précisément la
fonction dans le gouvernement Villepin […], c’est un ‘contrôle au faciès’ […]. ‘La situation était
tendue, étrange’, rapporte le ministre qui se rendait en Floride pour y donner une conférence sur les
nouvelles politiques françaises de lutte contre le racisme : ‘Le premier fonctionnaire n’a pas vu que
j’étais ministre. J’imagine que dans son esprit, s’est produit un télescopage entre mon passeport et
mon visage. A ses yeux, je n’avais pas la tête d’un ministre français normal […]. Aujourd’hui, nous
ne sommes plus traités comme les autres, uniquement à cause du faciès’ […]. Sur les murs de
l’aérogare géorgienne, des portraits de Martin Luther King et des héros de la lutte contre la
discrimination des Noirs lui ont procuré une ‘pincée d’émotion’, lui rappelant que le pasteur noir avait
été la référence, en France, de la Marche des Beurs de 1983. A Paris, reconnaît M. Begag, ‘ce genre
de télescopage est assez fréquent » (Article écrit par M. Philippe Bernard. « Le ministre français
Azouz Begag a fait l’objet d’un contrôle ‘poussé’ à l’aéroport d’Atlanta ». Le Monde du 25 octobre
2005)
23
François Durpaire est agrégé et docteur en Histoire, enseignant à la Sorbonne.
24
Passage cité tel quel du texte de loi tel qui a été délibéré en séance publique à Paris, le 10 mai 2001
et publié au Journal Officiel de la République Française le 23 mai 2001.
25
Extrait de l’article 4 de la loi n.2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et
contribution nationale en faveur des Français rapatriés.
26
On peut citer en exemple la réaction à la loi du 23 février de l’historien Gilles Manceron cité par
Alain Raynal : « L’enjeu est d’importance, il ne concerne pas que l’éducation nationale et les livres
d’histoire, mais la société toute entière [..]. La République a considéré dans toute sa période coloniale
que les droits de l’homme n’étaient pas pour tout le monde et particulièrement pour les personnes
indigènes. Si l’époque coloniale est finie, il n’en reste pas moins que la République persiste dans sa
fâcheuse tendance à tronquer l’universel en se gargarisant de discours sur les valeurs, mais en ne les
appliquant pas à toutes les populations », réaction parue dans un article intitulé « Ce débat concerne
toute la société » et publié dans Les Archives de l’Humanité du 1
er
décembre 2005.
27
Voir l’article écrit par Christine Taubira au sujet de la loi du 23 février 2005 : « Le rêve, possible
encore, dans le poing qui se lève (sans s’abattre) » paru dans le journal Les Ogres du 25 novembre
2005 : « Voila plus de trois ans que les mots servent de lances et d’obus […]. J’ai alors dit [au
ministre de l’Intérieur] qu’il préparait la guerre civile en France. Il a réagi en monarque susceptible
mais offensif, me signifiant que ni ma qualité de femme ni mon appartenance aux ‘DOM-TOM’ ne
m’autorisaient à lui parler ainsi. En une phrase, il avait posé la préséance virile et révélé son tropisme
obsessionnel sur l’origine des personnes » (2).
28
Le président Algérien Abdelaziz Bouteflika ne cesse, depuis juillet 2005, de s’insurger contre
l’article 4 qu’il qualifie de « cécité mentale confinée au négationnisme et au révisionnisme » : dans
l’article intitulé « Débat passionné à l’Assemblée nationale : La France s’accroche au ‘rôle positif de
son passé colonial » paru dans le journal Al Bayane du 03 décembre 2005.
29
Jean-Marc Ayrault cité par François Durpaire. « Une loi pro-coloniale contre l’histoire ». Pan
Afrique (30 novembre 2005).
383
30
Le volet politique de la question de la représentation des minorités ethniques a connu un
rebondissement le 22 novembre 2005. En effet, le Président Jacques Chirac s’est déclaré convaincu
que la crise des banlieues était enracinée « dans le fléau des discriminations » et a appelé à « une
révolution des mentalités » afin d’intégrer la « diversité française dans l’administration, les
entreprises, l’audiovisuel mais aussi le monde politique ». Pour ce faire, il a rencontré les
responsables de chaînes de télévision publiques pour étudier avec eux « comment mieux refléter la
réalité sociologique française » (pour les références, voir article de Didier Arnaud intitulé « Le Monde
et la diversité dans les médias » paru dans le journal Libération du 27 novembre 2005.
31
L’imaginaire historique contribue à montrer combien le malaise présent puise ses sources dans la
colonisation, l’esclavage et la traite. Il rappelle aussi combien il s’agit d’un refoulement de l’histoire
nationale auquel il est urgent de faire face. La réalité des faits devant le chômage va à l’encontre d’un
des grands principes de la République Française qui consiste à traiter tous ses citoyens sur un pied
d’égalité.
384
Chapitre V : Conclusion
L’écriture autobiographique comme lieu de reconstruction
Les opérations d’écriture de l’histoire ont permis de justifier l’entreprise
coloniale et de propager son aspect héroïque dans l’imaginaire français. Les
écrivaines et cinéastes examinés dans cette étude révisent cette pratique de l’histoire
en adoptant un discours alternatif sur la façon dont le savoir et le pouvoir se
construisent à travers ces opérations. Alors que le verrou colonial tent à nier
l’histoire commune malgré ses liens d’intrication, ce discours alternatif retisse les
antagonismes du passé en y intégrant l’ensemble des dynamiques croisées. En fait,
les textes relèvent aussi bien d’une écriture de l’identité qui se construit au fil de
l’écriture, que d’une écriture sur l’identité par la conception d’une nouvelle grille
pour interpréter à la fois les systèmes idéologiques de représentation et les difficultés
relatives aux interférences entre l’écriture féminine, historique et autobiographique.
Alors que les résonnances de l’idéologie colonialiste dans le contexte actuel font que
le problème de la place de l’Algérie dans l’imaginaire français est loin d’être résolu,
ces nouveaux paramètres ont pour but d’éviter que les bouleversements
socioculturels s’impriment dans l’avenir par la réitération du mouvement cyclique de
l’histoire. Dans un échange qui s’établit désormais sur la base d’identités
coextensives, le rapport des sociétés est relancé par un soubassement inédit qui, en
reformulant les relations à l’Occident d’un point de vue féminin interne à la culture
orientale, laisse deviner une autre vision de la mixité franco-algérienne. En entrant
385
dans l’histoire comme dans un lieu de luttes, les textes déploient des paradigmes de
résistance face à l’altérité et à la réduction identitaire héritées du discours colonial et
patriarcal. Ces paradigmes font éclater l’autorité et l’homogénéité de la langue
française pour la dynamiser de mots, structures, expressions et ‘accents’ de la langue
arabe ou berbère, qui s’infiltrent de manière rebelle dans le texte. Armée des outils
de mimétisme, d’ironie et d’ambivalence sur lesquels se fondent les discours
généralisants, l’écriture autobiographique remet en question les formes de
l’esthétique et du littéraire en reconstruisant la relation entre l’histoire individuelle et
le contexte qui la génère, mais aussi en réécrivant cette histoire telle qu’elle devrait
être appréhendée dans le contexte plus large de la culture, de la littérature et de
l’histoire postcoloniale. Le refus de structures fixes et monolithiques libère la pensée
et la force créatrice en dégageant des ouvertures vers un lieu nomade qui unifie les
appartenances dans un espace franco-algérien en perpétuelle évolution. Le sujet
autobiographique devient ainsi le site d’une autre forme de textualité postmoderne
dans laquelle vient s’inscrire une nouvelle conception de l’identité à la fois plurielle,
instable et site de différence qui ne se fonderait plus sur des catégories ethniques et
sexuelles ou des apparences exclusives, mais sur une hybridité inclusive. Ce faisant,
les écrivaines ne tournent le dos ni au legs du passé colonial, ni à celui des valeurs
patriarcales. Au contraire, c’est dans la violence même héritée de l’histoire qu’elles
redéfinissent les zones frontières de leur identité qui, en s’ancrant dans la mémoire
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386
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Abstract (if available)
Abstract
Au carrefour des trois moments cruciaux de l'histoire entre l'Algérie et la France (colonisation, décolonisation, postcolonialisme), le point de départ à l'origine de l'écriture est marqué par une volonté de sortir des systèmes qui emprisonnent (colonial, patriarcal, familial, classe, religieux, scolaire, linguistique, etc.) et qui contribuent au sentiment d'exclusion et d'invisibilité identitaire. Les oeuvres étudiées permettent de faire cette première constatation : c'est que, dans le cas des récits autobiographiques de l'entre-deux, il s'agit d'une écriture de la rupture (avec les modes de pensée, les discours dominants, les origines, la culture traditionnelle des parents, etc.). Je montre que cette écriture de la rupture s'exprime par l'utilisation de l'aspect ambivalent de ces systèmes qui emprisonnent et qui sont déstabilisés pour renverser le fondement même des pensées hégémoniques des discours dominants et remettre ainsi en cause tous les processus de domination (aussi bien de l'impérialisme colonial, que du paternalisme islamique, ou de l'idéologie nationale eurocentrique). Les textes se posent en rupture face à tous ces systèmes de valeur, parce que les divergences qu'ils présentent sont à l'origine de l'instabilité del'identité à la fois individuelle, culturelle et nationale dans laquelle les narratrices ne se retrouvent plus.
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Creator
Boyer, Barbara
(author)
Core Title
Histoire, nation et identité: les femmes dans l'espace autobiographique entre la France et l'Algérie
School
College of Letters, Arts and Sciences
Degree
Doctor of Philosophy
Degree Program
French
Publication Date
02/16/2008
Defense Date
01/24/2008
Publisher
University of Southern California
(original),
University of Southern California. Libraries
(digital)
Tag
Algerie,algerienne,autobiographie,beur,colonialisme,colonisation,decolonisation,feminine studies,OAI-PMH Harvest,pied noir,postcolonialisme
Place Name
Algeria
(countries),
France
(countries)
Language
French
Advisor
Norindr, Panivong (
committee chair
), Diaz, Roberto Ignacio (
committee member
), Meeker, Natania (
committee member
)
Creator Email
bboyer@usc.edu
Permanent Link (DOI)
https://doi.org/10.25549/usctheses-m1020
Unique identifier
UC149744
Identifier
etd-Boyer-20080216 (filename),usctheses-m40 (legacy collection record id),usctheses-c127-15473 (legacy record id),usctheses-m1020 (legacy record id)
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Dissertation
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