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La Nature Dans Le Theatre De Francois De Curel
(USC Thesis Other)
La Nature Dans Le Theatre De Francois De Curel
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Copyright by
JEANINE SOLANGE GAUCHER-SHULTZ
1965
LA NATURE DANS LE THEATRE DE
FRANgOIS DE CUREL
by
Jeanine Solange Gaucher-Shultz
A Dissertation Presented to the
FACULTY OF THE GRADUATE SCHOOL
UNIVERSITY OF SOUTHERN CALIFORNIA
In Partial Fulfillment of the
Requirements for the Degree
DOCTOR OF PHILOSOPHY
(French)
January 1965
U N IV ER SITY O F S O U T H E R N C A L IFO R N IA
T H E G RA D U A TE SC H O O L
U N IV ER SIT Y PA RK
L O S A N G E L E S, C A L IFO R N IA 9 0 0 0 7
This dissertation, written by
J.esnin(?..§plaB^e..G^.Ufibt e.C-5JblttlJta.....
under the direction of he.v....Dissertation Com
mittee, and approved by all its members, has
been presented to and accepted by the Graduate
School, in partial fulfillment of requirements
for the degree of
D O C T O R OF P H I L O S O P H Y
Dean
Date Jauua r . y . i . . 1 . 9. 6 . 5 .
DISSERTATION COMMITTEE
...
Chairman
£. M/ .
PREFACE
Je n'attendais pas du boulevard une inspiration que
lui demandaient tant de brillantes intelligences, et ma
pens§e allait de pr6f6rence vers la Lorraine et ses fo-
rSts. ^
Par cette declaration, Frangois de Curel justifie la
presence de la Nature dans son theatre. Notre but ici est
d'en etablir 1 'importance et le role pour la totality de sa
production dramatique. Les etudes qui ont ete faites sur
1'oeuvre de Curel se sont attachees a 1'analyser dans son
ensemble ou sous des aspects particuliers tels que le do-
maine des idees, les sentiments religieux et les elements
autobiographiques. La Nature n'y est que mentionnee au pas
sage. Or, elle est la marque la plus personnelle de l'art
d'un ecrivain qui refusa d'adherer a aucun courant drama
tique, afin de preserver 1'independance de son g6nie. Son
inspiration s'alimenta des paysages forestiers de sa Lor
raine natale, de ses observations de chasseur assidu et de
ses connaissances en sciences naturelles, pour cr6er des
situations dramatiques dans lesquelles les personnages pen-
sent et agissent en fonction de la nature universelle.
^Frangois de Curel, Th^cttre complet (Paris: Albin
Michel, 1931), V, 69.
Dans un premier chapitre, nous retragons la vie de
l'ecrivain et sa predilection pour la solitude des for£ts de
l'Est. Le second chapitre montre 1'auteur qui cherche sa
voie et croit la trouver dans le roman psychologique, ou la
Nature est a peine sensible. Le troisieme chapitre r6partit
le th6Stre, qui lui fait suite, sur trois p£riodes dont la
seconde subit le plus l'empreinte de la Nature. Le qua-
trieme chapitre ordonne toutes les references dramatiques a
la Nature et les unit a 1'experience personnelle du drama
turge. Le cinquieme chapitre etudie les liens qui relient
le regne vegetal et le regne animal a la nature humaine. La
place occup6e par 1 1 instinct justifie a son tour les cate
gories de personnages. Le sixieme chapitre presente la syn-
these de la Nature et de l'art dramatique depuis l'ebauche
des pieces jusqu'a la philosophie qui s'en degage ulte-
rieurement. La conclusion procede d'abord a une recapitula
tion quant a la place, au role et a 1'importance de la Na
ture dans le Theatre de Curel. On compare ensuite ses idees
sur la Nature et I1instinct a celles de ses contemporains
Georges de Porto-Riche et Paul Hervieu. On dvalue, enfin,
la contribution de Frangois de Curel au theatre frangais et
la place qu'il y occupe.
Cette etude est basSe sur 1'edition definitive des
pieces de theatre, car c'est elle qui montre le plus par-
faitement la place et le role que le dramaturge d6sirait
conferer a la Nature. En effet, chaque remaniement fut ins
pire, non par le desir de modifier l'oeuvre en soi, mais
dans le dessein d'en perfectionner l'art dramatique.
Afin de ne pas surcharger le present texte de fr6-
quentes references au nom entier des pieces, particuli^re-
ment dans les quatrifeme et cinqui^me chapitres/ on a eu re-
cours a des abr^viations dont la liste se trouve dans l'Ap-
pendice.
Je d6sire exprimer ma gratitude envers les nombreuses
bibliotheques am6ricaines qui m'ont permis de consulter les
documents nfecessaires a la preparation de cette etude. Je
remercie egalement la Bibliotheque de 1'Arsenal et la Bi-
bliotheque Nationale.
iv
TABLE DES MATIERES
Page
PREFACE ....................... ii
Chapitre
I. L'HOMME ET LA NATURE........................ 1
II. LE ROMANCIER ET LA NATURE.................... 33
L'Et£ des Fruits Secs
Drame de Campagne
Enseignement Mutuel
L'Orphelinat de Gaetan
Le Sauvetage du Grand Due
Le Solitaire de la Lune
III. LE DRAMATURGE ET LA NATURE................. 57
Sauv6 des Eaux et La Danse devant
le Miroir
La Figurante
L1Envers d'une Sainte
Les Fossiles
L1 Invitee
La Nouvelle Idole
Le Repas du Lion
La Fille Sauvage
Le Coup d'Aile
L'Ame en Folie
La Com6die du G€nie
L'lvresse du Sage
Terre Inhumaine
La Viveuse et le Moribond
Orage Mystique
IV. CLASSIFICATION ET SOURCES DES ASPECTS
DE LA NATURE DANS LES PIECES............. 106
La Place, le Role et 1'Importance
de la Nature
Classification des Ph£nomenes Naturels
DScrits
v
Chapitre Page
La Maniere dont Frangois de Curel
connut la Nature
La Maniere dont Frangois de Curel
sent la Nature
V. LES TYPES DE NATURES ET DE PERSONNAGES . . .
La Nature V£g£tale
La Nature V£g€tale comme Paysage
La Nature V§g6tale, Excitant du
Sixieme Sens
La Nature Animale
Le Gibier
Le Rut
La Nature Humaine
La Connaissance de l'Etre Humain par
1'Observation de la Nature ExtSrieure
Le Sixieme Sens
Les Categories de Personnages
Les Observateurs
Les Sensuels
Les Chasseurs
VI. L'ART DRAMATIQUE ET LA NATURE ...............
La Genese, le Fond, la Forme
Les Personnages et la Progression Dramatique
La Philosophie et la Nature
VII. CONCLUSION........ .........................
Recapitulation: La Place, le Role
et 1'Importance de la Nature
Le Theatre Contemporain et la Nature
La Place du Theatre de Frangois de Curel
dans le Temps
BIBLIOGRAPHIE ........................................
APPENDICE ............................................
vi
153
212
250
283
294
CHAPITRE I
L'HOMME ET LA NATURE
II existe plusieurs biographies portant sur la vie et
1'oeuvre de Frangois de Curel, vues dans leur ensemble et
qui figurent dans la bibliographie. Notre but ici n'est
done pas d'en reprendre ou d 'en complfiter le contenu, mais
de presenter l'homme et sa production littSraire sous un
angle particulier: celui du rdle que joue la Nature dans
son existence et dans son thSStre.
Nombre d'6crivains donnent a savoir, tout a fait inci-
dement, de quelle region ils sont originaires, et dans quel
milieu social ils ont v§cu. C'est, le plus souvent, que ces
deux 61§ments n'ont eu sur eux qu'une influence secondaire.
II en est tout autrement pour Frangois de Curel. Ces 616-
ments sont la clef m6me de son oeuvre et y reviennent sou
vent, comme un leitmotiv. II nous a dit qu'il 6tait Lorrain,
issu d'une famille aristocratique qui remonte a Saint Louis,
et que son aieul, Gauthier de Curel, accompagna Joinville
aux croisades.^
^John, Lord of Joinville, Memoirs, trans. Thomas Johnes,
Esq. (London, 1807), I, 136.
1
Son attachement au sol natal, a ses traditions, et a sa
race, est considerable. Deux ans avant sa mort, il dSclarait
encore a un invite au chSteau de Ketzing:
"Vous savez que je suis Lor rain. Vous n'avez d'ail-
leurs qu'a me regarder, qu'a m'entendre, pour vous en
apercevoir. . . . Je suis un vieux Lorrain, et vous me
verrez dans le cadre que je prSfere; et si cela peut vous
tenter, je vous offrirai du gibier, de mon gibier, tuS de
ma propre main."2
Vers la m§me epoque, il formait le projet d'ecrire une
sorte d'epopee de la Lorraine et de ses forSts, qui aurait
couronne son oeuvre. Le fragment qui en existe a pour
titre: Austrasie, pays de loups. Austrasie etant le nom
donne a la region de la Meuse et du Rbin au moment du dS-
membrement de la^Gaule, sous le regne des "rois faineants"
merovingiens. Ce n'etait alors que le debut des vicissi
tudes de cette region de l'Est, tirailiee constamment entre
deux puissances de civilisations distinctes. Le partage de
11 empire carolingien, au traite de Verdun de 843, donna
1'Austrasie a Lothaire. La region prit en 855 le nom de
Lotharingie. Mais avec la formation du royaume germanique
d'une part et de 1'autre, de la France, la Lotharingie,
situee entre les deux, fut vite ravagee par les invasions et
morcelSe er ^iefs. Ce n'est qu'avec la Revolution que la
Lorraine vi a faire rSellement partie de la France. On
sait qu'aux guerres de 1870 et de 1914 elle allait §tre
2
Alexandre G. Fite, "Frangois de Curel vu par en Stran
ger, " Revue d'Histoire LittSraire de la France (juin-sept.
1929), 390-406.
31
i
encore disputSe entre l'Allemagne et la France. Pourtant,
par sa civilisation, la Lorraine s'est toujours sentie fran-
gaise. C'est ce que Pauline Parizot, bourgeoise lorraine de
Terre inhumaine. declare tout naturellement a la princesse
allemande qu'elle doit h6berger. Dans ce drame, qui a pour
cadre la Lorraine pendant la premiere guerre mondiale, Fran
gois de Curel a parfaitement bien montr§ le caractfere des
Lorrains, rest6s Frangais en d§pit de la domination alle
mande .
L'instability politique exalte chez le Lorrain, et en
particulier chez Frangois de Curel, 11 amour de sa patrie.
La rudesse du climat et 1'austerity du paysage, loin de dy-
courager les habitants, contribuent a la formation de leur
caractere traditionaliste. C'est un autre Lorrain qui nous
dit: "La vraie, la seule caractyristique du paysage lor-
3
rain, c'est la for§t." Nous verrons que chez Frangois de
Curel, la nature vygytale c'est en effet, et avant tout, la
foryt:
Elies sont d'un abord plutfit rybarbatif, nos forSts.
Le sol est argileux et retient les eaux de pluie dans
d 'innombrables mares, la glaise colie en pesants paquets
sous les bottes du chasseur. II y a peu de hautes fu-
taies. Presque partout, les ch§nes ombragent d'impyny-
trables fourrys d'ypines noires,sombres repaires d'ou
l'on s'attend a voir s'ylancer de redoutables fauves.^
3
Louis Bertrand, Idyes et portraits (Paris, 1927),
p. 59.
4 6
Frangois de Curel, Thyatre complet. 2 ryimpression, V
(Paris: Albin Michel, 1931), 169. On renverra fryquemment
La chasse au gros gibier, a laquelle Frangois de Curel
fait allusion ici, est la principale distraction des hobe-
reaux lorrains et la encore 1 'auteur se rattache enti&rement
a la tradition de son pays. C'est en chassant qu'il ob
server a de tr&s pres la vie des animaux. La nature animale,
elle aussi prendra une importance considerable dans son th#-
Stre et suscitera ses reflexions sur la nature humaine.
Nous avons vu bri#vement ce qui caracterise la Lorraine
et marquera le temperament de Frangois de Curel. Consid#rons
maintenant le milieu social dont il est issu et pour lequel
il fera toujours preuve de respect et de fierte.
Parmi ses anc#tres du c6t# paternel, il convient de
noter que son grand-p#re, Leonce de Curel, fut lui aussi
passionne de chasse, et ecrivit plusieurs manuels cyn#g6-
tiques. Son pere, Albert de Curel, fut officier de caval-
erie. C'#tait un homme d'assez haute taille, plus enclin
aux exercices religieux que vers# dans les affaires. Fran
gois ressembla assez peu a son pere, tant au physique qu1au
moral. De taille, c'est a sa m#re qu'il ressembla. Marie
de Wendel #tait petite, mince, avec un visage aux traits
fins:
Ma mere #tait une Wendel. Les forges de Hayange, situ-
#es aux environs de Thionville, ont #t# achet#es vers
1'ann#e 1700 par Jean Martin de Wendel et, depuis cette
#poque, les Wendel n'ont cess# de jouer un r61e consid#-
rable dans la m#tallurgie frangaise. (I, ix)
le lecteur a cette #dition du Th#Stre complet en indiquant
seulement le tome et la page, dans le texte m#me.
5
II nalt a Metz le dix juin 1854. Ses parents y poss6-
dent un hdtel particulier qu'il qualifia plus tard de "pri
son." Si l'on en juge par la description qu'en fit Le Gof-
fic, on comprend fort bien sa reaction:
C'est une severe demeure conune la plupart de ces h6-
tels nobles du pays messin, qui 6taient mieux que des
pied-a-terre et tenaient encore de la forteresse et du
r6duit, solidement assise a 1 'angle d'une rue assez
6troite de la vieille ville, mais dont les six grandes
fenStres a volets blancs et la belle porte a moulures,
timbr6e du blason des Curel, corrigent un peu 1'aspect
r6barbatif.
Metz est en effet une ville tres ancienne, erapreinte de
traditions. C'est une cit6 d'origine gauloise au confluent
de la Seille et de la Moselle. Elle fut, sous le nom de
M6tis, capitale de 1'Austrasie, dont nous avons par16 plus
haut. La religion et le commerce y furent toujours actifs.
Lorsque naquit Frangois de Curel, sous le Second Empire,
Metz 6tait:
... une ville de plaisirs, de receptions, de f6tes mon-
daines, ou les jeunes officiers de l'Ecole d'Artillerie
et du G6nie entretenaient une aimable gaiet6 et m6me
toute une animation nocturne qui emplissait la rue Ser-
penoise et les abords de 1'Esplanade. Metz acceptait
volontiers le ton de Paris, se piquait d'une certaine
frivolite. Mais tout cela n'6tait qu'a la surface. Au
fond, Metz est severe, pour ne pas dire austere. On y
prend tout au serieux, m6me les questions d'Etiquette et
de pr6s6ance, ... on y est extremement c6r6monieux. On
y aime les pompes religieuses. C'est une ville pieuse et
meme d6vote.®
5
Charles Le Goffic, Discours de reception a l'Acadfemie
Francaise: Elocre de Francois de Curel (Paris, 1931), p. 20.
^Le Goffic, pp. 45-46.
' " ' 6|
Pour Francois de Curel, les remparts sont la partie la
plus pittoresque de la ville. Ils se trouvent du c6t6 est,
et on y voit la Porte des Allemands construite au XVs si&cle.
Sous les remparts, coule la Moselle, bord6 de peupliers.
Francois de Curel enfant, est Sgalement en contact avec
une nature aux lignes harmonieuses, au chctteau de Coin-sur-
Seille, a trois lieues de Metz, ou demeure sa grand'm&re ma-
ternelle, “la petite grand-mere." Plus tard, lorsque le
chSteau lui appartiendra, il deviendra sa residence favorite
et la plupart de ses pieces y seront congues ou Scrites. Le
d6cor de plusieurs pieces rappellera 6galement Coin-sur-
Seille.
C'est un exquis castel ... Une cour d'honneur merveil-
leusement dessin^e, le prfecfede. A droite, la chapelle
et sa crypte ou dorment tous les membres de la famille.
... Le cbSteau lui-mSme a une fagade orn6e de quelques
sculptures et, aux angles, d'61£gantes tourelles 1 'agr6-
mentent. Le c8t6 qui regarde le pare est beaucoup plus
coquet: tous les encadrements de fenltres sont d^licate-
ment travaill6s; et, au rez-de-chauss6e, sur toute la
longueur du chSteau, s'6tend une immense terrasse a ba-
lustres. De la, la vue est magnifique. Le pare, un pare
a la frangaise aux parterres sym£triques bordSs de buis
... avec au fond des charmilles, et, au centre ... un jet
d'eau.^
De nombreuses ann£es plus tard, en parlant de Coin-sur-
Seille, il 6crivit: "Mon enfance a 6t6 heureuse dans ce
doux paysage" (V, 222). Au-dela du pare s'Stendent des
prairies travers§es par la Seille, riviere vaseuse qui re
joint la Moselle sous les remparts de Metz. Une plaine
^Fite, p. 403.
71
s6pare le domaine de Coin-sur-Seille de la forSt de Sillegny*
Cette for6t est l'une de celles qui lui inspirirent ses plus
lyriques descriptions de la nature v6g6tale. C'est la
6galement qu'il voit son premier loup, lorsqu’a l'Sge de six
ans il accompagne son p6re a la chasse. D6s lors, il ne
rSve plus que de retourner seul dans la forSt et de se blot-
tir dans un fourr6 afin d'y observer les loups et les louve-
teaux dans leurs "salles de danse." Un an plus tard, il
peut r6aliser son projet et, toute sa vie, il continuera a
aller surprendre et 6tudier les animaux de la forSt dans
leur milieu naturel. A un tres jeune Sge, son imagination
est d6ja mise en mouvement par de longues courses dans la
nature. Devenu 6crivain, les id6es lui viendront 6galement,
et surtout, pendant ses randonnSes:
Etant enfant, j'avais trls d6velopp6e la faculty de
vivre d 'aventureuses existences dont je puisais les 616-
ments dans mes lectures. J'ai su lire a quatre ans; a
cinq ans, tous les Robinsons possibles, Cruso6 , Suisse,
etc. ..., avaient 6t6 d6vor6s et m6dit6s par moi. Par-
tout ou l'on m'envoyait jouer, je m 'astreignais a par-
courir un certain espace, une sorte de piste sur laquelle
je trottais des heures entieres et cette allure rapide
favorisait, parait-il, le travail de mon imagination,
sans doute parce qu'elle interrompait toute communication
avec les objets voisins. A peine avais-je pris ma course
que ma personnalit6 disparaissait. J'6tais un trappeur
au milieu des forSts vierges.
Sa m6re doit faire de fr6quentes cures dans le sud de
la France, et c'est ainsi que vers quatre ans il s6journe a
Pau et voit les Pyr6n6es et les Asturies. Des qu'on le juge
8 s .
Frangois de Curel, "R6ponse a l'enqu6te de Monsieur
Binet," L'Ann6e Psycholoaigue (Paris, 1894).
assez grand pour partir seul a l'aventure, il ne manque pas
d'aller errer solitaire dans la montagne, tout comme il le
fait dans les forSts de Lorraine. Plus tard encore, il
prend plaisir a poursuivre les ours et les isards de la mon-i
tagne. Dans sa premilre oeuvre, L'Et6 des fruits secs
(1885) il choisira cette region solitaire pour cadre du
roman et donnera de pittoresques descriptions du village
d'Angostrina et de la vall6e de Refrogne.
Mais il doit aussi songer a faire ses €tudes et c'est
bien a contre coeur qu'il reste enferm6 a faire du latin et
du grec, alors que de la fenStre du chSteau de Coin-sur-
Seille, il voit au loin la clme ondoyante des futaies de la
forSt. Il nous a cont6 qu'il enviait alors le sort des pe-
tits gar50ns des fermiers du chSteau, qui gardaient les oies
plutdt que d'etre contraints d'Studier. Un jour, il demande,
comme recompense de son travail, d'etre gardeur d'oies pour
la journ6e. Sa grand-mere et son precepteur cedent a son
caprice et sont bien surpris de le voir revenir ce soir-la,
enchants et pr§t a recommencer le lendemain. On ne juge pas,
cependant, que ce soit la une carri&re digne du futur vi-
comte de Curel et "1'adolescent que je deviens va, pendant
9
douze ans, pSlir dans les salles d'6tudes."
Bientot, en effet, il est envoys au college Saint
Clement de Metz dirig6 par les J6 suites. Il n'est gu^re
9
Frangois de Curel, Austrasie, pays de loUps, dans
Gilbert de Voisins, Fauteuil XII. Francois de Curel (Paris,
1931), p. 62.
plus int€ress£ par l'6tude qu'auparavant, mais peu a peu,
cependant, son goQt pour la litt6rature se dessine: "J'ai
goGt6 avec passion les harmonies de Virgile. Corneille et
Racine ont 6t6 mes dieux" (I, xiii). Lorsqu'il quitte Saintj
Clement, il en emporte une culture exclusivement classique
et un bon souvenir de ses maitres. Le futur mar^chal Foch,
qui allait §tre son confrere, plus tard, a l'Acad^mie Fran-
gaise, avait §t6 son condisciple au college. Frangois de
Curel passe ses baccalaur6ats a Nancy. Le choix d'une car-
rifere s'impose alors, mais 6tant Lorrain et issu d'une fa-
mille d 'industriels par sa mere, ce choix est limits a deux
professions, celle de litterateur 6tant exclue d'avance. Il
peut choisir entre l'industrie et l'arm^e. "Au commencement
etait le minerai de fer." Pour les Lorrains "telle est la
maxime qui doit Stre inscrite au plus profond de leur con
science et qui resume tout leur 6vangile particulier.
Frangois de Curel a done une double raison pour se diriger
vers les sciences qui, d'ailleurs, ne lui repugnent pas. Il
pourrait egalement embrasser, comme son pere, la carriere
militaire, qui jouit en Lorraine d'un grand prestige. Pour-
tant, les usines de Wendel sont en plein essor et sa famille
1 'incite a se preparer a devenir industriel. Il entre done
a l'Ecole Centrale en 1873 pour trois ans. En 1876, il
quitte Paris et s§journe en Allemagne, a Magdebourg, afin
d'apprendre l'allemand. La Lorraine est depuis la guerre de
"^Bertrand, p. 50.
1870 sous la domination allemande et il devra done traiter
de nonibreuses affaires en allemand a son retour. Or, a Metz
i
avant 1870, on ne parlait que frangais. Dans les ann£es qui;
suivent, il fait de frequents syjours en Autriche et en
Allemagne, particuliferement a Carlsbad et a Bayreuth.
Une surprise 1'attend a son retour en Lorraine. Elle
dut plonger sa famille dans la consternation, mais il la
voit tout autrement. Les autorit§s allemandes informent sa
mere qu'on refuse au jeune homme le droit de r^sider en Lor
raine, Stant donn6 qu'il a choisi la nationality frangaise
et qu'en outre, il n'a pas atteint 1 1 age d'exemption du ser
vice militaire en Allemagne. Il suffit d'^couter Frangois
de Curel pour se rendre compte que cette dSconvenue est au
fond une aubaine pour lui:
A 1'6poque ou j'acceptais volontiers 1'id£e de me con-
sacrer a une carriere scientifique, je gardais cependent
la conviction intime que, t6t ou tard, grSce a on ne sait
quel miracle, je parviendrais a la gloire litt6raire qui
me semblait la premiere de toutes, la seule. (I, xiii)
Nous sommes en juillet 1877. Frangois de Curel a
vingt-trois ans; et voici qu'il peut, sans heurter les tra
ditions familiales, ni celles de son pays, choisir la voie
qui lui plait le plus, puisque 1'Allemagne lui refuse celle
de l'industrie. On se souvient que, des sa plus tendre en-
fance, il fut attiry par la solitude de la for§t, par la
chasse et le spectacle de la vie animale. Peu a peu la lit-
t6raire l'a irrysistiblement fasciny, jusqu'a lui faire pen-
ser que la "gloire littyraire" est "la premiere de toutes,
11
la seule." Dorfenavant, il pourra se partager entre la vie
en plein air et l'6tude. Ses connaissances littferaires com-
portent alors des lacunes. Les J6 suites lui ont donn6 une
solide culture classique, mais ils n'ont pas mSme effleurS
le XIX si&cle. Frangois de Curel se lance done a la dScou-
verte des auteurs modernes, et sans le moindre copseil ex-
t6rieur. Il n'a aucune relation litt6raire a l'6poque et ne
depend que de son propre gofit.
Attardons-nous un instant aux lectures ant6rieures qui
contenaient a ses yeux un message pour une 6ventuelle car-
riere littfiraire et pr6cisons pourquoi. II nous dit que
pendant ses ann^es de college ses preferences allerent a
Virgile, Corneille et Racine. La poesie de Virgile exalte
les beautes de la nature auxquelles il est lui aussi fort
sensible. Corneille fait triompher le stoicisme et la rai
son, et cette derniere deviendra la vertu principale des
heros de Frangois de Curel. Quant a la fatality racinienne,
elle trouvera son 6cho dans la puissance de 1 'instinct que
nous 6tudierons dans le theatre de 1 'auteur.
Il admire beaucoup Pascal, et le milieu traditionnelle-
ment religieux dans lequel il a grandi l'y a initi6 .
Souvenons-nous que Metz est une ville qui devint de bonne
heure, le siege d 'un 6v§cb6 ou la foi continue a impr^gner
les coutumes de la vie quotidienne. Albert de Curel est
lui-meme trls pieux et bien que son fils le juge intimement
trop absorb^ par ses pratiques religieuses, il ne reniera
jamais la religion. II est sceptique, mais c'est le scepti-i
cisme positif et idSaliste de quelqu'un qui ne cesse de
chercher la vSritS. Cet Stat d1esprit sera magnifiquement
illustrS par la cSl&bre parabole des "NSnuphars" de La Nou-
velle idole. Dans sa dernilre pi&ce, Orage mystique. jouSe
quelques mois avant sa mort, il est encore en quSte de cette
m£me vSritS. Sa rfegle de vie n'a jamais StS affaiblie par
son scepticisme ainsi qu'il l'a donnS ci entendre par ces
mots: "L1instinct de morality existe indSpendant de toute
croyance.Chez Pascal il sent le gSnie sensible, lui
aussi a la recherche d'une vSritS. Ce n'est done pas par
hasard que le dramaturge FSlix Dagrenat, de La ComSdie du
qSnie. dira un jour a son fils: "Lis les PensSes de Pascal.
Elies ne t'imposeront pas les vSritSs de la foi, mais l'Sme
de Pascal, vivante et tourmentSe, te visitera" (VI, 113).
Entre 1877 et 1885, Frangois de Curel fait done con-
naissance avec les idSes modernes. Il lit les Scrivains
frangais et aussi les Strangers. Il explore tous les do-
maines de la connaissance.
Chez Vigny, il rencontre un autre aristocrate, fier de
son rang et profondSment blessS par le rdle dorSnavant su-
balterne de la noblesse. Cependant, la oft Vigny voit une
situation tragique, comme dans Cinq mars. Frangois de Curel
■^Frangois de Curel, L1IdSepathStique et vivante (Paris,
1912).
is:
s'incline devant le r^sultat d'une Evolution innSvitable.
Dans Les Fossiles, il dira:
II me semble que la noblesse a fait son temps. Elle
n 'a pas su se maintenir entre les parvenus vainqueurs et
la foule qui hurle contre eux sa haine et son m&pris.
Avant qu'elle disparaisse, il faut que ses derniers re-
pr6sentants laissent la m£me impression de grandeur que
les gigantesques fossiles qui font rSver aux Sges dis-
parus.
Lorsqu'il se heurtera a la froideur du public devant plu-
sieurs de ses pieces, Frangois de Curel se souviendra de
1'isolement de l'Scrivain et du penseur, tel que Vigny l'a
si brillamment d6peint dans Chatterton et ailleurs.
Plusieurs recueils de Sully Prudhomme attirent son at
tention par leur lyrisme impr6gnS de philosophie, celle-ci
devenant plus marquee encore dans les oeuvres du po&te apr&s
la guerre de 1870. La philosophie int£resse de tr&s bonne
heure 1'esprit de Frangois de Curel et cette tendance va
toujours en s'accentuant. La carrifere de Sully Prudhomme,
ing6nieur devenu po^te, aura s^duit le jeune ing6nieur
Frangois de Curel, r£vant a la gloire des lettres. D'ail
leurs n'avait-il pas d6ja un devancier follement §pris de la
nature en la personne de Bernardin de Saint Pierre d'abord
ingSnieur lui aussi, puis homme de lettres? Empressons-nous
d'ajouter que la nature repr€sent6e par ce dernier et par
Frangois de Curel sont compl^tement distinctes, cependant.
Les id€es du jeune homme sur le r61e de l'61ite de la
soci6t6 et sur l'^goisme f^cond de l'homme supSrieur se
d6velopperent naturellement dans son esprit au contact du
14
milieu aristocratique au sein duquel il vivait. Il trouve
chez l'Ecossais Carlyle et chez Gobineau des pens6es con
cretises qui rejoignent les siennes. Chez Nietzsche, il
rencontre ses propres id£es sur 1'individualisme. Laissons
la parole a Frangois de Curel sur ses id£es quant a 1'6go-
lsme et a 1 'individualisme, tels qu'il les a exposes plus
tard:
L'homme est un animal egoiste. Mais cet Sgoisme
qu'on lui reproche est excellent, puisqu'il est le prin-
cipe d'une activity feconde et dont toute la communaut§
humaine profite ... Chaque fois que 1'humanity avance
d'une ligne, c'est qu'un isoie est alie bien loin devant
elle, eclairant sa route, marchant a pas de g4ant. Cet
isoie, qu'il soit industriel ou penseur ou artiste, si
nous le rencontrons, 6cartons-nous de sa route, laissons-
lui les coud6es franches. L'homme superieur a droit de
n'Stre pas toubie dans sa conception ... L'elite, pr4-
cis6ment parce qu'elle se laisse guider par la raison,
Sprouve le besoin d'agir en connaissance de cause, et
lutte contre une detresse morale intense lorsqu'en depit
de toute logique materialiste, elle est pouss6e a se
sacrifier.^2 e'
Les id4es premieres de Frangois de Curel sur la selec
tion naturelle lui vinrent 6galement de tr^s bonne heure par
1 'observation des animaux de ses forSts lorraines, compares
aux animaux domestiques de ses fermes. Mais c'est au cours
de ses lectures aprfes 1877 qu'il fait connaissance avec la
theorie darwinienne dont il s'eioignera beaucoup plus tard:
Des mes ann&es de college, au souvenir des scenes de
la vie animale qui m'avaient frapp6 dfes ma plus tendre
enfance, je suis alie de moi-meme vers des id6es dont nos
maitres nous preservaient soigneusement et qui etaient en
12
Frangois de Curel, L'ldee pathetigue, pp. 61-62.
15
train de renouveler aux ggards de l'humanitS, 1 'aspect
de l'univers. Lorsque plus tard j'ai retrouv£ ces mSmes
id€es sous forme de doctrines nettement dSfinies, j'ai pu
les saluer comme de vieilles amies. ... J'Stais un 6volu-
tionniste convaincu. (V, 201)
Quant c i I1amour en tant que sentiment, il juge de bonne
heure avec Schopenhauer que ce n'est qu'une "danse devant le
miroir," un mirage dont la Nature se sert pour la continua
tion de la race dans la soci6t6 humaine. Nous aurons 1'oc
casion de parler plus amplement du rapport entre ceci et la
loi du plus fort chez 1 'animal.
La forme dramatique et l'6tude des sentiments amoureux,
dans les premieres pieces de Curel, s1 apparentent au theatre
de Marivaux. Lorsque Voltaire disait de Marivaux drama
turge: "Il pese des oeufs de mouches dans des balances
faites de toiles d'araign^e," il 6tait, certes, tres in-
juste. Dans le cas de Frangois de Curel, et d'apres les
propos qu'il tint plus tard sur la complication psycholo-
gique de ses premieres oeuvres, il n'aurait sans doute pas
pens6 que ce jugement 6tait trop dur envers lui-meme. II
cherchait alors sa voie et avait tendance a se perdre dans
le detail psychologique.
II lit Maupassant, Flaubert, Tolstoi qui lui d^voilent
les recoins du coeur. Une lecture qui a beaucoup d'influ
ence sur sa formation et sur ses premieres tentatives litt6-
raires, est celle de Stendhal:
J'Stais de ceux que Stendhal ravit et je me sentais
dou6 pour 1 'analyse psychologique qui me semblait exclure
les qualit£s de concentration que le theatre exige ...
16
il y avait une resolution qui ne variait pas, celle de
ne jamais faire de th£Stre. (I, xiv)
C'est dans cet Stat d'esprit, riche de ses d^couvertes
littSraires longuement m6dit€es dans le calrne de ses s6jours
a la campagne, que Frangois de Curel compose sa premiere
oeuvre. C'est un long roman qui est public en 1885. Le
nouveau romancier a trente et un an. L'Et£ des fruits secs
est une delicate analyse psychologique qui releve de
Stendhal. D6ja se r§vele le pessimisme de Frangois de Curel
a l'Sgard de 1'amour. Le cadre lui est fourni par ses fre
quents sejours d'enfance et d 'adolescence dans les Pyr6nees.
Dans son excellente etude sur Frangois de Curel, Ernest
13
Pronier nous dit que l'un des personnages, Landry de Male-
mort, ressemble tres nettement a 1 1 auteur lorsqu'il avait
vingt-cinq ans. On doit lui faire une seule reserve, sur le
plan physique: Curel n'etait pas aussi grand que son pro-
tagoniste.
Landry de Malemort n'est pas ce que les filles appel-
lent un bel homme, et les femmes du monde, un joli gar-
gon. Pourtant, des le premier coup d'oeil, il interesse
generalement et les unes et les autres, car il a vingt-
cinq ans, l'oeil vif, la physionomie ouverte, le nez au
vent, les dents blanches et un sourire fort spirituel.
Il est bien fait et de haute taille, mais tel est son
dSsir de paraltre qu'il trouve, malgr§ sa belle stature
trop exigue la place qu'il occupe dans l'univers.
Peut-ltre est-ce pour y remplir un peu plus d'espace
qu'il porte toute sa barbe et les cheveux follement 6bou-
riff£s. Peut-etre est-ce pour y faire meilleure figure
qu'il tciche, en 6crivant, d ’enfler sa renommSe.
13
La Vie et 1'oeuvre de Francois de Curel (Paris, 1935),
p. 16.
17
Son oeil enfonce sous l'orbite semble une araignee
tapie au fond de la toile. Un enchevetreraent de ces
rides tenues qui partent de 1 'angle ext6rieur de la pau-
pifere et forment ce qu'on appelle une patte d'oie, acheve
de rendre frappante cette comparaison d'une araignee em-
busqu6e au centre de sa toile. C'est que Landry de
Malemort est un rieur acharne: les mouches que son oeil
gobe impitoyablement, et enlace dans les mailles de ses
perfides pattes d'oie, sont tous les ridicules, grands
et petits, de ceux qui se hasardent a la portee de ses
rayons visuels. Aussi, nul n'est 6pargne. C'est un
grave defaut, a coup sur, qui transforme en mefiance la
favorable impression que le jeune homme avait produite
au premier abord.
De 1885 a 1889, Frangois de Curel publie chaque ann6e
soit un roman, soit une nouvelle. Ce sont d'abord des nou-
velles: Drame de campagne, octobre 1886; et Enseicrnement
mutuel. aout 1887; puis d'autres romans; L'Orphelinat de
Gaetan. 1888; et Le Sauvetacre du errand due, 1889. Voici le
jugement qu'il porta ultferieurement sur ces oeuvres:
Ces livres ne valaient rien, parce qu'en les ^crivant
je n'avais pas encore la preoccupation constante de tra-
duire mon experience personnelle ... Je puis cependant
parler sans amertume de ces premiers essais, car je les
ai travaill6s avec conscience, et a defauts d'autres
merites, ils ont eu celui de m'initier aux difficultes
du metier que j'abordais. (I, xiv)
Sur ces entrefaites, Charles Maurras que l'on a prie
d'ecrire une critique sur Le Sauvetacre du grand due declare
que Curel n'a pas l'etoffe d'un romancier, mais celle d'un
parfait vaudevilliste. II acheve son article avec la cei^-
15
bre exhortation: "Au theatreI au theatre, M. de Curel."
14
Frangois de Curel, L'Ete des fruits secs (Paris,
1885), p. 24.
15
Charles Maurras, "Le Sauvetacre du errand due. " L'Ob-
servateur, avril 1889, p. 25.
' 18
11 est vrai que ce roman, de m$me que les prfecfedents et
que les nouvelles, est en grande partie sous forme de dia
logues, montrant par la, la vocation th6£trale de Frangois
de Curel, II ne perd pas de temps pour mettre & profit le
conseil quelque peu ironique de Maurras et pendant ce mSme
printemps de 1889 il met en train sa premiere pi&ce au cha
teau de la Trapperie, dans les Ardennes beiges, et il la
termine a la mSme Spoque a Coin-sur-Seille. Elle s’intitule
Sauv6 des eaux et, remaniSe plus tard, elle deviendra
L 1Amour brode et enfin La Danse devant le miroir. Frangois
de Curel a done trente cinq ans lorsqu'il entre dans sa car-
rilre dramatique.
En 1890, il £crit La Ficrurante et confie ses deux manu-
scrits aux concierges du ThSStre Frangais et de l'OdSon.
M- Lavoix, lecteur du Tb6Stre Frangais, prend connaissance
de La Figurante et regoit le jeune dramaturge. Il declare
la pi^ce injouable en raison de sa complication psycholo-
gique. En dSsespoir de cause, Frangois de Curel envoie la
pi&ce a Antoine en novembre de la mSme ann^e et ne regoit
pas de rSponse.
En 1891, pendant un s6jour en Bretagne, il §crit un
court vaudeville, Le Feu aux poudres. qui est rest6 in§dit.
Du 5 au 25 mai 1891, il compose a Coin-sur-Seille,
L 'Envers d 'une sainte. Il fait parvenir la pifece ^ Antoine,
ainsi que Sauv6 des eaux, et tout en assumant un nom d'em-
preint.
En juillet, Francois de Curel revient d'un sejour a
Marienbad. Il s'arrete a Vienne ou il regoit une lettre
d'Antoine qui a accepte La Figurante. II en sera de mSme
pour les deux autres pieces.
Le Theatre Libre, situe dans le modeste passage de
l'Elys^e des Beaux Arts a Montmartre, avait donne sa pre
miere , representation le 30 mars 1887. Malgr6 sa reputation
naturaliste, son metteur-en-scene etait, en fait, favorable
a toutes les innovations de valeur, capables de revivifier
le theatre. Le dramaturge n'a jamais eu de tendances natu-
ralistes, bien que certains critiques 1 1aient affirme. Il
leur en a donne le dementi en disant que tout d'abord, il
avait cru, lui aussi qu' "Antoine etait prisonnier d'un
petit clan d1ecrivains ultra-naturalistes et passionne pour
leur art si different du mien" (I, xvii).
Frangois de Curel fait la connaissance d'Antoine, ce
qui marque le debut d'une fructueuse cooperation et d'une
reelle amitie. Ils tombent d'accord pour presenter d'abord
L'Envers d'une sainte. En octobre, pendant la periode des
repetitions de la pi^ce, le nouveau dramaturge compose Les
Fossiles. Le 25 janvier 1892, a lieu la premiere represen
tation de L'Envers d'une sainte. A ses debuts a la scfene,
son auteur a pres de trente huit ans. Pour la premiere fois,
lui que aura toujours tendance a douter de lui-meme, se sent
rempli de confiance, grSce a la chaleur communicative
d'Antoine et de ses comediens amateurs:
201
Je n'ai vraiment eu foi en moi-mSme que dans ce milieu
enthousiaste et mon regard ne se porte jamais en arri&re,
sans s'arrSter avec attendrissement et reconnaissance sur
ceux qui furent alors mes interprfetes, remarquables a
force de sinc£rit€ ... Parmi les nombreuses raisons que
j'ai de garder a Antoine une inalterable reconnaissance,
je mets en premiere ligne ce fait que rien n'a jamais pu
ibranler sa confiance en mon avenir. (II, 11)
Du 15 mai au 9 juin 1892, Frangois de Curel £crit
L1Invitee. Le 29 novembre de la mSme ann6e, le ThSStre
Libre pr£sente Les Fossiles. Le 8 dycembre, Antoine emm^ne
Frangois de Curel au dejeuner hebdomadaire du vendredi chez
Francisque Sarcey, qui dSsirait le connaitre. Le c61&bre
critique dramatique du Temps avait r6dig6 des articles assez
durs sur les trois premieres pifece du nouveau dramaturge
(voir la bibliographie) Antoine d6crit leur premiere ren
contre :
Je d6meie sur sa figure en accueillant Curel une cu
riosity trfes vive qui m'en dit long sur l'estime en la-
quelle il le tient. Curel, assez timide et un peu re-
chignant, est entrain^ par le critique, qui l'assied a
c6t6 de lui pour dejeuner et se met en frais d’amabilitys
inusitSs. Tout de suite entre les deux homines s'6tablit
une sympathie dSbordante, au point que, tout a l'heure,
au cafy, je les entendais ychanger les Plus grasses plai-
santeries avec des rires de colldgiens.
Ceci n'empyche pas que, jusqu'a sa mort en 1899, Sarvey
n 1 ait cessy de se montrer syvfere envers Curel. C'est sou-
vent en raison de sa critique, qui faisait autority aupr^s
du public, que ce dernier bouda certaines pieces.
Le 19 janvier 1893, L1Invitye fait son apparition sur
16
Andry Antoine, Mes Souvenirs sur le Thygtre Libre
(Paris, 1921), p. 280.
la sc&ne du Th6Stre du Vaudeville. Le 25 octobre 1893
Sgalement, le Th6Stre Frangais accueille Frangois de Curel
en y jouant L1Amour brode. nouvelle version de sa premiere
pi&ce, Sauv6 des eaux; mais c'est un 6chec.
A partir de 1894 et jusqu'a la guerre, il passe une
partie de l'ann€e a Paris et 1'autre en Lorraine, car il a
d6pass6 l'tge de toute obligation militaire en Allemagne.
En ffivrier 1894, il publie Le Solitaire de la lune.
C'est un conte philosophique et spiritualiste, sous forme
all§gorique. Il a une place a part dans son oeuvre mais
r6v&le des preoccupations qui seront reprises ult6rieurement.
Du 5 au 28 mars 1895, il £crit La Nouvelle idole a
Coin-sur-Seille et la publie sans songer encore a la faire
repr6senter. Il sSjourne ensuite a Carlsbad et y refait
certaines parties d6fectueuses de La Figurante. Il nous dit
dans L'Historique de la pi&ce que le 15 juillet le comSdien
Lucien Guitry lui 6crit, d6sirant le voir au sujet de sa
derniere oeuvre. Frangois de Curel rentre a Paris ou il
fait sa connaissance. Ce fut le d§but d'une longue amiti6
entre eux. La pifece est mont6e avec succ&s le 5 mars 1896
au Th6Stre de'la Renaissance dirig6 par Sarah Bernhardt, en
qui il eut aussi une veritable amie.
En 1897, il se trouve au chSteau des Marmousets, en
Seine-et-Marne, "charmante habitation isol^e dans la cam-
pagne, a la lisiere du Bois Notre-Dame, pr&s du village de
La Queue-en-Brie" (IV, 207). Il y met au jour Le Repas du
22
lion, piece a laquelle il travaille du 15 fSvrier au 10
avril. Elle est repr6sent6e chez Antoine le 26 novembre.
Le 11 mars 1899, Antoine met sur scene la seconde ver
sion de La Nouvelle idole. reprise plus tard a la Com6die
Frangaise ou elle fera des lors partie du repertoire.
En 1900, le 21 mai, l'Od^on presente la deuxieme ver
sion des Fossiles.
Du 11 au 26 juin 1901, il Scrit aux Marmousets, La
Fille sauvage. en six actes. Le 17 f6vrier 1902, Antoine
joue cette premiere version de la piece.
Pendant un sSjour a Dieppe, en 1905, il fait une nou
velle piece, Le Coup d'aile, du 26 juin au 29 juillet. II
lui donne pour cadre le petit port normand de Jossigny.
Elle est representee sans succes au Theatre Antoine le 10
janvier 1906. Le contact avait manquS de s'etablir, encore
une fois, entre le public et les id6es de 1'auteur. En de-
pit de quelques beaux succes, ce nouvel 6chec devait parti-
culierement le d^courager et causer son exil volontaire de
4
la scene pendant huit ans:
De 1905 a 1913, je n'ai rien ecrit. ... Pourquoi 11 in
cubation a ete si longue? C'est tout simplement que la
litterature avait jpasse a l'arriere plan de mes preoccu
pations. J'avais a l'6poque la jouissance de trois
grands domaines en Lorraine annexfie. Je leur consacrais
a peu pres six mois par an, ... 1'autre moitie de l'an-
n£e, j'habitais Paris. (IV, 168)
Le public s'obstinait a ecouter froidement mes oeuvres.
Porte comme je le suis a douter de moi-meme, cette iner-
tie des spectateurs finit par m'envahir. (I, xxii)
Il a une predilection, particuliere, pour deux de ses
chateaux de Lorraine, ou il residera done de preference,
23
pendant son exil. Au d6but du chapitre, on a par16 de Coin-
sur-Seille ou Curel fit pr6c6demment de frequents s6jours et
ou, enfant, il s'6prit de la nature lorraine. II est un
autre chSteau de Lorraine, plus austere, ou il reside aussi
fr6quemment. C'est celui de Ketzing, a Gondrexange. A par-
tir de 1905, il s'y adonne en particulier a la chasse et a
la sylviculture. Il m6ne la vie d'un vrai hobereau lorrain:
La propri6t6 ou je r6sidais le plus souvent ... est
situ6e entre Avricourt et Sarrebourg. D'immenses nappes
d'eau, brod6es de nenuphars, enfongant leurs golfes,
comme de longs doigts fureteurs, dans l'6paisse toison
forestiere, la rendent particulierement sauvage et soli
taire. Ma maison est bStie loin des villages au milieu
d'une clairiere enchass6e dans les bois qui s'entr1ouvent
sur un 6tang de plusieurs centaines d'hectares, ou la
cohue des canards, sarcelles, grebes, morelles, oies sau-
vages, h6rons, cigognes, se bouscule dans un tourbillon
de vie intense. A cot6 de ma demeure se trouve la ferme
avec son joyeux remue-m6nage: le va-et-vient des char-
rettes, les galopades du b6tail, les 6meutes de la basse-
cour, les sourdes rumeurs des etables et l'6nergique in
tervention des hommes. C'est la que je menais une exis
tence a la fois active et contemplative, tout a fait
conforme a mes preferences. J'ai rebois6 plus de mille
hectares de terres inclutes. ... L 'exploitation des bois,
le repeuplement des coupes ... la plantation des friches,
la gestion des fermes, m'apportaient une occupation qui
s'alliait a merceille avec la chasse, ma grande passion.
Autour de mon logis, cerfs, sangliers et chevreuils se
promenaient par troupeaux. (V, 169-170)
Ecoutons maintenant un visiteur a Ketzing qui nous en
d6crit aussi l'int6rieur:
Le chateau est plutot une gentilhommiere campagnarde,
assez moderne, a 1'aspect riant dans ce sombre et s6vere
decor; quelques beaux arbres, des parterres de fleurs
l'6gaient; le tout sans pretention aucune. Nous entrons
accueillis par un maxtre d'hStel. ... Point de bibelots
dans la grande salle ou nous p6netrons; 1'ameublement est
essentiellement masculin; de forts beaux meubles, solides,
robustes comme le pays lui-m§me. Ce sont de vieux bahuts,
de vieilles armoires lorraines de ch6ne clair, comme on
en faisait autrefois, avec leurs serrures de fer ajour6
' " 24
et leurs dilicats ornements sculptis a plein dans le bois
massif. Mon h6te les a trouvis dans le pays et en pos-
side une fort belle collection. Groupis dans les angles
de la pi&ce, quelques bons fauteuils de cuir, fort con-
fortables, des tables basses, et, aux murs, les couvrant
littiralement, des centaines de trophies de chasse:
tites de cerfs, de biches, de chevreuils, chacune portant
une date et un nom.
On se souvient que tris jeune et au contact des ani-
maux, Frangois de Curel eut des idies ivolutionnistes. Pen
dant cette piriode, qui commence en 1905, il a, dans ses do-
maines de Lorraine, amplement le loisir d'observer les ani-
maux au cours de ses longues promenades et de ses parties de
chasse, accompagni d'un de ses gardes. On se souvient
igalement de 1'enfant qui laissait errer son imagination
durant ses randonnSes solitaires; l'homme d'Sge mGr que
Frangois de Curel est devenu, se distrait en ibauchant des
theories, tandis qu'il parcourt la forit. II est peut-itre
a 1'affGt de quelque sanglier dont les Snormes defenses
viendront s'ajouter a ses nornbreux trophies; ou bien,
lorsqu'en aodt commence le rut des grands mammifires, il ne
manque pas d'aller surprendre quelque iventuel quatorze cors
veillant sur plusieurs biches dociles. Tout ceci n'est pas
seulement une distraction. Afin de s'assurer de beaux tro
phies de bois de cerfs et de defenses de sangliers, il faut
connaitre exactement les piriodes ou la chasse est la meil-
leure pour chaque espice. Une observation minutieuse des
moeurs des animaux s'impose done.
17Fite, p. 393.
Sur ces entrefaites, Francois de Curel commence & faire
des rapprochements entre les animaux qu'il observe et
l'homme primitif. A la m§me 6poque, il prend des notes de
ses observations et leur donne le nom de "Pont des Soupirs"
Si l'on considfere qu'il s'agissait de faire franchir
a 1'instinct de sociability, l'abime qui s£pare les ani-
maux de l'homme, on ne sera pas surpris qu'un pont ait
yty nycessaire. Quant aux soupirs, il va de soi qu'un
pyierinage de cette envergure en ait cotity beaucoup.
(V, 203)
Ses tendances naturelles a la rSverie, alliyes a un es
prit scientifique, dyveloppy par ses ann^es d'ytudes, le
lancent sur la piste de la dycouverte. Il prend cette tSche
tres au syrieux en se documentant dans les rycits de voyages
exotiques et dans les ytudes de sciences naturelles. Cela
vient compiyter son observation personnelle tant en Lorraine
qu'au cours de ses syjours dans les Pyrynyes. Il se limite
aux mammifyres. Son point de dypart est le rut des animaux
dominy par 1'instinct, compary a 1'amour dans la sociyty
civilisye controiy par 1'intelligence, la raison et enfin la
morale. Tout se complique terriblement lorsqu'il aborde le
probleme de la pryservation de l'esp^oe. La loi du plus
fort chez 1'animal donne a l'esp^ce la possibility de rester
vigoureuse. Chez l'homme, 11 intelligence suscite 1'amour—
sentiment. Celui qui est le moins apte a pryserver la
beauty de la race est admis a engendrer aussi, grSce a lui.
Pourtant, cettq mSme race humaine yvolue normalement vers un
yquilibre complet. Confronty par un probleme plus a la
mesure d'un spycialiste que d'un amateur curieux, il
26
I
abandonne la partie et met au feu les nombreux feuillets du
"Pont des soupirs":
Avec moi, tout finit, non par des chansons, mais par
une pi&ce. L'Ame en folie met en sc&ne cet §croulement
du "Pont des Soupirs" qui n'a puni d'un d6vouement trop
absolu aux id£es d'evolution. (V, 220)
L'Ame en folie etait done n6e, pifece trfes gaie, fruit
d'une longue meditation au contact de la nature. Elle fut
r6dig6e a Coin-sur-Seille en juillet 1914. Cette pifece
montre que le dramaturge a r6solu de s'61oigner des theories
de 1'evolution appliquees a l'homme, pour se limiter a la
seule preservation de la race humaine.
A Coin-sur-Seille egalement, pendant 1'ete de 1'ann6e
precedente, il ecrit La Danse devant le miroir en trois
actes, nouvelle et dernifere version de L*Amour brode.
Lorsque MM. Hertz et Coquelin la lui demandent pour l'ouver-
ture du Nouvel-Ambigu, il accepte. La premiere representa
tion a lieu le 17 janvier 1914. Parmi ceux qui saluent le
retour de Frangois de Curel a la sc^ne, se trouve Marie
Leneru qu'il nomme sa "fille spirituelle." C'est en 1911
qu'il avait fait sa connaissance lorsqu'Antoine avait monte
sa premiere pifece, Les Affranchis. Il congut aussitfit une
profonde admiration pour cette femme qui cherchait, dans la
poursuite de la verite et de la gloire litteraire, la conso
lation de ses souffranees physiques. Aprfes la mort de Marie,
en 1918, il veillera a ce que son Journal soit publie et lui
27
18
fournira une Preface.
Trois jours avant la declaration de guerre, il quitte
Coin-sur-Seille pour Paris, en emportant le manuscrit de
L'Ame en folie. Le 31 juillet au soir, il laisse Paris a
son tour pour aller s'installer a Zurich ou il passe l'hiver
de 1914-1915. Au printemps de 1915, il passe a Lucerne et
prend un petit appartement, Place du Cygne, d'oii il peut
voir le Lac des Quatre Cantons. Il commence aussitdt la
composition de La Comgdie du cygnie. Dans cette pifece, il
met a profit des souvenirs de Lorraine, de Paris, de Pau.
Il fait gvoquer par son hgros, Dagrenat, le spectacle d'une
mer de nuages observge sur le Mont Pilate, petit massif au
sud de Lucerne.
Lorsqu'il s'installa a Lucerne, Frangois de Curel espg-
rait y faire la connaissance du po&te suisse d'expression
allemande, Carl Spitteler. Il le considgrait comme un horome
possgdant du ggnie et voulait en faire le module de son hg-
ros dans La Comgdie du ggnie. Ce n'est toutefois, qu'apres
avoir terming la pigce que le hasard lui permet de connaitre
Spitteler. Frangois de Curel gtant allg demeurer a 1'autre
extrgmitg de Lucerne, dans la rue Gesegnetmatt, il se trouve
que le po&te et sa famille habitent la maison voisine. En
1920, il relata dans un article, les souvenirs de son amitig
18
Marie Lengru, Journal, 2 vols. (Paris, 1922).
19
avec Spitteler.
Frangois de Curel reste a Lucerne jusqu'en 1917 en com-
20
pagme de sa fille. Le Coup d'aile est jou6 cette ann§e-
la dans plusieurs villes suisses. La pi&ce devait 6tre re
pry sentye au d6but de la guerre a la Comgdie Frangaise, mais
avait 6t6 interdite par la censure, le 27 octobre 1915.
Pendant l'6t6 de 1917, il compose L'lvresse du sage a
Lucerne. Apr^s la fin de la guerre il rentre en France.
C'est alors qu'il prend ses dispositions pour publier son
Th£cttre complet. Il commence a r6diger les Historiques des
pieces a Clermont-Ferrand, en juin 1918. De 1919 a 1924,
six tomes paraissent. Le septi&me, contenant les pieces de
1'apr^s-guerre, n'est jamais sorti.
Le 8 mai 1919, Frangois de Curel est regu a l'AcadSmie
Frangaise. Il succ&de a Paul Hervieu, d§c6d§ en 1915. Dans
son discours de reception, il accepte l'honneur qui lui est
fait, au nom de la Lorraine qui vient de souffrir et de lut-
ter pour recouvrer sa nationality frangaise.
La saison 1919-1920 marque 1'apogee de Frangois de
Curel au thyStre. Le 23 dycembre, le Thyatre des Arts pry-
sente L'Ame en folie avec succes. Ce nouveau thyStre lui
rapelle les louables efforts du ThyStre Antoine. C'est
19
Frangois de Curel, "Souvenirs sur Carl Spitteler,"
Mercure de France, 15 janv. 1920.
20
Pronier, p. 123. La fille de Frangois de Curel, ce
dernier ytant resty cyiibataire, fut nommye prycydemment par
Gilbert de Voisins, pp. 54, 57.
29
pourquoi il consent a prater le concours de sa reputation a
cette Cooperative des Auteurs que Rodolphe Darzens vient de
fonder.
Le Vaudeville et la Comedie des Champs-Elysees jouent
une nouvelle version de La Fille sauvage. pendant cette sai-
son theatrale d6diee a Curel; le Theatre Frangais reprend Le
Repas du lion et continue de jouer La Nouvelle idole.
Le 16 mars 1921, le Th6atre des Arts joue La Comedie du
genie, et le 21 octobre, l'Odeon donne la seconde version de
L*Envers d'une sainte.
En 1922, on assiste a la reprise de L'Ame en folie, le
premier f6vrier; puis, le 5 decembre, le Theatre Frangais
presente L'lvresse du sage, tandis que le 13, Terre inhu-
maine est creee au TheStre des Arts. Terre inhumaine. d'un
sujet tres actuel a l'epoque, puisque la piece traite de la
guerre, a un succes considerable. Dans tous les pays ou
elle est repr6sentee, l'accueil est enthousiaste, exception
faite de l'ltalie. Frangois de Curel s'en console en disant:
Ils ont des idees a eux, et n'ont pas pu comprendre
que l'on ait envie de tuer une femme avec qui on a cou-
che: ce qui est pourtant bien naturel!^l
En 1929, un an apres la mort du dramaturge, Metro-
Goldwyh-Mayer fit une adaptation cinematographique de Terre
22
inhumaine.
21
Paul Blanchart, Francois de Curel, son oeuvre (Paris,
1924), p. 28.
22
This Mad World, picture play with dialogue by Clara
30;
i
Depuis la fin de la guerre, Frangois de Curel connalt
r6ellement la gloire litt§raire ^ laquelle, adolescent, il
rSvait d6ja. Ses nombreuses activit6s le retiennent davan-
tage & Paris, ou il poss&de plusieurs residences. L'une,
situ6e rue de Grenelle, au coeur du faubourg Saint-Germain,
appartient a la famille de Curel depuis plus de deux si^cles,.
Ce quartier et les moeurs de la noblesse qu'il abrite, lui
inspir^rent ses premieres oeuvres: Enseiqnement mutuel,
L'Orphelinat de Ga§tan, et dans une certaine mesure, Le Sau-
vetacre du grand due.
Cette demeure a un aspect quelque peu severe, tant ex-
t^rieurement qu'interieurement:
On y accede par un vaste portail et une cour maje-
stueuse. Les armoiries sculptees au-dessus du seuil in-
diquent 1'aristocratique origine de cette demeure ...
M. Frangois de Curel en occupe une aile, le bStiment
principal servant de residence a sa famille ... son cabi
net de travail, pifece large et froide oii ne p6n£trent pas
les bruits du dehors. Elle est trfes simplement meubiee
... un easier bonde de livres, quelques tableaux ...
quatre fauteuils, un bureau; sur la chemin6e, une pen-
dule; et c'est t o u t . 23
Il posslde une autre residence faubourg Saint-Germain,
rue de SolfSrino, munie d'une grande biblioth&que. Sa de
meure du Parc Monceau est plus accueillante et plus somptu-
euse. Il aime a s'entourer de belles peintures. Les
B6ranger. Adapted from the French of Frangois de Curel.
Metro-Goldwyn-Mayer, 1929.
23
Adolphe Brisson, "Frangois de Curel," La Petite
Illustration. 31 janv. 1914.
Impressionnistes lui plaisent, et en particulier Sisley. Il
n'est pas homme a aimer les grandes receptions, mais il re
goit volontiers les gens de lettres et de thestre. C'est un
h6te simple et affable:
Sa simplicite n'avait d'6gal que sa bont6 ... Ce
grand solitaire, si loin de toute parade, savait, avant
tout etre l’ami ... Bondissant, curieux de tout, s'amu-
sant d'un rien, jouant au bilboquet avec toutes les
id£es, les plus hautes, les plus profondes, les plus im
penetrable s, et toujours les rattrapant avant que son
interlocuteur n'ait pu les saisir. Il etait la, au seuil
de la porte, les mains tendues pour vous recevoir ... Il
avait le don de nous exterioriser ... son rire tintait
irresistible ... il gardait, au milieu de ses hdtes pari-
siens, cette simplicite deroutante et ce grand coeur si
pr^s de la nature.24
En decembre 1925 a lieu la premiere representation de
La Viveuse et le moribond. au TheStre de Monte Carlo.
En aoGt 1927, pendant un sejour a Coin-sur-Seille, il
ecrit les premieres pages de ce qui devait s'intituler "La
Foret vivante," rassemblant les souvenirs de sa vie au con
tact de la foret lorraine. Le premier decembre de la meme
annee, le Theatre des Arts presente sa derni^re pifece, Oraqe
mystique.
Malgre ses soixante-quatorze ans, Frangois de Curel a
une apparence parfaitement saine et vigoureuse. Il a tou-
jours joui d'une excellente sante favorisee par sa vie ac
tive en plein air. Chose etonnante pour son Sge, il n'a pas
un cheveu blanc. Voici un portrait de Frangois de Curel
deux ans plus t6t:
24
Marie-Anna Willotte, "Frangois de Curel chez lui,"
Revue Bleue, 5 sept. 1936, pp. 600-601.
" ........' ......... '.. 32
C'est un petit homme court, a 1'aspect solide, un peu
fruste ... Ce qui frappe surtout dans sa physionomie, ce
sont ses yeux, de petits yeux, rieurs, malicieux, ...
des yeux faits pour observer ... adoucis par la bienveil-
lance, ... des pommettes roses et fraiches. ^
Ajoutons a ce portrait une silhouette sans embonpoint,
un front carry, un nez de petite taille,une barbe abondante
et des doigts assez courts. Il s'habille avec simplicity.
En dycembre 1927, il est renversy par une voiture et se
relive aussit6t sans prendre la chose au syrieux. Cependant
sa santy est dfes lors ybranl§e. A cette ypoque-la, il rysi-
dait volontiers a son chateau de Marlotte, pres de Fontaine
bleau. Le 22 avril, il a 1'occasion de revenir a Paris et
le 26, il meurt d'une crise cardiaque dans sa bibliothfeque,
rue de Solfyrino. Ses obseques ont lieu le 30 avril 1928,
en la basilique Sainte Clotilde, faubourg Saint-Germain.
^Fite, p. 390.
CHAPITRE II
LE ROMANCIER ET LA NATURE
Le but principal de ce chapitre est de donner a con-
naitre les plus importantes allusions a la Nature, dans les
romans et les nouvelles. Avant d'aborder le sujet de la
Nature dans les pieces, nous devons savoir en quoi elle con-
sistait dans les oeuvres pr6c6dentes. On d€couvrira alors
dans le th^Stre que plusieurs descriptions de la Nature
6taient d6ja en germe dans les ouvrages romanesques. On
verra 6galement que ceux-ci 6tant des 6tudes psychologiques,
inspir6es de Stendhal, la nature exterieure ne pouvait y
§tre qu1Spisodique. Les pieces de la premiere p^riode con-
tinueront cette tradition. Curel ne donnera son plein §pa-
nouissement a la Nature qu'apr&s en avoir 6t6 fr6quemment
61oign6, c'est-a-dire a partir de ses debuts a la sc&ne, qui
le retinrent beaucoup plus a Paris. On ne pretend pas faire
une analyse d6taill6e de 1'usage de la Nature dans les
ouvrages romanesques, comme ce sera le cas pour les pieces,
qui sont le but m§me de cette Stude. Ce que nous d§sirons
connaitre, c'est seulement la part faite a la Nature dans
les romans et les nouvelles.
33
.............................' ' ..............'..........." " ......." " .............. '... 34
L'objectif secondaire de ce chapitre est de familiari-
ser le lecteur avec les premieres oeuvres de Curel qui sont
mal connues. Elies ne peuvent, en effet, Stre consult£es
que trfes difficilement, ytant donn6 que les Editions en sont
depuis longtemps 6puis6es.
Pendant l'6t6 de 1877, Frangois de Curel, ing6nieur Ggy
de vingt trois ans, est contraint de renoncer a la sid§rur-
gie, ainsi que nous l'avons constaty. C'est alors qu'il se
tourne tout naturellement vers la litt§rature dont le goGt
lui vint trfes jeune et surtout dans 1'entourage de sa grand-
m^re maternelle:
Je l'aimais beaucoup, et a force de 1'entendre c61§-
brer nos grands classiques, Moli&re en particulier,
qu'elle adorait, j'ai acquis, d&s l'enfance, le goGt de
la litt^rature. (V, 223)
Au college, il se passionne done pour la littSrature
ancienne et les classiques frangais. Ses maitres n'ytant
pas all6s au-dela du dix-neuvifeme siecle, il se consacre
maintenant a coxnbler les lacunes. Il passe aussi son temps
en parties de chasse et en promenades solitaires dans la
for§t. On sait d6ja que les unes et les autres sont, et
demeureront, un excitant sans 6gal pour son esprit:
Ma seule chance de trouver quelque chose est de me
laisser vivre. Sous 1'influence des 6v6nements, se cr6e
peu a peu en moi un 6tat que je comparerai a celui qui
s'fitablit dans une chaudi&re dont le foyer est en ac
tivity: je me mets sous pression. Un beau jour, je
m'apergois qu'une id6e d'apparence insignifiante m'ob-
sede avec une singuli^re persistance. BientSt elle s'in-
sinue par de mystyrieux tentacules jusqu'aux ymotions
qui m'ont distrait pendant les mois d'inertie, s'empare
d'elles et les ramfene au grand jour. (V, 167)
....... ' ........... " "".'... ' ~...... 35
Etant enfant, Frangois de Curel lisait tous les r6cits
d'aventures qu'il pouvait trouver et se convertissait a son
tour en nouveau Robinson dans la forSt lorraine. Maintenant,
ses lectures, telles que celles d'Ibsen, d'Hugo, de Rostand,
de Daudet, de Stendhal, l'incitent a la creation litt6raire.
La mati^re d'un roman psychologique mGrit peu a peu dans son
esprit. Un jour il se retouve devant sa table de travail en
train d'en 6crire les premilres pages. Les semaines sui-
vantes le voient en proie a la fifevre de la creation. Fran
gois de Curel va §tre un de ces Scrivains qui, apr&s une
longue p6riode d'incubation, Scrivent sans interruption, en
quelques jours ou en quelques semaines. Ceci ne 1'empGche
d'ailleurs pas de travailler une oeuvre a fond. Il nous a
dit qu'il s'Stait trfes consciencieusement appliqu6 a la re
daction de ses premieres oeuvres dans lesquelles il faisait
son apprentissage des lettres. Plus tard, les diff^rentes
versions des pieces indiquent le mSme souci de travail con-
sciencieux.
LjEt|desFruitsSecs
En 1885, il publie son premier roman. Son goGt du sym-
bole dans les titres apparait dSj^. Deux des hSros sont des
"fruits secs" de 1*amour. Une jeune veuve su^doise de vingt-
huit ans, Mina Maelstrom, vient a Stre aim#e d'un bossu,
Gabriel de Murcy, qu'elle 6pouse par piti6. En fait, elle
aime un Scrivain de vingt-cinq ans, Landry de Malemort, qui,
par crainte d'etre repouss§, lui a cach6 ses propres
sentiments. Gabriel est un jeune homme qui n'a jamais connu
1'amour en raison de son infirmity, et, contrairement a ses
compagnons, c'est une fleur en bouton prSte a 6clore.
Frangois de Curel choisit ici des personnages d'origine
aristocratique et continuera trfes fr6quemment a le faire.
Landry est, comme on le sait dfej^, le portrait physique et
moral de l'6crivain, a quelques differences pr&s. Son atti
tude blas6e est tr&s romantique. Quant a Mina, d6gue dans
sa vie sentimentale, elle rappelle les heroines d'Ibsen.
Gabriel est un infirme extrSmement sensible et bon, qui aime
profond6ment Mina. Il fait penser quelque peu a Cyrano de
Bergerac, bien que ce soit un etre plus enclin & 1'activite
physique que mentale. L'intrigue est une longue et subtile
analyse psychologique, comme chez Stendhal. Landry declare
son amour a Mina alors qu'il est d6ja trop tard. Gabriel
surprend leur secret et, de chagrin, tombe gravement malade.
Repentante, Mina livre son chalet aux flammes et y p6rit.
Landry, d6sesp6r6 de la perdre, se suicide.
Ce drame r^vele le pessimisme de Frangois de Curel,
quant a 1'amour. C'est un th&me qui reviendra dans les pre
mieres pieces: Sauv6 des eaux. La Figurante. L 'Envers d 1une
sainte, L'Invitee. Des maximes et de frequents dialogues
annoncent aussi les oeuvres suivantes.
Le cadre est celui des Pyr6n6es, solitaires et sauvages,
ou Frangois de Curel alia souvent pendant son enfance et son
adolescence. Les premieres lignes du roman nous transportent
37
dans la vall6e de Refrogne dont la description donne en m£me
temps 1'atmosphere ambiante, qui ne sera pas sans influencer
les protagonistesi
Avez-vous jamais entendu parler de la vallSe de Re
frogne? Non, vr a intent !
Il faut done vous dire deux mots de cette c61&bre val
ine, veritable miniature de paradis terrestre, tant il y
a de frais ombrages, de clairs ruisseaux, de fleurs et
de fruits. Oui, de fruits. Prenez-le a la lettre et
sans y mettre de malice, car lorsqu'un paysan des Pyr6-
n6es, de Pau a Foix, veut donner haute id£e d'un endroit
oii les pommes abondent, il dit: C'est une veritable pe
tite vall6e de Refrogne!
On y p6n^tre par un 6troit d6fil6 qui se glisse entre
deux gigantesques roches, toutes crevass6es de rides,
toutes granul6es de verrues, toutes h€riss6es de buis
malingres. Vous croiriez voir deux 6normes figures mal
peignSes, mal ras6es, mal lav6es, et qui pis est, d'une
humeur massacrante. Elies accueillent le voyageur d'un
air de sombre d6fi, lui font grise mine et mauvais vi
sage. A leur vue, son coeur se serre; grSce au ciel, ce
sentiment dure peu.^
Son observation ne se limite pas au paysage. Elle em-
brasse les hommes et leurs coutumes, ainsi que toutes les
vari§t6s d'animaux de la region. Le roman foisonne en des
criptions qui forment un vaste tableau du B6arn et de son
genre de vie. C'est 1'oeuvre dans laquelle la Nature tient
la plus grande place et, il ne s'agit pourtant pas de la
Lorraine. Il faut noter toutefois, que ce qui retient le
plus son attention dans les Basses Pyr6n6es, c'est pr6cis6-
ment ce qui lui rappelle indirectement son pays natal:
1'aspect rude et solitaire de la region, la forSt, la chasse
et la p^che a la truite.
"^Frangois de Curel, L'Et6 des fruits secs (Paris, 1885),
p. 1.
L1action a lieu au village d'Angostrina et plus encore
au moulin, ou Landry et Gabriel ont 61u domicile, de mSme
qu'au chalet de Mina:
Sur la lisi&re d'une immense forSt de sapins, etait
pench6 un moulin ... a cheval sur un torrent qui d6grin-
gole & grand bruit et fracas des crStes neigeuses d'un
immense cirque de rochers ... Le toit de paille couvert
de farine fait penser a la chevelure poudrfie d1une blonde
marquise d'autrefois ... Le moulin avait vraiment la mine
friponne d'une coquette au pimpant minois.
Le chalet de Mina semble comme suspendu entre ciel et
terre. Voici comment Landry le d6crit:
Notre sentier venait d'aboutir a une grille ouverte,
au-dela de laquelle s'Stendait un frais jardin anglais
dont les vertes pelouses montaient en pente douce jus-
qu'au chalet ... La curieuse bStisse ... est perch6e au
sommet d'une grande roche, ronde comme une tour, aux pa-
rois lisses, donnant a peine asile a de maigres plantes
montagnardes, blotties ga et la dans d'imperceptibles
crevasses. Il y a des milliers de si&cles que cet enorme
bloc de pierre est tombe la, sur le flanc de la montagne,
au milieu des riches prairies d'Angostrina, sans doute
dans quelque 6croulement formidable des crates rocheuses
de la vall6e.3
Landry ressemble physiquement et intellectuellement a
Curel, mais Gabriel represente 1'autre aspect de la person-
nalite de 1'auteur, c'est-a-dire celui du chasseur intrSpide
Dans la montagne, il enjanibait des quartiers de roches
plus gros que lui, cStoyait les precipices avec l'aisance
d'un chamois, tirait des coqs de bruy^res, massacrait des
li^vres, faisait bien des veuves parmi les tourterelles,
enfin c'6tait un intr6pide braconnier qui, en tout autre
endroit e(3t donne terriblement de fil & retordre aux
gardes. Mais il n'y a pas de gardes dans la valiee de
Refrogne.4
^Curel, L'Ete, p. 5.
^Curel, L'Ete, p. 55.
^Curel, L'Ete. pp. 36-37.
39
L'intSrSt que Frangois de Curel portera toujours aux
ressemblances entre les natures animale et humaine apparalt
a plusieurs reprises dans le r6cit. Donnons-en un exemple
ayant rapport aux femmes, que Gabriel defend, tandis que
Landry les juge, sans y mettre aucune indulgence:
Quelqu'un qui n'aurait 6tudi6 1'humanity que par ana-
logie avec l'histoire des bStes n'aurait pas pour cela
mauvaise id£e de son espSce ... Oui, Gabriel, si vous et
les Sines candides qui vous ressemblent avaient lu dans
Buffon une admirable tirade sur le dSvouement de la per-
drix qui traine de l'aile devant le chasseur pour laisser
a sa couvSe le temps de fuir au loin, et une autre sur
la fidSlitS de la chevrette qui se donne aux chiens pour
sauver la vie de son chevreuil aux abois, vous n'auriez
certainement pas si haute idSe du courage des femmes.
Dans cette oeuvre de dSbut, nous possSdons aussi divers
exemples de ce que Le Goffic appela "l'ivresse panthSistique
g
de la dispersion parmi les SISments" chez Frangois de
Curel. Cette thSorie sera reprise plusieurs fois dans les
pieces, notamment dans La Fille sauvage au cours d'une
longue promenade de Paul et de Maris (IV, 311-314). Cette
scene peut Stre rapprochSe d'une des descriptions champStres
du roman. De sa fenStre, Landry contemple le paysage, au
lever du soleil:
Le soleil Emerge a peine de derri&re les grands monts,
tout un c6t£ de la vallSe de Refrogne est encore dans
1'ombre, tandis que sur le versant opposS, scintillent
les fontaines avec des Sparpillements de pierres prS-
cieuses et s'Svanouissent les vapeurs de la nuit, sur
prises par le jour. Tout en bas, sur la plaine, un
5
Curel, L'EtS, p. 60.
^Charles Le Goffic, Discours de reception a 1'AcadSmie
Frangaise: Elocre de Francois de Curel (Paris, 1931), p. 63.
40
n6buleux oc6an roule et d^roule ses vagues irisSes.
Sans doute, le cr^ateur de toutes ces belles choses a
voulu que le plus d£laiss£ ne pfit les contempler sans
§tre en mSme temps salu6 d'un bonjour matinal. Aussi,
de tous les coins du jardin, du haut de la flfeche aiguS
des sapins, du milieu des buissons de lilas, de dessous
les haies 6pineuses, du fond des enchevStrements de
vigne vierge, du bout du verger fleuri, grives, ramiers,
loriots, merles, rossignols, fauvettes, sifflent, ga-
zouillent, roucoulent, modulent et tfenorisent, une joy-
euse aubade au jeune auteur.
Une analyse d6taill6e de la Nature dans ce roman, ou
elle est si riche, dSpasserait le cadre de cette 6tude. No
tons toutefois que les descriptions champStres constituent
le principal int6r€t de l'ouvrage qui, par ailleurs, manque
de naturel. Frangois de Curel corrobore 1'impression du
lecteur dans la d£dicace d'un exemplaire du roman, r£dig6e
en 1904:
Ce livre est ma premiere oeuvre. Je ne regrette pas
de 1'avoir 6crit, car il a contribu6 a m'apprendre le
metier d'6crivain et il m'a indiqu6 la voie qu'il ne fai-
lait pas suivre. A present qu'il m'a rendu ce double
service, je voudrais le savoir a tout jamais oubli6.
Ainsi, je me fais un devoir d'inscrire sur cette premiere
page un bon conseil: Ne lisez pas!
Drame de Campagne
Frangois de Curel publie sa premiere nouvelle en octo-
bre 1886. Cette fois, nous p6n6trons dans un milieu aristo-
cratique du Jura.
Le vaudevilliste Charles de Vaulion y vit retire dans
"le chateau de ses p^res entre sa biblioth^que et une jolie
7
Curel, L'Et6, pp. 63-64.
............' ~ .......... ' .'. 4T
g
p^cheresse," la comedienne Louise Vernaz. On retrouvera ce
couple du dramaturge et de la comedienne dans La Comedie du
genie et dans L'Ame en folie.
Les parties de chasse sont 1'occupation favorite de
Charles. Il vient a decouvrir que Louise le trompe avec un
gentilhomme du voisinage, le comte de Rochebreau. Vaulion
le provoque en duel et est mortellement blesse. Louise se
rejouit a la perspective de vivre dor6navant auprfes du
comte. Celui-ci, cependant, ne consent pas a se s^parer de
son 6pouse de qui lui vient toute sa fortune. Afin de vain-
cre cette difficult^, Louise va s'employer a obtenir l'h§ri-
tage de Charles. Ce dernier surprend la conversation entre
les deux amants. Il ddcide d'offrir a Louise le testament,
avant qu'elle ne le lui suggere, mais il y met une condi
tion, c'est qu'elle lise pour lui la courte piece qu'il va
composer en quelques minutes. L'histoire en est point pour
point la leur et Louise, furieuse, s'y voit d6masqu6e.
Charles savoure une ultime vengeance lorsque Louise prend
connaissance du testament par lequel il legue son manoir au
comte, a condition que ce dernier y h^berge la jeune femme,
sa vie durant.
La derniere partie de ce r6cit pr6sente l'int§r£t
d'etre sous la forme d'un court drame en trois actes, inti
tule: Etre dupe; supreme orgueil.
g
Frangois de Curel, "Drame de campagne," Nouvelle Revue.
1 oct. 1886, p. 622.
... '.' ...........' 42
Les souvenirs d'enfance 3voqu6s par Charles au moment
de mourir sont ceux de Curel lui-m3me: les legons de son
prScepteur, la vue de la'forSt et de l'Stang par la fenStre
de sa chambre; enfin, ses porte-plumes et ses crayons qui
repr6sentaient pour lui des personnages de th63tre et qu'il
passait de longues heures a animer. Un autre trait commun a
11 auteur et a son personnage est leur attachement mutuel a
la for3t et leur devotion pour la chasse: "M. de Vaulion
3tait propriStaire d'immenses forSts tres vives en sangliers
g
et en chevreuils; il avait une meute parfaite."
La nature jurassienne est celle d'un paysage d'hiver
que l'on distingue aux alentours du chSteau:
Louise 6tait venue s'asseoir a la fenStre et regardait
le lointain des collines s'effacer peu a peu dans le ra-
pide d£clin d'un jour d'hiver ... La nuit tombait, les
sapins d6coupaient a peine une tache de suie aux contours
bizarres sur le ciel t6n§breux. ...
La pluie s'6tait mise a tomber, fine et drue, envelop-
pant le chSteau d'une rumeur de sanglots que couvraient
parfois, d'une plainte longue et douce, le vent qui
s ' 61evait.
La grisaille du paysage s'associe a l'Stat d'Sme de Louise
qui s'ennuie, solitaire, pendant les parties de chasse de
Charles.
De sa fen§tre, le mourant contemple une derni&re fois
le paysage de sa jeunesse, qui ressemble a Ketzing:
Voici la fenStre ou il allait chercher dans les mille
petits accidents du paysage, une compensation a la
g
Curel, Drame de campacme, p. 622.
' L0Curel, Drame de campaqne. pp. 625, 626.
43
longueur des Etudes. TantSt de grands nuages se poursui-
vaient dans le ciel, faisant d6valer sur le sol des glis
sades de lumi&re ... Ou bien, un corbeau se posait sur la
fl&che d'un sapin rudement secou6 par le vent, et c'6tait
plaisir de voir comme il faisait le moulinet avec ses
ailes pour garder son Squilibre. II y avait aussi les
vaches qui se sauvaient apr&s avoir bu h. la fontaine; le
roquet qui leur jappait dans les jambes, et la-bas, au
milieu des roseaux de l'6tang, un pScheur en blouse
bleue.H
Enseignement Mutuel
On pense aussitSt a Flaubert et a Un coeur simple en
lisant Enseignement mutuel, qui parait en aoGt 1887. C'est
l'histoire de la vie gSch6e et de la d§ch§ance finale d'une
jeune Normande devenue institutrice dans une famille aristo-
cratique de Paris. Ce milieu parisien, Frangois de Curel a
pu bien l'observer, lors de ses frequents s^jours au fau
bourg Saint-Germain.
Am61ida Bancel est le prototype des jeunes paysannes,
robustes et app6tissantes, qui se pr^senteront dans plu-
12
sieurs pieces, telles que Melanie (A.F.), Angelina Pierrot
(I.S.), Catherine (C.G.), et dans L'Et6 des fruits secs, on
a d6ja rencontr6 deux personnages secondaires, qui annoncent
Am^lida. Ce sont C^lestine, la jeune servante du moulin, et
Agn^s, la femme de chambre allemande de Mina.
Entree a dix-huit ans au service du baron de Grisolles,
Am^lida se consacre enti&rement S . 1'Education de ses jeunes
11
Curel, Drame de campagne, p. 629.
12
Pour cette abr§viation et les suivantes, voir l'Ap-
pendice.
... '........................ 44
fils, Maxime et Julien. La baronne est morte en mettant
Julien au monde et AmSlida rSve, mais en vain, & ce que le
baron se prenne d'affection pour elle. GrSce au milieu dans
lequel elle vit, Am61ida acquiert une certaine distinction,
qu'elle perdra a mesure que s'accumuleront ses deceptions.
Les ann6es passent et Julien, ayant presque atteint dix-sept
ans, vient chercher auprfes d'elle son premier contact avec
1'amour. Dans une sorte d'eian du d6sespoir, elle lui cfede
et se retrouve enceinte. Le baron la chasse sans savoir que
son fils est le responsable. Elle tombe alors de d4ch6ance
en d6ch6ance, sans laisser savoir a Julien ce qui s'est
pass4. Ce n'est qu'apr&s la naissance de l1enfant, et alors
qu'elle agonise dans un taudis, qu'il est informe. 11 se
rend aupr&s d'elle et la trouve deja morte. Saisi de re-
mords, il prend la resolution de se faire jesuite.
La Nature est ici inexistante. L'analyse psychologique
la supplante entierement. Deux maximes, a base d'une obser
vation de la Nature, meritent cependant d'etre relevees.
Apr&s 1'ecroulement d'un amour platonique de la jeune fille
pour un musicien, 1'auteur remarque:
La tranquillite des champs n'est pas un baume pour les
trop recentes blessures du coeur. L'exaltation d'Ameiida
s'exasp6ra dans la solitude. Pendant qu'etendue sur
l'herbe des prairies, elle etudiait des poses pastorales
en surveillant les jeux des enfants, son imagination pre-
nait un dangereux essor.^
Apr&s qu'Ameiida a ete chassee de chez la baron, Fran-
13
Frangois de Curel, "Enseignement mutuel," Revue du
Monde Latin, aoQt, 1887, p. 424.
' .. 45
gois de Curel constate encore: "Lorsqu'un maladroit laisse
echapper un oiseau n§ en cage, celui-ci n'est pas plus em-
barrassS de sa liberty que ne le fut Ameieda."^
Julie Renaudin (E.S.) sera une autre victime de son in
capacity a se r£adapter aux responsabilit6s personnelles.
L|P£^eii^^de2^§ta^
Frangois de Curel publie son second roman en 1888.
Lorsqu'il en fit une reimpression, en 1927, il 6crivit dans
L1Avant-Propos:
Celui qui l'a £crit cherchait sa voie et ne l'avait
pas encore trouv£e. II semble avoir fortement subi 1*in
fluence de Stendhal et a pour le trait vif qui resume
tout un Episode, une predilection qui sent furieusement
le thestre. Ecarteie entre 1'analyse et la synthase, il
s'accroche a celle-ci lorsqu'il s'agit d'en finir. 5
Le vicomte et la vicomtesse de Glacy, ayant perdu leur
fortune, font 6pouser a leur fille, Emmeline, un riche in
dustrial des environs de Clermont, ctg6 de trente-cinq ans,
Antoine Lumain. Le couple ainsi que les Glacy s'installent
dans un somptueux appartement du faubourg Saint-Germain.
Antoine se consacre presque exclusivement a ses affaires,
comme par le passe. De son cote, Emmeline, de temperament
apathique, se laisse aller a 1'ennui. La vicomtesse, re
veche et ambitieuse, dirige toute la famille.
Le marquis Gaetan du Mirail, cdlibataire oisif et
volage, mais foncierement bon, devient l'ami du couple
14
Curel, Enseignement, p. 440.
15
Frangois de Curel, L'Orphelinat de Gaytan (Paris,
1927), pp. i-ii.
' ... .." .........". 46
Lumain et surtout d'Antoine. GaStan est SgS de vingt-cinq
ans. La comedienne Sophie Persil qui avait StS jusque-la
sa raaltresse devient celle d'Antoine. L'amitiS entre les
deux hoiranes n'en est pas compromise et GaStan tombe tout
naturellement amoureux de 1'Spouse dSlaissSe.
Deux enfants, cependant, ne tardent pas a naitre:
Antoine et Sophie ont une fille, Christine; Emmeline met au
monde un fils de GaStan, Edouard. C'est GaStan qui va se
sacrifier pour Slever les deux enfants, car outre son fils,
il a pris en charge la petite Christine dont la mSre est
morte en couches.
Cette premiere partie du roman tient beaucoup du vaude
ville par ses situations cocasses. La seconde, au contraire,
est l'Stude de la souffranee d'Emmeline, qui ne peut jouir
ouvertement de son fils et s'Stiole peu a peu. A l'ctge
adulte, Edouard entre dans les ordres et Christine Spouse
GaStan. Emmeline, alors SgSe de cinquante-deux ans, est une
femme prSmaturSment vieillie par la souffrance.
Cette seconde partie tralne en longueur. Le roman est
en grande partie dialoguS. Le titre, comme on a pu en juger,
a une valeur ironique.
Frangois de Curel n 1accorde pas non plus de place a la
Nature dans cette oeuvre, qui est pourtant vaste. Une ana
lyse psychologique stendhalienne est son but principal,
ainsi au'il l'a lui-mSme indiquS.
Une scene de pSche fait penser a une autre situation, a
47
peu pr&s identique, que nous verrons dans L1 Invitee. Au
chateau de Cueillettes prfes de Fontainebleau, Gaetan est en
train de pScher dans une pi&ce d 'eau du pare:
Gaetan Stait assis sous un saule pleureur dont la
longue chevelure, qui trempait dans I1eau, offrait au
poisson l'attrait d'une ombrageuse retraite et au pScheur,
l'espoir d'une belle proie.l^
L 'auteur donne au hSros son propre gout de la solitude
lorraine: "Gaetan acheta au fond des Ardennes, a Floren-
ville, au ancien pigeonnier, converti par un enragS chasseur,
17
en un ermitage assez confortable."
Le Sauvetacre du Grand Due
En 1889 parait ce nouveau roman qui tient, lui aussi,
du vaudeville. Pour la premiere fois, il n'y a pas d'ana
lyse psychologique a proprement parler.
Le grand due Valdemar de Volhynie, neveu et hSritier de
l'empereur des Balkans, prolonge indSfiniment son sSjour a
Paris, en raison d'une femme dont il est Sperdument amoureux.
C'est 1’Spouse d1un mSdiocre bourgeois de cinquante-cinq
ans, Thomas Siby. Julie est une jolie jeune femme de dix-
neuf ans. L'empereur envoie a Paris le chambellan de la
cour, le comte Potikoff, afin qu'il y opSre "le sauvetage du
grand due."
La situation est compliquSe par la longue amitiS qui
16
Curel, Enseignement, p. 158.
17
Curel, Enseignement, p. 174.
"...........".48
existe entre Thomas et Octave Dardillot, ing^nieur en hy-
draulique, qui r^sida autrefois a la cour des Balkans en sa
quality d’ing6nieur. Cest un bourgeois aveugl6ment admira-
tif de toute personne poss^dant un titre. Son Spouse, n6e
Olympe de Louft6mont, Sg6e de trente ans, est intelligente
et habile. Dix ans plus t6t, tandis qu1 Octave 6tait dans
les Balkans, elle eut pour amant un fetudiant de 1'6cole des
Chartes, devenu depuis un obscur st§nographe au service d'un
journal de Chicago. Le petit Arthur est n6 de cette liaison
et Octave a consenti a garder 1'enfant, mais il l'a d6sh§-
rit6 d'avance, ce qui d§sespere Olympe.
Toute 1'affaire va pivoter autour des moyens utilises
pour assurer l'avenir d'Arthur. Olympe offre tour a tour
ses services au comte, puis au grand due, qui promettent en
^change de s'occuper d'Arthur. Ils parviennent a faire
croire a Octave qu'Arthur est le fils du grand due Trophime,
cousin de l'empereur, qui se trouvait alors a Paris. Il
n'en faut pas davantage pour qu'Octave se gonfle de fiert6
devant un enfant ill^gitime de si noble extraction.
Afin d'assurer le retour du grand due, Potikoff decide
finalement, que le moyen le plus sflr, est de transporter
dans les Balkans les families Siby et Dardillot. Effort
inutile, d1ailleurs, car entre temps Valdemar s'est d§tach6
de Julie, des 1'arrivSe a Paris de la princesse Paula
Chaberdine, que le grand due avait autrefois courtis6e en
vain. C'est done elle, qu'il suit dans les Balkans.
.................................. '.." " .....'......' " " 49
Julie donne le jour a un fils du grand due, mais son
mari ne met pas en doute un seul instant sa tardive pater
nity. Quant a Dardillot, il meurt subitement en 16guant
toute sa fortune au due Trophime, qu'il croit toujours Stre
le p^re d'Arthur. Mis au courant, le due renonce a cet
heritage inattendu et s'int6resse a 1'enfant. Plus tard,
Arthur 6pouse la fille d'un colonel aide de camp du due, et
devient g6rant des terres de son bienfaiteur. Quant a
Olympe, on pr6voit qu'elle se remariera avec le due, repre-
nant, grSce a sa perspicacity, sa place dans le milieu aris-
tocratique ou elle est nye.
Dans ce roman, le dialogue abonde encore une fois.
C'est a son sujet que Maurras ycrivit un article demeury
18
cyiebre, dont on a pariy au premier chapitre. Le rycit
est d'ailleurs moitiy dialoguy, moitiy ypistolaire, car
Potikoff ycrit a une amie et lui faconte les progres de sa
mission, pour ses "Mymoires posthumes."
La Nature reste encore a peu pres absente dans cette
oeuvre. Elle joue un petit r61e dans le coup de foudre que
Valdemar yprouve pour Julie. C'est sur un bateau d'excur
sion, allant a St. Cloud, qu'ils font connaissance:
Il ne fallait qu'une ytihcelle pour mettre le feu aux
poudres. Une ytincellei Le soleil en allumait par mil-
liers tout au long du courant; chaque petite vague langait
18
Charles Maurras, "Le Sauvetage du Grand Due," L'Ob-
servateur. 25 avril 1889.
50
un 6clair et sur les rives, c'6tait un fourmillement de
lumi&re.19
L'image de la "petite fleur" dans la derniere scene des
Fossiles est d6ja pr6sente ici, mais sous une forme quelque
peu diff6rente. C'est Olympe qui parle: "Mes larmes ont
fait germer au bord du precipice une petite fleur, la seule
20
qui embellisse ma vie: 1 'amour maternel.''
^ S o ^ a k e d e l a ^ n e
En f£vrier 1894, Frangois de Curel publie ce conte, qui
diverge compl^tement de ses nouvelles et de ses romans.
21 22
Paul Blanchart et Ernest Pronier assument qu'il fut
6crit vers la m§me Spoque, c'est-a-dire apres l'accueil me
diocre r6serv§ a L'Amour brode. en 1893. Ils interpr&tent
son pessimisme en consequence. Edouard Schneider, qui v6cut
dans 1*entourage de 1'auteur, a dit cependant que Le Soli
taire de la lune avait ete compose avant meme que Frangois
s 23
de Curel ait songe a ecrire des pieces. C'est done en lui
qu'on doit avoir foi.
19 e
Frangois de Curel, Le Sauvetaqe du grand due. 2 ed.
(Paris: Stock, 1897), p. 6 8.
20
Curel, Le Sauvetaqe, p. 234.
21
Paul Blanchart, Francois de Curel. son oeuvre (Paris,
1924), pp. 33-34.
22
Ernest Pronier, La Vie et 1'oeuvre de Francois de
Curel (Paris, 1935), p. 23.
23
Frangois de Curel, L 1Id£e path6tique et vivante, Pre
face d'Edouard Schneider (Paris, 1912), p. 12.
........... 51
C'est un conte philosophique de preoccupation spiritua-
liste. Curel en puisa le th£me dans les Reisebilder de
Heinrich Heine, qu'il cite en 6pigraphe: "Y a-t-il r6elle-
ment un hoirane dans la lune? Les Slaves disent que cet hommej
s'appelle Clotar et qu'il fait allonger la lune en y versant
de 1 'eau."
Dieu constate avec amertume que les hommes ne se pr£-
occupent pas de lui, le crSateur de toutes choses. Il choi-
sit un enfant de deux ans nomm6 Clotar et le transporte dans
la lune. Son but est de verifier si, soustrait a 1'influ
ence de ses semblables, il reconnaitra sa toute puissance.
Devant le r§sultat n£gatif, apres des centaines d'ann6es,
Dieu depose Clotar sur une plage, en pays sauvage. Les in
digenes le prennent pour un dieu et l'adorent aveugl6ment.
Les plus 6clair6s croient qu'il est un incarnation de Dieu.
Clotar, cependant, doute peu a peu de sa divinity et devine
un pouvoir sup^rieur au sien. Le chef de la tribu, auquel
Clotar fait part de ses inquietudes, lui r6pond qu'un dieu,
m§me usurpateur, est n§cessaire a l'humanite car "sans reli
gion, les hommes ne tarderaient pas a s'entretuer. Mais la
crainte d'un maltre plus fort que les plus forts, les adou-
cit."24
Frangois de Curel illustrera cette id6e dans La Fille
sauvage en faisant ressortir la cruaute de ses paiens, tel
24
Frangois de Curel, Le Solitaire de la lune (Paris,
1901), p. 40.
52
le roi KigSrik; et aussi Marie qui, redevenue ath6e, fait
tuer le pere missionnaire.
Clotar a maintenant peur de mourir, comme les hommes
qui l'entourent. "Il s'y ffit r§sign6 s'il avait pu dispa-
raltre sans laisser la "repugnante 6pave, t6moin du peu qu'il
25
6tait." Aussi, lorsqu'au cours d'une 6pid6mie de peste,
il est lui aussi atteint, il va se pr^cipiter. sans §tre vu,
dans un volcan en irruption. On le retrouve dans la lune,
mais cette fois, il a souvenance d'avoir 6t§ un dieu. C'est
la son chStiment. "II n'aura jamais que l'6ternelle soli-
26
tude avec des souvenirs splendides et d'immenses d6sirs."
Ce conte est tres riche en id£es. Les dialogues y sont
abondants. La Nature est pr^sente sous forme de paysages
lunaires, beaucoup plus color§s, d'ailleurs que ceux d'un
maitre du genre comme Jules Laforgue. Son recueil, L 'Imita-
27
tion de notre dame la lune. qui est le plus riche en
themes lunaires, offre par exemple, des tons pales, gris ou
blanchatres, ainsi que des lueurs blaffardes. Curel, au
contraire, croit voir les 6tincelles des volcans en activity,
le noir des trous d'ombre, puis la terre, tres loin, bleue
et verte:
Souvent le soir, au soleil couchant, il [Clotar] se
soulevait avec lenteur; et, assis sur le sommet du mont,
25
Curel, Le Solitaire, p. 43.
26
Curel, Le Solitaire, p. 52.
27
Jules Laforgue, L 'Imitation de notre dame la lune
(Paris, 1886).
53
il observait les ombres noires qui, pareilles a des
fosses bgantes, s'allongeaient au pied des cdnes, tandis
que plus loin, dans les tSn&bres qui projetaient dgja de
hautes crStes, d'innombrables volcans brasillaient. En-
fin le soleil jetait dans l’espace son dernier rayon.
Clotar tournait alors vers le ciel un visage attendri:
au milieu des gtoiles planait un disque gnorme dont ne
se dgtachait plus son regard. L'extase durait des
heures, pendant lesquelles il suivait sans se lasser les
phases de la Terre, voyait s'arrondir son croissant et
guettait l'arrivge des lies qui* toutes vertes, traver-
saient le bleu pSle des mers. 8
Le volcan dans lequel Clotar va dgtruire son corps de
pestifgrg est ainsi dgcrit:
Le volcan s'est embrasg, les lacs de feu dgbordent,
une fumge lourde descend sur les vallges ... [Clotar]
rampe sur le sol fumant ... le torrent rouge se_pr6cipite
a sa rencontre, couvert d'un brouillard fauve.
Faisons maintenant le point des caractgristiques ggng-
rales de ces oeuvres de dgbut. Leur int6r£t principal, en
fonction du thgStre qui suivra, c'est qu’elles comportent
toutes une part importante de dialogue. Le besoin d'action
et de mouvement est done le trait dominant, chez l'gcrivain,
a l'gpoque; il le restera en sgpanouissant complgtement,
grSce aux possibilitgs offertes par le thgStre. Frangois de
Curel est enclin ggalement, a la mgditation constructive et
a 1 'analyse psychologique minutieuse que ses gtudes scienti-
fiques ont favorisges. Il a lu Maupassant, Flaubert, et
Stendhal, ce dernier ayant sa prgfgrence. C'est pourquoi
ses romans et nouvelles sont avant tout psychologiques. On
remarque que 1 'analyse des sentiments n'occupe plus que la
28
Curel, Le Solitaire, pp. 17-18.
29
Curel, Le Solitaire, pp. 47-48.
'........... " 54
moiti6 de L'Orphelinat de Ga§tan, et qu'elle est a peu pr&s
absente du Sauvetaqe du Grand Due, ou les p6rip6ties pren-
nent sa place. Toutes ces oeuvres sont d'un r&alisme cruel
et finissent dramatiquement, a 1'exception du Sauvetaqe du
grand due. L 1Et6 des fruits secs nous rappelle que Curel
appr6ciait beaucoup Virgile, car le roman a un ton tres
champ^tre et pastoral. Le fond m§me de 1'oeuvre fait con-
traste a la forme idyllique par son r6alisme. Nous avons
d6ja not§ qu1Enseignement mutuel s'apparente a Flaubert;
Curel nous a dit que L'Orphelinat de Gaytan 4tait sous le
signe de Stendhal, ce qui est vrai aussi bien pour le reste
de sa production romanesque.
La Nature pyr6n6enne, a la fois v4g6tale, animale et
humaine, est partout pr^sente dans L'Etfe des fruits secs.
L'homme de la nature qu'est Curel, est entr6 en harmonie
avec le B6arn, a la faveur de fr6quentes visites. C'est sur
un plan rStrospectif que cette nature stimule son esprit.
Par un mSme phSnomene d'Sloignement il donnera de plus en
plus de place a la nature lorraine dans les pieces, a mesure
que ses pferiodes de residence a Paris la lui rendront plus
chere: "Je n'attendais pas du boulevard une inspiration que
lui demandaient tant de brillantes intelligences, et ma pen-
s6e allait de pr4f4rence vers la Lorraine et ses for§ts" (V,
169) .
On ne s'4tonnera done pas que le paysage de 1'Est n'ap-
paraisse que dans Drame de campagne, et sans susciter
55!
d'amples descriptions. Ailleurs, ce sont des coups d'oeil
jet6s sur diverses regions. La raison en est que ces romans
et nouvelles ont 6t6 r6dig6s avant ses longs s^jours a
Paris.
Toutes ces oeuvres pr^sentent des d6fauts, mais il con-
vient de les juger en tant qu'apprentissage litt6raire de
l'6crivain, Peu d'auteurs 6crivent un chef d'oeuvre la pre
miere fois qu'ils prennent la plume. Il suffit de rappeler
l'exemple du grand Balzac qui composa de nomibreux romans
fort mauvais, avant de trouver la voie dans laquelle son
g§nie put s'6panouir.
Ce n'est qu'en aofrt 1927, c'est-a-dire quelques mois
avant sa mort, que Curel abandonne un instant la forme th6-
Strale pour revenir a celle de ses debuts. Il avait fait
autrefois un vaste et vivant tableau des Pyr6n6es dans L 1Et6
des fruits secs. Cette fois, ce serait une 6pop§e de la
forSt lorraine, ainsi que le r§cit de sa vie depuis l'en-
fance, dans son milieu favori. L'ouvrage devait s1intituler
"La For§t vivante"; mais seule une 6bauche d'une dizaine de
pages, fut 6crite a Sillegny, le 18 aotit 1927. Elle a pour
nom Austrasie, pays de loups. Dans son 6tude sur 1'au
teur, Gilbert de Voisins eut le privilege de pouvoir publier
30
ce fragment. Curel y 6voque sa premiere vision des loups
a l'age de six ans, dans la forSt de Sillegny qui s'6tend
30
Gilbert de Voisins, Fauteuil XII. Francois de Curel
(Paris, 1931), pp. 57-67.
au-dela du pare de Coin-sur-Seille. Sa curiosity est aussi-
t6t mise en 6veil et ne cessera jamais de l'Stre. Le r6cit
s'interrompt tandis qu'un matin du rude hiver de 1879, il
s'est lancS une fois de plus sur la piste des loups.
CHAPITRE III
LE DRAMATURGE ET LA NATURE
Frangois de Curel a montrS dans ses romans et nouvel-
les, qu'il Stait attirS par 1 'analyse psychologique et en
core davantage par 1 'action, sans vouloir encore se l'avouer.
Ce n'est que plus tard qu'il se rendra a 1'Evidence:
Que diriez-vous d'une Sme hybride, dans laquelle la
curiosity meditative d'un Montaigne s1accouplerait a
11emportement fantaisiste d'un Musset? C'est, toutes
proportions gardSes, d'une association de mSme nature que
j'ai eu a tirer le meilleur parti possible. (I, xxii)
Ces deux pdles de sa personnalitS donnent naissance a
un thSILtre intellectualisS dans lequel action et pensSe
s'unissent. Ce thSStre remporta les suffrages des gens cul-
tivSs, mais fut souvent mal interprets du gros public, qui
ne voulait y voir que 1'action. La tradition scribienne an-
tSrieure avait supprimS la pensSe au profit de 1'action et
le public se complaisait dans cette solution de facilitS,
mais de rSsultat nSgatif. Lorsque Curel dScida, apres la
guerre, de faire publier son ThSStre complet. il fit prScS-
der chaque piece d'un Historicrue afin de dissiper les malen-
tendus. Il s'y applique a parcourir rStrospectivement les
Stapes de la conception puis de la carriere de la piece con-
sidSrSe. Il Svoque les incidents vScus, qui font jaillir la
57
58
premiere 6tincelle. Sur la situation dramatique, qu'il en-
trevoit alors, viennent se greffer, peu a peu, des id&es.
Un jour, il est saisi de la fievre de la creation et s'en-
ferme pour fecrire, de trois semaines a un mois. Ensuite, de
nouvelles versions se succldent, visant a un perfectionne-
ment toujours possible. Telle est la structure des Histo-
rigues. Ceux-ci sont done des documents introspectifs qui
ne revStent jamais un caractere militant, en ce sens qu'on
n'y trouve pas d'allusions a des rSformes dramatiques.
Les premieres pieces sont dans la veine des ouvrages
pr£c§dents, car c'est un theatre sentimental et subtil sur
la faillite de 1'amour. II fait penser a celui de Marivaux
ou de Musset.
Sauv6 des Eaux et La Danse devant le Miroir
Cette premiere oeuvre thSatrale date de la fin du prin
temps de 1889. Elle est d'une psychologie nettement trop
complexe pour la scene et manque en outre de concision.
Curel s'en rendit parfaitement compte et la remania deux
fois, la seconde presque entierement en 1913, sous le nom de
La Danse devant le miroir.
Dans Sauv£ des eaux, "je loge dans le cerveau de mon
h§roine une pens6e: c'est qu’il n'y a pas d'amour sans men-
songe et grace a 1 'obsession de cette v6rit6 douloureuse, je
pretends la conduire ou je voudrai" (I, 30) e'est-a-dire au
drame: Gabrielle de Guimont provoque inconsciemment le sui
cide de Charles Mferan qu'elle vient d'6pouser, alors que
5 9]
pourtant ils s'aiment.
L*Amour brode. qui date de 1893, est une version sim-
plifi§e de Sauv6 des eaux, et n'a pas davantage de succ&s.
Curel ne s'avoue pas vaincu et La Danse devant le miroir de
1913 devient le jeu tragique de 1'amour, avec la duplicitS
des personnages:
Lorsque 1'accord de deux amants est parfait, chacun
d'eux se voit dans un miroir, se prend pour 1 'autre et
se contemple avec ivresse, sans s'apercevoir qu'il est
seul. (I, 152)
Paul BrSan et R6gine s'aiment, mais il est ruin6 et
elle est riche. L'amour propre defend a Paul d'Spouser
R6gine, qui desire leur union. Elle va le vaincre en solli-
citant son nom pour cacher les consequences d'une pr4tendue
faute. Il accepte en effet de la tirer d'emibarras, mais
n'6tant pas totalement convaincu de cette faute, il souffre
de jalousie lorsqu'il y croit et d'humiliation lorsqu'il en
doute. Chacune de ses reactions est tour a tour soulagement
ou deception pour R€gine. Les doutes 1'envahissent elle
aussi. Paul 1'£pouse-t-elle par d6vouement ou par int6r£t?
Ils continuent a se torturer mutuellement, sans d6couvrir la
v6rit6 , jusqu'au soir du mariage. C'est alors que Paul se
suicide entre les bras de R6gine, afin que ses yeux, tels un
miroir, conservent 1 'image du h6ros qu'il y voit a cet ins
tant .
La piece 6tant bas6e sur une analyse des sentiments, la
Nature y joue le r6le d'instrument de connaissance du coeur,
par des comparaisons, des maximes, des associations entre
69
l'homme et la Nature. Ce sont des images braves dont le
choix et la beaute de 1 'expression frappent 1 'imagination.
En voici quelques-unes:
La magnificence des mots accompagne 1'amour comme le
tonnerre suit 1'eclair. (I, 150)
L'Sme ressemble a une for€t qui, de loin forme un bloc
verdoyant et superbe; essaie d'y penetrer, et les ronces
t'arrStent, les lianes t'entravent, les Spines te dS-
chirent, tu vas, tu viens, dans le dedale des sentiers
boueux ... Tu es perduej (I, 151)
On ne peut reprocher a un homme d 1 avoir le vertige
des hauteurs ou les Stoiles chancellent ... Oui, la nuit,
levez les yeux, toujours vous verrez tomber une Stoile.
(I, 107)
Les actes I et II ont lieu dans un appartement, a Paris.
L'acte III se passe dans la propriStS de campagne de RSgine.
Le decor est alors indiquS avec precision, ce que Frangois
de Curel fera frSquemment pour ses autres pieces aussi. Le
paysage est trSs familier a 1 'auteur: "large baie vitrSe,
encadrSe de plantes grimpantes; montant au bout d'une prai
rie, les futaies du pare, SclairS par la lune" (I, 171)
LgFigurante
Elle fut Scrite en 1890 et remaniSe plusieurs fois jus-
qu'a sa version definitive, en 1895. Comme La Danse devant
le miroir, elle traite de 1 'amour, mais cette fois, il
s'agit d'un mariage arrange qui triomphera grSce a l’habi-
lete de la jeune epouse.
La vieux paieontologiste Theodore de Monneville a une
epouse de trente-cinq ans qui le trompe avec un politicien,
Henri de Renneval. Afin d1assurer la reussite d'Henri,
6i;
i
Hei^ne se rend compte qu'un interieur lui est n6cessaire.
Ils s'entendent pour qu'il 6pouse fictivement Frangoise de
Bonneval, ni&ce de Theodore. La jeune fille, qui aime Henri,
accepte de jouer le jeu, esp6rant ensuite le conqu6rir.
Elle y r6ussit en le secondant si bien, qu'il est nomm6
ministre. Helene se rend compte qu'elle s'est tromp§e sur
la mediocrite et la froideur de Frangoise, et tente en vain
de retenir Henri aupr^s d'elle. Theodore decide d'emmener
son epouse en voyage afin que la tension puisse se dissiper.
Seul le premier acte a lieu a la campagne. Le d6cor
indique uniquement un pare et un bouquet d'arbres. On ap-
prend au cours de la piece que Theodore a un jardinier, un
garde et des chiens de chasse. Ce savant, amateur de chasse,
porte un interet particulier a son essaim d'abeilles dont il
observe les moeurs. Helene qui est aliee les voir dans le
pare, lui dit: "Il parait que la preoccupation d'essaimer
leur enleve pour un instant, toute m6chancete." Ce a quoi
Theodore r6pond, en songeant a Frangoise: "Ce sont de pe-
tites betes. Les grosses, lorsqu'elles cherchent a fonder
une famille sont moins inoffensives" (I, 256).
Theodore est le premier de ces savants ou penseurs qui
jouent un rdle tres important dans plusieurs pieces. Il
croit a 1 'evolutionnisme et, revoyant sa niece transformee
et seduisante pour conquerir son mari, il s'exclame: "Tout
le darwinisme est la: 1 'animal a besoin d'etre beau, il de-
vient beau" (I, 271).
Il faut noter que la nature v6g£tale est compl^tement
absente dans la pi&ce.
LjEnvers^^uneS^inte
En mai 1891, Francois de Curel 6crit L'Ortie, titre
qu'il changera pour L'Envers d1une sainte au moment de la
faire repr6senter, en 1892. La mSme ann6e, Antoine la joue
aussi a Bruxelles ou l'accueil est froid, mais ou elle pro-
voque 1'enthousiasme d'Emile Verhaeren. La seconde version,
de 1921, a la particularity de mettre en scfene seulement des
femmes. Cette pi^ce diff^re des deux premieres. Avec Les
fossiles. qui la suivent, Frangois de Curel nous fait p£ny-
trer cette fois dans le milieu lorrain:
Je me suis plac6 dans un int^rieur bourgeois de pe
tite ville lequel m'^tait bien connu et la, entour6 de
visages familiers, je n'ai eu qu'a 6crire en quelque
sorte, sous leur dict6e. (II, 7).
Il confia a Louis Bertrand que cette petite ville ytait
celle de Pont-a-Mousson situ6e entre Metz et Nancy.
C'est un drame de 1*amour, plus cruel que les deux pr£-
c£dents car il a conduit l'hSroine a un crime manqu6 suivi
d'une incurable amertume qui la amende a trahir jusqu'a
Dieu.
Autrefois, Julie Renaudin aima profonddment son cousin
Henri Laval, qu'elle devait Spouser. Il partit a Paris et y
tomba amoureux de Jeanne, avec qui il se maria alors. Folle
de jalousie, Julie tenta de tuer Jeanne au cours d'une ex
cursion en la poussant, tandis qu'elles traversaient un
63
ravin. De remords, Julie entra au couvent. Apr&s la mort
d'Henri, vingt ans plus tard, elle en sort, espSrant
qu'Henri n ’a pas eu connaissance de son secret. Mais Jeanne
a tout avou6 afin de sauvegarder son bonheur, menacS par le
souvenir qu*Henri avait de sa cousine. Julie va, incon-
sciemment, chercher a se venger en dStruisant 1 1 amour que
Christine Laval, fille d'Henri et de Jeanne, Sprouve pour
son fiancS, Georges PiSrrard. Y Stant presque parvenue,
elle apprend que les derni&res pensSes d'Henri furent pour
elle. Se rendant compte de son hypocrisie envers Christine,
elle decide de retourner dSfinitivement au couvent ou elle
sait pourtant qu'elle ne trouvera pas davantage de paix pour
son ame tourmentSe.
Curel n'a pas voulu que Julie soit odieuse pour le
spectateur, mais qu'au contraire, elle Sveille sa pitiS.
C'est une Sine passionnSe qui a connu un amour malheureux par
lequel toute sa vie s'est trouvSe gSchSe. Julie est une
victime de 1 'amour.
La Nature est celle d'un jardin trfes ensoleillS, ou les
fleurs abondent. On y voit aussi une grande pelouse, quel-
ques arbres et une "poulerie," nora donnS en Lorraine au pou-
lailler. C'est la premiere piece dans laquelle apparaissent
des tournures et des termes lorrains. Pour Julie, la Nature
est celle du "Lac" de Lamartine, de "La Tristesse d'Olympio"
d'Hugo ou du "Souvenir" de Musset; elle a 6tS le cadre de
ses amours et, ou qu'elle se tourne, elle voit 1 'image de
64
l'homme qu'elle aime encore, au-dela des conventions so-
ciales et de la mort: "Ce jardin, tenez, il n'est pas un
dStour d'allSe, pas un arbre, pas une touffe de lilas qui
n'Svoque un souvenir" (II, 84).
L'Spisode du "petit merle" est un symbole (II, 128-130).
Barbe, la bonne de la veuve Renaudin, mire de Julie, a
trouvS un petit merle en chemin. Elle le donne a Julie qui
le tue en le serrant trop fort entre ses mains. Songeant a
son propre sort, Julie declare: "Il a moins souffert qu'a
Stouffer pendant des annles" (II, 130).
Pour Mme Renaudin, la Nature a un tout autre sens.
Plusieurs fois, on la voit qui va cueillir des fleurs, non
qu'elle en apprScie la beautS ou le parfum, mais parce
qu'elles lui servent a orner les reposoirs. C'est une bour-
geoise lorraine tres pieuse qui partage son temps entre
l'Sglise et les bonnes oeuvres. Elle dScrit une visite chez
ses fermiers ou il y avait un veau nouveau n§. La encore,
ce n'est pas le spectacle des animaux domestiques ou des
cultures qu'elle apprScie, c'est le gain que cela reprSsente
pour elle.
Louis Bertrand qui, nous le savons, est aussi un Lor-
rain, Scrivit au sujet des personnages du thScitre de Curel:
Il y a une sSrie de pieces ou ... 1 'auteur a voulu
peindre des types lorrains ... a peu pres toutes les
classes sociales ... L'auteur a represents son monde tel
qu'il le voyait, sans flatterie, sans complaisance pa-
triotique ... Ce qui d'ailleurs attSnuerait la rigueur
65
de ses peintures s'il en §tait besoin, c'est la syrapathie
qu'il laisse deviner pour ses personnages.^
En effet, la Lorraine n'est pas seulement pr6sente dans
les descriptions de la for$t et de ses animaux; elle l'est
aussi dans des types humains. Mme Renaudin en est le pre
mier exemple et c'est "sans complaisance" que Frangois de
Curel fait le portrait d'une certaine bourgeoisie lorraine a
la fois pieuse, soucieuse de ses int§r§ts et un peu rude
dans ses paroles.
Les Fossiles
Cette oeuvre inaugure la voie nouvelle que prennent les
pieces de Curel a partir de cette §poque, a 1'exception
d'une. L'Invitee, qui suit chronologiquement Les Fossiles.
se rattache encore aux drames de 1'amour. Les Fossiles est
un drame idSaliste d'une grande beauts, Spre et violent, qui
determine le rdle actuel de la noblesse:
L'aristocratie reste fatalement un conservatoire de
sentiments g6n6reux. Nous sommes les oubli6s, les d§-
daign6s qui paient 1 'ingratitude en semant autour d'eux
1'esprit d'abnegation. (II, 199)
L'amour-sentiment passe au second plan de ce drame. Il
cede le pas, ici comme ailleurs dans les pieces suivantes, a
1'observation de plusieurs notions. Le d£bat entre celles-
ci n'est qu'a l'6tat embryonnaire dans Les Fossiles; c'est
celui de la tradition aristocratique qui s'6teint, compar^e
a la pouss6e d#mocratique moderne.
■^Louis Bertrand, Id£es et portraits (Paris, 1927),
pp. 61-62.
Ce drame, dont la premiere version est d'octobre 1891
et la seconde de 1900, a lieu en Lorraine, comme L'Envers
d'une sainte, mais non dans la m6me soci6t6 .
Robert, le dernier des dues de Chantemelle, est en
train de mourir de tuberculose, dans le manoir de ses an-
c£tres, pendant un rigoureux hiver ardennais. Il avoue a sa
mire qu'il aime H^l&ne Vatrin, qui fut la jeune fille de
compagnie de sa soeur Claire, mais que celle-ci a rlcemment
61oign6e. Il d§sire revoir H61&ne avant de mourir, car elle
vient d'avoir un fils dont 1 'avenir doit €tre assure.
Claire est hostile a H61&ne parce qu'elle lui a d^couvert
une liaison avec son p^re. La jeune fille a en effet c6d6
au due par crainte et a Robert par amour. Le due se croit
lui aussi pere de 1 'enfant et, en apprenant le r61e de
Robert, il entre dans une vive colire. Mais il se rend vite
compte que 1 'avenir du nom est plus important que de savoir
lequel des deux est le pere. Il exige done que Robert
Spouse H61&ne. Claire ne cldera enfin que pour assurer la
descendance des Chantemelle. H§l&ne n'est mime pas consul-
t6e. Apr&s le mariage, la jeune maman demande a son mari
d'avoir seule la charge d'61ever 1 'enfant, aprls la mort de
Robert. C'est ce que la famille de celui-ci empSchera a
tout prix. Ils n'h^sitent pas a mettre leur fils entiere-
ment au courant de la situation. La douleur pr§cipite sa
fin. Son testament r4v£le que Claire a choisi de consacrer
sa vie a 61ever 1 *enfant selon la tradition ancestrale.
67
Elle vivra pour cela aupr&s d'H6lSne, que pourtant elle m6-
prise. Quant au due et a la duchesse, ils doivent continuer
a vivre ensemble, comine par le pass&, malgr6 ce qui a eu
lieu.
La Nature joue ici un r61e considerable. L'action
evolue dans le d6cor que Frangois de Curel aime tant:
Un paysage d'hiver, 6clair6 par un soleil radieux.
Jardin frangais sous la neige. Allies droites bord^es
d'ifs noirs, coifffis de macarons blancs, statues poudr6es
a frimas, bassin geie d'ou s'Glance un jet d'eau cercie
de stalactites. Au fond, forSt etincelante de givre.
(IX, 195)
C ' est un pays rude oii le vent g6mit et ou les loups
hurlent pendant la nuit. II fait tr^s froid et la neige
tombe abondarament. Tous s'en accommodent car c'est le meil-
leur moment pour la chasse au sanglier. Le due est un chas
seur inlassable qui hante la for6t en compagnie de son garde
Nicolas: "J'ai tSch6 de m'abrutir avec les chevaux, les
chiens, la chasse. Il n'y a encore que la campagne pour en-
dormir un orgueil qui souffrei" (II, 212).
Robert, contrairernent a. son p^re, aime la chasse et la
nature pour elles-mSmes. II communie avec le cadre dans le-
quel il a grandi. Il atteint un haut degr6 de lyrisme dans
la magnifique tirade ou il compare la mer et la montagne.
C'est le chant du cygne d'un £tre jeune, aimant la vie et
condamnS a mourir:
Oui, les grands bois de ChantemelleJ Je n'6tais ja
mais plus heureux que la ... J'ai 6t6 passionn6 pour la
chasse, et ce n'6tait pas uniquement la rage de tuer des
animaux: non, il y avait autre chose, l'Spaisseur du
fourr6 , un sentiment d'inconnu ... J'Scoutais avec
dfelices les coups de vent arriver dans la futaie, s'an-
noncer au loin par un bruit de flots, s'approcher, gran-
dir lentement, myst6rieusement, et tout a coup, la
crini^re des bouleaux et la toison des hStres s'agitaient
sur ma tSte: j'6tais dans le tourbillonJ Et puis, les
sangliers qui accourent en brisant les perches, en pliant
le taillis ... On esp&re une apparition faunesque. Et
quand le sanglier saute dans l'6claircie, noir, h6riss6 ,
la queue en vrille, on n'est presque pas d6cu ..., et le
trot 16ger des loups sur les feuilles mortes ... leur
tSte fausse et oreillarde qui s1encadre dans les ronces,
regarde, s'6vanouit sans qu'on puisse dire ou ... Et la
silhouette falote des renards sur la neigei ... Je
m'exalte en pensant a tout celaj ... En moi, l'aristo-
crate adore ces futaies aussi anciennes que nous, dont
les rameaux prot6gent tout un peuple d'arbustes. Ne
sommes-nous pas fr^res des chines et des hfitres grants?
Impossible de me promener parmi eux sans partager leur
arrogance. Je plane sur les basses tiges; je prends
pour moi toute la lumiere, et s&me d6daigneusement des
faines et des glands pour les affamSs de la lande. (II,
224)
Ne croirait-on pas entendre Frangois de Curel 6voquer
ses souvenirs et ses impressions de la forSt lorraine et de
la chasse?
Robert est maintenant a Nice pour tenter de s'y r§ta-
blir, et il oppose la mer a la forSt. Pour lui, chacune est
un symbole. La forSt imposante reprSsente une vieille tra
dition et ses hauts chines sont les aristocrates de la Na
ture. Mais en contemplant la mer, l'616ment des rlveurs, il
songe a la possibility d'une sociyty future de caract^re
dymocratique:
Je me demande si les hommes ne pourraient pas chemi-
ner parall^lement comme les vagues, qui, sans se heurter,
courent toutes ensembles jusqu’a la gr^ve. Mais aussi-
tdt, il me vient une crainte: je doute que 1 'humanity,
si l'on en ryalise le nivellement parfait, continue a
monter vers ses mystyrieuses destinyes, comme la lygion
des vagues qui se soul^ve en bloc sous 1 'attraction d'en
haut. (II, 225)
Claire est, comme son frfere, une adoratrice de la
for§t, mais la mer ne la laisse pas indiffferente et l'6meut
a un degr§ sup6rieur a Robert:
0 Robert, que voila bien le fr&re et la soeuri De-
puis leur naissance ensevelis dans un vieux chctteau, con
sumes du dSsespoir de ne rien Stre, ils supplient la
for§t, le vent, le nuage, de leur chanter la vie. Moi
qui ai peu lu et entends dire sans cesse que tout est mal
a notre 6poque, c'est la vie de passS que les choses me
peignent. Toi, tu les interroges sur I'avenir ... Lequel
a raison? (II, 226)
Le testament de Robert s'acheve sur cette image: "On a fau-
ch6 toute la prairie pour sauver une petite fleur" (II, 254).
Dans la famille des dues de Chantemelle, on a pu recon-
naitre les traits ind6niables des hobereaux lorrains: le
due est autoritaire et rude; son unique distraction est la
chasse. La duchesse est une Sme fervente et effacfie qui
s'incline devant la volont6 de son mari, tout comme le font
aussi Claire et Robert.
L1Invit§e
Cette piece, qui date de 1892, est un retour a l'6tude
des sentiments amoureux interrompue par Les Fossiles:
J'ai r§fl§chi qu'apres avoir montr6 dans L'Envers
d'une sainte, une Sme d'amoureuse conserv6e par la vie
religieuse, il pouvait §tre int6ressant d'fetudier une
Sme intellectuellement et passionnellement au niveau de
la premifere, mais distraite par une existence mondaine.
(Ill, 7)
La jeune Viennoise, Anna, a 6pous6 Hubert de GrScourt
par amour. Alice et ThSr^se naquirent de leur union. Apres
quatre ans de bonheur, Anna d6couvrit qu'Hubert la trompait.
Profond6ment bless6e, elle renonga d6finitivement a cet
.. “ 70
homme, indigne de son amour, et lui laissa les enfants. De
retour a Vienne, elle mena une vie extrSmement mondaine et
r6ussit a oublier le pass€. De son c6t6 , Hubert, pensant
qu'elle l'avait quittS pour suivre un autre homme, lui de-
manda de ne jamais revenir et laissa croire a son entourage
qu'elle avait dQ §tre enferm£e pour folie.
Vingt ans ont pass^ lorsque le rideau se lfeve. Il a
pris fantaisie a Hubert d'envoyer a Anna une invitation,
pour qu'elle vienne voir ses filles. Elle refuse d'abord,
puis, plus curieuse de revoir Hubert que ses enfants, elle
se rend a la propriStS de campagne ou ils demeurent. Il y
vit en compagnie de Marguerite de Raon, situation delicate
pour un homme ayant deux filles a marier. C'est pourquoi
Alice et Th6rese cherchent a attentrir "1'invitSe" pour
qu'elle les emmene a Vienne, lorsqu'elles d^couvrent que
c'est leur propre mere. Anna revoit d'abord ses enfants
avec indifference, mais peu a peu ses sentiments maternels
renaissent et elle repart avec ses filles. Quant a Hubert,
qu'elle a tant aim£, il est devenu un homme des plus quel-
conques qui lui inspire dor£navant plus de piti6 que d'amour.
Les actes II et III ont lieu dans une propriety cam-
pagnarde: "Grande galerie vitr6e tapiss6e de plantes grim-
pantes ... Un beau pare traverse par une petite riviere qui
serpente entre des bouleaux et des saules" (III, 55).
Au cours de 1'action, nous apprenons que le paysage
comprend aussi un bois et un grand fetang au milieu des
71
prairies. Le paysage, et la presence de l'6tang surtout,
font penser & la Lorraine pendant l’6t§.
La nature animale est repr§sent6e par des allusions aux
cris des hiboux et des chouettes. On voit un poisson
fraichement pSch6 avec lequel Hubert fait maladroitement sa
premiere apparition devant Anna. Franqois de Curel s'adon-
nait occasionnellement a la p^che, lui aussi; mais comme on
sait, il lui pr4f£rait incontestablement le d6ploiement
d ’activity physique et mentale qu'offre la chasse. C'est
pour cette raison qu'il a tendance a se moquer, lorsqu'il
d^peint un de ses personnages en train de p^cher, que ce
soit Gabriel (L'Ety des fruits secs), Gaetan (L'Orphelinat
de GaStan) ou Hubert de Gr6court.
Lorsqu'elle accepte de repartir en emmenant ses filles,
Anna a recours a une belle image pour d6peindre son 6tat
d'ame: "Je suis comme les vieux saules creux: le bois mort
du coeur n'empSche pas les branches de verdir et les oiseaux
d'y trouver un abri" (III, 126).
La Nature tient dans cette comSdie une place trls limi-
t6e, tout comme dans les autres pieces de 1 'analyse des sen
timents amoureux, qui prfec^dent Les Fossiles.
La Nouvelle Idole
Avec ce drame, dont la premiere version est de mars
1895, Frangois de Curel continue sa nouvelle s§rie de pie
ces, et la plus importante, dans lesquelles il oppose di-
verses notions avec une remarquable impartiality. Nous
" 72
avons vu un peu plus haut, en effet, que Les Fossiles ap-
partiennent d6ja a ce nouveau genre. Dans La Nouvelle
idole. ce sont la science, 1 'amour et la foi au moyen des-
quels chacun des trois protagonistes cherche a s'61ever.
Le c6l^bre canc6rologue Albert Donnat est un matSria-
liste convaincu. Il est accus6 d'avoir fait des experiences
sur certains malades jug£s perdus. Son Spouse Louise, qu'il
neglige en faveur de ses recherches, est sur le point de se
s6parer de lui. Elle est aimee de Maurice Cormier, un psy-
chologue qui est 11 ami du couple. Le drame se precise
lorsqu'Albert d6couvre la guerison d'Antoinette Milat, jeune
tuberculeuse a qui il a inocuie le cancer au temps ou il la
croyait incurable. Elle a la conviction d'avoir ete gu6rie
par l'eau de Lourdes qu'elle a bue. Quand elle se rend
compte qu'elle mourra du cancer, la foi inspire son atti
tude: "Je voulais etre soeur de charite, et consacrer ma
vie aux malades. Eh bieni je livre ma vie en gros au lieu
de la donner en detail" (III, 247). Le matin raSme, Albert
s'est inoculS le cancer lui aussi, par remords. Ce dernier,
qui fut jusque-la un incroyant, est amen6 a se poser le
problfeme de 1'existence de Dieu, en presence de la beaut6
d'ame d'Antoinette.
C'est dans la seconde version de La Nouvelle idole,
faite a Carlsbad en juillet 1898, que Frangois de Curel
plaga la parabole des "nenuphars" qui symbolise la quSte de
la v£rit6 (Acte II, seine 2). Les nenuphars en boutons qui,
au printemps, cherchent a percer la surface de 1 'eau pour
s'6panouir au soleil, il les a observes sur le grand etang
de Ketzing. Ils lui ont paru comme autant de tetes humaines
en qu§te d'un soleil nomm6 v6rite.
Ailleurs, les allusions a la Nature sont brfeves et sous
forme de comparaisons. Un ph6nom&ne naturel concret sym
bolise un trait humain abstrait, comme par exemple dans
cette image: "Toute mar6e denonce au-dela des nuages un
astre vainqueur. L'incessante mar§e des Smes est-elle seule
a palpiter vers le ciel vide?" (Ill, 250). Ainsi, cQte a
c6te avec le debat sur la science moderne, Curel presente
les probllmes eternels de 1'amour et de la foi. Cette pifece
qui, comme on le sait, fait partie du repertoire de la Com6-
die Prangaise, connut de nombreuses representations a
l'6tranger, notamment en Italie et en Belgique.
Le Repas du Lion
On lit frequemment que Le Repas du lion est un drame
social, celui du conflit entre le capital et le travail. Si
l'on y regarde bien, on s'apergoit que c'est surtout le
drame d'un jeune aristocrate destine a etre un chef d'entre-
prise mais qui, par noblesse de sentiments, devient orateur
ouvrier. Le drame social passe au second plan. Jean de
Miremont est le symbole de 1 *aristocratie a qui des si^cles
de tradition donne une Sme gen6reuse et une disposition a
prendre les decisions pour le reste des homines. Jean est le
fr^re spirituel de Robert de Chantemelle (Les Fossiles).
74
Bien plus, il est celui de Francois de Curel lui-m6me qui
eQt ete egalement industriel, si la Lorraine 6tait rest6e
frangaise a cette epoque-la. C'est en observant sur un de
ses etangs un tourbillon pouvant indiquer la presence de
houille que 1 'auteur trouva le point de d6part de la pifece.
Quant au hferos, voici 1'interpretation qu'il en donne, in
terpretation qui colcide largement avec ce que nous savons
de son propre temperament:
Jean ne sera jamais ni un timide, ni un indecis ...
C'est un fort ... Son Sme est robuste. Il a grandi dans
les forets. II n'avait pas six ans qu'il se faisait un
point d'honneur de traverser la nuit les bois aux ombres
impenetrables, domptant sa peur, s'habituant a ne pas
tressaillir lorsque pr^s de lui brusquement les branches
craquaient au depart d'un fauve. Un peu plus grand, il
opposait deja une energie d'homme aux fureurs des betes.
Lorsqu'un sanglier etait au ferme devant ses chiens, il
volait a leur secours, les rejoignait dans le fourre, ob-
servait avec sang froid l'enorme cochon pret a le charger
et, saisissait 1 'instant ou il presentait l'epaule, pour
y loger sa balle. Ensuite, de sa petite main, il sai-
gnait 1 'animal abattu sur le flanc, mais encore capable
d'un mauvais coup. Un gosse eieve a la rude 6cole de la
chasse, au contact des forestiers et des bUcherons, ne
se repandra pas en vaines sensibleries. Arrive a 1'Sge
d'homme, il gardera de sa jeunesse l'habitude, aussitdt
une resolution prise, de foncer vers le but avec la
fougue d'un taureau. (IV, 36-37)
Lorsque commence 1'action, Jean est un enfant d£ja at
tache a la foret et aux b§tes. Il se revolte contre les
travaux en cours pour etablir une mine sur le domaine de ses
aieux. Il provoque une inondation dans laquelle l'ouvrier
Fidry trouve la mort, sans que Jean en soit soupgonne.
Bouleverse, ce dernier se promet une vie de d6vouement a la
cause ouvriere.
Quinze ans plus tard, nous le retrouvons fiddle a sa
..........................‘ ..................... 75
promesse. C'est un orateur tr&s applaudi. Sa soeur Louise
a 6pous6 Georges Boussard, grSce a qui la mine a pris une
ampleur considerable. Un jour, Georges lui d6montre qu'un
industriel, par le travail qu'il procure aux ouvriers, est
plus utile a leur bien-Stre que tout rSformateur. Jean
prend alors conscience de sa vocation de chef, vocation
qu'il s'est ni£e jusque-la. Il decide de partager avec
Georges la direction de la mine. Dans son dernier discours,
il declare a ses propres ouvriers que c'est grSce au travail
du lion que les chacals peuvent vivre. Robert Charrier, le
chef des ouvriers, se revolte a ces mots, entrainant ses
camarades qui tuent Georges dans leur col&re. Jean assume
seul la direction de la mine qui continue a prosperer.
Trente ans ont pass6 ; Jean est a 1'apogee de la puis
sance et regoit la visite de Robert, devenu ministre du tra
vail. Les deux homines se reconcilient en souriant sachant
que par des voies opposees ils sont parvenus au mime but.
La premiere version de la pi^ce, en 1897, comportait
cinq actes qui furent reduits a quatre. Durant ce travail
de condensation, Frangois de Curel eiimina deux tirades dans
lesquelles Jean faisait l'apologie de la for6t et de la joie
de vivre qu'elle lui procurait. MalgrS cela, la Nature est
pr6sente a chaque instant et sous des formes vari6es.
A l'acte I, 1'action se situe dans les Ardennes et en
pleine fordt. C'est la que se trouve la demeure des Char
rier, gardes-chasse des comtes de Miremont, de p&re en fils.
76
Prosper Charrier est la plus belle incarnation de garde-
chasse de tout le thestre de Frangois de Curel. A chaque
instant, ses paroles r^v&lent son amour des bStes et son d£-
vouement a ses maltres. II parle le langage des gens du
peuple en Lorraine:
Ce matin, au jour, j'6tais a la Croix-Canard et j'ai
vu d6filer devant moi une harde de douze cerfs, tous des
beaux, pas de biches dedans. Un moment ils montaient
droit sur moi dans un taillis de cinq ans; on ne voyait
que leurs cornes glisser tout doucement au-dessus des
buissons. On aurait dit que le taillis marchait.
causait plus de bonheur que si on m'avait donn6 cent
francs. Qu’y z'y viennent, les braconniers, apr&s mes
cerfs! (IV, 49)
Avant mdme que Jean n'apparaisse, Prosper nous d6crit
son caract&re: "On a fait de lui un petit animal des bois,
aussi difficile a priver que les louvards et les renardeaux"
(IV, 54) .
Le jour du drame qui d6tournera Jean de sa veritable
vocation pendant quinze ans, l'etat de 1 'atmosphere parait
en harmonie avec la situation: c'est une froide apr&s-midi
de novembre et la premiere neige semble prSte a tomber.
A l'acte II, la Nature est 6voqu6e comme le cadre dans
lequel Jean a grandi. Louise se rend compte que son frere
suit une route contraire a son temperament: "Il s'est form6
au contact des forestiers et des bflcherons qui l'ont fait
rude et ambitieux comme les grands chSnes de nos bois" (IV,
111). Ceci est l'§cho des paroles de Robert de Chantemelle
(Les Fossiles). Rappelons-les: "Ne sommes-nous pas frferes
des chSnes et des hetres grants? Impossible de me promener
parmi eux sans partager leur arrogance" (II, 222).
C'est au moyen d'une comparaison avec la Nature que
Georges rSussit a convaincre Jean de sa veritable destin6e:
Vous avez trop pratiqu6 les for£ts pour ignorer que,
dans un semis, d&s qu'un jeune brin d£passe les autres,
ne ftit-ce que de l'£paisseur d'un fil, il ne sera plus
rattrap§. Il montera dans la lumifere, voleur innocent
de soleil- Dans 1'humanity, il y a 6galement des plantes
voraces. (IV, 106)
Robert de Chantemelle disait a peu prfes la mime chose:
Je plane sur les basses tiges, je prends pour moi
toute la lumi^re, et slme d6daigneusement des faines et
des glands pour les affam£s de la lande. (II, 222)
A 11acte III, la Nature renalt apr&s 1'hiver. Jean lui
aussi renalt, car il est d6cid6 a assumer la responsabilitS
de chef de ses mines. C'est le mois de mai et l'on voit les
premieres roses et le premier lilas. La parabole du "Repas
du lion," comment^e pr6c6demment, se trouve dans cet acte,
et symbolise la relation entre le chef d'entreprise et ses
ouvriers.
Enfin, a 1'acte IV, la Nature passe a 1'arrifere-plan.
On la trouve dans une comparaison, entre les soci6t6s ani-
males et humaines, sur laquelle Jean et Robert tombent d'ac
cord :
Lorsque j'6tais gamin, j'allais souvent visiter le
rucher de votre fr&re, le garde-chasse. Pour designer
une ruche en decadence, il disait: "Celle-ci ne vaut
rien. Sa population est faible. Elle ne produit mime
plus assez de miel pour le peu de mouches qui l'habitent.
Elle va p6rir." Le manque de population §tait un indice
de misere. Il en est des soci6t6s humaines comme des
colonies animales: plus il y a de bouches a nourrir,
plus la ration de chacun devient plantureuse. (IV, 191)
" - ' ..... ' .~........ “ “ 78
!
Le Repas du lion met en scfene, a la fois un probl&me
d‘actuality, celui de la question ouvrifere et le drame in-
t6rieur d'un personnage d'yiite. L'union des natures v6g6-
tale, animale et humaine est parfaitement r6alis6e. La
pi&ce fut jou6e a Geneve en 1911 et en 1920, la Com§die
Frangaise en reprysenta la seconde version.
La Fille Sauvage
Deux visions de la Nature prfesid^rent a la naissance de
La Fille sauvage. Frangois de Curel 6crit qu'elle "a 6t6
congue par un bel apres-midi de septembre 1900 a 1'ombre
d'une forit situ6e au nord-est de la ville de Metz, la for§t
de Vigy" (IV, 201), ou il chassait le sanglier avec son
garde Roussel. II se mit soudain a songer que deux mille
ans plus t6t il aurait pu voir sortir du fourr6 une fille
sauvage. En m§me temps, il entrevit un sujet de pifece:
Ta fille sauvage, fais-la prisionni&re, entreprends
son Education, conduis-la jusqu'a l'6tat de civilisation
relative qui est le tien, elle sera un symbole de 1 'hu
manity. (IV, 203)
Un peu plus tard, la p§nible escalade d'une colline avec une
petite fille, vint compl6ter l'Sbauche de la piece. Le
chant d'un coucou, au sommet, suffit a 1'enfant pour termi
ner joyeusement 1'ascension. Frangois de Curel y vit un
symbole:
Moi, aussitSt de penser qu'elle est une fiddle image
de 1 'humanity ychappant a l'esclavage de la mati^re pour
se confier a de mystiques promesses, et voila que le sym
bole de la fille sauvage vient brusquement s'associer a
celui que m'offre la fillette. Comme ils se compiytent
mutuellement1 (IV, 206)
...." .... ' .... " "........ '." 79
Avant de rfediger la premiere version de la pifece, en
1901, il voulut s'assurer des sources precises en se ren-
seignant sur les sauvages. Il consulta des r§cits de
voyages, des rapports de missionnaires, les "Annales de la
propagation de la foi," ainsi que deux ouvrages allemands
sur la psychologie des animaux, dont il n1indique pas les
titres.
Le pal6ontologiste Paul Moncel a ramenS du pays des
Amaras en Afrique, une jeune sauvage qui v6cut jusque-la
au milieu des b§tes et des hommes de la grande forSt. Elle
est baptis^e du nom de Marie. L 1 Education religieuse par-
vient a dominer la violence de ses instincts. Paul, cepen-
dant, desire lui faire 6pouser Kig§rik, nouveau roi des
Amaras, afin que par son intelligence et son charme, elle
serve la-bas la cause de la civilisation et de la France.
Il contrarie son dfesir de se faire religieuse et d6truit la
fausse base sur laquelle reposait sa foi qui l'a 61ev6e
moralement. Cet Episode rappelle le raisonnement du chef de
la tribu, dans Le Solitaire de la lune. A la religion, Paul
substitue la raison et montre a Marie la mission qui 1'at
tend. Devenue reine, elle s'abandonne a 11anarchie morale.
Paul d^couvre avec 6pouvante quelle arme terrible peut deve-
nir la science entre les mains d'un peuple barbare, lorsque
Marie fait tuer un missionnaire sous ses yeux.
Les six actes de la premiere version sont done un ta
bleau en raccourci des cycles que traverse l'humanit6 ,
80;
incarn6e par Marie: d'abord a l'6tat sauvage, elle s161feve
jusqu'a un certain niveau de civilisation, puis retourne a
la sauvagerie. Dans la seconde version, r§dig6e en 1916,
Frangois de Curel a 61imin6 la partie se rapportant au harem
du roi Abeliao, au premier acte. Il a refait le troisi&me
acte, supprim6 le quatrieme qui se passait en Allemagne a
Bayreuth, et condense les actes cinq et six en un seul. En
dehors des aspects divers ayant trait a la Nature dans la
pifece, signalons le sujet d'actuality qu'elle renferme aussi.
En effet, il est question de 1'influence frangaise en
Afrique et l'on se souviendra que la conqu§te de l'ile, qui
s'appelait alors Madagascar, eut lieu en 1895.
La Nature s'unit a 1'action sous une vari6t6 de fa-
cettes: la v6g6tation tropicale luxuriante qui semble vou-
loir retenir 1'homme a l'6tat sauvage; les theories §volu-
tionnistes que Paul Moncel tente de verifier chez les sau-
vages; la force de 1'instinct sexuel; enfin, l'animisme.
La nature v6g6tale est celle du d6cor africain, et plus
pr6cis6ment d'Ethiopie, aux actes I et V:
Petit plateau herbeux suspendu au flanc d'un haute
montagne couverte de for^ts ... une source ... une chaine
de pics vertigineux dont les neiges et les glaces bornent
tout l'horizon ... v6g§tation tropicale. (IV, 253)
Le pal£ontologiste Paul Moncel pense que c'est au sein
de cette for£t inextricable qu'il trouvera les cl6s de I n
volution humaine:
C'est pr6cis6ment le d6sir de contempler nos fr&res
a l'6tat de nature qui m'attirait chez les sauvages.
Avec eux je parcourais la grande forfit. Nous suivions
8 1 i
les coulSes des fauves jusqu'aux cavernes qui, depuis le
commencement du monde, servent de repaire aux animaux
f^roces et a l'homme ... La succession des creatures sur
notre pianfete forme une longue chalne qui, partant du
vermisseau le plus rudimentaire, s'est d6roul6e pendant
des milliers d'ann6es, jusqu'a l'homme. (IV, 268)
Il ne parvient pas a trouver des ossements humains montrant
un stade intermfediaire de l'homme primitif. Ce qu'il est a
m€me d'observer, c'est que le sixifeme sens chez les sauvages
est contrdie par 1 'instinct au m@me degr£ que le rut des
animaux, sur lequel il a des connaissances precises. Marie
en est le vivant exemple. Qu'a cela ne tienne; Jean Cervier,
ami de Paul, dit a Marie que les civilises sont eux aussi
dominos par 1 'instinct sexuel et que seules les apparences
ext^rieures different.
C'est a la seine 1 de 1'acte III que se trouve la ti
rade, d'un grand lyrisme, dans laquelle se fondent tous les
aspects de la nature, entrevus dans la pifece. L'acte a lieu
a la campagne chez Paul, et, selon les apparences, en Lor
raine au printemps. Paul et Marie font une promenade en
for€t et a travers champs. C'est la premilre fois que la
jeune fille est en contact avec la Nature depuis son s^jour
au couvent:
Marie etait rendue a la nature, sa mire! ... Son al-
16gresse s'est chang6e en d61ire quand nous avons ren
contre des animaux. La forSt par ici est trfes giboyeuse.
Autour de nous, les lapins d6boulaient sous les fougferes;
au loin dans les coupes, de gros ballons blancs, der-
ri^res de chevreuils effarouch6s, pr6cipitaient leurs
bonds vers l'6paisseur des taillis ... Je l'ai ramenle
ici, gris6e par la lumifere, le parfum des fleurs, les
chants des oiseaux, et la vie intense qui emanait des
animaux et des plantes. (IV, 311-312)
82
II y a une communion complete entre Marie, symbole de l'hu-
manite, et les natures v6g6tale et animale. De la, il n'y a
qu'un pas pour que cette harmonie suggfere 1 'existence d'un
pouvoir superieur. La Nature s'anime pour le louer. C'est
que Paul et Marie ont v6cu au coeur de 1'ensorcelante forSt
africaine qui semble vouloir tout engloutir, tant elle est
luxuriante. Celui qui a pratique l'Afrique, sait que la
Nature y a un puissance qui peut convertir a l'animisme,
jusqu'aux Europ6ens.
En marchant, je fredonnais le psaume "Laudate Dominum
de coelis," psaume qui renferme une original exhortation
aux montagnes, valiees, collines, aux hommes et aux
anges, aux animaux, y compris les c6tac€s qui habitent
les abimes des mers, a louer le Seigneur. De toute la
plaine s'eievait comme une clameur contenue accompagnant
ma voix. Marie s'est retourn^e et j'ai lu dans son re
gard qu'elle aussi percevait le cantique des bl6s et des
futaies. (IV, 313)
Enfin, le sixifeme sens est mis en eveil chez Marie lorsqu’
elle observe les ebats d'une vache et d'un jeune taureau.
La foi, ideal invisible et inaccessible, est expliqu6e
par deux comparaisons avec la Nature. L'une est celle du
"petit cou" (Acte IV, seine 2), et 1'autre est celle-ci:
La verite se cache parfois sous les seductions d'un
mirage, lorsque la nappe d'eau qui trompe les regards
du voyageur est le reflet d’un etang qui frissonne bien
au dela des lointains horizons. Etang inaccessible mais
qui existe. (IV, 331)
Lorsque Marie, devenue reine, retourne a la sauvagerie,
Paul compare sa chute a celle de Sisyphe, chute succ§dant a
1 'effort d'elevation: "Il s'effondrait avec la magnificence
83
des grands chines foudroyfis. Mais il s'effondrait!" (IV,
407) .
LeCoupd^Mle
Frangois de Curel en Scrivit la premiere version a
Dieppe* en 1905. En voici les donn£es:
Ce drame, n6 du contraste entre deux homines, l'un m6-
prisS, 1 'autre honors, se prSsenta tout de suite a mon
esprit comme devant fatalement fevoquer 1 'id£e de la
gloire, et en m§me temps je dScidai que celui des deux
hommes que je mettrais aux prises avec la gloire, serait
le d§chu ... Nous d6sirons ce qui nous manque avec plus
d'intensity que nous ne jouissons de ce qui nous est
prodigu6 . (V, 8)
La seine a lieu dans le petit port normand de Jossigny-
sur-Mer, ou un d6put§ opportuniste, Bernard Prinson, passe
1'ete en compagnie de son Spouse Clotilde et de leur fille
Jeanne. De grandes manoeuvres ont lieu et Bernard sert ses
ambitions de gloire en h6bergeant le colonel H6rouard. Il
accueille Sgalement H61^ne Froment, fille naturelle de son
frlre Michel, et qu'il a fait eiever dans un couvent jusqu'a
ce jour. Helene ignore sa parent^ avec les Prinson. Quant
a Michel, il fut exil6 de France pour s'§tre dishonors comme
soldat en Afrique Noire. Apres une campagne victorieuse, il
commit alors de telles atrocit£s envers les indigenes qu'on
dut envoyer une expedition pour le r6primer. Refusant de se
rendre, il tira sur le drapeau.
Michel a termini son temps d'exil et vient secr^tement
demander a son frere de 1'aider a se rehabiliter. Bernard
est mis dans une situation delicate. Une affinite s'etablit
".. ... ......... ' ..... 84'
aussit6t entre Michel et H61&ne qui ont v6cu solitaires et
malheureux. Michel sait qu'elle est sa fille, mais elle
1'ignore. Elle desire qu'il l'emmfene avec lui et, devant
son refus, elle decide de commettre une offense qui le con-
traindra a la conduire hors de France. Elle est surprise
par Clotilde tandis qu'elle cherche a d^rober le drapeau,
plac§ sous la protection du colonel. C'est alors qu'H^lfene
apprend que Michel est son pere. H6rouard, qui a devin6 la
veritable identity de Michel, offre de 1'aider. Il entre a
la Legion Etrangfere avec l'espoir de retrouver en Afrique,
une nouvelle gloire.
La premiere version montrait un Michel d6mesur6ment am
bit ieux et finalement d^chu. Dans la secondeversion, en
1915, Frangois de Curel donne un accent nettement patrio-
tique au troisi^me acte et au denouement.
Ce sont surtout les souvenirs d'Afrique de Michel qui
ont un rapport avec la Nature. Mais signalons d'abord la
parabole du titre, Le Coup d'aile. qui symbolise la gloire.
Michel 6voque son retour d'Afrique, couvert de gloire et ac-
clamS par la foule parisienne:
Un aigle des grands sommets, l'aigle porteur de la
foudre, avait fondu sur moi et m'emportait d'un prodi-
gieux coup d'aile si haut que sous mes yeux, la foule
s'enfongait dans un ablme d'ou sortait toujours un nom:
le mien. (V, 110)
On se souvient que dans Les Fossiles les vagues de la
mer repr§sentaient pour Robert un r§ve d'§galit6 et d'en
tente entre les hommes. Ici, 1'immensity de la mer fait
■ ' . 85
naltre un r£ve de liberty chez H6lfene qui la voit pour la
premia fois:
Mes yeux ne sont pas habitues & un autre horizon que
quatre murs. L'immensity n'y entre pas. J'ai ^ peine
la sensation de voir. J'ai surtout la sensation de pou-
voir, oui, de pouvoir glisser la-dessus pendant des jours
et des jours. (V, 78)
On voit dans Le Coup d'aile. encore plus que dans La
Fille sauvage, l'effet pernicieux de 1'Afrique sur l'homme
civilise qui ne sait pas refr§ner ses instincts. Marie
£tait n£e sauvage et retournait a la sauvagerie; Michel n'a
pas mSme cette excuse:
Commander en pays sauvage! ... Voila ce qui s'appelle
avoir les atouts dans son jeul ... Fumer sa pipe dans
son harem comme un maquignon dans son 6curie, une 6curie
ou grouillent des femmes qui sont de beaux animaux ef-
front6s et dociles, qu'on choisit, qu'on palpe, qu'on
prend, qu'on laisse. Et la chassej Les tueries de z£-
bres et d'antilopes, la guerre aux lions, aux 616phants,
aux gorilles et aux nfegres, dans 1 'immensity des forSts
dont on se sent le maltre souverain. (V, 84-85)
Apres l'6chec du Le Coup d'aile en 1905, Frangois de
Curel n'6crit pas de nouvelle piece jusqu'a la veille de la
guerre de 1914, comme nous 1'avons vu pr6c6demment. Ce long
silence ne donna pas lieu a des oeuvres d'une facture dif-
fSrente des pr6c6dentes. Elies continuent la s6rie ayant
trait a des preoccupations surtout morales et sociales, dont
la premiere fut Les Fossiles.
LyyneenFolie
Elle est le r£sultat de 1'Scroulement.des theories dar-
winiennes de 1 'auteur et de ses annSes d'observation dans
ses domaines de Lorraine. Il n'est done pas surprenant que
".
les natures animale et humaine se trouvent au centre de
1'action. Le sage Justin Riolle se charge de les exposer et
d'expliquer les lois du maintien des espfeces vigoureuses.
Il n'est pas darwiniste car il ne s'occupe pas des varia
tions des espfeces.
Le personnage dont "l'Sme est en folie," c'est-a-dire
tourment§e par le sixifeme sens, est Blanche, Spouse de
Justin:
Son Sme en folie se prScipite vers ce qui sSduirait
n'importe quelle femelle animale, et recule devant des
dSlicatesses de conscience que la bSte ne connait pas.
Folie de biche et attachement de femme se combattent en
elle jusqu'a ce que triomphe 1'attachement. (V, 221)
Telle est la donnSe gSnSrale de la piSce. Jugeons
maintenant du dStail de 1 'intrigue:
Justin, SgS de cinquante-cinq ans, est un homme cultivS
vivant a la campagne en compagnie de son Spouse Blanche qui
est de quinze ans plus jeune. Celle-ci est une bonne mana
ger e d'esprit trSs simple. Plusieurs annSes plus t6t,
Justin s'est chargS de l'Sducation de sa niece Rosa Romance
devenue depuis une comSdienne cSlSbre. Rosa vient justement
chercher refuge chez son oncle contre les assiduitSs d'un
jeune et beau dramaturge, Michel Fleutet. Ce dernier l'y
suit. Or, il survient que Blanche tombe irrSsistiblement
amoureuse de Michel. L'action devient done 1'observation
des effets de 1'instinct sur Blanche qui rSussit cependant a
se vaincre. Elle meurt finalement d'une crise cardiaque,
qui la menagait depuis longtemps, mais 1 'esprit Iib6r6 de sa
............................. '87
"folie" passag^re.
Frangois de Curel ecrivit que c'etait la le "drame de
la destinSe humaine," et que nous etions les spectateurs de
"l'humanite entifere qui s'agitait sous les humbles esp&ces
de Mme. Riolle" (V, 231). On constate done que L1Ame en
folie reprend et dSveloppe un des aspects de La Fille sau-
vage, celui du sixi&me sens.
Le personnage du squelette, qui est une reconstitution
faite d'os ayant appartenu a plusieurs homes, symbolise les
incoherences de la personne humaine. Blanche est la person-
nification de ces m§mes incoherences.
Blanche, au milieu des sollicitations que lui envoient
des milliers d'ancetres, subit precisement celui qui n'a
d'ascendants que parmi les homines; elle se decide non
pas dans une independence absolue, mais avec un senti
ment de liberte cause par l'orgueil d'un triomphe sur ses
propres instincts, qui ne se rencontre chez aucun mammi-
ffere d'une autre espfece. (V, 218)
Le lieu de 1'action est la Lorraine, bien qu'elle ne
soit pas expressement nominee. La vie de Justin, au voisi-
nage de la Nature, est un peu celle de Frangois de Curel de-
puis Le Coup d'aile;
Je sais qu'apr^s avoir habite Paris et fortement
gotite les douceurs de la civilisation, vous vous etes
fatigue de la societe des hommes et lui pr6f6rez mainte-
nant celle des betes. Etabli a la lisifere d'une vaste
for§t peupl6e de fauves, vous menez la plus pittoresque
des existences, celle d'un berger dont le troupeau serait
compose de cerfs et de sangliers. Vous assistez a leurs
ebats, vous etes leur ange gardien. (V, 260)
Pour completer la ressemblance avec 1'auteur du "Pont des
soupirs," Justin a justement redige une "Ame en folie" sur
le m§me th^me, ouvrage ayant avorte lui aussi. . •
■ ' 88
II y a deux Episodes dans lesquels la Nature joue un
r61e preponderant. Le premier est Invocation de l'enfance
de Rosa (Acte I). Justin, qui a pr6c6demment eieve par
curiosity renardeaux, louveteaux et marcassins, entreprit
1 1 Education de la petite fille, espferant surprendre en elle
le moment ou 1 'enfant, contrairement a 1 *animal, cesse
d'etre mCl par le seul instinct. Il rappelle les legons
qu'il lui donnait:
Avant tout, je cherchais a te mettre en communion
avec la nature. Aupr&s de moi tu as appris a ne pas re-
garder une rose comme un objet charmant, mais a la con-
siderer comme ta soeur en eclat et en beaute. (V, 269)
Et Rosa de poursuivre:
Vous m'expliquiez tout: les fourmis, les abeilles,
la vie des grands animaux qu'on entrevoit les soirs
d'ete, lorsqu'il fait d6ja sombre, en train de d6vaster
les bl6s le long de la forSt. (V, 270)
Sur le plan experimental, Justin n'a rien dScouvert quant au
passage de 1 'instinct a 1 'intelligence chez l'Stre humain:
"La petite Rosa, d^s qu'elle a pu manifester un sentiment,
avait une ctme" (V, 314).
Le second episode consacre a la Nature se trouve dans
la sc^ne 2 de 1'acte II ou dix-huit pages sont consacrees a
une discussion entre Justin et Michel sur le rut des animaux
et le r61e primordial de 1 'instinct. Ils le comparent au
sixieme sens chez les humains, livre au choix de l'individu.
On reconnait la these que Frangois de Curel soutint dans
"Les Pont des soupirs." La conclusion a laquelle Justin
aboutit, des ann6es apr&s avoir achev§ L'Ame en folie, c'est
89
que l'Snergie spirituelle humaine est ce qui permet le main-
tien de 1'espSce, libSrSe de 1'instinct. La beautS de l'es-
pfece humaine n'est pas aussi chanceuse cependant, que sa
longSvitS. Frangois de Curel la juge, par la bouche de
Justin, et avec un rSalisme narquois:
Je me trouvais a Dieppe et, couchS sur les galets,
je regardais d6filer devant moi la foule des baigneurs
qui allaient offrir aux vagues leurs anatomies grotes
ques. Bon Dieu, qu'ils Staient mal bStis! 0 formes
harmonieuses des fauves qui, le soir, vous Sbattez sur
nos clairi&res; (V, 309)
Les descriptions des b§tes de la forSt forment des tab
leaux vivants d'une rare beautS: c'est le brame des cerfs
pendant le rut, la grSce des biches et des chevreuils, la
puissance destructrice des sangliers. La for§t rev§t un as
pect insoupgonnS pour ceux qui ne la connaissent que super-
ficiellement:
Lorsqu'on sait Scouter et voir, une forSt n'est pas
la paisible retraite qu'on imagine. C'est le pays de la
violence et de l'assassinat ... La patrie des fauves d6-
chainSs. C'est la forSt tragique et c'est la que j'en-
trais pour §tre assailli par l'Smouvant spectacle de
1'amour des b§tes. (V, 300)
La Nature humaine n'est pas observSe seulement sous
1'angle du sixiSme sens. Justin s'est intSressS Sgalement a
l'Sclosion de 1 'amour filial et a la dScouverte de l'Ster-
nit6 dans les sociStSs primitives:
Souvent je me repr^sente les premiers hommes, ceux
qui disputaient aux ours l'abri des cavernes, et livrai-
ent des batailes encore plus tragiques a 1 'animalitS in
ter ieure. Je songe a ce que ces demi-brutes ont dfl rem-
porter d'obscures victoires avant d'installer dans leurs
consciences a peine ebauchSes les sentiments dSsormais
inseparables de nos Smes. Ils ont transforme en amour
filial la goinfrerie satisfaite du petit jouant avec la
mamelle de sa m^re. Mais c'est dans leur fagon d'enno—
blir les fatalit6s du sexe qu'ils ont accompli des mer-
veilles. Sous l'acte brutal qui les ramfeme au niveau de
la b$te, ils apergoivent un jour la perp6tuit6 de la vie,
et 1 *6ternit6 leur apparalt dans 1 'Eclair d'un spasme.
L'infini qu’ils avaient entrevu & 1 'horizon des mers et
parmi les 6toiles, ils le retrouvent au fond des yeux
qu'allume le ddsir. (V, 364)
Blanche est, avec Mme. Renaudin (L* E.S), un type de
bourgeoise lorraine, mais cette fois, beaucoup plus sympa-
thique. Elle est rSaliste et simple, bonne m^nag^re et pi-
euse:
Quand on veut visiter mon Sme, le tour est vite fait
... Beaucoup de linge et de vaisselle, soigner les pro
visions et les conserves, grogner apr^s les bonnes et
aprfes toi [Justin], la messe le dimanche, communier aux
grandes f§tes, et c'est tout. (V, 294)
L'Ame en folie marque le retour triomphal de Frangois
de Curel a la scfene. C'est son plus grand succls de public
et d'argent jusqu'a cette date.
LaCo^dieduG|nie
C'est en 1915, a Lucerne, que 1'auteur dcrivit La Com6-
die du crdnie. Elle retrace la carrilre d'un dramaturge qui
a du gdnie, mais qui demeure tourmente par le doute de sa
propre valeur. Chacun des trois actes marque une 6tape de
la vie du h6ros: "le talent se cherche et se r^vfele a lui-
mdme; le talent s'dpanouit dans toute sa plenitude; deca
dence du talent" (VI, 7). Chaque acte est divis6 a son tour
en tableaux.
Nous sommes aux environs de 1887. F61ix Dagrenat est
un provincial de vingt-cinq ans r§vant de gloire dramatique.
II n'a encore rien ecrit, jusqu'au jour ou, par hasard, la
comedienne Armande, du Thestre Frangais, lui donne la reve
lation de son talent. Elle devient l'interprfete de sa pre
miere pifece qui regoit un accueil chaleureux. Une longue
relation, basee sur leur amour du thestre, s'est etablie
entre Armande et Felix. Les pieces de ce dernier sont des
reussites successives en d6pit de leur intellectuality.
Au second acte, Feiix a quarante-cinq ans. Il est a
l'apoge de la gloire. Il installe chez lui son fils Ber
nard, Sg£ de vingt ans. Sa mere fut la robuste fille d'un
des fermiers de Feiix que ce dernier n'a naturellement pas
ypous6e. Catherine est morte en mettant 1’enfant au monde.
Une amie d'enfance de Feiix a eieve Bernard avec ses propres
enfants. Bernard se sent la vocation dramatique et envoie
sa premiere piece, L'Ange dechu. a son pere, mais sous un
faux nom. F61ix s'enthousiasme pour le jeune talent, mais
ne peut reprimer une pointe de jalousie en apprenant que
Bernard est 1'auteur. Le jeune homme parvient a convaincre
son pere pour que L'Ange dechu et La Comedie du genie, der-
niere piece de Feiix, soient representees ensemble.
C'est avec la soiree de la premiere representation que
s'ouvre le troisieme acte. Feiix n'a pas le courage d'y
§tre present et se rend au music-hall ou il s'endort. Ce
n'est done que longtemps apres la fin du spectacle que Feiix
vient retrouver son fils au TheStre Frangais. Pendant que
Bernard est interviewe par un journaliste, Feiix, assis sur
92]
la sc&ne obscure, a une vision. Les hSros des grandes pie
ces, comme Alceste, Tartuffe, Hamlet, Juliette, lui appa-
raissent. Don Juan lui dit que L'Ange d6chu passera c i la
post6rit6 , mais non sa Com6die du g6nie. Dans un vieux cou-
vent de Suisse, un moine r6vfele a F61ix la cl6 du g6nie, en
disant: "L'^glise est un th^Stre, la messe une trag^die et
le prSte un acteur" (VI, 174). Les fiddles sont aussi les
acteurs du drame, car le gfenie de j£sus "n'6tait qu1 amour et
l'humanit6 a r6pondu par l'amour" (VI, 176). Bernard ras-
sure son p^re avec ces paroles:
Poursuivre exclusivement la gloire, c'est se laisser
mener par le coeur, et s'il faul cela pour que le talent
devienne du gfenie, tu es assur6 d'avoir du g6nie. (VI,
180)
La Nature est pr6sente, soit sous forme de paysages d6-
crits rStrospectivement, soit par des comparaisons. Nous ne
donnerons qu'un exemple de chacun d'eux. F§lix 6voque pour
Armande ses rSves de gloire lorsqu'il 6tait encore dans sa
ville natale, dont la place principale ressemble a cette de
Metz:
Souvent, au soleil couchant, je me promenais sous les
marronniers de 1'Esplanade. Autour de moi, tombaient,
en se balangant, les 6ventails de feuilles jaunissantes,
et le moindre coup de vent dSchalnait un bombardement de
marrons qui ricochaient sur les grosses branches avec des
toe toe sonores, avant de claquer sur le sol. Tout a
coup, sortant de la brume, vous vous avanciez vers moi,
souriante et complimenteuse. (VI, 38)
S'adressant encore a Armande, Ffelix a recours a une
comparaison avec la Nature pour d6crire l'Sclosion de son
talent:
“.'." ' 93
Au moment oil vous m'avez r6v616 que j'6tais auteur
dramatique, vous avez fait sauter un barrage qui retenait
captive une source pr§te a jaillir. L'eau morte est de-
venue un torrent aux mille clameurs, aux cascades bondis-
santes que rien n'arrStera plus. (VI, 53)
II est Evident que Frangois de Curel puisa largement
parmi ses souvenirs personnels, mais il se d^fendit contre
les critiques qui voulurent y voir une autobiographie. Con-
trairement c i F61ix Dagrenat, il n'a pas passS sa vie c i faire
"la chasse au g§nie."
L'lvresse du Sage
Une autre pifece nalt a Lucerne, c'est L'lvresse du sage,
pendant l'6t6 de 1917. Frangois de Curel en a donn§ les
bases. Tout d'abord, son intention fut de confronter deux
homines, l'un poss^dant la puissance physique et 1 'autre
l'6nergie spirituelle. C'Stait d^doubler la personnalit6 de
son h6ros id€al: Ulysse. Ses protagonistes sont: un gen-
tilhomme campagnard de vingt-sept ans, Hubert de Piolet; et
un professeur de philosophie en Sorbonne, Roger Parmelins,
Sg6 de trente-cinq ans.
Le module de la jeune et belle Hortense Terminaux lui
fut donnS par la fille d'un de ses amis. Ce dernier venait
d'acheter une grande propri6t6 , et sa fille, 61ev6e dans un
pensionnat, y 6tait mise en contact avec la Nature pour la
premiere fois. Ses reactions captiv&rent 1'imagination du
dramaturge.
Le quatri^me personnage, Paul Sautereau, oncle d'Hor
tense, joue le r61e du confident. C'est un observateur
94
r6aliste et d6sabus6 .
Hortense est Studiante a la Sorbonne oii elle est tomb6e
amoureuse de son professeur de philosophie, Roger Parmelins.
Celui-ci l'aime aussi, mais la philosophie 1'attire encore
plus que le mariage. Hortense vient pour la premiere fois
dans la propri6t6 de son oncle, ou ce dernier a invite
Roger, un de ses amis de longue date. Sur ces entrefaites,
Hubert de Piolet, voisin de Paul, vient rfegler une question
de limites entre leurs domaines. Il tombe amoureux d'Hor-
tense. Celle-ci, que Roger courtise d'une fagon tr&s pla-
tonique, s'int^resse peu a peu a Hubert, pendant que Paul
observe la situation d'un oeil amus6 . Lorsque Roger se rend
compte de la pr6f6rence d'Hortense pour Hubert, il lui c&de
gracieusement la place et retourne a sa philosophie, non
sans un certain plaisir. Paul lui dit:
Vous goCitez, cher ami, cette ivresse du sage qui s'em-
pare de vous chaque fois qu'apr&s une brutale apparition
d'Eve, vous rentrez intact au bercail des id6es. (VI,
344)
Andr6 Rivoire a compart Frangois de Curel dans cette
piece au Musset des Caprices de Marianne, se d§doublant en
Octave et Coelio. Il y a un peu de Curel dans les trois
personnages masculins: le hobereau Hubert, le philosophe
2
Roger et le sage Paul. On sent toutefois que sa sympathie
va davantage a Hubert, l'homme de la Nature, qu'a Roger au-
quel il donne cependant tous les atouts requis pour gagner:
2
Andr6 Rivoire, "L'lvresse du sage," Le Temps, 11 d6c.
1922.
"un penseur, jeune, beau, Eloquent et c61&bre" (VI, 188).
C'est que le contact avec la Nature a fait d'Hubert un homme
fonci^rement sincere qui attire, malgrS son intelligence
moyenne:
Celui qui vit au milieu des prairies et des bois, con
serve dans l'Sge mGr des sentiments d'une sinc6rit6 qui
tantdt s'exprime en termes po6tiques, tantdt par des
mots tranchants qui n'ont pas besoin d'Stre justes pour
emporter le morceau. (VI, 194)
Hubert, en ce sens, ne ressemble-t-il pas un peu & Curel
lui-m€me? Les nombreuses activit§s qu'il d§ploie sur ses
terres s'apparentent a celles de 1 'auteur dans ses domaines
de Lorraine:
Hier, en me montrant une colline que couvraient de
plantureuses moissons, mon oncle me disait: Voici la
terre du baron de Piolet. Autrefois c'Stait une lande
aride ou les vip&res se chauffaient au soleil. Il en a
fait le coin le plus riant de la contr^e. (VI, 339)
Rappelons ce que Curel a dit de ses propres occupations:
J'ai reboisS plus de mille hectares de terres in-
cultes ... La plantation des friches, la gestion des
fermes, m 'apportaient une occupation qui s'alliait a mer-
veille avec la chasse, ma grande passion. (V, 170)
Hubert a lui aussi la passion de la chasse:
Il m'arrive d'attaquer un sanglier a dix heures du
matin et d'Stre encore a ses trousses a cinq heures de
1'apr^s-midi. Pendant toute la journ^e, il a repoussd
les assauts de mes braves chiens, luttd de ruse avec moi,
et, a la nuit tombante, harass^, vaincu, l'oreille basse,
je l'abandonne. (VI, 289)
Je tue beaucoup d’animaux, des animaux plus gros que
1'homme, des cerfs, des sangliers, dont les corps s'apla-
tissent dans des flaques de sang et qui agonisent long-
temps. (VI, 291)
La Nature est celle de la chasse mais aussi des champs
cultivds, du bfetail, et de la forGt. Tous ces aspects sont
96
6voqu6s par Hubert au cours de ses entretiens avec Hortense.
La Nature joue un rSle capital car, c'est en la r6v61ant a
la jeune fille, qu'Hubert rSussit a la conquSrir. En d6cri-
vant ses souvenirs d'enfance, par un matin de printemps en
forSt, il atteint mSme le mysticisme lyrique que nous avons
vu dans les pieces pr6c6dentes:
Je p6n6trais, au soleil levant, sous les futaies de
notre pare. Les oiseaux, dans l'all6gresse du r£veil se
renvoyaient les gazouillements, les roulades, les cris
joyeux. Leurs vives poursuites m 'effleuraient le visage
et les remous de leurs coups d’ailes, en agitant les
branches, faisaient pleuvoir sur moi de lourdes gouttes
de ros6e. Les herbes mouillSes langaient d’ardentes
Stincelles ... Cet accueil du printemps m'a tout a coup
gris6 . Je marchais dans un enchantement. Toutes les
fi&vres que la passion allume dans une poitrine d'homme
se r6v61aient a ma conscience d'enfant par ce d61ire pur
et dSlicieux. Heure myst^rieuse pendant laquelle je me
suis dit qu1une aussi prodigieuse emotion ne pouvait
§tre l'oeuvre de quelques chants d'oiseaux par un riant
matin, et que j1entrevoyais l'6ternit6 . (VI, 325)
Hubert est bien un hobereau lorrain, fr&re de Robert de
Chanternelie (Fos.) et de Jean de Miremont (R^L.). La oti il
diff&re, c'est qu'il n'est pas pr6occup§ par le r6le actuel
de la noblesse et de l'61ite.
Il est rare que Frangois de Curel d£crive les champs et
les cultures, mais nous en avons ici un exemple, donn6 par
Hubert:
Notre charrue va et vient d'un bout du champ a 1'autre,
pendant des heures et des heures, avant que le ruban de
terre brune s'61argisse au milieu des chaumes grisStres;
puis, la semaille faite, nous regardons pousser le bl6 .
£a dure huit mois. Nous sommes patients. (VI, 251)
Le pare de Paul ressemble a ceux des domaines de Lor
raine de 1'auteur. Hortense en ayant fait le tour, revient
...'... “.."............'...' .." ' .' ......' ...".' .'...97
enthousiasm^e:
Des parterres remplis de lis et de roses et, tout au-
prfes des bois, tapissSs de mousse, avec des coins soli
taires ovi il fait nuit en plein midi ... J'ai long6 un
bassin, aliments par une cascade a c6t6 d'une rang£e de
marronniers ... J'ai vu plusieurs pieces d'eau couvertes
de nenuphars de toutes couleurs. (VI, 216)
L'lvresse du sage est dans la lignSe de La Danse devant le
miroir, mais le drame s'est transform6 en com6die, grSce a
1'intervention de la Nature. Hortense a dans4 devant le
miroir pour plaire a Roger; celui-ci, cependant, n'a pas su
lui renvoyer 1 1 image d6sir£e. Heureusement pour la jeune
amoureuse, Hubert s'est pr6sent6 pour lui 6pargner une de
ception sentimentale. Frangois de Curel a cess§ de juger
tragiquement 1'illusion de 1'amour; "Un homme s^rieux,
lorsqu'il touche a son d^clin et se retourne vers le passS,
peut Stre frapp6 du nSant de 1 'existence et en rire s'il est
sage" (VI, 196).
L'lvresse du sage termine la s£rie qui commenga avec
Les Fossiles. Ces pieces, on l'a vu, confrontent d'une part
les probl^mes d'actuality comme la science, l'industrie, la
colonisation; et de 1 'autre, des problfemes tels que la foi,
la gloire, la destinSe humaine, le g£nie, 1 'instinct et
1 1 intelligence. L'auteur attribue a la Nature un r61e im
portant et se garde bien de l'erreur qui eQt consist^ a don-
ner une solution definitive aux problfemes pos^s.
Pendant la guerre m§me, le g£nie de Frangois de Curel
ne fut pas affecte car il v£cut dans une tranquillity rela
tive, a Lucerne. Des deux pieces qui datent de cette
p6riode, L'lvresse du sage est franchement gaie. Apr6s son
retour en Lorraine, a la fin de la guerre, il a rev6cu le
drame de ces quatres annSes. Son th6Stre prend un nouveau
cours.
Terre Inhumaine
Ce n'est qu'en 1922 que Terre inhumaine, drame de la
Lorraine en temps de guerre, fait son apparition.
La sc6ne a lieu dans un milieu bourgeois rest6 loyale-
ment frangais, en d6pit de 1'annexion de la Lorraine par
l'Allemagne. Pauline Parisot est veuve d'un ancien garde
des forSts du due de Chantemelle. On la contraint a h6ber-
ger une Allemande qui ne r6v6le pas son identity. On ap-
prendra plus tard que c'est la princesse Victoria qui vient
voir son mari, commandant en Lorraine. Ce soir-la, Paul,
fils de Pauline, vient a l'improviste chez sa m6re qu'il
n'a pas vue depuis plusieurs mois. Il a gard6 lui aussi, la
nationality frangaise, et on l'a envoy6 en Lorraine en mis
sion secrete. Victoria a vu sa photo dans la maison et le
reconnalt sous la fausse identity qu'il lui donne. Elle ne
songera des lors qu'a le dynoncer, bien qu'elle tombe amou-
reuse de lui. La premiere r6action de Paul est de se d6bar-
rasser d'elle afin d'assurer sa s6curity. Pourtant, apres
une nuit pass6e auprls de cette femme, il n'a pas le courage
de la tuer. Victoria, nSanmoins, le d6nonce a la premiere
occasion. C'est Pauline qui assume alors la responsability
du meurtre afin de sauvegarder son fils et sa mission. Elle
99
lui dit adieu et le supplie de fuir tandis qu'elle-m$me
s'assied et attend avec resignation l'arriv^e des soldats
allemands.
Ce drame est d'un poignante verity et d'une etonnante
impartiality. Il connut un vif succ&s en France et a 1'6-
tranger.
Pauline est la plus belle et la plus touchante person-
nification de la femme lorraine, de tout le thestre de Fran
gois de Curel. Elle est devouSe a son pays, comme son mari
l'6tait au due de Chantemelle. Enfin, elle sait Stre d'une
6nergie intense devant 1 'adversity.
Paul est un homme cultivy qui formerait avec Victoria
un couple capable de jouir pleinement des plaisirs de 1 'es
prit en mSme temps que de ceux des sens, si leurs pays
n'ytaient pas en guerre. Mais cette cruelle ryality ne leur
permet pas d'oublier qu'ils sont avant tout ennemis. Paul
dyfinit leur situation par une comparaison avec la Nature
qui, par ailleurs, apparait fort peu:
Ici, c'est la terre inhumaine ... Oui, nous nous ren-
controns sur ce sol perfide comme ces vapeurs qui, la
nuit, glissent sur les prairies et, sous les rayons in-
dycis de la lune, s'abordent et se meient.^
L'atmosphere tragique est accentuye par la solitude de
la for6t environnante en cette soirye de septembre. Vic
toria est mal a l'aise, tandis que Paul, qui a 1'habitude de
3
Frangois de Curel, Terre inhumaine (Paris: Crfes, 1923),
p. 70. On renverra le lecteur a cette edition, au cour de
cette ytude, en indiquant seulement la page.
100
la forSt et de ses animaux, tente de la rassurer.
En 1925, Francois de Curel fait jouer ce nouveau drame
qui montre les effets desastreux de 1 'apr&s-guerre sur un
jeune noble, Philippe de Pommerieux. Il s'est conduit en
h6ros sur le champ de bataille, car Philippe qui est ap-
paremment Lorrain, avait une double raison pour annihiler
l'ennemi. La paix revenue et avec elle, le relSchement
moral qui suit toutes les guerres, le jeune homme "6clatant
de vigueur animale,donna libre cours a ses instincts,
longtemps reprimes. Il raena une vie de d6bauche jusqu'au
jour ou il fut la cause du suicide d'une cousine qu'il re-
fusait d'6pouser. Conscient de sa d6ch6ance g6n6rale, il
veut maintenant expier ses erreurs en se suicidant a son
tour:
Je suis compost de deux hommes, deux forgats riv6s a
la m§me chaine. Entre eux il y a l'abime qui s§pare
1'homme civilise du primitif. Le premier est celui qu'
une haute Education avait forme. Il est raisonnable,
compatissant, maltre de ses passions. L'autre est 1'ani
mal jouisseur et sanguinaire qui, autrefois, habitait
les cavernes et n'en sortait que pour massacrer les sau-
vages des tribus voisines. Au retour de ses expeditions,
il festoyait et dansait.5
Il est done la proie du conflit entre 1 'instinct et la
4
Frangois de Curel, La Viveuse et le moribond. La Pe
tite Illustration, 6 mars 1926, p"! 22. Cette pi&ce n'a pas
ete 6dit6e. La pagination indiqu6e dans le texte m£me de
cette etude suivra done la publication ci-dessus qui est la
seule existant, pp. 2-26.
5
Curel, La Viveuse. p. 8.
Idi
i
raison. Marie (F.S.), Michel Prinson (C.A.), Blanche Riolle
(A.F.). y ont fait face avant lui.
Philippe choisit de mourir dans sa gentilhommifere en-
tour6 des souvenirs de ses ancStres. Odile de Puyr6al, une
jeune mondaine qu'il fr^quente a Paris, l'y pr6c&de. Elle
pense que c'est a cause d'elle qu'il veut se tuer et accourt
pour le retenir. Peu apr&s son arriv6e, une nonne et une
jeune novice, Alice de Segr6 , viennent demander a 6tre h6-
berg6es pour la nuit. La servante Annette les met au cou-
rant de la situation. Alice, qui fut surnommSe "La Viveuse"
pendant la guerre pour son d§vouement aux blesses, decide de
sauver Philippe. Avec 1'aide de 1'abbS Lebleu, ancien com-
pagnon d'armes du jeune homme, elle parviendra en effet a
sauver ce "Moribond." Philippe comprend enfin la duality de
sa personnalitS et ce faisant, il se lib&re des remords qui
le poussaient jusqu'au suicide. Cependant, Alice est tomb6e
amoureuse de lui, et lutte contre ses sentiments en l'en-
courageant a se marier avec Odile. Cette derni&re n'est pas
1 'Spouse qui lui convient et l'abb€, voyant clairement toute
la situation, dit a Alice que c'est elle qui formera avec
Philippe un couple heureux. II lui montre que son amour
n'est pas blSmable puisqu'elle n'a pas prononcS ses voeux.
Elle s'est tout simplement tromp^e de vocation et Philippe
accueille avec Emotion l'aveu de son amour.
Le motif du drame a pour base les effets destructeurs
de 1'apr&s-guerre sur la personnalitS. N^anmoins, le fond
' ' 102
de 1 'action repose encore une fois sue le conflit humain
entre 1 'instinct et la raison, conflit provoquS par des
circonstances nouvelles.
Bien que Philippe ne parle ni de la forSt environnante,
ni de la chasse, on sent sa parent avec Robert de Chante-
melle, Jean de Miremont et Hubert de Piolet. Il est, comme
Robert et Jean, respectueux des traditions. C'est aussi
pourquoi ses actes lui donnent la honte de s'£tre d£class£.
Les quelques ttrences a la Nature sont surtout la
pour amener des comparaisons, comme celle qui suit. C'est
Alice qui parle:
Ceux que nous soignons a 1'hospice sont de misSrables
creatures enlists dans de prosaiques soucis et abruties
par l'alcool. Quand elles s'ouvrent a moi, je les com
pare a ces champignons dess6ch6s qui, lorsqu'on les d£-
chire, se resolvent en une vaine fum6e brune."
Orage Mystique
La dernifere piece de Frangois de Curel fut monte quel
ques mois avant sa mort. Elle occupe une place a part dans
sa production ttStrale. Il s'Stait intress£ pttdemment
au probl&me de la foi, mais cette fois-ci, il va au-dela,
dans le domaine du surnaturel et de 11 immortality. Son
sujet est celui de savoir si un §tre humain peut voir et
converser avec un mort qui lui est cher.
Nous sommes transports dans le jardin d'une villa,
pts du village de Jussy, pendant la nuit. Un orage d'6t
g
Curel, La Viveuse, p. 23.
' ................. " ' ..... 103
crSe une impression dramatique. Le tonnerre gronde, le ciel
est sillonnS d'Sclairs et la pluie tombe a verse. Clotilde
PStrel sort de dessous le feuillage ou elle tentait de
s'abriter, au moment oti passe le Dr. Tubal, se rendant a un
accouchement. Elle lui demande de 1'aider a rentrer dans sa
villa, sans qu'elle soit vue de son mari Robert. En effet,
il est revenu d'un voyage d'affaires plus t6t qu'elle ne
pensait, et elle avait profits de son absence pour rendre
visite au capitaine Brassard, qu'il soupgonne d'etre son
amant. Tubal est un ami du couple et a rScemment soignS
Clotilde d'un maladie de poitrine. Il consent done a 1*ai
der et fait sortir Robert, sous prStexte de lui demander un
service. Quelques jours plus tard, cependant, Clotilde
meurt d'une rechute de sa maladie, contractSe en restant
sous la pluie.
L'acte II a lieu exactement un an plus tard, par un
autre apres-midi d'orage. Lprsqu'ils Staient jeunes mariSs,
Robert et Clotilde avaient passS 1'accord suivant: celui
qui disparaltrait le premier se montrerait a 1 'autre,
exactement un an apres, si la survie existait. Robert a le
pressentiment que Clotilde va revenir. Le Dr. Tubal ne le
prend naturellement pas au sSrieux.
Au troisiSme acte, Robert s'est rendu, le soir venu,
sur la tombe de Clotilde. Comme promis, elle apparalt et
lui parle. Elle part en lui laissant une preuve de son pas
sage afin de convaincre le Dr. Tubal. C'est une petite
104
branche qu'elle brise dans le buisson. Sur ces entrefaites,
Brassard survient, lui aussi, mQ par une force indefinis-
sable. Clotilde voulait qu'il enlfeve a Robert le soupgon
que des relations coupables avaient exists entre eux. Ainsi,
Robert peut garder de son Spouse un souvenir sans tache et
en m§me temps, recouvrer la sSrSnitS nScessaire a la pour-
suite de son oeuvre d'Scrivain.
C'est dans Orage mvsticrue que Curel a le plus accuse
1 'association de 1 'SlSment naturel ambiant, avec les diffS-
rentes phases de 1'action. La Nature existe peu sous forme
de descriptions ou de comparaisons. Elle participe directe-
ment a 1'action comme SlSment du paysage. Le decor de
chaque acte est dScrit avec une grande precision. Les as
pects visuels et auditifs de la Nature sont mSISs de fagon a
donner une atmosphere superstitieuse qui prend la significa
tion d'un presage, dans les deux premiers actes. Au troi-
sieme acte, le cimetifere ressenible a un jardin baigne de
clair de lune, ce qui prepare le denouement idyllique et
surnaturel.
Le rSalisme habituel de Curel n'est pas absent pour au-
tant. Ses personnages sont bien des Lorrains qui vivent de
vant le spectateur, avec leurs preoccupations de chaque
jour. Une harmonie existe entre eux et la Nature. Par
exemple, apr^s 1'orage, quelqu'un se presente chez Robert et
la servante Rosalie declare: "Monsieur, un homme apporte
six perdreaux qui ont ete tu6s sur son champ. Il n'en
" ---------- ' ' ' ' 105
7
demande pas cher." Plus loin, c'est Robert qui regoit la
visite du cur6 et l'accueille ainsi: "Vous, monsieur le
cur6 J Quelle surprised D'ofr vient que vous n'Stes pas dans
Q
votre jardin a compter les prunes 6pargn6es par la grSle?"
Au moment ou Frangois de Curel offrait au public Orage
mystigue, il eut 1 'intuition que cette pifece de l'au-dela
6tait son adieu personnel. C'est ce que rapporta Le Goffic,
son successeur a l'Acad€mie Frangaise:
Parlant le 30 aoCtt 1927 d'Orage mystique et de la dis
tribution choisie que lui m6nageait M. Darzens: "Pour
ma derni&re pi&ce, 6crivait-il avec humour, ce sera tr£s
bien," et comme le succls de la pifece ne ripondit pas a
son attente ni a celle du directeur de 1 'entreprise:
"Bahi ajoutait-il, le 21 dScembre, qu'est-ce que tout
cela? L'ombre 6ternelle va bientdt m 1 engloutir. 1,9
7
Frangois de Curel, Orage mystique. La Petite Illustra
tion, 24 die. 1927, p. 11. Cette publication de la pi&ce
est la seule en existence. Les r6f6rences ultSrieures ren-
verront le lecteur a ce texte, pp. 3-22.
g
Curel, Orage mystique, p. 14.
9
Charles Le Goffic, Discours de reception a l'Acad&mie
Francaise; Eloge de Francois de Curel (Paris, 1931), p. 65.
CHAPITRE IV
CLASSIFICATION ET SOURCES DES ASPECTS
DE LA NATURE DANS LES PIECES
La Place, le R61e et 1*Importance
de la Nature
Au chapitre pr§c6dent, nous avons d6fini la place, le
role et 1'importance de la Nature dans chaque pi^ce prise
individuellement. Il convient dor§navant de faire la syn
thase, de ces trois £l6ments dans le Th§Stre de Frangois de
Curel vu dans son ensemble.
La Nature n'est pas a l'6tat diffus parmi toute la pro
duction dramatique. On a constat6 que dans les pieces de la
premiere pSriode, qui sont des drames de 1 'amour, elle est
trls restreinte. La Nature fait de braves apparitions dans
des comparaisons, des maximes ou de succintes descriptions.
Pendant la seconde p^riode, elle pSn&tre au sein de 1'action
et s'y m§le 6troitement. Si l'on exclue La Nouvelle idole,
qui a lieu a Paris et ou la Nature est 6pisodique, toutes
les pieces se d6roulent dans un cadre champ£tre. Les per-
sonnages sont impr§gn6s des visions de la Nature qui les en-
toure et lui accordent, par consequent, une place choisie
dans leurs pens6es et leur mode de vie. Les trois pieces
106
107
de 1'apr^s-guerre limitent de nouveau le role de la Nature
comme fond de 1'action. Elle a toutefois, une fonction es-
sentielle en tant que d6cor dans Orage mystique.
Le role de la Nature varie selon la place qui lui est
accord^e. Dans les drames amoureux, les maximes et les com-
paraisons dans lesquelles entre la Nature, sont de belles
images qui frappent 1'imagination. Elies ont pour but de
permettre aux personnages de se mieux comprendre en prenant
conscience des liens qui unissent le comportement humain a
celui des plantes et a celui des b§tes. En voici quelques
exemples. Louise tente d'expliquer a R6gine le comportement
de celui qu'aime cette dernilre CD.P.M.):
Regarde la fleur: elle se fait belle, elle aime, et
dans l'espace d'un matin, la voila d6color6e ... Accu-
seras-tu son fragile calice d'avoir menti? ... Br6an
n'est pas plus reprehensible que la fleur! (I, 151)
Theodore de Monneville (Fig.) constate que sa nieice Fran-
goise est devenue beaucoup plus jolie depuis son mariage,
car elle desire conquerir son mari qui ne l'a epousee que
pour qu'elle joue aupres de lui un role de "figurante."
Theodore s'exclame, devant la metamorphose de la jeune
femme: "Tout le darwinisme est la: 1*animal a besoin
d’etre beau, il devient beau" (I, 271).
Julie Renaudin (E.S.) regarde le petit merle prisonnier
entre ses mains, tout comme elle derri&re les murs de son
couvent, et elle lui dit:
Pauvre petit, on va te mettre en cage, ... prisonnier
toute ta vie! ... Sautiller du perchoir a la mangeoire
100
et de la mangeoire au perchoir, ... et tristement chan
ter!" (II, 130).
Anna de Gr6court (Inv.) promet a ses filles de se consacrer
a leur bien-Stre, sans que son coeur disillusion^ ne l'en
rende incapable: "Je suis comme les vieux saules creux: le
bois mort du coeur n'empiche pas les branches de verdir et
les oiseaux d'y trouver un abri" (III, 126).
Apr&s avoir iti d'abord accessoire, la Nature participe
viritablement a la vie des pieces de la seconde piriode. On
trouve simultaniment les natures vigitale, animale et hu-
maine. La Nature que prisente le dramaturge est rielle, ob
jective et en mouvement constant. En effet, il ne parle que
de ce qu'il a vu et le fait en spectateur qui rapporte sans
artifices ce qu'il a observi. Il ne personnifie jamais la
Nature pour en faire sa confidente, a la maniire romantique.
Enfin, il ne dicrit pas ce qu'il voit mais, ce qui est bien
supirieur, il l'anime devant les yeux du spectateur, grSce a
une multipliciti de verbes. Curel observe la Nature en ri-
aliste sensible a tous ses ordres de beauti, qui ne se
laisse pas entrainer dans la subjectiviti.
Pour lui, 1'Homme fait partie du royaume animal et son
comportement initial se fonde sur 1'instinct. C'est ce
qu'il a pressenti en regardant autour de lui, et le darwin-
isme qu'il affectionne, corrobore ses impressions. Son in
tention est de faire triompher la raison sur 1 'instinct, car
c'est par la capacity de penser et de vouloir que 1 'homme se
distingue de 1'animal. La victoire sur 1'animalit6 exige
que l'Stre humain entre Stroitement en contact avec la Na
ture, dans un but d'observation. Il saura ainsi exactement,
quelle est 1 'hSrSditS qu'il a pour devoir de soumettre aux
lois de sa raison et de sa volontS. La Nature que l'obser-
vateur dScouvre c'est, avant tout, "la forSt cruelle" a
l'Spoque du rut, particuliSrement dans L'Ame en folie et
aussi dans La Fille sauvage et L'lvresse du sage. D'une
fagon gSnSrale c'est, dans toutes les pi&ces de la seconde
pSriode, "la forSt vivante," a la fois animale et vSgStale.
En dSgageant la position de la nature humaine, par rapport
aux vSgStaux et aux animaux, Curel dSvoile aussi ce qu'il y
a de plus primitif en lui et en tout homme. La raison et la
volontS qui sont 1'exclusivitS de la race humaine, per-
mettent a ses personnages de s'Slever, s'ils consentent a
lutter contre les instincts qu'ils sont a mSme d'observer
autour d'eux et en eux-mSmes. Certains sont victorieux tels
que: Blanche Riolle (A. F.) et Philippe de Pommerieux (V.M.);
d'autres Schouent comme: Marie (F.S■) et Michel Prinson
(C.A. ) .
Dans Oracre mystique, la Nature est purement extSrieure.
Elle est un dScor destinS a crSer une atmosphere irrSelle.
La pluie, le tonnerre et les Sclairs alimentent la tension
dramatique qui culmine avec la rSincarnation de Clotilde de
vant les yeux de son mari. L'objectivitS qui caractSrise
1'usage de la Nature dans les autres pieces, est done Stran
gle a celle-ci.
110
L'importance de la Nature a l'^gard des probl&mes mis
en sc&ne doit §tre, par consequent, soulignSe dans les pie
ces de la maturity. Ces probl&mes furent notamment: la
science nouvelle (N.I.), l'industrie (R.L.). la colonisation
(F.S., C.A.), la foi (N.I., F.S.), la gloire (C.A.), le
g6nie (C.G.). C'est dans les paraboles ou dans les longues
tirades sur la Nature que Frangois de Curel enferme 1'es
sence des probl&mes pos6s. Ce sont les points culminants de
six de ses pieces. Leur lyrisme captive 1'imagination de
1 'auditeur:
1. La comparaison que fait Robert de Chantemelle entre
la for§t et la mer qui symbolisent r§ciproquement la tradi
tion et 1'aristocratie (Fos., II, 222-226).
2. La parabole des nenuphars, dans laquelle les fleurs
en boutons, avides de soleil, repr6sentent pour Albert Don-
nat, tous les chercheurs en quSte de la m€me v6rit6 (N.I.,
III, 219-220).
3. La parabole du lion et des chacals symbolise la re
lation entre le chef d'entreprise tel que Jean de Miremont,
et ses ouvriers (R.L., IV, 158-159).
4. La promenade de Paul et de Marie a travers la cam-
pagne et au cours de laquelle la jeune fille reprend contact
avec "la nature, sa m&re." Les Natures v6g6tale et animale
s'unissent en une symphonie de "clameurs contenues" pour
l'accueillir et la reconqu6rir (F.S., IV, 311-314). La
parabole du "petit coucou," qui se trouve dans la mSme
.... iii
piece, est le symbole de la foi (F.S.. IV, 35 2-354) .
5. La longue discussion entre Justin Riolle et Michel
Fleutet (A.F.) sur le rut des grands mammifferes et la con
tinuation de l'espfece chez les fetres humains, l'un gouvernfe
par 1 'instinct et 1 'autre par la passion renferme 1 *illus
tration du conflit de 1 'Homme dont le comportement sexuel
est rfeglfe par 1 *instinct, mais qui veut se le cacher en fai-
sant intervenir les sentiments (A.F., V, 299-317).
6 . L'fevocation de l'accueil du printemps dans la
forfet, par Hubert de Piolet, a laquelle il conclue:
"j'entrevoyais l'feternitfe." De nouveau il entrevoit l'feter-
nit§ a la faveur de sa passion naissante pour Hortense (I.S..
VI, 325).
Classification des Phfenomfenes Naturels Dfecrits
La Nature dans 1'Espace
Les Rfecyions
Rappelons qu'hormis La Nouvelle idole, qui se passe a
Paris, toutes les pifeces se situent entiferement ou partiel-
lement dans un cadre champfetre. Celui-ci est le plus sou-
vent en Lorraine. Frangois de Curel a dit que c'est la ou
son esprit allait chercher 1'inspiration. Or, on peut af-
firmer que ce Lorrain a fait preuve d'une connaissance ap-
profondie des paysages et des types humains de la terre
natale, qui lui est chfere. Ce n'est pourtant que dans trois
pieces qu'il indique expressfement que la scfene est en
112
Lorraine: un manoir entourS de forets, dans les Ardennes
(Fos., I, II, IV); 1'habitation d'une famille de gardes-
chasse, dans la forSt ardennaise (R.L.. I, III); une xnaison
bourgeoise dans la campagne lorraine aux abords de la forSt
(T.I.). On remarque done que la forSt lorraine est associSe
a chacun de ces decors.
Avec L1Envers d'une sainte. on est transports dans une
demeure bourgeoise de Pont-a-Mousson entourSe d'un jardin ou
l'on voit notamment un poulailler et une niche a chien aban-
donnSe.
Dans toutes les autres pieces, on peut gager, d'apres
les descriptions sceniques et celles que nous avons vues au
Chapitre I sur la Lorraine, que le dramaturge s'est placS
dans sa terre natale, a moins qu'un autre site ne soit indi-
quS. II y a, en effet, deux exceptions. Les Actes I et V
de La Fille sauvacre nous font voyager jusqu'en Afrique et
apparemment en Ethiopie. C'est une rSgion de forSts, de
hauts plateaux et de montagnes. Ce changement de pays s'im-
posait pour presenter les Stapes de 1'humanitS que Marie in-
carne. Dans Le Coup d'aile, Michel Prinson rappelle ses
souvenirs d'une autre partie de 1'Afrique. C'est 1'Afrique
Noire et la foret vierge. Puis, aprSs sa defaite, c'est
alors la longue marche a travers le dSsert et sa capture par
les Touaregs.
Frangois de Curel a choisi la cote normande pour dScor
du Coup d'aile. non tant parce que cette rSgion convenait
113
mieux a 1 'action, mais parce qu'il se trouvait alors a
Dieppe. Enfin, c'est sur la Cote d'Azur, aux environs de
Nice, qu'a lieu l'Acte III des Fossiles.
Les Pavsages
On est en presence d'une vari£t6 de paysages lorrains.
Huit pieces ont pour d6cor une propri6t6 entour^e d'un pare:
La Danse devant le miroir. Ill; La Figurante. I; Les Fos
siles. I, II, IV; L'Invitee. II, III; La Fille sauvaqe. Ill;
L'Ame en folie; L'lvresse du sage; La Viveuse et le mori-
bond. Au-dela du pare s'Stend une foret giboyeuse. La de-
meure des Charrier est dans la foret meme. Les pares sont
habituellement prdc6d6s d'un jardin fleuri. Les prairies du
pare renferment des §tangs couverts de nenuphars ou des pie
ces d'eau riches en truites: La Danse devant le miroir.
La Figurante. Les Fossiles. L'Invit6e, L'lvresse du sage.
Dans L'Invitee, une petite riviere coule a travers le pare.
La maison de Pauline Parizot (T.I.) est isol6e dans la cam-
pagne, non loin de la foret. La villa de Robert Petrel
(P.M.) est Sgalement perdue dans la campagne, mais on dis
tingue au loin un village.
Mme Renaudin (E.S.) possede une maison entour^e d'un
jardin, dans la ville-meme. Ailleurs, c'est 1'esplanade
d'une ville de province qui sert de d6cor (C.G.. I, Troi-
sieme Tableau).
Enfin, Frangois de Curel nous a aussi transport's dans
un cimetiere de village, a l'aspect de jardin (P.M.. III).
114
Parmi les diffSrents paysages lorrains, on s'apergoit
que la preference de Curel va a celui qui lui rappelle Coin-
sur-Seille ou Ketzing: le pare, ses prairies et ses etangs,
et au-dela, la forSt.
Lorsqu'on se tourne vers les paysages marins, on en d6-
nombre deux, dans des regions distinctes. La mer aux envi
rons de Nice (Fos., III) resplendit sous un soleil aveu-
glant. On distingue un groupe de r6cifs sur lesquels les
vagues viennent se briser en laissant derri&re elles une
6cume blanche. Au-dela de la plage, le regard se perd a
travers la pleine campagne. Dans Le Coup d'aile, c'est la
mer au large des cdtes normandes. Frangois de Curel a
choisi le petit port de Jossigny-sur-Mer. Sur la falaise
qui domine les flots, on voit des villas et des pares. Un
peu a l'6cart, des collines descendent jusqu'au rivage qui
forme un golfe. Tandis que les vagues repr6sentent pour
Robert de Chantemelle (Fos.) une societe dSmocratique, la
mer illimitee symbolise pour HSlfene Froment, la liberty
(C.A.).
Notre seul paysage de montagne se trouve dans La Fille
sauvage. C'est un paysage d'Afrique. On est sur un "petit
plateau herbeux suspendu au flane d'une haute montagne cou-
verte de for§ts ... L 1 autre bord de la valiee est occupfe par
une chaine de pics vertigineux dont les neiges et les glaces
bornent l'horizon. vegetation tropicale"(IV, 253). Les
montagnes jouent le role d'une muraille presque impenetrable
115
qui s€pare les sauvages du reste du monde. Toutefois, ce
n'est pas la montagne, mais la vie de la fordt qui fagonne
leurs moeurs, sur lesquels se concentre 1 'action.
D'autres paysages encore ne font pas partie du d6cor
proprement dit, mais sont §voqu6s par les protagonistes.
Relevons les plus significatifs. Une autre vision de la
montagne se situe aux environs de Lucerne. C'est celle du
Mont Pilate envelopp6 d'une mer de nuages, tandis que les
pics voisins resplendissent sous le soleil (C.G.).
Deux visions suppl§mentaires de la mer ont §t§ d6ja
relevSes au chapitre pr6c6dent: l'une a Dieppe (A.F.),
1'autre a Biarritz (C.G.). Elies sont n^anmoins d^pourvues
du lyrisme que la vision de la foret inspire a 1 *auteur.
Par opposition, les sources sont un spectacle qui lui plait.
On en possede plusieurs exemples dans Le Repas du lion.
L'abb6 Charrier fait allusion a une promenade dans le pare
du sSminaire, le long de la Moselle: "Nous suivions la rive
ombragde ..., une source bondit en gazouillant vers la ri
viere" (IV, 64). Plus loin, c'est le comte de Miremont c , ' , .
songe avec amertune a 1 'installation de la mine sur ses
domaines: "Ne parlons plus de la cascade ..., elle qui se
balangait toute blanche sous son arc en ciel ... Adieu nos
jolis ruisseaux! Adieu nos truites!" (IV, 76).
Les champs cultiv6s ne sont d^crits que par Hubert de
Piolet (I.S.). De ra^me, la vie de la ferme est seulement
6voqu6e par Mme Renaudin, au retour d'une visite a ses
' ■ ■ - 116
l
fermiers de la Belle Fontaine (E.S.).
Le Rfeqne V6cr 6tal
La forSt est, par excellence, l'£l£ment v6g6tal du pay
sage lorrain. Elle l1est aussi dans les pieces de Frangois
de Curel. Pour lui, elle repr^sente tout d'abord une tradi
tion f£odale comparable a 1 'aristocratie, car l'une et 1 'au
tre doivent leur prestige au nombre d'ann6es depuis les-
quelles elles existent. Il aime la solitude et le mystfere
de ses forSts. Elles sont le repaire des cerfs, des che-
vreuils et des sangliers sur lesquels s1exercent tantdt sa
curiosity de naturaliste, tantdt ses instincts sanguinaires
de chasseur. Xl est rempli d'aise lorsqu'il voit se profi
ler au loin les futaies de la for§t. Et, lorsqu'il y p6n^-
tre, son plaisir est sans bornes tandis que les futaies
s'agitent tout la-haut au-dessus de sa tSte et que son re
gard scrute l'6paisseur du fourr6 afin d'y surprendre quel-
que myst^re de la vie animale. Il en est de m£me pour ceux
de ses personnages qui vivent a la lisifere d'une for&t.
La forSt lorraine est essentiellement une for^t de
chSnes dans laquelle on trouve 6galement des hStres et des
bouleaux remplac6s par des sapins, lorsqu'on aborde les
pentes montagneuses. Le ch£ne devient, chez Frangois de
Curel, le monarque de la for£t, tout comme 1'aristocrate re-
pr^sente dans la soci6t6 , 1 'homme d'Slite guidS par le coeur
et la raison. Les chSnes s'61^vent au-dessus des autres
arbres et arbustes et leur dSrobent le soleil et, avec lui,
la vie. Mais il est normal, bien plus, il est d§sirable que
lui, le plus puissant, continue a croitre en force et en
beauts aux dSpends des arbres voisins, car il est seul c i
pouvoir assurer la continuity de la forSt. Les annSes le
rendent plus rSsistant et plus majestueux, alors que les
autres arbres dSpSrissent et meurent. Ainsi le veut la Na
ture. De mSme, 1'homme d'Slite a le droit d'agir librement,
quitte a se montrer en apparence Sgoiste envers le reste de
1 'humanity, car c'est de lui que dSpend la force vitale et
le progrfes de cette derniSre. C'est lui qui rSflSchit et
qui prend les dScisions? la foule ne pense pas, elle ne peut
qu'accomplir ou rejeter ce que 1 'homme d’Slite a pensS pour
elle. Celui-ci est guidS par le coeur parce qu'il aime
assez ses semblables pour sacrifier son bien-Stre personnel
afin de les maintenir dans la voie du progrSs. Il est aussi
guidS par la raison car il a le controle total de sa volonty
sur ses instincts et ses passions. Robert de Chantemelle .
(Fos.), Jean de Miremont (R.L.) se comparent aux ch§nes de
leurs for§ts. Paul Sautereau (I.S.) ne peut trouver de com
pliment plus flatteur pour Hubert de Piolet que celui-ci:
"Les chynes de nos for§ts n'ont pas l'air plus robustes que
vous" (VI, 243).
Le hStre est presque l'ygal du chyne au regard des pro-
tagonistes. Il lui est souvent associy dans les descrip
tions et les comparaisons: "Ne sommes-nous pas fr^res des
chynes et des hytres gyants?" Robert de Chantemelle
118
interroge-t-il (Fos.). Avant de mourir, il dira a ses pa
rents :
Je suis presque heureux d'6chapper au devoir de diri-
ger mon fils. Ah! que j'aime bien mieux vous le confier,
a vous qui Stes des rustiques, droits et sains comme les
hStres a l'6corce claire. (II, 227)
Bien que le bouleau soit aussi present dans la forSt
lorraine, il n'est pas frequent dans les descriptions.
Robert de Chantemelle nous en donne cependant un bel exemple:
J'Scoutais avec dSlices les coups de vent arriver dans
la futaie ..., et tout a coup, la crinifere des bouleaux
et la toison des hStres s'agitaient sur ma t§te. (II,
224)
Les domaines de Frangois de Curel se trouvaient dans la
plaine de sorte que le spectacle de la forSt de sapins s'ac-
crochant au flanc des Vosges est exempt de ses paysages a
proprement parler. Justin Riolle (A.F.) se souvient de la
demeure de son p^re au pied des Vosges, et de la forSt aux
"sapins h§riss6s dans l'6paisse toison de la montagne ... Le
soleil couchant dore la fl&che des sapins" (V, 229). Sur
les hautes cimes des montagnes d'Afrique (F.S.) on distingue
aussi une parure de sapins.
Les autres vari€t6s d'arbres qui apparaissent dans le
thfeStre, se trouvent en dehors de la forSt. Dans le pare
des propri6t£s, on verra des peupliers (I.S.) et des marron-
niers (I.S., V.M.) et, pr&s d'une riviere, ce seront des
saules et des aulnes (Inv.). Les ifs noirs bordent l'allSe
conduisant au chSteau de Chantemelle (Fos.). Au cimeti&re
de Jussy (P.M.), les ifs se dressent au voisinage du buis,
............."" 119
des pruniers rouges et des n^gondos blancs. Dans La Com6diel
du q6nie, un des tableaux (I, 3e Tabl.) repr6sente une es
planade "ombrag^e de gros marronniers plant6s en quinconce"
(VI, 60). Un magnolia du jardin de Mme Renaudin (E.S.)
rappelle a Julie de douloureux souvenirs d'amour.
Les fleurs sont abondantes. Elies ne sont pas toujours
nommSes individuellement: La Danse devant le miroir, L 1En
vers d'une sainte. Le pare de Justin Riolle (A.F.) est parS
de "Fleurs paysannes: roses tr£mi&res, dahlias, digitales,
petunias ..., qui foisonnent le long des allies dans un ri
ant d^sordre" (V, 239). Louis, le jardinier de Philippe de
Pommerieux (V.M.), montre fi^rement ses pots de geraniums et
de petunias. Le pare de Paul Sautereau (I.S.) est agr6ment6
de parterres garnis de lis et de roses. Dans le jardin de
Mme Renaudin (E.S.) fleurissent des lilas. Mariette Fidry
(R.L.) orne le presbyt&re de 1'abb6 Charrier avec le premier
lilas blanc et les premieres roses de mai. Les fleurs que
Frangois de Curel a le plus minutieusement d6crites sont
celles de n§nuphars, dans 1'apologue de La Nouvelle idole.
Des nenuphars de toutes couleurs couvrent aussi les pieces
d'eau du pare de Paul Sautereau (I.S.). tout comme ils cou-
vraient les 6tangs de Frangois de Curel. Au cours de ses
promenades, notre auteur se sera plus volontiers attard6
aupr&s de ses "mares fleuries" qu'au voisinage de ses par
terres de fleurs cultiv6es.
Deux sortes de plantes sont cities. Dans la for£t, ce
120
sont les foug&res dont les bouquets de feuilles finement
dentel6es servent de refuge aux lapins de garenne et quel-
quefois au gibier a plumes. Les fagades des demeures sont,
a 1 'occasion, tapiss6es de plantes grimpantes (D.D.M.. Inv.
Au cimeti&re de Jussy (P.M.). elles s'enroulent autour des
croix "comme pour symboliser la mati&re triomphant du fra
gile idSal humain."
On a constate que les champs cultivSs n'apparaissent
qu'une fois. Il en dScoule que les cultures ne sont guSre
plus frSquentes. Hubert de Piolet (I.S.) aime a regarder
pousser son blS aprSs les semailles, tandis que Paul Moncel
et Marie (F. S. ) empruntent un sentier qui se faufile entre
de hauts seigles. La raretS des allusions aux champs est
trSs normale puisque le dramaturge concentrait ses intSrSts,
presque exclusivement, sur la forSt.
C'est seulement dans Orage mystique que Frangois de
Curel parle de fruits, et, puisque nous sommes en Lorraine,
c'est naturellement des prunes qu'il s'agit.
Le Rlqne Animal
Il est repr§sent6 avant tout, par les grands mammif&res
de la for§t lorraine. Trois espfeces dominent la scene: les
cerfs et les biches, les chevreuils et les chevrettes ainsi
que les sangliers et les laies. Frangois de Curel les fait
participer a 1'action de deux manilres distinctes. Quelque-
fois ils sont poursuivis par le chasseur inlassable avec le-
quel ils apprennent a lutter de ruse. Dans d'autres
' - 121
f
occasions, ils deviennent de fascinants sujets d'observation
pour les savants et les penseurs, nonibreux dans les pieces.
Le cerf est le roi des bStes de la forSt conune le chSne
y est celui des arbres. On se souvient du bonheur du garde-j
chasse Prosper Charrier (R.L.) a la vue de ses cerfs. Au
contraire, Justin Riolle (A.F.) ne s'attache qu'au spectacle
du rut, a la fin de l'6tfe:
Pendant quinze jours, notre honune [Justin lui-mSme]
entendra les furieux dSfis, 6piera les combats quelque-
fois mortels du puissant seigneur a la ramure gfeante, au
milieu de son s6rail de biches. (V, 300)
Par une connaissance precise du cerf et des autres esplces,
les personnages de tendances naturalistes, des pieces de
Curel, s'occupent a comparer en quoi les moeurs des hommes
restent soeurs de celles des b§tes, et dans quelle mesure
elless'en 61oignent aussi.
Le sanglier occupe la seconde place d'int^rSt. Justin
Riolle reste fiddle a son poste d'observation pour le sur-
prendre dans son habitat:
Lorsque les cerfs auront fini de bramer, ce sera le
tour des sangliers dont les ranglements sourds de pores
rageurs tralneront le soir sous les forts 6pineux. (V,
300)
Pour les chasseurs de Curel, les defenses de sangliers sont
aussi des trophies appr6ciables. Lorsque le puissant animal
charge, le poursuivant ressent la volupt6 du danger imminent.
Plus tard lui succfede la satisfaction d'avoir vaincu un ad-
versaire digne de ses efforts. Robert de Chantemelle (Fos.)
aimait autrefois chasser le sanglier, moins pour le plaisir
122
de tuer que pour celui de voir de tr&s prfes 1 'animal en mou-
vement, "noir, h6riss6 , la queue en vrille."
Le comte et Jean de Miremont, ainsi que leur garde
Prosper (R.L.), pensent avant tout a la poursuite et S . la
victoire sur la bSte. Jean n'avait pas douze ans lorsqu'
"il saignait de ses petites mains nerveuses les sangliers
coiff6s par ses mStins" (IV, 110). Hubert de Piolet (I.S.)
est, lui aussi, un chasseur inlassable lorsqu'il pousuit
quelque sanglier. Chez tous ces chasseurs se manifeste
1 'instinct primitif de 1 *Homme qui cherche ^ remporter une
victoire sur 1 'animal de taille 6gale ou sup6rieure a la
sienne. La ruse de 1’adversaire, qui vaut a 1'animal sa d6-
faite, se mesure par le nombre des trophies accumul6s. De
plus, la chasse est pour ceux qui sont nobles, le maintient
d'une tradition aristocratique qui leur est ch6re. Enfin,
certains comme Robert de Chantemelle (Fos.) et Curel lui-
m6me, jouissent de voir vivre les b6tes qu'ils 6pient en
chassant.
Chez le chevreuil, ce sont ses moeurs qui int6r^ssent
encore Justin Riolle (A.F.), tandis que Jean de Miremont
(R.L.) r6ve a un paradis c61este ou les harpes et les mando
lines seraient remplac6es par un milieu champStre dans le-
quel on verrait "des chevreuils s'6battre a la lisi&re des
bosquets, sur les pelouses" (IV, 6 6). Au cours de leur pro
menade a travers bois, Paul Moncel et Marie (F.S.) voient
disparaitre dans le taillis, maints chevreuils effarouch6s.
123
On ne rencontre des loups, que dans Les Fossiles.
Quelquefois, ils s'aventurent la nuit, a venir hurler jusque
sous les fenfitre du chfiteau. Robert de Chantemelle entre
souvent dans la for§t pour surprendre "leur t6te fausse et
oreillarde" entre les taillis, ou pour 6pier leur "trot
16ger ... sur les feuilles mortes."
Le gibier a poils, auquel Frangois de Curel fait encore
allusion, est compost de lapins (F.S.) et de renards a "la
silhouette falote" (Fos.). La place secondaire occupfee par
le gibier a poils de petite taille, s'explique par le fait
qu'il n'est pas un adversaire assez grand pour les chasseurs
de Curel.
Qui dit gibier, dit chien de chasse. Tous nos chas
seurs en ont un et possedent souvent une meute enti&re.
Lorsque Robert de Chantemelle (Fos.) 6tait encore en bonne
sant6 , "on le voyait galoper tout l'hiver derri^re ses
chiens” (II, 243). Jean de Miremont (R.L.) fait preuve d’un
vif attachement pour sa chienne Ramette, qui a 6t6 bless^e
par un sanglier. Lorsqu'il chasse, "derri&re les chiens,
deux ou trois kilometres au pas de course ne lui font pas
peur" (IV, 55). Hubert de Piolet (I.S.) est un chasseur qui
exige de ses b§tes une discipline parfaite et, ayant achet6
une meute de neuf chiens dont il n'est pas satisfait, il va
les tuer de sa propre main, au coeur de la for§t. Theodore
de Monneville (Fig..) fait allusion a 1' acquisition d'un nou
veau chien d'arr£t. Justin Riolle (A.F.) explique que si
..' ~ ' " ' .. 124
les belles meutes existent, c'est "grSce aux 61eveurs qui !
s'ingSnient a copier la nature et remplacent par des selec
tions intelligentes celles qu'ils observent dans la vie
libre" (V, 306). Quant au chien domestique, dont la repro
duction est livr£e au hasard, c'est "l'affreux roquet des
rues, ISche, obscene, criard, querelleur, inutile" (V, 306).
C'est sans doute a cette esp&ce secondaire qu'appartenait
Phanor, le chien de Mme Renaudin (E.S.). Julie s'§tonne de
ne pas le trouver a la niche, car en effet, il est mort pen
dant qu'elle 6tait au couvent. Paul Sautereau (I.S.) a un
bouledogue du nom de Toby, qu'il prend plaisir a observer:
"Il a la queue couple court et, lorsqu'il veut la mordre, je
ris en le voyant tourner en rond, son petit trognon de queue
a trois centimetres de son nez camus" (VI, 278). Le garde
Prosper (R.L.) compare le besoin de liberty de Jean de Mire
mont a celui des chiens de berger habitues aux vastes es-
paces:
J'ai vu des chiens de berger qui avaient toujours 6t6
libres et qu'on mettait a 1'attache. Eh bien! le pre
mier jour, y sautaient, hurlaient, faisaient un boucan
infernal, et apres deux ou trois semaines, on les trou-
vait morts, un beau matin, devant la niche. M. Jean ne
peut plus vivre ailleurs qu'ici. On l'a laiss6 trop
pousser sans jamais l'emmener en ville. (IV, 54)
Le chien qui int6r6sse done le plus le dramaturge, est celui
qui participe a la chasse. Les chiens domestiques, que l'on
rencontre par ailleurs, dans les pieces, ont une place net-
tement secondaire.
Les grands fauves de la for§t africaine ne sont que
--------------------------------------------------- '...'...................... " '..................... 125
mentionn6s par Michel Prinson (C.A.), qui les a chassis
autrefois: "Les tueries de z&bres et d'antilopes, la guerre
aux lions, aux Elephants, aux gorilles ... dans 1 'immensity |
des forSts" (V, 85). II n'y a pas d'allusions aux fauves
africains dans La Fille sauvacre car, contrairement au Coup
d 'aile. le personnage central est une fenune, Marie. Or,
Curel fait de la chasse un privilege masculin puisque c'est
une occupation virile dont la femme n'a que faire, selon
lui.
Le gibier a plumes a une place infime dans le thSStre
de Frangois de Curel. Ceci s'explique d'une part en raison
de 1 'habitat de ce gibier qui est davantage la plaine que la
forSt, et d'autre part, parce qu'il ne met pas le chasseur
aux prises avec un adversaire aupr&s duquel il peut se me-
surer. Un voisin du due de Chantemelle (Fos.) va, a l'aube,
tirer des oies sauvages sur les 6tangs. Robert Petrel
(P.M.) prSffere les b6cassines qu'il poursuit dans les prai
ries mar6cageuses( aux alentours du village. Les perdreaux
sont nombreux dans les champs de Jussy. Paul Moncel et
Marie (F.S.) entendent les appels amoureux des cailles
tandis qu'ils longent les champs de seigle.
Parmi les oiseaux eux-m§mes, ceux que Frangois de Curel
semble connaitre le mieux sont leschouettes et les hiboux.
Th6r^se et Alice de Gr^court (Inv.) les entendent ululer la
nuit dans le pare. H61&ne Froment (C.A.) se souvient des
chouettes qui gitaient dans le grenier de la maison ou elle
126
passa son enfance. Le grenier du chSteau de Philippe de
Pommerieux (V.M.) sert aussi de repaire aux chouettes.
Les autres oiseaux deviennent des symboles qui, par
consequent, n'ont pas a Stre dScrits en mouvement comme les i
precedents. Le merle est celui de certaines vies humaines
depourvues de liberte, comme celle de Julie Renaudin (E.S.).
Le coucou symbolise la foi, invisible et intangible (F.S.).
L'aigle represente la gloire (C.A., C.G.).
La colombe et le pigeon entrent dans des m6taphores sur
1'inconstance amoureuse ce qui n'a rien d'original. Phi
lippe de Pommerieux et Odile de Puyreal ont ete reciproque-
ment inconstants parce que leurs temperaments n'etaient pas
en harmonie. Aussi, ils renoncent l'un a l’autre, sans
amertume. Odile declare: "La colombe qui se pose sur trop
de doigts ne saurait en vouloir au pigeon qui picore dans
trop de mains" (V.M., p. 26) .
D'autres animaux participent aussi a 1'action des pie
ces. Le cheval est celui des chasses a courre, pour le due
de Chantemelle (Fos.). L ’abbe Lebleu (V .M .) compare l'Sner-
gie de Philippe de Pommerieux a celle d'un beau cheval de
course. Hubert de Piolet (I.S.) juge le cheval avec son
oeil d'Sleveur. Il dSc&le immSdiatement que la jument de
Paul Sautereau va avoir un poulain. Ailleurs, il compare la
beauts d'Hortense & celle d'une jolie pouliche. Il a aussi
observS 1 'affection qui existait entre deux chevaux de trait
de son pSre, affection si rSelle que la mort de l'un amena
127
son compagnon a se laisser mourir d 1inanition. La presence
du cheval est done plus importante dans L'lvresse du sage
qu'ailleurs, simplement parce qu'Hubert est un Sleveur et un
cultivateur.
Le boeuf est le symbole d'une "stupide patience" (N.I.).
Albert Donnat le compare a certains savants qui ne 1event
jamais les yeux de leurs travaux pour s'int6resser a d'au-
tres mysteres, tel que celui de la foi. On nous donne a
observer les agaceries qu'une vache exerce sur un taureau
encore trop jeune pour en percevoir le sens. C'est qu'entre
Marie et Paul (F.S.), une situation semblable, mais inavou6e,
exite. Le taureau est ailleurs, 1'animal sur lequel s'ex
erce, selon Curel, la cruaut6 des hommes. Dans L'Envers
d 1une sainte. on voit un taureau dans l'arfene de Saint
SSbastien "ruisselant d'une sueur d'agonie, le muffle bar-
bouill6 d'une bave sanglante et pret a fondre sur un de ses
per s£ cuteurs" (II, 93). Michel Prinson (C.A.) se souvient
de sa longue marche a travers le desert, attach^ a un cha-
meau, apres qu'il eut 6t# fait prisonnier par les Touaregs.
Le chameau complete ainsi la couleur locale.
Justin Riolle (A.F.) s'est amus§ a apprivoiser des
fouines qui s'6chappent au clair de lune par la fenetre ou-
verte.
Les abeilles vivent en soci6t6s tres organis6es, comme
on le sait. Dans les fermes de ses domaines, Frangois de
Curel observa avec curiosity, 1'activity des ruchers.
128]
Theodore de Monneville (Fig.) s'int6resse aux moeurs qui
r&gnent dans sa ruche pendant la pferiode de la reproduction
et les compare a celles des hommes. Jean de Miremont (R.L.)!
i
pense que les ruches, comme les societSs humaines, sont d'au-l
tant plus prosp&res qu'elles sont plus peupl£es.
Frangois de Curel a dit qu'il s'adonnait quelquefois a
la pSche. Cependant, les poissons sont rarement repr6sent6s
dans son thSStre. Julie Renaudin (E.S.) se souvient qu'6-
tant enfant, elle allait jeter du pain aux poissons rouges.
Hubert de Gr6court (Inv.), p§cheur amateur, fait, il est
vrai, une entree fort comique avec "un superbe poisson sus-
pendu par les ouies a un brin d'osier." Le comte de Mire
mont (R.L.) deplore 1'installation de la mine sur ses terres,
car elle souillera les ruisseaux et tuera les truites. Dans
le pare de Paul Sautereau (I.S.), Roger Parmelins s'arr§te
pour observer les truites du reservoir. C’est alors que sa
fiancee, Hortense, trouve 1'occasion d'aiguiser ses sens,
qu'elle juge trop somnolents:
Comme il s'int6ressait aux poissons, je lui en ai
servi un qui 6tait de taillel Et me voila dans l'eau,
soulevant autour de moi de bruyants geysers I (VI, 311)
Signalons enfin, la place du royaume animal dans 1'apo
logue des pores et des rats (R.L.), et surtout dans celui du
lion et des chacals, qui lui fait suite, et que l'on a eu
1 'occasion de signaler plus haut.
...... 129
Les Astres
Le soleil a une fonction primordiale dans le theatre de
Frangois de Curel. Il est, avant tout, le syrribole de la
f6condit6 pour la Nature entifere. Justin Riolle (A.F.) ra-
pelle que les Anciens nornmaient ses rayons "les filches d'or
d'Apollon" et il ajoute:
Apollon, p&re des muses, se r£v£lant aux humains par
la mSme chaude lumi^re qui fait germer les semences,
n'est-il pas un magnifique symbole de l'art 6galant la
nature dans la creation de la vie? (V, 269)
On touche ici a une des id6es maltresses de la pens6e de
Frangois de Curel, sur laquelle nous reviendrons plus tard,
celle de sa conception de l'art, comme la remarque de Justin
l'indique. Pendant les promenades 6ducatives du naturaliste
et de sa nifece Rosa, celle-ci avait not6 , a un tr&s jeune
Sge, l’Snergie qui Smanait du soleil et se rSpandait sur
toute la Nature, ce qui renforce la remarque de son oncle:
"Les for§ts, les prairies, les moissons ... buvaient autour
de nous la lumi^re du soleil" (V, 271). Albert Donnat voit
dans le soleil le symbole d'une v6rit6 universelle et hypo-
th6tique vers laquelle tendent tous les savants, au-dela de
leurs domaines d'6tude individuels. Apr&s avoir d^crit la
lutte des nenuphars pour s'61ever a la surface de l'§tang,
et s'ouvrir au soleil, il fait remarquer a son collogue
Maurice Cormier:
Vous, moi, tous les chercheurs, nous sommes de petites
t^tes noy6es sous un lac d 'ignorance et nous tendons le
cou avec une touchante unanimity vers une lumi&re pas-
sionn^ment voulue. Sous quel soleil s'Spanouiront nos
i3q
i
intelligences lorsqu'elles arriveront au jour? Il faut
qu'il y ait un soleil] (III, 219-220)
Paul Moncel (F. S.) lui aussi, fait du soleil le symbole
d'une vtritt ultime, de 1 'infini inaccessible e i 1 *Homme,
i
lorsqu'il dit a Marie:
Celui qui sort d'un antre obscur a besoin de cheminer
sous un feuillage d'abord touffu puis toujours plus trans
parent et ltger, pour s' accoutumer a soutenir l'tclat du
soleil. C'est a l'onibre des tglises que l’homme tchappt
des cavernes, s'exerce a lever ses regards enttntbrts
vers l'Eternel. (IV, 403)
Ailleurs, le rtconfort d'une presence humaine peut ttre sym
bolist par un rayon de soleil. Paul Brtan accueille Louise
(D.D.M.), venant lui rendre visite aprts sa tentative de
suicide, en disant: "Enfin ptnttre un rayon de soleil dans
cet appartement ou j'ai agonist" (I, 141). C'est aussi
Jeanne Laval reprochant a Julie Renaudin de vouloir dttruire
la joie de vivre de Christine (E.S.): "J'ai eu 1'inspira
tion de vous donner en ma fille une charmante petite amie,
un rayon de soleil dans votre existence] N'tteignez pas le
rayon]" (II, 112).
Le soleil n'est pas seulement un symbole; il est tgale-
ment un tltment naturel et concret, source de lumiere. Dans
L'Envers d'une sainte, plusieurs personnages remarquent la
joie que le soleil infuse, semble-t-il, dans le paysage.
Julie Renaudin est la seule a ne pas y prtter attention,
tant sa crise inttrieure lui ferine les yeux au monde ex-
ttrieur.
Dans Les Fossiles, le paysage de neige dans la fortt
131
ardennaise (Acte II), est "6clair6 par un soleil radieux."
A l'acte suivant, le dScor des environs de Nice, apparait
sous un soleil aveuglant. II semble que Frangois de Curel
ait eu une intention precise en baignant de soleil le d6cor
de ces deux actes, alors que les deux autres sont sombres et
froids. Le mariage de Robert de Chantemelle et d'H^lene
Vatrin, en d6pit des obstacles, est en effet un rayon de
soleil projet6 sur la famille des dues de Chantemelle, car
le nom sera perp§tu6 , grlice a leur fils.
On peut stipuler que c'est le meme souci d'harmonie
entre le d6cor et 1'action qui nous vaut le paysage du Coup
d'aile avec sa vue sur la mer qui "scintille sous le gai
soleil." Une lumiere nouvelle 6claire elle aussi l'avenir
de Michel Prinson et d'H61ene Froment lorsque le rideau
tombe.
Au sommet du Mont Pilate, F61ix Dagrenat (C.G.) fut
frapp6 par le contraste entre le brouillard et le soleil, et
en fait le symbole du pass6 qui est un souvenir opaque comme
le brouillard, dans lequel certains faits ressortent avec
clart6 comme des rayons de soleil: "PlantSs dans le brouil
lard apparaissaient les pics voisins, dor6s par le soleil"
(VI, 109).
La lune n'est pas dScrite, de sorte que nous en parle-
rons seulement un peu plus loin, sous la rubrique "Clair de
lune."
13 2|
i
On peut d6ja conclure que parmi les astres, seul le
soleil prend une valeur de toute premiere importance, ainsi
qu'on a pu le constater plus haut.
La Nature dans le Temps
Les Saisons
Frangois de Curel n'indique pas toujours la saison du-
rant laquelle se situe la piece. Une observation du d6cor
champStre, si variS et abondant, rend toutefois les hypo-
theses aisles. Lorsque 1'auteur precise la saison, on peut
souvent discerner une relation voulue entre elle et 1 *action.
C'est ce que l'on soulignera ici:
L'Acte III de La Danse devant le miroir a lieu au d6but
du printemps. R6gine esp&re que le r6veil de la Nature re-
donnera a Paul Br6an le goGt de la vie et favorisera l'6pa-
nouissement de leur amour. Elle lui dit: "Dans quelques
jours nous serons en avril ... le mois ou chaque fleur qui
s'ouvre est une promesse. Toute la nature vous conseillera
d'esp^rer" (I, 170). La m§me correspondance entre la Nature
et les personnages est apparente dans Le Repas du lion.
L'Acte III se passe au mois de mai. On a observe ailleurs,
en effet, le rapport entre les premieres fleurs de la saison
qu'apporte Mariette, et la renaissance de Jean de Miremont a
sa vraie vocation.
La promenade de Paul Moncel et de Marie (F.S.) a lieu
par une journfee de printemps. A la vue des plantes et, plus
133
encore a celle des b€tes, 6clatent en la jeune fille les
instincts qu'une Education religieuse avait 6touff6s, mais
que le printemps fait reparaxtre.
L'6t£ est la saison qui revient le plus dans les pie
ces, non qu'elle soit toujours pr6cis§e, mais parce que les
plantes du d6cor le laissent deviner. C'est le cas de: La
Figurante, L*Envers d'une sainte. L'Invitee. L'flme en folie,
L'lvresse du sage. La famille Prinson (C.A.) est venue pas
ser les vacances d'§t6 a Jossigny-sur-Mer. Orage mystique
a lieu en aout, pendant la pSriode des gros orages d'§t6 .
En excluant Orage mystique, on peut dire que Frangois
de Curel accorde sa pr6f6rence a une nature estivale et ac-
cueillante. Le drame int^rieur des personnages et les con-
flits d'idfees se trouvent rehaussSs par la contraste.
Une seule piece se passe entierement en automne, c'est
Terre inhumaine. Nous sommes en Lorraine a la fin septem-
bre, pendant la guerre. C'est le premier novembre lorsque
le rideau se lfeve sur l'Acte I du Repas du lion. L'automne
ardennais est froid et la neige menace d6ja de tomber. Il y
a un changement de saison aux actes suivants. Dans La Com6-
die du g6nie, le troisieme tableau de l'Acte I repr6sente
une esplanade en automne, au soleil couchant.
Les Fossiles se d^roule pendant un hiver rigoureux,
dans les Ardennes. C'est 1‘unique piece qui ait lieu en
cette saison.
" “ " 134
Le drame, vu dans son ensemble, est renforcfe par le
choix de 1 'automne et de l'hiver dans les pieces ci-dessus.
Dans La Com^die du g£nie. cependant, 1'automne est la sur-
tout comme cadre, car il n'y a pas de drame.
Les Heures
On vient de voir que les saisons different souvent a
l'int6rieur d'une meme piece puisque 1 'action s'fetend sur
des p^riodes varices. Ce peut Stre une vie enti&re (R.L.,
C.G.); plusieurs ann^es (F.S.) ou une seule (P.M.); quelques
mois (Fig., Fos.) ou quelques semaines (D.D.M.); plusieurs
jours (E.S.. Inv.) ou fr6quemment plusieurs heures (N.I.,
C.A., A.F.. I.S.. V.M.).
Les heures du jour varient aussi consid§rablement,
lorsqu'elles sont indiqu§es. On 6num6rera ici, seulement
celles des intrigues qui ont la nature pour cadre.
Deux fois, la scene a lieu le matin: dans une resi
dence entour£e d'un pare (A.F., II), et dans une maison iso-
l£e, a la campagne (T.I., III).
- <
Une seule indication scenique pr^voit que 1'action se
passe dans 11apres-midi: Orage mystique. Acte II. Le d6cor
repr6sente une villa, non loin d'un village.
Il y a trois decors de soleil couchant: l'Afrique
(F.S.. V), une esplanade (C.G., I, 3 Tabl.), la campagne
lorraine (T.I.. I).
Le clair de lune 6claire trois decors, dont deux sont
des residences avec leur pare (D.D.M., III; F.S., III).
~~..." ~.... ........... ............ ....... “ 135
Le troisi&me est celui d’un cimeti&re (P.M.. Ill).
La salle est plong6e dans 1'obscurity complete lorsque
se l&ve le rideau sur le premier acte d*Orage mystique.
Cependant, les Eclairs qui sillonnent le ciel, jettent des
lueurs vives parmi les t6n&bres de cette nuit d'orage.
L'atmosphere ainsi crd£e prepare le spectateur au drame qui
sera cause de la mort de Clotilde.
Il va de soi que les autres d6cors champ£tres, non in-
clus dans cette liste, sont pr6sent6s a la lumiere du jour,
mais a une heure ind£termin6e.
Lorsque la scene se passe le matin ou 1'apres-midi,
1 'auteur a pour but unique de montrer que 1 'action, qui a
commence la veille, ou meme avant, continue a se dSrouler.
Les decors de soleil couchant sont porteurs d'un pre
sage: l'humanite, incarnee par Marie (F.S., V), va retour-
ner irremediablement a sa sauvagerie; Feiix (C.G., I) reve
a une carriere dramatique qui se concretisera plus tard; un
conflit fatal se prepare pour l'Allemande Victoria et le
Frangais Paul (T.I., I).
Le clair de lune invite, chez Curel, a l'idylle. R6-
gine et Paul (D.D.M., III) viennent de se marier et, si 1'is
sue de la piece est tragique, c'est seulement parce que Paul
aspirait a un amour parfait qui ne saurait exister. Dans
La Fille sauvage (II), Marie vient habiter chez son bienfai-
teur, Paul Moncel, et tombe amoureuse de lui. L'acte III
d1Orage mystique rend, au-dela de la vie terrestre, sa
' .....~.'.......................... 136
puret6 premiere a 1'amour de Robert pour Clotilde, amour qui’
avait 6t6 terni par les doutes du mari.
Les Phfenom^nes Atmosph6riques
L'orage est accompagn6 d'Eclairs, de tonnerre, de vent
et d'une pluie torrentielle m6l6e de gr6le (P.M.). On a ob
serve plus haut que c'est la seule pi&ce dans laquelle les
ph6nom6nes atmosph6riques s'associent aussi intimement a
1 'intrigue* dans le but de cr6er une atmosphere surnatu-
relle. Le theme de la piece 6tait d6jci a l'6tat embryon-
naire dans une remarque de Louise (D.D.M.): "Selon les 16-
gendes de ma province, dans les rafales de tempete, se pour-
suivent encore les ombres des amants qui se sont en vain
cherch6s pendant la vie1 ' (I, 181) . De meme, Robert et Clo
tilde P6trel ne se sont jamais mutuellement compris pendant
leurs ann6es de mariage. La confiance r6ciproque a manqu6
a leur union, bien qu'ils se soient aim6s. Ce n'est qu'a-
pr6s la mort de Clotilde que Robert est capable de r6elle
appreciation pour son 6pouse.
Dans L'Ame en folie, Justin Riolle fait allusion a une
16g6re ond6e qui est tomb6e pendant la nuit. Hubert de
Piolet (I.S.) decrit les effets de la ros6e matinale dans la
foret. Il y a pour lui volupte au contact des branches qui
le mouillent au passage et des herbes humides brillant au
soleil.
Robert de Chantemelle (Fos.) se grise a 6couter le vent
qui souffle pendant qu'il est assis aupres de la grande
chemin£e du chateau. Durant la nuit, les sanglots du vent
se melent souvent aux hurlenients des loups qui rodent dans
le pare ou se regroupent autour de l'Stang. Lorsqu'il se
promlne dans la foret, le vent 6met d'autre sons qui l'exal-
tent tout autant:
J'6coutais avec d€lices les coups de vent arriver dans
la futaie, s1annoncer au loin par un bruit de flots, s'ap-
procher, grandir, lentement, myst6rieusement. (II, 224)
Le paysage 6tincelle sous la neige. Le due de Chantemelle
et ses gardes sont a la chasse tandis que Robert regarde
tristement le pare silencieux et immacuie sur lequel tombent
des paquets de neige. Le vent et la neige ont pour but de
faire ressortir combien la rudesse du climat a contribu6 a
fagonner le temperament robuste et fier des protagonistes.
Sur 1'esplanade de sa ville natale, F61ix Dagrenat
(C.G.) observe la brume qui reste suspendue dans 1'air d'au
tomne. Elle 1'invite a la reverie et lui apporte le presage
de sa vocation dramatique. Pour lui, c'est la brume ou le
brouillard qui sont capables de susciter une certaine vo-
lupte. Il 6voque 6galement une mer de nuages sur la mon-
tagne et "le brouillard [qui] moutonnait comme un oc6an de
lait," tandis que le soleil brillait alentour. Il en tire
un symbole:
N'y a—t-il pas la une image de ce qu'est pour nous le
pass6? Retournons-nous vers lui. Que voyons-nous? Un
brouillard que percent de rares points lumineux qui sont
nos grands souvenirs. (VI, 109)
En Lorraine occup6e (T.I.), "les vapeurs qui, la nuit,
glissent sur les prairies" (p. 70) crfeent une atmosphere
“ 138]
!
d ' incertitude et de danger. Elies "s'abordent et se mSlent,"!
symbolisant la rencontre de Paul et de Victoria, a la fois
mystSrieuse et tragique.
On est surpris de constater que les ph6nom&nes atmos-
phSriques, tels que le vent ou la brume, n 'incommodent pas
les personnages, mais qu'au contraire, ils les captivent,
comme dans les 16gendes nordiques. L1inconnu ou la violence
qui s'en d6gagent s'harmonisent avec la force de leur tem
perament .
La Mani^re dont Francois de Curel
connut la Nature
On renverra au premier chapitre pour 1'exposition d6-
tailiee de cette question. Nous nous contenterons ici d'en
regrouper les diff£rents aspects.
La Preparation Ext6rieure
L'appel de la Nature lorraine est chose hereditaire
dans la famille de Frangois de Curel. Son grand-p^re pater-
nel fut un chasseur passionne qui, comme son petit-fils
apr^s lui, partait a la pointe du jour en quete du gros gi
bier de ses forets. Son p^re s'adonnait aussi a la chasse
et c'est lui qui initia 1 'enfant aux randonnees solitaires
dans la foret, et a la vie des grands fauves. A la saison
de la chasse, tous les membres de la famille de Curel se
r^unissaient pour faire de grandes battues.
La premiere Education du petit Frangois s'est faite au
contact de la Nature, un peu comme celle de Rosa Romance
”.."".... *" 139
(A.F.) ou de Jean de Miremont (R.L.). L'abbg qui rgsidait I
aupr^s de sa grand-m^re, lui donnait des cours au chSteau de
Coin-sur-Seille, et l'emmenait dans le pare pour des lemons
de sciences naturelles.
Son genre de vie et sa force physique orient&rent done
son temperament et form&rent ses gouts a 1 'appreciation de
la Nature sous toutes ses formes.
Les Impressions Directes
Outre son enfance au sein de la Nature lorraine, on
sait que sa vie adulte s'est passee de moite dans ses do-
maines de Lorraine. Il y chassait et y etudiait les moeurs
des animaux? il goiatait les promenades solitaires dans la
forgt et se souciait de son reboisement. Il supervisait
aussi 1 'exploitation des fermes et des champs.
Ses voyages ne sont pas n£gligeables pour la formation
de ses impressions directes de la Nature, mais ils n 'ap-
portent pourtant qu’une contribution secondaire. Ses s£~
jours dans les Basses-Pyr6n£es n'ont guere laiss£ de traces
dans le thgStre lui-mgme. Les voyages en Autriche et en
Allemagne ne fournirent aucun paysage. Un £t£ de villggia-
ture a Dieppe lui a inspir£ le d£cor maritime du Coup
d1aile. Enfin, la Suisse, Zurich et surtout Lucerne ou il
r£sida pendant la guerre, apportent une petite contribution
a La Comgdie du qgnie.
Ses autres dgplacements en France et a 1'Stranger
...................... 140
I
I
demeurferent sans influence sur les descriptions dans sa pro
duction dramatique.
Les Impressions Indirectes
La Nature n'etait certes pas absente dans la litera
ture ant§rieure et parmi les tendances contemporaines. De-
puis Rousseau, on n'avait cess6 d'en explorer tous les re
coins. Neanmoins, la nature v6g6tale du dramaturge n'est
pas sous le signe des Romantiques et sa nature humaine n'est
pas davantage sous celui du Rfealisme et du Naturalisme. La
Nature qu'il nous montre lui appartient en propre et il la
presente selon ses proc§d6s personnels, sans chercher a
suivre une 6cole littSraire. On peut seulement affirmer que
1 'atmosphere naturaliste et naturiste du temps lui facili-
t&rent une grande franchise d'expression, parfois m§me un
certaine brutality, lorsqu'il traite de la Nature, en par-
ticulier dans La Fille sauvaqe. L'Ame en folie et L'Ivresse
du sage. Il n'emprunte done pas a la littSrature anterieure
ou a son imagination, en ce qui concerne la peinture de la
Nature. Il se repose sur son experience individuelle, vue
et sentie. Sur 1'observation directe d'un phenom^ne naturel,
il greffe un symbole humain que sugg^re alors son imagina
tion, comme dans le cas des paraboles vues plus haut.
Lorsque 1'experience personnelle lui fait defaut pour
ecrire sur l'Afrique (F.S., C.A.). il se reporte aux recits
de voyages et aux ouvrages scientifiques. On sait aussi
1'interet qu'il accorda aux etudes evolutionnistes de Darwin,
quant a sa propre observation des natures animale et humaine,
en particulier dans La Fille sauvaqe et dans L'Ame en folie.
La Mani&re dont Francois de Curel
sent la Nature
Parmi les cinq sens, l'un domine trfes nettement, c'est
la vue. D 'autre part, il y en a un qui est absent, c'est
l'odorat.
La Vue
L’oeil peut percevoir diffSrents aspects d'un objet
isol6 ou d'un ensemble: la ligne, la forme, le relief, la
couleur, la lumiere et, ce qui est encore plus notoire chez
Frangois de Curel, le mouvement. Ce dernier est la marque
particuliere de son don d 'observation. L'auteur est quel-
quefois un r§veur et un contemplatif, mais il est encore
plus homrae d*action, comme sa biographie nous l'a r§v61€.
C'est pourquoi il est plus sensible au mouvement dans la
Nature qu'a tous ses autres aspects perceptibles a l'oeil et
aux autres sens.
Sa Nature n'est done jamais statique. Depuis 1'humble
brin d'herbe jusqu'au quatorze cors, tout y vit intens^ment.
Il a parl6 , non sans raison, de la "for£t vivante" et, comme
sa Nature englobe les v6g6taux, les b^tes et les hommes, on
peut justement la qualifier de "Nature en Mouvement." Les
verbes sont nombreux et choisis avec le souci de la justesse
et de 1'inhabitue1 afin de traduire le mouvement. Cette
caractferistique est Svidente dans tout le theatre, depuis
142
La Danse devant le miroir jusqu'a Orage mystique. Une listej
de tous les exertiples serait fastidieuse au lecteur car, nora-
bre d'entre eux sont §pars dans les chapitres pr6c6dents.
C'est pourquoi on se bornera a un choix d'exemples.
L'auteur capte avec precision le mouvement de l'eau:
Des vagues ... viennent en troupeaux s1Sbattre sur le
plage courent toutes ensembles jusqu'^ la gr&ve ...
La 16gion des vagues ... se soul&ve en bloc. (II, 225)
Une source bondit en gazouillant vers la riviere.
(IV, 64)
Un 6tang ... frissonne bien au-dela des horizons loin-
tains. (IV, 331)
Nous sommes sur le sable au bord d'une eau vivante qui
s'Glance en minces lames. (IV, 107)
On se rappelle Invocation de la campagne lorraine par
Paul Parizot (T.I.):
Ces vapeurs qui, la nuit, glissent sur les prairies
... s'abordent et se m£lent.... (T.I., 70)
Dans le rlgne v6g§tal, jugeons de ces exemples:
Le sentier ... se faufilait entre de hauts seigles ...
(IV, 311)
Autour de moi tombaient en se balangant les Sventails
de feuilles jaunissantes. (VI, 38)
Le rfegne animal de Frangois de Curel consiste surtout
en grands animaux de la foret, aux mouvements souples et
violents:
J'ai vu d6filer ... une harde de douze cerfs ... On ne
voyait que leurs cornes glisser tout doucement au-dessus
des buissons. On aurait dit que le taillis marchait.
(IV, 49)
Une chouette qu'on pousse hors de son abri, en plein
soleil, elle se dandine d'une patte sur 1 'autre en rou-
lant de gros yeux. (V, 114)
143 j
La Nature humaine, en ce qui la relie encore au royaume
purement animal, est 6galement d^peinte en mouvement:
Comme il serait charmant de voir sortir de ce fourr§
une fille sauvage ... marchant avec la precaution souple
de l'antilope qui va boire. (IV, 272)
Les nobles contours de nos personnes enveloppent un
troupeau qui s'agite, aime et gronde ... Dans la for§t,
tu as tressailli de joie ^ la vue gibier. C'Staient les
b€tes parqu€es en toi qui exultaient au voisinage des
b^tes ^parses. (IV, 334)
La liqne.— Elle est habituellement dSfinie avec preci
sion dans les indications sc&niques et fort peu dans le
corps de la pi&ce.
Les lignes verticales sont representees par un certain
nombre d'arbres isoies ou plantes le long des allies d'un
pare; aussi par des roches: "Le r6cif qu'on voit la-bas, il
m'interesse, avec son aiguille de pierre qu'on croit voir
chanceler sous le choc des vagues, comme un pecheur debout
dans l'eau" (II, 222). Ailleurs, la ligne verticale est
celle d'un jet d'eau (Fos.), de la montagne (F.S.), d'une
falaise dominant la mer (C.A.), du clocher d'une eglise de
village (P.M.).
La ligne horizontale est rendue presque partout par les
prairies et les distantes futaies de la for§t, les champs
(I.S.), un petit plateau herbeux (F.S.), une plaine cultiv6e
(P.M.) .
Les lignes courbes peuvent §tre un bouquet d'arbres
(Iny., P.M.), une clairi&re (F.S.), des collines et un golfe
' .. . 144!
!
(C.A.), des massifs de fleurs (A.F.), un bourg encercl§ de
jardins (P.M.).
Les lignes g6om6triques sont rares. Signalons cepen-
dant 1*esplanade aux arbres plant£s en quinconce (C.G.).
Les lignes angulaires sont: des vall6es (R.L.. F.S.).
ou les toits d'un village (P.M.).
Pour parler de la forme perceptible au regard, on peut
emprunter ici une remarque d'Henri Bergson: "Il n'y a pas
de forme puisque la forme est dans 1 'immobility et que la
reality est mouvement." Rien n'est plus juste en effet, ap-
pliquy a Curel et a sa "Nature en Mouvement."
Le relief.— L'auteur ne recherche pas volontairement
les effets descriptifs de relief. Toutefois, on remarque
que chaque fois qu'il dypeint une plante ou un animal en
mouvement, ceux-ci se dytachent sur le paysage environnant.
pr, on vient de voir que le mouvement est le trait dominant
de la faculty visuelle chez Frangois de Curel. Par consy-
quent, le relief n'est pas dans la description d'objets
inertes placys sur des plans distincts, mais dans 1 'anima
tion d'un ou de plusieurs yiyments du tableau dyerit. Les
contrastes de lumi^re communiquent quelquefois au paysage,
la profondeur du relief. Pn a city plus haut le symbole que
donne Paul Moncel (F.S.) de l'homme primitif sortant d'un
antre obscur, puis s'exposant graduellement a l'yclat du
soleil. Fyiix Dagrenat (C.G.) dypeint le contraste entre le
brouillard et le soleil au sommet des montagnes. Hortense
” ...... "........ 14$
(I.S.) revient des bois de son oncle ou elle a d£couvert
"des coins sombres ou il fait nuit en plein midi" (VI, 215).
Francois de Curel utilise une seule fois la couleur
pour produire un effet de relief. Th6r&se de GrScourt (Inv.J
montre son pfere qui p^che dans le pare et qu'on apergoit
"contre la touffe de saules d'un vert plus fonc6 que les
autres" (I, 64).
La couleur.— La palette de Curel n'est pas riche en
couleurs. Trois d'entre elles dominent: le blanc, le vert
et le dor£.
Le blanc est celui des flots (Fos.). de l'£corce des
h^tres (Fos.), des nenuphars (N.I.), de la neige (Fos.,
R.L.), d'une cascade (R.L.), du train postSrieur des che-
vreuils (F.S.), du trefle de la prairie (A.F.) et du brouil-
lard (C.G.).
La vert est, a priori, la couleur dominante de la na
ture v£g6tale de Frangois de Curel, qui consiste essentiel-
lement en forets et en prairies. C'est sans doute pourquoi
il ne juge pas souvent n6cessaire de l'indiquer. On en
trouve cependant quelques rares exemples: La Danse devant
le miroir. La Figurante, Le Repas du lion.
La couleur dor6e est produite par les rayons du soleil
a la fin du jour, se projetant sur un point du paysage (A.F..
C.G.).
Quatre couleurs supplementaires ne sont indiqu£es
qu'une fois: le jaune des feuilles d'automne (C.G.). le
146
brun de la terre labour^e (I.S.), le gris des chaumes (l.S.)
et le bleu du ciel (P.M.). Dans le d§cor du dernier acte de
Terre inhumaine, on voit des pruniers rouges et des n^gondos
blancs.
L1 auteur donne trois exemples de combinaisons de cou
leur s, sans les pr6ciser individuellement: les plumes cha-
toyantes des oiseaux (A.F.), les nenuphars de toutes cou
leur s sur les pieces d'eau de Paul Sautereau (I.S.). une
cascade qui se balance sous son arc en ciel (R.L.).
L'usage restreint de la couleur chez l’6crivain a deux
raisons. La premiere est, ici encore, que le mouvement re-
tient son attention plus que la couleur. La seconde releve
du manque de couleurs vives dans le paysage lorrain, si on
le compare aux regions m6diterran6ennes. A moins que 1'au
teur ne veuille faire intentionnellement une peinture maus-
sade d'un paysage, il n'a pas lieu d'entourer ses person-
nages de teintes sombres allant du gris du ciel jusqu'au
brun obscur de la terre lavSe par la plui fr6quente.
La lumiere.— Elle est 6mise par le soleil, la lune, les
Stoiles ou les Eclairs de l'orage. On se souvient de 1*im
portance du soleil pour la Nature dans l'espace (cf. "Les
Astres"). Son role en tant que source de lumiere en est
done le corollaire. On 6numerera les situations dans les-
quelles la lumiere du soleil intervient, tout en conservant
les termes utilises par Curel, afin de juger de leur vari§-
t6 . On remarque aussi les cas ou la lumiere est r6fl§chie
des parties du paysage qu'elle frappe: "La mer etincelle
tout a coup a travers les arbres" (D.D.M.. I, 141). "Un
paysage d'hiver 6claire par un soleil radieux ... Au fond,
forgts gtincellantes de givre" (Fos.. II, 195). "Aux envi
rons de Nice, ... la mer sous un ciel 6tincelant" (Fos., II,
216). "Les ruisseaux ... ne brilleront plus au soleil"
(R.L., IV, 85). "Dans l'espace, les rayons ... vibrent ...
avec des lueurs aigiies" (A.F. , V, 269) . "Les forgts, les
prairies, les moissons ... buvaient autour de nous la lu-
migre du soleil" (A.F., V, 270). "Nous etions en plein so
leil, au sommet de la montagne, ... les pics voisins appa-
raissaient dorgs par le soleil" (C.G., VI, 109). "Je pgng-
trais au soleil levant sous les futaies, ... les herbes
mouillges langaient d'ardentes gtincelles" (I.S.. VI, 325).
"Le ciel s'gclaircira jusqu'a devenir celui d'une belle fin
de journge d'aofrt" (P.M., p. 16).
La lune gclaire la scene dans deux occasions: "Les
futaies du pare, gclairg par la lune" (D.D.M.. I, 171).
"Le soleil vient de se coucher. Le ciel est pur. Bientot
la lune va gclairer la scgne" (P.M., p. 16). Dans les deux
cas, 1 'atmosphere est idyllique.
La lumiere des gtoiles n'est mentionnge qu'une fois:
"Les gtoiles s'allumaient une a une" (F.S., IV, 311). Le
ton est a 1 'amour, comme prgegdemment.
Les eclairs de l'orage se voient uniquement dans Prage
mystique: "Nuit tres obscure, ... de frequents eclairs"
148
|
(Acte I, p. 3). "Jussy, gros bourg encercl6 de jardins, au-|
dessus duquel plane une sombre nu6e sillonn6e d'6clairs"
(Acte II, p. 8). Les Eclairs s 'unissent ici aux autres 616-
ments atmosph6riques pour sugg6rer qu'une force inconnue et
surnaturelle, est en train de se manifester. Elle se tra-
duira par 1'apparition de Clotilde. Il n'y a pas d'effets
produits par la lymi6re passant a travers certains 616ments
du paysage, tels que les branches ou les feuilles.
L'Ouxe
Chez le dramaturge, les sons sont 6mis principalement
par les animaux, l'eau et le vent. Les cris d'animaux sont
les plus nombreux parce que ce sont eux qui ont la premiere
place dans la nature ext6rieure: "Les loups ... ont hurl6
toute la nuit a la queue de l'6tang" (Fos., II, 178). "Une
chouette s'est mise a crier, ... nous entendons des hiboux
tous les soirs" (Inv., III, 56). "Le lion annonce par ses
rugissements qu'il se met en chasse" (R.L., IV, 158). "Les
cailles amoureuses martelaient d'ardents appels" (F.S., IV,
311). "Un coucou se met a chanter sur le sommet" (F.S., IV,
352). "Dans le fourr6 6clate un mugissement sourd auquel
r6pondent d*autres rugissements. Le rut des cerfs est com-
menc6 ... Et, lorsque les cerfs auront fini de bramer, ce
sera le tour des sangliers dont les ranglements sourds de
pores rageurs traineront le soir sous les forts 6pineux. ...
C'est 1'intelligence qui enseigne aux betes enflamm6es les
piaffements, les chants" (A.F., V, 299-300, 302). "Les
149
oiseaux, dans l'all^gresse du r6veil se renvoyaient les ga-
zouillements, les roulades, les cris joyeux" (I.S.. VI,
325). "Le bruit de tout a l'heure ce n'6tait probablement
qu'un cri de chouette" (V.M.. p. 12).
L 'auteur est sensible au chant de l'eau: "Une source
bondit en gazouillant vers la riviere" (R.L.. IV, 64).
"L'eau morte est devenue un torrent aux milles clameurs"
(C.G.. VI, 53).
II compare le bruit du vent a celui des vagues: "J'6-
coutais avec d61ices les coups de vent arriver dans la fu-
taie, s1 annoncer au loin par un bruit de flots" (Fos,., II,
224) .
Dans Les Fossiles encore, on trouve une autre allusion
aux clameurs du vent. Robert Chantemelle 6coute "le vent
qui hurle" le soir aux abords du chateau (Fos.. II, 221).
Frangois de Curel a relev6 les grondements du tonnerre
(P.M.) et le bruit des marrons qui tombent: "Un bombarde-
ment de marrons qui ricochaient sur les grosses branches
avec des toe toe sonores, avant de claquer sur le sol" (C.G..
VI, 38).
Dans l'hymne a la Nature, que renferme La Fille sauvacre,
la Nature enti&re semble chanter avec Paul Moncel: "De
toute la plaine s'61evait comme une clameur contenue accom-
pagnant ma voix" (IV, 311).
Les sons que le dramaturge mentionne sont, comme on le
constate, ceux qui lui frappaient l'ouie le plus r6guli^re-
ment dans ses domaines de Lorraine.
Le Gout
Les fruits sont virtuellement inexistants chez Frangois
de Curel parce qu'il pr6ffere la forSt sauvage aux arbres des
vergers. L 1experience du gout est r6duite c i . celle de l'eau:
Je me reposais aupr&s d'une source ... Une femme ...
est venue boire. Apr&s s'itre d£salt6r§e, ... elle s'est
ecriSe: "Oh! la bonne eau, monsieur Jean!" (R.L.. IV,
161)
Le Toucher
La sensation de fraicheur est produite par le contact
avec les plantes: "Ne songeons qu'a nous dSlasser sur ce
frais gazon" (F.S., IV, 272). "Pendant la grosse chaleur du
jour, tu gitais ... sous de frais ombrages" (F.S., IV, 319).
L'eau est aussi une source de fraicheur: "Ah! ces
eaux de montagne! C'est une fraicheur qui vous parcourt!"
(F.S., IV, 254). "Le moindre brin d'herbe tremble de bon-
heur sous la goutte de ros6e qui le rafraichait" (A.F., V,
269) .
La chaleur ou la ti&deur Smanent de l'air, du soleil ou
du rapprochement de deux etres animus:
N'as-tu jamais 6t6 £gar€e sous un soleil brulant, au
milieu des sables arides? (F.S., IV, 330)
La terre, au contact des souffles tildes qu'envoyait
le ciel, frissonnait d'aise. (F.S.. IV, 311)
Vous verrez a la devanture des oiseleurs, de petits
oiseaux d'Afrique silencieusement blottis deux a deux,
.................................... '... 151
l'un contre 1'autre ... Se communiquer 1'impression que
l'on n'est pas seul dans ce vaste monde, c'est l'essen-
tiel de 1'amour. (I.S.. VI, 341)
La sensation d'humidit6 est rendue par le contact di
rect avec l'eau:
Les oiseaux ... en agitant les branches, faisaient
pleuvoir sur moi de lourdes gouttes de ros6e. (I.S., VI,
325)
Les branches plient sous les gouttes d'eau et vous
arrosent copieusement. (P.M., p. 5)
Une sensation tactile a ici une place a part; c'est
celle des 6pis de seigle contre la peau: "de hauts seigles
dont les barbes nous piquaient la figure ..." (F.S., IV,
311) .
Le toucher est surtout repr6sent6 par le contact avec
l'eau car c'est un 616ment qu1affectionnait particuli6rement
l'auteur dans^ses domaines riches en 6tangs et en bassins.
L'eau est en mouvement constant et c'est une raison de plus
pour qu'elle ait retenu son attention. La fusion des sensa
tions visuelle, olfactive et auditive, occasionnent chez
Marie (F.S.). un 6tat d'ivresse que Paul Moncel traduit
ainsi: "Je l'ai ramen6e ici, gris6e par la lumiere, le par-
fum des fleurs les chants des oiseaux, et la vie intense qui
6manait des animaux et des plantes" (F.S.. IV, 311). La
connaissance de la Nature par les sens, procure aux protago-
nistes une jouissance a la fois sensuelle et intellectuelle.
Les 616ments objectifs du paysage fournissent la jouissance
sensuelle, tandis que le plaisir intellectuel vient des 616-
ments subjectifs.
' ..................... “ 152
Les 616ments objectifs sont les plus nombreux et les
plus importants dans la Nature, telle que la voit Frangois
de Curel et, k travers lui, ses personnages. Le mouvement
perceptible a la vue, en est la cl6 de vofite: mouvement des^
plantes, des animaux et des hommes. Les autre 616ments ob
jectifs les plus importants sont; la ligne, la presence du
soleil ainsi que les changements du paysage dus aux heures
et aux saisons.
Les 61€ments subjectifs sont le r^sultat des effets de
couleur et surtout de la lumikre solaire, ainsi que les sons
6mis par les animaux. La transposition de ces impressions
donne lieu aux comparaisons et aux symboles qui soulignent
le lien de I1Homme avec la Nature. C'est de la que Frangois
de Curel tire sa philosophie de la Nature. La synthese dra-
matique des aspects de la Nature, que l'on vient de voir,
fera l'objet du chapitre suivant.
I
CHAPITRE V
LES TYPES DE NATURES ET DE PERSONNAGES
Les multiples ph6nom&nes naturels enregistr6s dans les
pieces de Frangois de Curel sont les composants d'un systfeme
de la Nature universelle, observe par 1'auteur. Cette Na
ture universelle est r§partie en r&gne v6g6tal, rfegne animal
et nature humaine qui sont intimement relics entre eux. La
vie de cet ensemble repose, a son tour, sur un principe
fondamental: L'instinct tel que le congoit l'§crivain, est
1 'heritage naturel que 1 'animal et 1 'Homme portent en eux a
la naissance. Chez 1'animal, cet instinct est celui de la
preservation pour le petit et de la protection que lui pro-
diguent la femelle et quelquefois le mSle. Puis, lorsque le
jeune animal est assez fort pour subsister par lui-meme,
ceux qui lui ont donn6 la vie ont pour mission de cr6er de
nouvelles vies. C'est la ou intervient 1'instinct de repro
duction qui, chez 1 'animal, est une soumission totale aux
lois de la Nature. Curel l'illustre en d&crivant les scenes
du rut des grands mammif^res. A priori, l'Homme hSrite des
memes instincts que 1'animal. Ceux-ci cependant peuvent et
doivent etre modifies par le jeu de 1 'esprit dont les betes
sont exemptes. L’esprit permet a l'Homme de raisonner, de
153
154
choisir et d'exercer sa volontd afin de contrSler ses ins
tincts, 1 'instinct sexuel venant en t§te de ceux qu'il doit
soumettre a sa volontd. C'est si l'on veut le libre arbitre
sans la n6cessit6 d'une religion, car la volontfe y remplace
la foi. La civilisation est le rdsultat d'une lutte achar-
n4e et progressive contre les instincts. Elle a rdussi a
implanter des lois civiques et morales qui rfegissent les
socidtds humaines. C'est done cet instinct sexuel ou sixie-
me sens que Curel a surtout observe pour faire ressortir que
1'animal est prisonnier des lois de la Nature alors que
l'Homme est libre de choisir. Or, trop souvent, ce dernier
ndglige d'exercer sa volontd et reste alors la proie de
1'instinct. Un esprit mdditatif, comme celui de Frangois de
Curel, ne pouvait demeurer indifferent au role de 1'instinct
dans la Nature qu'il avait presque constamment devant les
yeux. Ou qu'il se tournat il pouvait en mesurer la portde:
dans la for£t, parmi le bitail de ses fermes et chez ses
gens, que la vie champitre mettait en contact direct avec
les forces de la Nature. Lui-meme, dont la constitution
physique itait fort vigoureuse, n'a pas manqdede ressentir
quelquefois la pression exercie par 1 'instinct contre son
esprit et sa raison. Il a pu alors constater qu'en respec-
tant les principes acquis par des siecles de civilisation,
l'homme a le moyen de r6sister a 1 'emprise de 1 'instinct.
Cette victoire n'est pas seule rdservde aux etres d'dlite
de son theatre. Elle est aussi bien a la portde des antes
simples qui veulent lutter. En effet, Curel a choisi pour
principale heroine de ce combat 1'humble Blanche Riolle
( A.F.) .
Ce qui est remarquable, c'est qu'il rfehabilite 1'ins
tinct tout en pr6conisant que notre devoir est de nous Cle
ver afin de lui echapper. On admire les personnages qui se
d6robent a lui, mais ceux qui en sont victimes attirent
notre sympathie et non notre m§pris. Il ecrivit a ce sujet:
Si la d6tresse d'une victime des fatalites de la
chair est parfois admirable a contempler, je sais un
spectacle encore plus sublime, celui de 1 'intelligence
humaine essayant de s'affranchir des tares originelles
et de substituer le choix volontaire au d6sir obliga-
toire.
Ces "tares originelles" sont celles que nous vaut "un corps
qui, par ses origines et son organisation, appartient tout
entier a l'animalite" (V, 215). Et quels sont done les
moyens de s'Clever? C'est de "tendre vers Dieu par la foi,
vers la verite par la science, vers la beaute par 1 'amour"
(III, 148).
C'est a la lumiere de ces constatations et de ces de
ductions que l'on pergoit la place respective de l'eiement
vegetal, de 1 'animal et de l'homme, dans les pieces, ainsi
que leur interdependence.
On remarque que certains aspects de la nature ext6-
rieure vus precedemment, tels que les astres, les saisons,
les heures et les phenomenes atmospheriques, sont ici
^Frangois de Curel, Discours de reception a l'Academie
Francaise (Paris, 1919), p. 40.
156!
i
1
exclus. C'est que leur fonction demeure secondaire par rap-|
port aux trois domaines qui nous int6r£ssent dor6navant.
IIs sont pour eux, ce que le cadre est pour la mise en va-
leur d'un tableau, sans plus.
La Nature V6cr6tale
Son profond attachement pour la terre natale, Frangois
de Curel le montra dans son theatre en faisant des for^ts de
Lorraine, le centre de sa nature vegetale. Tout comme 1'au
teur lui-meme, les heros cureiiens sont unis par un lien in
visible et inalterable a la foret. Ce sont presque tous des
forestiers de coeur, m^me lorsqu'ils ne vivent pas a 1 'ombre
des grands chenes.
La Nature vegetale comme Paysage
Il s'avererait superflu de revenir sur le paysage en
tant que d6cor scenique. Que I1on se souvienne seulement
des precisions de paysage donnees presque invariablement
dans les pieces qui, toutes, ont au moins un decor cham-
petre, en excluant La Nouvelle idole. C'est qu'en effet, la
nature vegetale du d6cor n'a qu'un role secondaire. Celle
qui compte le plus est la nature vegetale que les person-
nages evoquent retrospectivement. Curel fait de m^me sur le
plan de la creation. Ce qu'il exploite, ce sont davantage
ses souvenirs que le spectacle de la Nature qui est devant
lui a cet instant. Les exemples qui suivent ont trait a ce
traitement retrospectif de la nature exterieure.
Julie Renaudin (E.S.) revenant du couvent oii, aprfes son
grand chagrin d'amour, elle s'est exil6e pendant vingt ans,
retrouve le jardin ^ peine different:
Il me semble que c'est un r£ve que j'ai tout
quitte hieri ... Le jardin n'a pas change ..; Ah, si
pourtanti ... Lci-bas, le long du mur, on a plants des li-
las ... Il y avait autrefois une haie de charmille. (II,
48)
Le paysage acquiert au cours de la pi&ce un tel pouvoir r§-
trospectif pour Julie, qu'elle repart pour le couvent oii son
coeur continuera a souffrir, mais ou, du moins, ses yeux
seront en paix.
Robert et Claire de Chantemelle (Fos.) ont l'ame fores-
ti&re par excellence. Les grands bois de Chantemelle leur
chantent la vie, tandis qu'en viliegiature pr&s de Nice, ils
evoquent le cadre de leur enfance et de leur jeunesse.
C'est "la foret vivante" dans laquelle les chines imposants
s'animent pour personnifier une aristocratie d'hier et de
demain. Les ann6es ne font que rendre les arbres plus puis-
sants alors que les generations successives des dues de
Chantemelle, qui se sont promenees sous les futaies, ont
perdu peu a peu leurs prerogatives. Claire est eprise du
passe et de la tradition au point qu'elle se sacrifie pour
eiever le dernier descendant de la famille. Robert se
tourne vers l'avenir et, l'espace d'un instant, il caresse
1 1 idee de voir 1 'aristocrate moderne devenir un chef d6mo-
cratique plutot que de continuer a dominer le reste des
horames, comme les hetres qui prennent la lumiere des arbres
...........; ' 158]
I
alentour. Lorsque la mort approche pour Robert, le vieil
atavisme reprend possession de son esprit: si l'aristo-
cratie est condamnSe a disparaitre, elle doit s'abattre la ;
t§te haute, comme les grands ch§nes pris dans la tempSte.
C'est en regardant leurs forets que les protagonistes sen-
tent que leur devoir sacr6 est d'assurer leur descendance.
La for£t a la pr6f6rence de Robert et de Claire, mais leur
amour de la nature v§g6tale ne se borne pas 1&:
Je regrette le temps, ma petite Claire, ou du prin-
temps a l'automne nous galopions sur les prairies, nous
sautions les fosses et les haies: rien ne nous faisait
peur. (II, 163)
Bien que la nature v6g6tale n'arrache pas aux protago
nistes de L1 Invitee des declarations passionn6es, seitiblables
a celles de Robert et de Claire, la vie champ£tre r&gle leur
existence. Alice et ThSr&se de Gr6court ont grandi au voi-
sinage du pare et des bois qui l'entourent. Elies n'ont
jamais quitte ce cadre et par consequent, elles sont inca-
pables de savoir a quel point il est lie a leurs emotions.
Elles parlent quelquefois de leurs promenades et l'on sent
qu'elles aiment la Nature, mais leur preoccupation immediate
est de decouvrir l'activite des villes. Par ailleurs, la
Nature a un effet neutre, sinon n§gatif, sur leur pere. Il
appr6cie visiblement l'oisivete de son existence campagnarde
et ne songe pas a s'en eloigner. La Nature ne 1'exalte pas
et, au contraire, elle l'alanguit et le fait sombrer dans
1'indolence. Sous les arbres de son pare et au bord de la
riviere, les heures s'Scoulent tandis qu'il p&che ci la
................... 159]
ligne. Il seirible que l'6crivain ait personnifi# en Hubert
i
certains propriStaires terriens qu'il a connus en Lorraine
et dont l'apathie r6voltait l'homme d'action qu'il §tait !
lui-mSme. j
La Nature reprend son sens positif avec Le Repas du
lion. La foret est le lieu des £bats du jeune Jean de Mire-
mont, comme elle le fut pour Robert et Claire de Chantemelle
(Fos.). Sa soeur Louise lui dit: "Ton bonheur est de vaga-
bonder a l'aventure comme un faon libre et insouciant dans
sa foret" (IV, 83). H61asJ 1'industrie va envahir la Na
ture, au dSsespoir de I1enfant. Louise est convaincue de la
necessity du progr&s et ne laisse pas Schapper de regrets,
comme le font son p&re et son fr&re. Sur un ton de reproche,
elle dit encore de ce dernier: "Il pleure ... les bois qui
ne verdirent plus" (IV, 85). La for£t et les domaines de
Miremont sont les attributs de la noble tradition d'une fa-
mille aujourd'hui en d6clin, mais cette fois, matSrielle-
ment. On verra plus loin que la nature animale a une im
portance encore sup6rieure dans le d6roulement de 1'action.
La premiere pi^ce dans laquelle Frangois de Curel as-
socie la Nature avec l'id6e de l'insolite et du r£ve, est
La Com6die du g6nie. Le paysage d'automne, les feuilles
jaunissantes et la brume aiguisent la sensibility du jeune
0
F£lix Dagrenat (Acte I, 3 Tabl.), et lui font pressentir sa
future carrifere dramatique.
Dans sa belle tirade sur la foret, Hubert de Piolet
(I.S.) Svoque un souvenir d'enfance demeurS vivant dans son
esprit. Par un matin de printemps, la Nature en l'enivrant
lui avait fait pressentir 1'SternitS, pour la premi&re fois:
Cet accueil du printemps m'a tout a coup grisS. Je
marchais dans un enchantement je me suis dit qu'une
aussi prodigieuse Smotion ne pouvait Stre 1'oeuvre de
quelques chants d'oiseaux par un riant matin et que j'en-
trevoyais 1'SternitS. (VI, 325)
La foret et la campagne sont aussi intimement connues
et aimSes par Paul Parisot (T.I.), qu'elles le sont par
Robert, Jean ou Hubert. Ce fils d'anciens administrateurs
des bois de Chantemelle se sent plus en sScuritS dans la
foret que n'importe ou ailleurs, durant cette pSriode de
guerre:
Nous connaissons dans les bois des coins ou nous som-
mes introuvables. On monte sur les arbres au-dessus des
plus Spais fourrSs et, blottis dans le feuillage, on rit
en voyant les traqueurs se dSbattre au milieu des Spines.
(Pp. 88-89)
L'auteur fait planer une atmosphere de mystSre sur ce pay
sage forestier qui dSconcerte seulement ceux qui lui sont
Strangers, c'est-a-dire, la princesse Victoria et les spec-
tateurs. La Nature, vue sous cet angle, fait ressortir le
tragique de la situation dans laquelle se dSbattent les pro-
tagonistes.
La nature vSgStale en tant que paysage joue done un
role capital dans les piSces qui mettent en scSne de purs
forestiers (Fos., R.L.. I.S.). La forit les exalte car elle
renferme tous leurs souvenirs d'enfance et d'adolescence,
ainsi que leurs traditions familiales. Ils se sentent en
161
s6curit6 sous ses futaies familiferes et parmi les fourr6s
dont ils ont explor§ les moindres recoins. La foret a form6,
leur caract&re, comme dans le cas de Robert (Fos.) et de
Jean (R.L.). C'est en voyant rdtrospectivement les ann6es
6coul§es, qu'ils ont pass^es aupr&s des bois, qu'ils com-
prennent leur vocation. D^s lors, leurs decisions en d6pen—
dront. Pour Hubert (I.S.). la nature v6g6tale est la preuve
qu'un pouvoir sup§rieur existe. Son panth6isme lui confere
un excellent 6quilibre mental. Il lui permet, en outre,
d'inicier Hortense aux beaut€s de la nature ext§rieure
qu'elle ignorait jusque-la. Ailleurs, la nature v6g6tale ne
revet pas la m§me envergure parce que les personnages n'y
ont pas l'Sme aussi foresti^re et traditionaliste.
La Nature V6q6tale, Excitant du Sixi&me Sens
Trois pieces ont en grande partie trait a 1'instinct et
au sixi&me sens. La nature v§g6tale y joue le role d'exci
tant, pour les personnages.
Marie (F.S.) a grandi parmi les sauvages de la foret
vierge africaine, livr6e, comme eux, aux instincts ances-
traux, mais 1 'Education religieuse qu'elle a regue au cou
vent a rSussi, semble-t-il, a l'assagir. Lorsqu'elle a de
nouveau 1 'occasion de retrouver la nature v6g6tale, tous ses
sens se r£veillent, mais elle pourra les controler aussi
longtemps qu'elle conservera la foi:
Tout a coup, elle a retrouv6 la sensation des grands
espaces. Elle en est restSe d'abord tout 6tourdie ...
Puis la detenteJ Le poulain 6chappe foulant d'une course I
folle 1'herbe des prairies. Elle allait, venait, sautait,
dansait.
De toute la plaine s'eievait comme une clameur con-
tenue ... J'ai lu dans son regard qu'elle aussi percevait
le cantique des bl£s et des futaies. (IV, 311, 313)
Les natures vegetale et animale se compl&tent pour aiguiser
1'instinct sexuel de Marie. Lorsque, plus tard, elle re-
tourne en Afrique pour y dtre reine, mais ayant perdu sa foi
religieuse, la Nature reprend enticement possession d'elle.
Afin de bien faire sentir S . Paul que la foret vierge a aussi
efface en elle les sentiments qu'autrefois elle nourrissait
pour lui, c'est au coeur de la foret qu'elle donne audience
a l'envoye de la France. Elle lui declare, en effet, que
1 'amour n'est plus pour elle que 1 'assouvisement d'un ins
tinct .
C'est aussi a 1'atmosphere champdtre que l'on doit
1'idylle entre Rosa et Michel (A.F.). Rosa quitte subite-
ment Paris, exasp£r6e par les assiduites de Michel. Elle se
rend chez son oncle, a la campagne, afin d'y trouver le
calme. Mais les promenades, le parfum des fleurs qui foi-
sonnent, la vie qui §mane des plantes, le souvenir de son
enfance au contact de la Nature, tout contribue a enivrer
ses sens. Son animosity envers Michel s'6vanouit et elle ne
tarde pas a rSpondre a ses desirs, tandis que 1'oncle Justin
observe d'un oeil amuse une nouvelle victoire de 1 'instinct.
En decouvrant la Nature, Hortense (I.S.) prend con
science de son veritable temperament. Habitude a la vie
163
citadine, etudiante de philosophie en Sorbonne, elle est
tomb§e amoureuse de son professeur, Roger Parmelins. Pour
lui plaire, elle consacre volontiers tout son temps a 1 '6-
tude. D&s son arriv6e dans la propriety de son oncle Paul,
elle est conquise par le spectacle du pare. Elle fausse
vite compagnie a Paul pour aller explorer les environs.
Elle cueille des fleurs, admire les arbres de la for£t, et
s'aventure dans 1 'obscurity des fourrSs tapiss6s de mousse.
En 1'observant de la fenetre, tandis qu’elle revient joyeu-
sement, Paul remarque:
Voyez-la s'arreter et regarder autour d'elle avec une
mine de conqu6rante ... Son gout pour la philosophie ne
la rend pas indiff^rente aux biens de ce monde. (VI,
215)
Lorsque Paul lui demande son impression du pare, elle repond
aussitot: "La terre promised," puis elle ajoute: "J’irai
souvent rever au bord de vos mares fleuries" (VI, 215, 217).
On la voit d ’abord sur la defensive devant l'homme de
la campagne que repr6sente Hubert. La brusquerie de son
langage, lorsqu'il parle de la Nature, en est la cause prin-
cipale. Mais les visions poetiques qu'il y mele quelque-
fois, frappent son imagination et agissent sur sa sensibi
lity. Elle passe ses journ6es dans le pare, se promene et
se baigne dans les pi^ce d'eau. Bientot, 1'amour platonique
de Roger l'irrite. Elle cherche a le rendre plus agressif.
Lorsqu'il s1enhardit enfin, il est d6jk trop tard pour lui.
Hortense, dont le temperament ardent s'est epanoui en quel-
ques jours, pr^f^re vivre en communion avec la Nature et
164
aupr&s d'un homme d'action, plutot que d'un contemplatif.
Elle 6tait dgsireuse d'fepouser le philosophe qui pense que
1 ' "on aime pour entendre une voix familifere murmurer ce que!
ne dit pas Dieu" (p. 342). Aprfes avoir d6couvert la nature ;
v6g§tale, elle choisit d'unir sa vie a l'homme qui lui dit
qu' "on aime pour avoir des enfants" (p. 283) et qui, par
consequent, se soumet aux lois de 1 'instinct de reproduc
tion.
La nature v6g6tale est done un stimulant du sixieme
sens, mais on verra plus loin, qu'en ceci, la nature animale
lui est sup6rieure et la complete.
Prealablement a 1'etude de la nature animale, rappelons
que la nature exterieure maritime a un role secondaire et
n'entre pas, par consequent, dans la structure congue par
Frangois de Curel, selon laquelle les natures v6getale, ani
male, et humaine sont en rapports etroits.
La Nature Animale
Les relations de Frangois de Curel avec les animaux
furent tantot celles d'un observateur, tantot d'un chasseur.
Dans ses personnages, il s'est plu a d6velopper l'une ou
1 'autre tendance, sans exclure totalement celle qui a le
role secondaire. La nature animale est done pr6sente dans
les pieces, vue sous deux angles distincts: 1 'animal en
tant que gibier et 1 'animal pendant le rut.
'................ ' 165]
Le Gibier
La presence de la for§t implique n6cessairement 1'amour
de la chasse, pour les hobereaux lorrains des pieces.
Dans Les Fossiles. trois chasseurs, d'esprit different,!
sont en presence. Le due de Chantemelle est un aristocrate
qui refuse de vivre avec son Spoque. Il ne peut admettre
que ses titres ne lui aient pas donn6 , de droit, acces aux
plus hauts honneurs. Entre son genre de vie et celui de ses
ancStres, la revolution a creus6 un abime. Tandis qu'il
s'adonne Sperdument a la chasse, il a moins le loisir de
songer a son "orgueil qui souffre." La chasse est aussi un
lien qui le rattache encore a la tradition de ses aieux. Il
justifie son existence en chassant, comme le faisaient ces
derniers. Faute d'etre un g£n6ral du temps de la royaute
mettant l'ennemi en pieces, il d6ploie toute sa farouche
6nergie contre les fauves de ses for^ts. "En arrivant au
bois, ce matin, nous avions plus de trente sangliers au rap
port ... Nous devions faire une boucherie de tous les dia-
bles" (II, 173).
Son fils, Robert, n'est pas moins passionn6 de chasse
que lui, mais il ne voit pas le gibier seulement comme
1 'animal qu'on abat par plaisir ou par dfesoeuvrement. Il
6prouve, a l'affut dans "l'6paisseur du fourr§, un sentiment
d'inconnu," sup6rieur au plaisir de tuer. Robert est sen
sible a l'harmonie des mouvements de 1 'animal et "esp&re une
apparition faunesque." Il aime 1 'animal pour lui-meme, et
166
il devient de plus en plus conscient que sa jeunesse aupr&s j
des b§tes de ses for£ts a largement contribu§ a forger son
caractfere.
Le garde Nicolas est le troisi&me chasseur important de|
la pi&ce. Pour lui, le gibier est ce que le troupeau est auj
berger. Il en a la responsabilit^ et songe avant tout au
nombre de betes signalSes au dernier rapport et a leur
taille. La chasse est, a ses yeux, un mode de vie adopts,
avant lui, par son p&re et ses arri&re grands-parents qui,
n'en doutons pas, furent aussi gardes-chasse.
Chez Prosper Charrier, le garde du comte de Miremont
(R.L.), veiller sur gibier n'est pas seulement une occupa
tion atavique, c'est une passion personnelle. Il en parle
avec chaleur, maintes occasions. A Mariette, qui demande
des nouvelles de Prosper et de son gibier, Robert Charrier
r6pond: "Il s'en occupe jour et nuit. On ne met pas les
pieds dans la foret sans le rencontrer. Partout ou l'on va,
il est la. Il est amoureux de ses betes" (IV, 125).
On devine que le comte de Miremont s'adonne volontiers
a la chasse, mais au moment ou 1 'action a lieu, il est pr§-
occupS par 1 'exploitation des ressources minSrales de ses
domaines. C'est avec amertume qu’il s'incline devant le
progr&s, mais du moins, il l'accepte alors que le due de
Chantemelle refusait de le voir. La chasse et le gibier
font partie de sa vie, mais doivent passer temporairement au
second plan.
167
Jean a §t€ un chasseur pr^coce dont le temperament
s'est forme en parcourant la forSt et en attaquant le gros
gibier. Devenu adulte, il evoque le souvenir de sa prime
jeunesse et s'apergoit alors qu'il a mal compris sa vocation
en devenant le d6fenseur du proletariat plutot que son chef:
Rappelez-vous le petit animal de proie que j'etais
dans mon enfance. Chasseur cruel et passionne, poignar-
dant d'une main deja ferme les sangliers et les cerfs.
(IV, 166)
Jean reste toute sa vie, sensible a la beaute de la nature
vegetale, mais il n'en est pas de mdme pour les betes de la
foret. L'animal des bois n'est pas pour lui, comme pour
Robert (Fos.), "une vision faunesque," c'est un adversaire a
affronter. Par contre etant enfant, il faisait preuve d'une
profonde affection pour la petite chienne intr6pide qui
1 'accompagnait a la chasse, car elle partageait ses ins
tincts de chasseur.
Pour Michel Prinson (C.A.) les fauves des forets
d'Afrique n'ont pas cette beaut6 intrinseque que leur trouve
1'EuropSen qui les approche pour la premiere fois. Michel
ne songe qu'a assouvir sa soif de pouvoir et de carnage en
tuant zebres, antilopes, lions, 6l6phants et gorilles.
C'est le seul chasseur pour qui la poursuite du gibier n'est
pas une tradition familiale, et c'est aussi le plus insen
sible et le plus cruel. En §voquant ses souvenirs de chasse,
Michel r6vele inconsciemment jusqu'ou est all6 son d6sir de
domination et d'actes de cruaut6 .
168
Hubert de Piolet (I.S.) est grand amateur de chasse
comme Robert (Fos.) et Jean (R.L.), mais ce n'est 1^ qu'une
de ses occupations, puisqu'il s'adonne ggalement a la cul
ture et i i l'61evage. Lorsqu'il se lance a la pour suite d'unj
j
sanglier ou d'un cerf, c'est un chasseur inlassable qui
court a travers la for§t pendant une journ6e entifere, s'il
le faut. De son contact constant avec les betes, il tire
des enseignements r6alistes sur la vie en g6n6ral, et sur la
mort:
Je tue beaucoup d'animaux, des cerfs, des sangliers ...
dont les corps s'aplatissent dans des flaques de sang.
Je vois naitre et mourir betes et gens. Je sais que pen
dant le milieu de la vie nous nous 61evons infiniment au-
dessus de.l'animal mais nous partons de lui et nous le
rejoignons a la fin. (VI, 291, 292)
Hubert est le seul chasseur qui se double d'un observateur,
en ce sens qu'il compare l'homme a l'animal.
On constate done que le gibier captive 1'int^ret des
protagonistes qui ont appris a le poursuivre depuis leur en-
fance. II fait partie de leur existence et est une des rai
sons de leur attachement a la vie champetre et a la tradi
tion familiale.
Le Rut
II faut rappeler ici "Le Pont des soupirs" compost par
Frangois de Curel pendant sa p^riode d '61oignement de la
sc&ne. C'est le point d 'aboutissement d'observations accu-
mulSes pratiquement depuis l'enfance, sur le rut des animaux
de la for§t, auxquelles §taient venues s'appliquer, plus
tard, les lois du maintien de la race humaine. Rappelons
6galement qu'il serait errone de chercher un emprunt de
1'auteur aux ouvrages scientifiques de l'6poque. Ce n'est
que longtemps apr&s avoir fait ses remarques qu'il prit con-
naissance des theories scientifiques qui avaient 6te eta-
blies, auparavant, sur le m£me sujet, par Darwin et ses
disciples.
La piece dans laquelle le rut tient la plus grande
place est L'Ame en folie, pi&ce au titre symbolique qui met
en sc&ne "11Scroulement" du "Pont des soupirs." Des con
siderations plus braves sur le rut se trouvent egalement
dans les pieces qui la precedent et dans celles qui la sui-
vant, comme nous le verrons.
Frangois de Curel centre ses observations sur "les so-
ci6t6s de mammiferes oti chaque individu doit repousser les
empi&tements de ses cong6neres, ce qui etablit entre eux et
lui des rapports dont 1 'incertitude favorise le dSveloppe-
ment de chaque sujet et tend a son perfeetionnement" (V,
203). Entendons par la, notamment, la place de la loi du
plus fort pendant le rut.
On doit ouvrir une parenthese sur "1'ing§niosit6 col
lective" des abeilles qui font contraste avec les manuni-
f^res. Chez les abeilles du savant Theodore de Monneville
(Fig.), "la preoccupation d'essaimer leur enl^ve, pour un
instant, toute mechancete" (I, 256). Le savant est amuse de
constater que les personnes de son entourage ne presentent
pas en cela, de resseniblance avec les abeilles. La repro
duction des abeilles ne reviendra pas dans les pieces pos
ter ieures.
Paul Moncel (F.S.) est un autre chercheur qui est le
premier a parler du rut des mammif&res et de sa parents avec
le sixi&me sens. Son ami, le cond6dien Jean Cervier, se
basant sur les femmes qu'il fr^quente, lui dit:
Je suppose que la femelle agressive appartient exclu-
sivement a l'esp&ce humaine. Les femelles d'animaux ont
toujours l'air de fuir l'approche du mSle. (IV, 285)
Mais Paul le d6trompe:
Ne vous y fiez pasi Chez les animaux, le male, averti
par son flair que l'heure des amours est proche, n'attend
pas qu'elle soit sonn6e pour solliciter sa belle, qui,
relanc6e trop tot, se sauve. Mais a la minute pr6vue par
la nature, la fugitive s1arrlte. Alors elle est un peu
la, je vous assure. (IV, 285)
En revenant de promenade, Paul et Marie se sont arr£t§s pour
observer une vache cherchant a attirer 1 'attention d'un
jeune taureau:
Pour commencer, la vache, par petits coups amicaux,
cognait de son front 1 'adversaire, lequel accueillait
mollement ses avances et faisait mine de s'Eloigner; mais
alors, la vache lui barrait le passage et, ou qu'il se
tournat, mettait sa croupe en travers. Le taureau, trop
enfant pour appr§cier, reculait. Quant a sa compagne,
elle ne jouait plus. Peu ^ peu, elle se transformait en
vache enragSe. Ses coups de corne devenaient rudes:
"Tiens, voila pour toi que je prenais pour un taureau, et
qui n'es d§cid§ment qu'un veau!“ (IV, 314)
Cette scfene est a peu prfes semblable ci la lutte int§rieure
entre Marie et Paul, l'une cherchant a montrer ses senti
ments et ses d^sirs, et 1 'autre faisant semblant de ne pas
s'en apercevoir.
17l]
Marie est all&e flaner au Jardin des Plantes ou elle a ob
serve l'effet binifique de la captivity sur les instincts
des bites. Elle reve de pouvoir aimer et §tre aimie de
Paul, tout en controlant 1'impituositi de ses instincts,
grace aux principes civilisis qu'elle a regus:
En passant le long des grilles derriire lesquelles
grondaient des monstres, je me disais: "Du temps des
Gaulois, il y avait, a l'endroit ou je suis, une immense
forit oii l'on risquait d'itre divori par des fauves pa-
reils a ceux qui dardent sur moi ces regards firoces. A
prisent, on les frSle sans craindre une igratignure. Le
progris a converti le sanglant repaire en pittoresque
basse-cour. J'ai iti semblable c i la forit dangereuse;
me voilck pacifiie comme ce pare ou les miaulements fous
et les mugissements ne font plus peur parce que, o, mer-
veille.' les animaux y font 1'amour en cageJ ... Toute
la sagesse de la vie tient en ce peu de mots. (IV, 347)
La Fille sauvage prefigure la discussion de L'Ame en folie
dans laquelle Justin Riolle oppose le rut animal a la pas
sion humaine. II veut en diduire 1 1 explication du maintien
des belles espices qui, par ailleurs, laisse de cdti leurs
variations, propres au darwinisme.
Dans un ouvrage intituli, lui aussi, L'Ame en folie,
Justin a tenti, comme Frangois de Curel dans "Le Pont des
soupirs," de "construire 1 'amour humain sur la furie sen-
suelle de nos cousins les grands mammifires" (V, 300). Les
sentiments amoureux chez les humains, sont en quelque sorte
"le rut de l'Sme" pendant lequel l'Sme et le corps sont
d'ailleurs en friquent disaccord. C'est la conquite de la
raison qui met l'homme en conflit avec le joug imposi par ses
sens, situation inconnue de l'animal. Justin ne nie pas que
la bite soit douie d'intelligence, mais, contrairement a la
172]
raison humaine, son intelligence collabore au triomphe de |
I1instinct. L'Stre humain, au contraire, cherche dans
1 'exaltation des sentiments, a masquer le mat£rialisme de
ses d£sirs, d€sirs qui le mettent au niveau de l'animal. En;
traitant plus loin de la nature humaine et du sixi&me sens,
on verra le rapport de ces theories avec les personnages de
la pi&ce. Quant aux lois du rut, Justin a pu noter parmi
les mammif&res de la foret, qu'elles se ressemblent, sans
distinction d'esp&ces. II donne l'exemple des cerfs et des
biches. II a souvent §t§ present au combat de deux cerfs
pour un groupe de biches et rapporte que les uns et les
autres ne font qu'obSir instinctivement et fidfelement a ce
que la Nature exige d 1eux:
Pendant la bataille, les biches broutent le petit
trifle blanc de la prairie, parfaitement indiffSrentes
aux p§rip£ties de la lutte. Le plus fort les aura: c'est
rfeglS d'avance. La nature s'est r6serv6 de choisir a
leur place. Elies ne sont ni curieuses, ni pr6occup§es
d'une decision qui, fatalement, satisfera leurs instincts
..., mficanisme merveilleux qui assure la victoire au plus
digne de perpStuer dans la race ses qualit6s de vigueur
et d'6nergie. (V, 305)
Le dramaturge F61ix Dagrenat (C.G.) a fait jouer sa
derni^re pifece dans sa ville natale, au cours d'une tournee.
Alice, qui est un amour de jeunesse de F61ix, a vu la pi&ce
et trouve chez ce dernier, des ressemblances avec son pro-
tagoniste qui parle du rut des animaux et admire la perfec
tion de 1 'organisation des soci6t6s animales, en comparaison
avec le d^sordre des soci6t6s humaines:
II remarque en passant que, chez les animaux, les
grands mSles vivent solitaires et ne rejoignent le
troupeau, pour y r&gner en maitres, que pendant une
courte saison d'ivresse. Comme on sent qu'il envie cette
sagesse des bites, alors que condamni au regime des hu-
mains, il souffre et fait souffrirj (VI, 70)
Hubert de Piolet (I.S.) connait tous les angles de la
vie des animaux, y compris le rut. Il ne parle pas ouverte-
ment de ce dernien cependant, car il s'adresse & une jeune
fille. II montre toutefois, a Hortense, que les bites,
elles aussi, sont capables de sentiments:
Mime a l'icurie, 1'amour ne se prisente pas unique-
ment comme un acte physique. Entre animaux naissent les
affections les plus pures. J'ai eu deux chevaux ... Ils
trainaient depuis vingt ans la mime charrette, mangeaient
au mime ratelier. Ils ne s'itaient jamais quittis. L'un
d'eux est mort d'un coup de sang, 1 'autre a refusi toute
nourriture et s'est laissi crever de faim. (VI, 288)
Plus loin, Paul est surpris d'apprendre de la bouche
d'Hubert, que sa jument nouvellement acquise, va avoir un
poulain. Il s'itonne que le vendeur ne lui en ait rien dit.
Le jeune homme lui explique comment ont lieu les accouple-
ments: "Il n'en savait probablement rien lui-mime ... Dans
les grandes icuries, les palefreniers s'amusent a faire des
mariages, sans 1'assentiment du patron" (IV, 335). Hubert
est le seul protagoniste des pieces a s'intiresser a la re
production chez les animaux domestiques parce qu'il est ile-
veur. Dans tous les autres cas, il s'agit du gros gibier
des forits de Lorraine, puisque les personnages sont soit
des chasseurs,soit des observateurs et quelquefois les deux
ensemble.
174
!
La Nature Humaine
Deux categories de sens entrent en jeu pour la nature
humaine. II y a d'abord les cinq sens, qui furent exposes
au Chapitre IV. En nous fournissant d'une part une connais-:
sance precise des natures v6g6tale et animale, ils rendent
aussi possible une meilleure connaissance de l'etre humain
qui poss^de d 1indeniables lien avec elles. D 1 autre part, la
faculte humaine de sentir les impressions physiques inte-
rieures, telles que la poussee de 1 'instinct et le desir des
plaisirs de 1 'amour, est fournie par le sixi&me sens.
La Connaissance de l'Etre Humain par 1'Observation
de la Nature Ext6rieure
Les personnages des pieces ont g6n6ralement devant les
yeux le spectacle quotidien des plantes et des b£tes. Aussi,
ont-ils recours a des comparaisons avec les unes et les au-
tres, lorsqu’ils d^sirent donner une image concrete d'un
sentiment ou d'une id6e. Ces comparaisons sont souvent
brlves et peuvent revetir la forme concise de maximes, dont
on denote l'abondance dans le th6citre de Frangois de Curel.
Quelquefois aussi, ce sont d'amples paraboles, dont quatre
d'entre elles sont particuli&rement remarquables (Chapitre
IV). II convient d'inclure ici les remarques ayant trait a
1 'amour-sentiment seulement.
Louise, qui joue le role de conseillSre dans La Danse
devant le miroir, cherche des comparaisons avec la Nature
pour aider Paul Br6an et R6gine a se comprendre mutuellement
1751
Rappelons deux de ses remarques:
La magnificence des mots accompagne 1'amour comme le
tonnerre suit 1 'eclair.
L'ame ressemble c i une for&t qui, de loin, forme un
bloc verdoyant et superbe ... (I, 150, 151)
RSgine entraine son fiance a la campagne dans l'espoir que
le spectacle de la Nature lui rendra sa joie de vivre:
"Puisse la paix des champs se communiquer a nos amesJ ...
Toute la nature vous conseillera d'espSrer" (I, 170).
L 1 Episode du "petit merle" (E.S.) symbolise la tris-
tesse d'une vie sans liberte. L'oisillon que Barbe a trouv§,
sera dor^navant condamne a vivre en cage. Julie sent que sa
vie au couvent est comparable a celle qu'aura le fragile
animal. Aussi choisit-elle de le tuer, geste qu'elle aurait
6galement pour elle-meme, si la religion ne la condamnait a
vivre malgre tout.
La nature v€g6tale, d'autre part, rappelle c i . Julie,
plus que toute autre chose, les.souvenirs du passe. En re
gardant les arbres et les massifs de fleurs, elle comprend
son erreur lorsqu'elle avait cru que vingt ans d'exil au-
raient efface du paysage 1 'image d'instants fugitifs et dou
loureux .
La longue et belle tirade de Robert (Fos.) comparant la
for^t et la mer, nous r6vele les deux aspects antagonistes
du temperament du jeune homme. Il est a la fois fortement
attache a la tradition et interess6 par 1 1avenement d'une
societe qui est vou6e a la detruire. Il conclut: "Il faut
176
me plaindre, 6cartel6 que je suis entre le forestier et le
marin, l'homme des futaies et l'homme des vagues" (II, 226).
Pour Robert et Claire, la Nature est si vivante qu'ils
1 'humanisent par des comparaisons qui montrent cette fois,
les differences de temperament des deux jeunes gens. Claire
dit a son fr&re:
Le recif qu'on voit la-bas, ... il m'interesse avec
son aiguille de pierre qu'on croit voir chanceler sous
le choc des vagues, comme un pScheur debout dans l'eau.
(II, 222)
Robert retorque:
Plutot comme un berger gardant ses blancs moutons*.
Voyez, le troupeau gambade! (II, 223)
Lorsque Robert avoue a sa m^re qu'il aime H§l&ne depuis deja
longtemps, la duchesse lui dit qu'elle avait remarqu6 , en
effet, un changement d'atmosphere au chateau, sans parvenir
a 1'interpreter. Robert lui explique la situation en ayant
recours a un symbole de la Nature:
Nous avions du bonheur de quoi remplir la maison.
Quand une riviere inonde la campagne, est-ce qu'on voit
ou est son veritable cours? Vous etiez dans un deborde-
ment de tendresse, sans pouvoir en decouvrir la source.
(II* 169)
Robert voit ses parents semblables aux nobles arbres de la
foret, qui sont pour lui des modeles de perfection: "Vous
etes des rustiques, droits et sains comme les h^tres a
l'ecorce claire" (II, 227). Apr^s que toute la famille de
Chantemelle a consenti a se sacrifier pour perpetuer le nom,
grace au fils de Robert, ce dernier puise dans la Nature le
symbole de leur geste: "On a fauch6 toute la prairie pour
sauver une petite fleur!" (II, 254).
Dans L1Invit6e, on relfeve une seule comparaison oia la
Nature sert k caractSriser un 6tat d'Sme. Elle a d6ja 6t§
donnfie dans un autre contexte. Anna de Gr6court dit a ses
filles, au moment de les reprendre aupr&s d'elle, qu'elle
est devenue incapable d'amour, mais non de dSvouement: "Je
suis comme les vieux saules creux: le bois mort du coeur
n'empiche pas les branches de verdir et les oiseaux d'y
trouver un abri" (III, 126).
La Nature, bien qu'absente du d6cor sc^nique de La Nou-
velle idole. n'en est pas moins pr^sente sur les l&vres des
personnages et surtout sur celles d'Albert Donnat, qui
cherche a sonder les myst^res de l'univers en s'appuyant sur
des ph6nom£nes naturels concrets. Il y a tout d'abord, son
c^l^bre "Apologue des Nenuphars" sur lequel il serait super
flu de revenir. Il fait Sgalement plusieurs comparaisons
entre la nature humaine et la nature extSrieure afin d'il-
lustrer sa pens6e et de la rendre ainsi plus claire:
Le m^decin ... fait de la mort un petit animal fami-
lier qui rSjouit les salles d'hopitaux, gambade sur les
lits, chatouille les infirmieres, casse les lunettes des
professeurs, ... un singe tout a fait drole. Qui en au-
rait done peur? (Ill, 215)
On doit trimer pendant des ann6es sur les besognes
les plus intellectuelles, avec la stupide patience du
boeuf ... Pourtant, il arrive un moment ou il faut lever
la t§te et regarder autour de soi, sans cela notre beso-
gne, si intelligente qu'on la suppose, ne nous 61&ve
vraiment pas assez au-dessus du boeuf qui laboure, ind§-
finiment r6sign£, la m£me sillon. (Ill, 216)
Albert dit encore, a son collegue, le psychologue Maurice
178
Cormier:
Ce formidable besoin de survivre qui 6mane du jeu de
nos organes, suppose forc6ment une survie. Pauvre roseau
pensant, dont les racines s'enfoncent d§sesp6r§ment c i la
recherche d'un sol eternel, de quel droit vous, darwiniste
convaincu, lui refusez-vous l'eternit6? (Ill, 218)
Toute mar6e denonce au-delci des nuages un astre vain-
queur; l'incessante mar6e des Sines est-elle seule a pal-
piter vers le ciel vide? (Ill, 250)
Albert pose done les donn6es des probl&mes humains en s'ap-
puyant sur la Nature. Mais, comme 1'auteur lui-m^me, il
suspend son jugement faute de preuves scientifiques.
La parabole qui illustre le titre du Repas du lion est
une comparaison entre les espSces animales et les classes
sociales humaines, ainsi qu'on l'a explique au Chapitre IV.
Jean de Miremont est celui qui, dans la piece, doit rede-^
couvrir son veritable temperament. Les comparaisons avec la
Nature sont done faites par les divers personnages, en vue
d'6clairer son caractere. "Il est rageur comme un petit
coq," nous dit le garde-chasse Prosper (IV, 55). Sa soeur
Louise lui fait remarquer: "Ton bonheur est de vagabonder a
l'aventure comme un faon libre et insouciant dans sa foret"
(IV, 83). Puis, apr^s que plusieurs ann£es ont passe, c'est
le tour de son beau-fr^re, Georges, de lui rappeler que son
temperament d'elite le dSsigne pour dominer, tout comme les
grands arbres par rapport aux arbustes:
Le devouement, la charit6 , en fortifiant les ames qui
les pratiquent, favorisent des eians dominateurs, comme
celui du rameau qui accapare le soleil. (IV, 106)
Louise evoque l'enfance forestifere de Jean qui ne l'a pas
179
pr6par6 a se sacrifier, mais au contraire commanders
II s'est form§ au contact des forestiers et des buche-
rons qui l'ont fait rude et ambitieux comme les grands
chines de nos bois. Comme eux il se laisse envahir par
des plantes parasites. La sensiblerie, la pitife, ce sont
pour lui le lierre et le gui. (IV, 111)
Lorsqu'enfin Jean prend sa place de chef, c'est qu'enfin il
voit r£trospectivement combien sa jeunesse au voisinage des
grands fauves des for§ts de Lorraine, a fagonn£ son carac-
tfere. La r6alit§ lui est apparue, et il s'exclame:
Rappelez-vous le petit animal de proie que j ntais
dans mon enfance. Chasseur cruel et passionn£ ... N'ai-
je pas quelque mSrite a 1 'avoir d6guis6 pendant des an-
n6es en philanthrope doux et compatissant? (IV, 166)
De nombreuses ann6es passent encore, pendant lesquelles les
mines de Jean ne cessent de prosp6rer grSce a l'habilete de
sa direction et au travail de ses ouvriers. Il peut alors
conclure, en comparant les hommes aux abeilles, que son re
virement a 6t6 salutaire pour lui-meme et pour 1 'humanity,
qui a besoin d'etre convenablement dirig6e pour prolifSrer
et prosp6rer en m§me temps: "Il en est des soci6t6s hu-
maines, comme des colonies animales: plus il y a de bouches
a nourrir, plus la ration de chacun devient plantureuse"
(IV, 191).
Dans La Fille sauvacre, la nature humaine est au premier
plan, comme on a pu en juger pr6c6demment. Le sixi&me sens
en est 1 'aspect principal, mais il n'est pas le seul.
Paul Moncel est un pal^ontologiste venu en Afrique
comme explorateur. Il croit a la th^orie de Involution,
appliquSe a l'homme. Il desire verifier ses hypotheses en
180
tentant de dScouvrir les ossements d'un homme primitif, &
mi-chemin entre l'animal et l'homme d'aujourd'hui. II est
done venu vivre temporairement parmi les sauvages, afin de
conduire ses recherches:
C'est le dSsir de contempler nos frferes a l'Stat de
nature qui m'attirait chez les sauvages. ... En Studiant,
un peu partout, les anciens repaires, on a reconnu que
sur toute la surface du globe, les hommes ont commence
par Stre de rudes sauvages. Les uns ont, par la suite,
beaucoup changS; ... les autres demeurent comme de som-
bres tSmoins du passS ... La succession des creatures sur
notre planSte forme une longue chaine qui, partant du
vermisseau le plus rudimentaire, s'est dSroulSe pendant
des milliers d'annSes jusqu'a l'homme. (IV, 270-271)
Marie, qui est passSe de l'Stat sauvage a celui de civili-
sSe, est pour Paul la personnification de 1'humanitS traver-
sant un cycle de son histoire. Il lui explique en outre ce
qui, a son avis, est a l'origine de l'homme, e'est-a-dire
l'animal qui a SvoluS trSs progressivement:
Sais-tu Marie, que tu es 1'arriSre-petite-fille d'un
atome de gelSe retractile qui a StS la bSte primitive,
et qui, de transformation en transformation, a fini par
engendrer l'homme? Tu n'es done qu'un animal du plus
recent module. Lorsque je dis qu'il faut dompter la
brute qui est au fond de ton etre, je n'emploie pas une
mStaphore. La brute y est ... GrSce a 1'hSriditS, il
n'est pas une cellule de ton individu qui n'abrite un an-
cetre a Scailles, a plumes ou a fourrure. Les nobles
contours de nos personnes enveloppent un troupeau qui
s'agite, aime et gronde. N'est-il pas vrai que ce matin,
dans la forSt, tu as tressailli de joie a la vue du gi-
bier? C'Staient les bStes parquSes en toi qui exultaient
au voisinage des betes Sparses. (IV, 333-334)
On sait grS a Justin Riolle (A.F.) de ne reprendre les
idSes Svolutionnistes de Paul, que dans la mesure ou elles
ont trait uniquement au maintien de 1'espSce! Lui aussi, a
son sujet d'observation, en la personne de son Spouse
181
Blanche, qui traverse une crise de sensuality et que la mo
rale lui permet de vaincre.
La parabole du "Petit coucou" 6nonc£e par Paul Moncel,
illustre la possession de la foi. Selon lui, elle empSche
la d£chyance de l'homme sur lequel p^sent, comme on vient de
le voir, les h^r^dit^s les plus primitives.
Plus tard, Marie, reine des Amaras, est redevenue
paienne. Son animalit§ primitive reparaxt presque simul-
tanSment apres qu'elle soit retomb6e sous 1 'influence de la
Nature africaine indompt6e. Tandis qu'elle s'appr^te a
venir en visite officielle a Paris, elle commente les re
marques de la presse sur 1 'annonce de son arriv6e, ou on la
voit compar^e a l'hyene:
"Le Figaro" me souhaite une amere bienvenue dans un
article qui a pour titre: "L'hyene a l'Elysye" ... Le
chroniqueur ... explique bien la jouissance que j'6prouve
a ricaner comme l'hyene, sur la proie que je d§vore.
Cela ne me d6plait pasJ (IV, 396)
L'apologue de "L'aigle des grands sommets" (C.A.) ex
plique le titre de la piece, dont le theme principal est la
poursuite de la gloire. Autrefois, Michel Prinson s'est
laiss§ emporter sur ses ailes d^ploy^es, et dans ce moment
d'ivresse, le jeune officier a oubli6 la soumission qu'il
devait a sa patrie. Son frere, Bernard Prinson, est un po-
liticien qui, lui aussi, reve d'etre emporty par un puissant
"coup d'aile" de l'aigle de gloire.
Hyiene, l'enfant naturelle de Michel, est une jeune
fille yievye au pensionnat, qui en sort pour la premiere
182
fois et qui compare sa timidity a celle d' uune chouette
qu'on pousse hors de son abri en plein soleil. Elle se dan-
dine d'une patte sur 1'autre en roulant de gros yeux" (V,
144) .
Justin Riolle (A.F.). on l'a vu plus haut, a observe la
nature animale afin de mieux comprendre la nature humaine
sous deux aspects: la formation du caract&re humain et la
preservation de la race. Nous examinerons ici le premier
aspect.
Justin a veilie a 1'education de sa ni&ce Rosa, qu'il a
recueillie a l'age de trois mois. Il esperait parvenir a
deceler en elle le developpement de 1 'esprit humain en s'ap-
puyant sur des comparaisons puisees dans sa connaissance de
la nature animale, mais le myst&re est reste intact:
Un petit animal vient au monde arm6 d'instincts qui
le rendent aussi debrouillard que l'adulte, au lieu que
Rosa n'etait, dans les bras de sa nourrice, qu'une larve
inerte. Mais dans son regard ne tardait pas a s'§veiller
une curiosity: elle d6couvrait l'univers et devant elle
s'ouvraient les perspectives infinies qui sont le domaine
de l'etre pensant ... La petite Rosa, des qu'elle a pu
manifester un sentiment, avait une ame. J'imagine qu'elle
a v6cu la p^riode vou6e & 1 'instinct dans le sein de sa
mfere et qu'au moment ou elle est arrivfee parmi nous, elle
a brusquement gravi 1 'Echelon sur lequel elle nous rejoi-
gnait. (V, 314)
Justin instruisit la fillette en lui enseignant a connaitre
la Nature autour d'elle: "Aupr&s de moi, tu as appris a ne
pas regarder une rose comme un objet charmant, mais a la
considerer comme ta soeur en 6clat et en beautfe" (V, 269).
Au moment de l'feclosion a la vie passionnelle, Rosa tomba
amoureuse de son oncle, tout comme pr§c6demment, Marie de
183
Paul (F.S.)♦ Justin en conclut que ceci achevait d'aneantir
sa comparaison entre le regne animal et 1 'Homme, vis-a-vis
de la preservation de la race, qui en depend:
Elle avait fait un choix qui, au point de vue des doc
trines transformistes, etait simplement idiot et qui ve-
nait se loger dans sa cervelle sans avoir le moindre an-
c^tre parmi les penchants des mammif^res dont est sortie
l'humanite. (V, 315-316)
L'amour-sentiment, reposant sur une admiration de 1'intel
lect, comme dans le cas de Rosa, ou sur des gouts mutuels et
une entente harmonieuse, Justin ne le condamne certes pas.
II sait parfaitement qu'une union heureuse ne saurait avoir
d'autre base et, son mariage avec Blanche en est pour lui la
preuve. Cependant, ce qui l'inquiete, c'est le sort reserve
a la beaut6 humaine lorsque 1 ‘attraction physique cesse de
prSsider a la formation des couples:
Les animaux rScoltent la beautS parce qu'ils sement la
vigueur corporelle; les humains sont laids parce que l'in-
firme beau-parleur, souvent admis a les fabriquer, sSme
sa disgrace. (V, 309-310)
Avec 1'etude du sixieme sens proprement dit, nous verrons ce
qui, pour Justin, sauve l'homme de la dSgSnSrescence.
En dehors de 1'apparition du sentiment amoureux, qui se
substitue a 1'animalitS sexuelle, Justin formule aussi
l'origine de l'amour filial:
Souvent, je me reprSsente les premiers hommes ... Je
songe a ce que ces demi-brutes ont du remporter d'ob
scures victoires avant d'installer dans leurs consciences
a peine ebauchees les sentiments dfesormais inseparables
de nos ames. Ils ont transforme en amour filial la goin-
frerie satisfaite du petit jouant avec la mamelle de sa
mere. (V, 364)
184
F61ix dagrenat (C.G.) fait des comparaisons entre la
nature exterieure et la nature humaine spirituelle, sans
qu'il s'agisse, cette fois, de 1 *amour. Il dit a la come
dienne Armande: "Au moment ou vous m'avez reveie que j'e-
tais auteur dramatique, vous avez fait sauter un barrage qui
retenait captive une source prete a jaillir" (VI, 60). , En
observant les effets de brouillard et de soleil sur les raon-
tagnes, Felix fait un rapprochement avec le pass6 et les
souvenirs:
N'y a-t-il pas la une image de ce qu'est pour nous,
le passe? Retournons-nous vers lui. Que voyons-nous?
Un brouillard que percent de rares points lumineux qui
sont nos grands souvenirs. (VI, 109)
L'aigle, symbole de gloire, qui sert d'embleme au Coup
d 1aile, r6apparait ici pour concr6tiser la gloire et 1 'apo
gee litteraire de Feiix, lorsqu'il arrive S . la fin de sa
carri^re dramatique. Son fils Bernard, lui sugg&re un de
nouement glorieux et enigmatique pour sa derni^re pi^ce,
laquelle ne satisfait pas F61ix:
Compare-toi a l'aigle emporte si haut par son vol que,
seul, au-dessus des nuages, il est tout a coup saisi du
vertige et perd sa direction. Quel beau denouement pour
ta "Comedie du Genie" que ce vol eperdu a travers les
astres! (VI, 121)
Hubert de Piolet (I.S.) puise largement sa connaissance
de la nature humaine, des comparaisons qu'il a pu etablir
avec les vegetaux et surtout les betes.
Pour apprecier Hortense, il ne s'interesse ni a son in
struction, ni a sa classe sociale, comme on pourra en juger:
f
Lorsqu'il s'agit d'estimer une femme, je fais le tour
de sa personne avec des yeux d'Sleveur. ... Supposons que,
traversant une prairie, je rencontre une jolie pouliche,
croyez-vous qu'avant de declarer qu'elle me plait, je de-
manderai si elle sort de l'6curie du riche ou de 1 'Stable
du pauvre? Mon coup d'oeil d'Sleveur et un cri d'admira
tion! (VI, 249)
II a remarquS Sgalement que 1 *affection existe entire animaux
aussi bien qu'entre etres humains. Hubert a StS plus d'une
fois dSpassS de ruse par un animal qu'il chassait toute la
journSe, sans parvenir a l'attraper. Il sait aussi que la
bete est quelquefois d'une stupiditS dSsarmante. Il donne
l'exemple d'une meute mal dressSe qu'il dut abattre: chaque
fois qu'un chien Stait abattu, les autres se prScipitaient
sur lui joyeusement, comme ils avaient coutume de le faire
avec le gibier.
En voyant mourir betes et hommes, Hubert cherche a per-
cer le mystSre de 1 'existence de l'Sme. Il a notS, la aussi,
qu'au moment du dernier souffle, les yeux de l'animal et de
l'Stre humain revetent le meme "miroitement bleu de l'acier
poli.” Il est arrivS a en conclure que l'ame n'est pas un
monopole humain:
Pendant le milieu de la vie, nous nous Slevons infini-
ment au-dessus de l'animal, mais nous partons de lui et
nous le rejoignons a la fin. Il poss^de, dans une mesure
a peine perceptible, la faculty de comparer, de raison-
ner. Cela suffit pour le ranger c i notre bord. S'il est
vrai que la mati&re ne peut exScuter aucune operation
spirituelle et que ce soit le privilege exclusif des ames,
je suis oblig6 de reconnaitre que les animaux ont une
6bauche de nos ames. (VI, 292)
Quant a l'£ternit6 , Hubert l'entrevit un jour de printemps
dans la foret en fete. Elle lui apparaxt de nouveau quand
186
il discerne au fond des yeux d'Hortense la lueur du d6sir
dont celle-ci n'est mime pas encore consciente. II illustre
done ici une th6orie formulae par Justin Riolle (V, 364).
Lorsqu'Hortense lui confie sa deception devant 1*indiffe
rence amoureuse de Roger, il compare son trouble a un phe-
nom&ne qu'il a observe dans le r&gne vegetal:
Oui, on reste tout nigaud devant la personne distraite,
avec un coeur gonfie comme si on allait pleurer, un coeur
qui ressemble a ces gros bourgeons bourr6s de toutes les
richesses du printemps, qui n'attendent qu'un rayon du
soleil d'avril pour edater en fleurs. (VI, 299-300)
Ces bourgeons pr^ts a s'epanouir au soleil nous rappelent
"L'Apologue des Nenuphars" (N.I.) qui ne s'appliquait pas a
la quete d'un avoeu amoureux, comme ici, mais a celle d'une
verite supreme.
L'oncle Paul Sautereau compare Hortense et Roger, dans
les bras l'un de 1 'autre, aux oiseaux exotiques des oise-
leurs qui, en se blottissant les uns contre les autres, se
sentent sans doute moins deracines. Roger n'est pas satis-
fait par cette explication. Il vient de trouver, pour sa
part, pourquoi il airae:
Vos oiseaux, douillettement tasses sur un perchoir,
n'ont pas ce que poss^de le dernier des humains, une con
science individuelle qui l'isole du monde entier ... On
aime pour entendre une voix famili&re murmurer ce que ne
dit pas Dieu ... Pour M. de Piolet, que la nature a forme
en vue de la reproduction, aimer, c'est livrer passage au
courant eternel qui charrie les generations. (VI, 341-
342)
La presence de la Nature dans La Viveuse et le moribond
y est presque exclusivement justifiee par les comparaisons
entre la nature humaine et la nature exterieure.
187
Soeur Marthe oppose l'homme qui, en apparence, ne peut
etre secouru, i un arbre inutile: "Celui qui, en pleine
agonie, a 6t6 sauv6 par une vision celeste, ne dqit pas §tre
traite comme un figuier sterile, bon ^ couper et I t jeter au
feu" (p. 8).
Lorsque Philippe blSme Odile d'etre aussi volage qu'un
colombe, celle-ci lui retorque, qu'elle en est une "sur la-
quelle aucune main ne se referme." Et elle continue: "Loxs-
que vous m'embrassez, vous ne reprochez pas a la colombe
d'etre trop apprivois6e" (p. 10).
L'abbe Lebleu cherche a faire sentir a Alice que son
temperament est propre a s'accorder avec celui de Philippe,
lequel se voit compare c i . un animal, beau et vigoureux:
Existe-t-il un etre plus rempli d'energie qu'un beau
cheval de course? Cependant un enfant le dompte. Phi
lippe est eclatant de vigueur animale, mais j'ai 1 'im
pression qu'en force d'ame, vous le surpassez infiniment.
(P. 22)
On doit rappeler ici la comparaison avec la nature v6getale
faite par Odile au sujet des malades qu'elle soigne a l'hos-
pice:
Ce sont de miserables creatures enlisees dans de pro-
saiques soucis et abruties par l'alcool. Quand elles
s'ouvrent a moi, je les compare a ces champignons dess£-
ch.es qui, lorsqu'on les dechire, se resolvent en une
vaine fum^e brune. (P. 23)
Dans Terre inhumaine, on ne peut citer qu'une seule
comparaison entre les etres humains et la nature exterieure.
C'est celle ou Paul compare sa rencontre avec Victoria, en
Lorraine occupee, a celle des "vapeurs qui la nuit, glissent
188
sur les prairies, s'abordent et se melent" (p. 70).
La derni^re pi^ce, Oracre mystique, n'offre aussi qu'une
comparaison avec les v6g6taux. Elle est faite par Clotilde
lorsqu'elle se r§incarne devant les yeux de Robert: "Tous
les enfants d'une m§me pays communient dans le pass&, de
merae que toutes les herbes d'une prairie se touchent par
leurs racines" (p. 19).
En r6sum€, les rapprochements entre la nature ext§-
rieure et la nature humaine, en excluant pour le moment le
sixifeme sens, sont nonibreux et r6v6lateurs pour les person-
nages. Ceux-ci, en effet, d6melent la complexity de leurs
probl^mes respectifs en se tournant vers la nature exty-
rieure et ses enseignements. Ils s'appuient sur des exem-
ples emprunt^s a la Nature pour analyser les sentiments
amoureux, qui distinguent 1'Homme de l'animal, comme dans
les pieces qui suivent: La Danse devant le miroir. L'Envers
d'une sainte, L1Invitye. La Fille sauvage, L'Ame en folie.
L'lvresse du sage. La Viveuse et le moribond, Terre inhu-
maine. D'autre sentiments, ainsi que de grands principes
humains, sont concrytisys,par des comparaisons avec la na
ture extyrieure. Ce sont: le role de l'yiite (Fos.), la
foi (N. I. ) . l'ygoisme fycond (R. L. ) . la gloire (C .A.) , 1' a-
raour filial et la morale (A.F.), le gynie (C.G.). Enfin,
dans deux pieces en particulier (F.S., A.F.), la nature ex
tyrieure et la nature humaine se voient rapprochyes et
longuement comparyes sous 1 'angle du transformisme.
189
Analysons maintenant la part de la nature extfirieure en
relation avec 1 *amour sexuel et la propagation de la race.
Le Sixi&me Sens
Dans presque toutes les pieces, 1'amour est au moins
present sous forme de conflits sentimentaux. Ce n'est que
dans quelques pieces qu'il s'agit en m§me temps de 1 'ins
tinct et de la sensuality. L'antagonisme du physique et du
spirituel en amour, cr£e des d6chirements entre les protago-
nistes et chez chaque individu en particulier.
La premiere pi^ce en date, La Danse devant le miroir.
nous donne d6ja une victime. C'est Paul Br^an qui, dans
l'amour physique, ne peut concilier l'adoration du corps hu
main qui est bientot suivie par une impression de d6gout.
C'est ce qu'il exprime a sa fiancee:
Vous n'avez pas appris que l'amour, aprfes nous avoir
emport6s dans le ciel, glorieux et purs comme des anges,
nous pr£cipite soudain sur le sol, changes en fauves
exaspyr6s, et que, dans ce d61ire ou l'animal succede au
dieu, nous trouvons une apre et triste volupt£ a trainer
dans la fange le dieu qui n'a pas pu rester maitre de
nous? (I, 107)
La jeune marine, Franqoise (Fig.). r£ussit a faire
abandonner a son mari la maitresse qu'il a depuis bien des
ann6es. Comment y parvient-elle? En se rendant indispen
sable, mais aussi en s'embellissant afin qu'il la d§sire
physiquement. Lorsqu'elle y est parvenue, elle se refuse
jusqu'a ce qu'il ait dSlaiss^ sa maitresse, et gagne ainsi
sa victoire.
L'heroine de L1Invitee. Anna de Gr6court, est une femme
190
chez qui le sixi&me sens prime l'amour maternel. Ajoutons
qu'elle n ’a aim6 qu'un seul homme, dont 1 'image a §vinc§ les
autres hommes. M^re de deux petites filles, elle abandonna
d6finitivement sa famille le jour oil elle apprit que son
mari avait une maitresse. Lorsqu'elle revient, sur 1'invi
tation de ce dernier, bien des ann&es plus tard, c'est
uniquement la curiosity de revoir Hubert qui l'amene. Or,
comme il a perdu tout son charme physique, Anna se sent sou-
dainement Iib6r6e et songe a s'occuper de ses filles.
Il est Evident qu'aucune restriction n'existe a l’Sgard
du sixi^me sens, pour les sauvages et les demi-sauvages que
Frangois de Curel met en scene dans La Fille sauvage. Le
roi des Amaras offre a son fils de jeunes prisonni^res pour
son s6rail. On les passe en revue en commentant leurs at-
traits physiques. On remarque que ces demi-sauvages restent
d ’une parfaite passivity, comme les biches d6peintes plus
haut, par Justin ( A.F.). Marie, la "fille sauvage," se sou-
vient de son enfance et de sa prime jeunesse, semblables a
celles des fauves de la fordt africaine. Sa mire 6tait
comme n 1importe quelle femelle animale, plus sensuelle que
maternelle:
Quand nous nous reposons, elle m ’abrite sous elle con-
tre le froid et les rafales, a moins qu’un homme ne l'ap-
pelle. Alors, subitement hargneuse, elle me repousse.
(IV, 350)
Lorsque Marie sort de 1'enfance, la Nature veut que commence
pour elle une vie sexuelle dans laquelle son choix personnel
n'a pas a intervenir:
191
Un jour, a l'6poque ou ma gorge commence a poindre,
une querelle furieuse met en Imoi tout le campement. Un
homme couvert de sang m'empoigne par les cheveux, m'en-
tralne hors du camp et me renverse sur la roche. Depuis,
je change souvent de maitre, au hasard des batailles.
(IV, 350)
Sur le bateau qui la ram&ne en France, Marie doit £tre
fouett^e, car elle poursuit les marins. Au d§but de son s§-
jour au couvent, tout homme, pr^tre ou m§decin, est oblige
de battre en retraite devant elle. Lorsque plus tard Paul
lui rend visite, elle a un moment de d6sir instinctif, en
s'approchant de lui. Il l'en gu^rit en lui faisant croire
qu'un coup frapp6 a la porte, a cet instant, est le signe de
la reprobation de Dieu. Lorsque Marie sort du couvent pour
venir habiter dans la propriety de campagne de Paul, elle
retrouve la nature extSrieure pour la premiere fois, depuis
qu'elle a quitte l'Afrique. En meme temps, le sixi&me sens
fait de nouveau sentir ses exigences. Mais cette fois, il
s'y m§le 1 'amour-sentiment qu'elle commence a 6prouver pour
Paul. Jean explique a Marie que 1'amour-sentiment, qu'elle
croit avoir dScouvert grace a la civilisation, n'est qu'un
faux raffinement cultivS par 1 'esprit afin de dissimuler la
supr£matie exerc6e sur l'etre humain par le sixi&me sens:
Les princesses les plus exquises, les dames aux airs
d§daigneux, font l'amour parmi les dentelles, comme tu le
faisais sous les halliers, au voisinage des ours. C'est,
vois-tu, qu'elles gardent au fond d'elles-m^mes une fille
tout aussi sauvage que tu as jamais pu l'etre ... Dans
ton couvent, on te pr§chait qu'il fallait anSantir 1 'im-
monde femelle; peut-§tre, jusqu'a ce matin, esp6rais-tu
y ^tre parvenue. Mais a peine avais-tu repris contact
avec la nature que tu l'as sentie pr^sente. Il y a un
instant, sur ce banc, a quoi revais-tu? Etait-ce a
l'amour des poetes? Non, ma petite I C'6tait a la ru6e
des b€tes dans les t6n&bres des fourr6s. Tu 6tais la
fille sauvageJ (IV, 321)
Bien que Marie trouve une base de v6rit6 dans les paroles de
Jean, elle continue a ressentir pour Paul un sentiment amou-
reux toujours plus fort, qui accompagne son amour physique.
Un jour, elle decide de lui declarer ses sentiments et elle
lui dit qu'elle ne croit pas que le sixi^me sens soit con-
damnable lorsque la civilisation rend l'individu capable
d'en controler les excess
O mon bon maitre, lorsque vous me reprSsentiez l'ani
mal tapi dans le bas-fond de mon §tre comme le grand en-
nemi, n'avez-vous pas exager6? Sont-elles mes ennemies,
les b§tes ancestrales qui ont tiss6 ma chair des fibres
de leur chair, et compost ma grandeur de leurs humbles
offrandes? Sans doute il a fallu mettre un frein a leur
fougue, mais est-il desirable de les anSantir? Certes,
la fille sauvage, turbulente comme une poign6e de singes,
n'Stait pas un modele; une momie n'en est pas un non
plus. Mon r§ve, c'est de laisser a chacun de mes ins
tincts concourir a ma f61icit§ en executant son petit
manege de b§te. Mon Education l'a plac§ derri&re une
grille. II ne peut pas nuire et il fait plaisir. (IV,
347-348)
Paul veut faire de Marie, non pas son Spouse comme elle y
aspire mais celle du nouveau roi des Amaras. La jeune fille,
d4sabus4e par 1 ’4croulement de ses espoirs, se laisse marier
a KigSrik. Avec le temps, elle parvient a oublier son amour
pour Paul et en m^jne temps la notion d'amour-sentiment.
Seul, le sixi^me sens existera d&s lors pour elle. Cepen-
dant, elle ne pourra jamais etre physiquement satisfaite, ni
satisfaire le roi, car 1 'esprit qui vit dor6navant en elle,
est un obstacle a 1'abandon total au sixieme sens. Kig6rik
fait part a son ministre, Totilo, de la frustration
193
sensuelle qu'il 6prouve dans ses relations avec la reine:
Quel dommage que je ne parvienne pas a oublier que sous
le corps il y a 1'esprit. Cet esprit devant lequel je
reste petit gargonJ Chaque fois qu'elle m'ouvre ses bras,
je me prScipite vers des bonheurs inouis; chaque fois que
je les quitte, je soupire: ce sera pour demaini (IV, 386)
Faute de satisfaire elle-m^me les dSsirs du roi, Marie pour-
voit volontiers a 1'enrichissement du harem de Kig6rik.
Pour sa part, elle cherche jusqu'aupres des soldats de sa
garde, la satisfaction qu'eux non plus ne parviennent pas a
lui donner.
La conclusion qu'on peut en tirer est celle-ci: Marie
repr£sente 1 'humanity qui, en se raffinant, a rendu le six-
ieme sens dependant de 11 amour-sentiment. Si ce dernier est
d£gu, les exigences de 1 'instinct sexuel restent sensible-
ment les memes, mais l'individu n'est jamais pleinement
satisfait.
Michel Prinson (C.A.) n'a jamais SprouvS de sentiments
amoureux et c'est pourquoi le sixieme sens est pour lui,
seulement la satisfaction de ses instincts. II consid&re
les femmes comme "de beaux animaux effront6s et dociles,
qu'on choisit, qu'on palpe, qu'on prend et qu'on laisse" (V,
311). C'est en vertu de ces id6es-la qu'il d£laissa, sans
scrupules, la femme qui lui avait donnS une fille.
Blanche Riolle (A.F.) au contraire, est une soeur de
Marie, en ce sens qu'elle ne peut dissocier en amour, 1'es
prit du corps. Elle est pr6occup6e, a la fois par la mora
lity de ses actes et par les sentiments amoureux qui les
dictent.
194
Justin, le mari de Blanche, observe le sixi&me sens
chez ceux qui l'entourent, encore davantage que ne le fai-
sait Paul (F.S.). II en sonde les rapprochements avec le
rut animal, dans le but de determiner les facteurs qui per-
mettent le maintien de la beaut6 de la race. II est arrive
a la conclusion suivante:
L'energie spirituelle qui rend les penseurs plus dis-
pos que les imbeciles, toute l'humanite en est plus ou
moins pourvue, et voila pourquoi elle se porte si bien.
Les combats des mSles pr£parent aux b§tes une posterite
bien musciee, les intercessions amoureuses qui determi
nant les consentements f6minins donnent aux enfants des
homines le privilege de se permettre tous les raffinements
de la luxure, les caprices de la volonte, les fantaisies
de 1'imagination, les tentatives de 1'intelligence, sans
que le maintien de l'esp^ce en patisse outre mesure.
(V, 311)
Justin remarque que Blanche a une nette attirance pour le
beau Michel Fleutet, qui est d'ailleurs plus jeune qu'elle.
Loin de lui reprocher un penchant en accord avec les lois de
la Nature, il observe ses reactions successives. Blanche
reconnaxt que Michel lui plait physiquement, mais elle ne
congoit pas la possibility de ceder a son instinct, alors
que son esprit le lui defend. Elle dit a Justin:
S'il m'arrivait de me jeter dans les bras de M. Fleu
tet, ce serait malgr£ moi, puisque je t'appartiens de
tout mon coeur ... Pourquoi me troubles-tu 1'esprit avec
ces id6es de paiens? Apr^s tout ce que j'ai entendu de-
puis ce matin, j'en arrive a me figurer qu'au lieu d'etre
Blanche Riolle, je ne suis plus qu'une menagerie de
singes, de porc-Spics et de biches. (V, 362-363)
Blanche ajoute un autre argument pour justifier sa lutte
contre ses instincts. ' C'est celui de sa conscience:
Que le bouc soit blanc ou noir, Riquette et Biquette
s'en moquent, pourvu qu'il soit bouc. Si je faisais
195;
i
1'amour avec M. Fleutet, mon corps tout seul s'en rejoui-
rait. Quant a mon ame, pour avoir permis a mon corps de
se conduire c h . la mani&re des chdvres, elle aurait un rude
compte a r&gler devant Dieu. (V, 362-363)
Justin r6plique en riant: "Mme Riolle mettant son orgueil
a rudoyer un corps qui la retient captive du regne animal,
c'est toute l'histoire de la morale.'" (V, 362-363). Blanche
ne cfede done pas a son attirance pour Michel, mais il n'en
est pas de meme pour Rosa, que le d6cor champdtre a m6ta-
morphos6e. Rosa comme Blanche, aime en effet, un homme cul-
tiv€. C'est un romancier c£lebre, qu'elle fr6quente depuis
plusieurs ann6es. Michel se faisant tres pressant, elle a
quitt6 Paris pour rester fiddle a L§on Fum6e. Mais, a peine
Michel l'a-t-il rejointe a la campagne, qu'elle oublie
1'homme d'esprit sup^rieur et physiquement quelconque
qu'elle aime, pour le beau Michel, Sclatant de santS.
On peut en conclure que 1'attitude de Blanche se rat-
tache encore a La Fille sauvacre en ce sens que Marie, elle
aussi, n'a jamais aim6 qu'un homme cultiv§, Paul Moncel.
Ii'amour exclusivement physique ne la contente pas et Blanche
sent, de meme, que 1 'attirance physique, qu'elle feprouve
pour Michel, n'est pas suffisante pour lui procurer le bon-
heur. Ces deux situations donnent la victoire a 1'homme
d'esprit.
Rosa annonce, au contraire, la situation de L'Ivresse
du sage, car elle oublie 1 'homme qu'elle aime pour ses qua-
litfes intellectuelles, en faveur de Michel, pour lequel elle
ressent avant tout, une attirance physique.
196
F61ix Dagrenat (C.G.) pense que 1'amour n'est qu'un
tissu d'illusions dScevantes. Cependant, la propagation de
la race est selon lui, une n§cessit6 dans la mesure ou elle
assure l'6quilibre de l'individu qui donne la vie:
Je ne compte nullement sur 1'amour, quel qu'il soit
... Mais, a cot6 de 1'amour, il y a 1'enfant ... C'est
lui que la nature exige impSrieusement de nos corps et il
est impossible que nos ames ne soient pas profondSment
influences par lui. Partout ou il rlgne, 1'esprit est
sain. (VI, 79)
F§lix est incertain de son g6nie de dramaturge et pense
qu'il le vivifiera en ayant un enfant, sans d'ailleurs se
condamner au mariage pour autant:
L'h6r6dit6 d'un pere trop raffing doit etre compens§e
par celle d'une mere ultra-simple.- Une campagnarde, pla-
cide, robuste, est tout indiqu^e. Je veux un rejeton
bien rabl6 . (VI, 81)
II d^couvre plus tard que ses hypotheses Staient fausses.
Alors que son g6nie est en d£clin, son fils, qui est 6gale-
ment devenu dramaturge, seirible en poss6der chaque jour da-
vantage, comme si un transfert avait eu lieu.
Dans L'lvresse du sage. Frangois de Curel a pour but de
faire triompher le sixieme sens chez une jeune fille, en lui
opposant 1 'amour-sentiment, inspirS par un homme instruit.
Hubert de Piolet est un hobereau d'apparence vigoureuse et
d'esprit mediocre. Quant a Roger Parmelins, il est beau,
intelligent et se livre presque exclusivement au travail de
1'esprit. Hortense est, pour sa part, "une jeune fille d'une
6clatante et sensuelle beauts," qui aime Roger, son profes-
seur de philosophie. Lorsqu'elle d6couvre pour la premiere
197
fois la vie champetre, le sixieme sens prend peu a peu en
elle, une vigueur inconnue jusque-la. Elle rencontre Hu
bert, qui fonde sa connaissance des moeurs humaines sur son
observation de 1'animal. En tant qu'61eveur, il pense qu'on
aime uniquement "pour avoir des enfants." D'abord moqueuse
a l'6gard de la simplicity d'esprit d'Hubert, Hortense prend
bientot gout a l'Scouter parler de la vie des hommes et des
betes, a la campagne. Elle d6couvre, grace a lui, que son
temperament ne saurait etre satisfait par les seuls plaisirs
spirituels que Roger peut lui offrir. C'est done Hubert
qu'elle ypousera, et Paul salue l'yvynement par ces mots a
l'adresse du jeune homme: "Ne songez plus qu'a l'ivresse
dont sortiront pour moi beaucoup de petits-neveux" (VI, 348).
Dans La Viveuse et le moribond. le fond du probl^me
pour Philippe et meme pour Alice, est de concilier le six
ieme sens avec leurs valeurs morales. Philippe est "6clatant
de vigueur animale" et le refoulement imprint^ a ses ins
tincts pendant la guerre, a produit ensuite un excis de
sensuality. Il n 1est plus maitre de ses passions comme au
trefois, et sa dybauche le remplit de mypris pour lui-meme.
C'est pourquoi il a songy au suicide. Alice, qui le sauvera,
est une jeune fille qui fut naguere trop mondaine et trop
lyg^re. Elle aussi a yprouvy un malaise devant son genre de
vie. Elle a cru pouvoir controler tous ses instincts et
toutes ses passions en entrant dans les ordres, comme soeur
de charity. A son insu, elle se dyvouait aux blessys, moins
198
par compassion que parce qu'ils 6taient de jeunes hommes
dont la vue plaisait a ses sens. Dans cette pi&ce, Francois
de Curel a choisi que le mariage de Philippe et d*Alice soit
le moyen qui leur permet de satisfaire leurs instincts mais,
pour reprendre une expression de Marie (F.S.), "en cage,"
plutot que librement, comme dans le cas de Rosa et Michel
(A.F.) ou meme celui de Marie et Jean (F. S.).
Paul Parisot et la princesse Victoria (T.I.) Sprouvent
l'un pour 1 'autre, une grande attirance physique a laquelle
ils cedent, alors que la guerre fait d'eux des ennemis.
Apr&s 1'abandon, ils savent assumer de nouveau leurs respon-
sabilit6 s r6ciproques, bien que Paul ait un moment d'hSsita-
tion. Victoria doit livrer son amant aux autoritSs alle-
mandes et il doit l'en empecher, pour sauvegarder sa mission
secrete pour la France.
On vient d'exposer les rapports qui existent entre les
natures v6g6tale, animale et humaine dans les pieces ou in-
tervient I1instinct sexuel. La nature extSrieure, constam-
ment f^conde et se reproduisant, stimule un semblable besoin
de reproduction chez les etres humains. Le physique est le
trait d'union entre la nature extferieure et la nature hu
maine. L'une et 1'autre aspirent a une unit6 qui est alors
congue comme une entity: la vie. Celle-ci assure la con
tinuation de l'espece ou de la race.
Le sixieme sens est ici, la marque d'un haut degr6 de
m^tabolisme, d'une saine jouissance de la nature ext^rieure,
199
comprenant 1'expansion maximum de tous les sens. Pour Fran
cois de Curel, le sixieme sens est dans l'ordre naturel; il
a done une large place dans la symphonie de la Nature.
L'auteur situe la vie sexuelle de l'homme dans le plan
unique de la sexuality universelle. Loin de pr6coniser son
refoulement, il d6sire que la beauts de la personne humaine
ne soit pas n6glig6e dans les choix amoureux. C'est elle,
en effet, qui assure l'harmonie de la race. N6anmoins,
1 'auteur sait que, m§me sans poss6der une beaut6 saine,
1 'individu est assurS de vivre, grSce au jeu de son intelli
gence. Sur le plan moral, 11 intelligence a le devoir absolu
de faire agir la raison et la volont6 afin de prfevenir les
abus causes par 1*instinct sexuel. Le sixieme sens ne se
distingue du rut qu'a ce prix, qui est celui de la dignit6
humaine.
Les personnages, qui entrent dans cette symphonie de la
Nature, se divisent en plusieurs groupes.
Les Categories de Personnages
On a pu constater que la plupart des personnages sont
infiniment sensibles a la Nature et vivent souvent en accord
avec elle. Ce sont des Obiectifs qui ont le sens de la vie
v£g6tale et encore davantage de la vie animale, car elle se
rattache plus directement a l'homme. Ils sont les specta-
teurs et les acteurs de la vie universelle. Ils accordent
leur sympathie et leur intSret aux plantes, aux animaux et
aux hommes. L'animal 6tant 11 incarnation la plus complete
200
de la vie dans la Nature, ils l'observent pour voir en quoi
l'homme s'en rapproche et s'en Sloigne.
Parmi les personnages qui entrent en relation avec la
Nature, on peut distinguer trois cat6gories principales.
Une quatrifeme cat6gorie, qui serait en dehors de cette
6tude, comprendrait la minority de ceux qui n'ont aucun rap
port substantiel avec la Nature.
Les Observateurs
Ils sont au nombre de treize. Ce sont des gens culti-
v6s de professions variSes. Certains observent en eux-m§mes
et autour d'eux pour tenter de r^soudre les conflits qui
les confrontent. D'autres s'int^ressent aux probl&mes des
personnages qui les entourent et les aident a les r6soudre.
Une femme joue le role d'observatrice et de conseill&re
dans La Danse devant le miroir. Louise, en effet, tente
d'§tablir une atmosphere de comprehension entre Paul et
R6gine qui se d§chirent mutuellement, tout en s'aimant.
Le second observateur est Theodore de Monneville (Fig.).
Cet homme d'une age avancS est pal§ontologiste de profession
et darwiniste par conviction. Il assiste aux conflits amou
reux entre Heifene, Frangois et Henri, et cherche a les
aplanir.
Albert Donnat et Maurice Cormier (N.I.) sont deux cher-
cheurs, l'un sp^cialiste du cancer et 1'autre psychologue.
Albert est particuli&rement sensible au spectacle de la Na
ture et lui reclame la clef des mystferes universels qui
201
assi&gent I1 Homme. Maurice est, comme ThSodore (Pig..), un
darwiniste convaincu. II fait reposer son observation sur
des bases exclusivement scientifiques. Son manque de flexi
bility le rend incapable de conseiller Louise Donnat qui est
venue lui demander assistance. Pour la m§me raison, il ne
r6ussit pas a comprendre le conflit int£rieur d'Albert.
Paul Moncel (F.S.) est un pal6ontologiste explorateur
et 6volutionniste. Il se rend en Afrique pour y observer les
sauvages au sein de la for€t vierge. Il 6choue dans sa
qu£te de preuves pour verifier ses hypotheses sur le trans-
formisme appliqu6 a l'Homme. Par ailleurs, il peut Studier,
en raccourci, les Stapes morales de l'humanitS qui, sortie
de la sauvagerie y retourne aprfes s'etre civilisSe. Marie
lui sert en quelque sorte de cobaye.
Justin Riolle ( A .F.) est aussi Svolutionniste, mais
d'une fagon trSs limitSe par rapport a Paul. Il borne ses
j
observations a la preservation de la race. Il assiste aux
conflits de 1'instinct et de la morale chez Blanche, tandis
que Rosa et Michel lui donnent le spectacle de 1'instinct
victorieux.
FSlix Dagrenat et son fils Bernard (C.G.) sont drama
turges. C'est chez FSlix que 1'observation s'exerce le
plus. Elle est introspective car il cherche a percer le
mystSre du gSnie en gSnSral et du sien en particulier.
Paul Sautereau (I.S.) dSmSle les problSmes amoureux de
son entourage avec une indulgence souriante qui rappelle
202
1*attitude de Theodore (Fig.) et de Justin (A.F.). Il as-
siste a l'6closion des instincts naturels de sa ni&ce, face
a la nature extSrieure. Il 1 'encourage a adapter ses pre
ferences amoureuses, en consequence. C'est ainsi qu'elle
rompt avec le philosophe Roger pour 6pouser le hobereau
Hubert. Roger est, lui aussi, un observateur, mais en vase
clos. C'est un professeur de psychologie, riche en th6orie
et pauvre en pratique, comme l'etait d6j£. le psychologue
Maurice Cormier (N.I.). Il est charge d'un cours en Sor-
bonne intitules "Pourquoi aime-t-on?" et il remonte jus-
qu'a 1'Antiquity pour en sonder les motifs. En dS]3it de ses
connaissances erudites, il se rSvele incapable de saisir les
aspirations amoureuses de sa fiancSe. Bien plus, il ne
trouve sa rSponse personnelle au problSme de 1 'amour, qu'a-
pr&s avoir dScouragS Hortense qui, finalement, l'abandonne.
L'abbS Lebleu (V.M.) sert de conseiller a Philippe et a
Alice. Il les aide a dScouvrir le fond de leur vraie nature
et a vivre en accord avec elle. Pour Philippe, cela signi-
fie que le mariage lui permettra d'assouvir ses instincts
sexuels, sans que ses valeurs morales ne s'en trouvent af-
fectSes. Pour Alice, c'est une question de d§couvrir sa
veritable vocation. Elle s'aper^oit, grSce a l'abbe Lebleu,
qu'elle doit renoncer a se faire religieuse et que le maria
ge est beaucoup plus en accord avec son temperament.
L'ecrivain Robert Petrel et le docteur Tubal (P.M.)
mlnent une vie paisible a la campagne, vie qui est momenta-
203
n6ment troublfee par la mort subite de Clotilde. Robert est
torturS par la pens6e que son Spouse lui Stait infidSle et
il cherche, en dehors de lui-m§me, a dissiper ses doutes.
II a, en effet, la conviction que Clotilde lui est apparue
pour lui dire qu'elle n'a aime que lui. De son cotS, le
docteur Tubal cherche a conseiller Robert dans son dSsarroi,
en restant sur un plan objectif. Il lui explique que son
subconscient lui a suggSrS cette apparition afin de le dS-
livrer de ses soupgons.
Parmi les Observateurs, on remarque qu'il y en a quatre
qui sont en meme temps Sducateurs: ThSodore (Fig.) a SlevS
sa niSce Frangoise, Paul Moncel (F.S.) veille a la formation
de Marie "la fille sauvage," Justin Riolle (A.F.) a SduquS
sa niSce Rosa en la mettant le plus possible en contact avec
la Nature, enfin, Paul Sautereau (I.S.) a pris en charge sa
jeune niSce, Hortense. On trouve un cinqui&me Sducateur qui
ne se range pas, cependant, parmi les Observateurs, c'est
Jean de Miremont (R.L.) qui a §lev6 Mariette Fidry dont le
pere est mort, en partie a cause de lui, pendant 1 'innonda-
tion de la mine.
Les Observateurs ont un int6r£t commun qui est celui de
la nature humaine. On a remarqu6 que certains, plus que
d'autres, s'appuient sur leur connaissance des natures v6g6-
tale et animale. Il apparait 6galement que les uns s'ob-
servent eux-memes [Albert Donnat (N.I.), F61ix Dagrenat
(C.G.), Roger Parmelins (I.S.), Robert Petrel (P.M.)J, et
204
que les autres exercent leur perspicacity sur les probl^mes
d'autrui [Louise (D.D.M.), Theodore (Fig.), Paul Moncel
(F.S.), Justin (A.F.), Paul Sautereau (I.S.), 1'abby Lebleu
(V.M.), le docteur Tubal (P.M.)].
Les Sensuels
Ils sont d'Sges varies et se rangent aussi bien parmi
les protagonistes que les personnages secondaires. Les per
sonnages jeunes ont une beauty saine et sensuelle qui an-
nonce qu'ils sont plus proches que les autres de la Nature
et en particulier de 1'animal. Ils aiment les plantes et
les betes.
Anna de Gr6court (Fig.) a quitty son foyer et ses deux
filles parce que son mari lui ytait infid^le. L 1 amour sen-
suel et possessif qu'elle feprouvait pour lui a 6t4 plus fort
que son amour maternel. Elle a, dfes lors, rejety le sixieme
sens, tout en continuant a appr4cier la society des hommes.
Son coeur volontairement endurci a un renouveau d1intyrSt
pour Hubert qui 1'invite, beaucoup plus tard, a lui rendre
visite. Avec le passage des annyes, cependant, il a perdu
son charme physique. Anna voit s'yvanouir, avec soulage-
ment, le dernier lien sensuel dont elle parait encore son
amour dyfunt.
Marie (F.S.) est nye dans une tribu de la grande foret
africaine ou la sensuality ytait enticement livrye aux ins
tincts. Amenye en France pour y etre yduquye, intellec-
tuellement et moralement, on lui apprend a livrer bataille a
205
sa sensuality. Lorsque la victoire semble assurfee, les cir-
constances la font retourner vivre au coeur de la forSt ou
elle est n6e, et sa sensuality ryaffirme ses anciens droits.
Rosa Romance et Blanche Riolle (A.F.) incarnent respec-
tivement 1 'abandon a la sensuality aprfes y avoir opposy ry~
sistance, et la victoire de la volonty sur la sensuality,
grace a la lutte intyrieure.
Hortense Terminaux (I.S.), comme Rosa, penche progres-
sivement vers la sensuality que sa nouvelle vie champytre
agace en elle, pour la premiere fois.
Victoria (T.I.) est une princesse allemande qui, en-
tourye de trop de protocole, n'a jamais su ce qu'ytait le
ryel plaisir des sens. Avec Paul Parisot, elle le dycouvre
a la faveur du pied d'ygality des relations qui s'ytablis-
sent entre eux. Victoria n'est pas, toutefois, une femme
faible, et elle redevient elle-meme apres la nuit qu'elle
passe avec Paul.
Alice de Segry (V.M.) est une jeune fille qui a des
valeurs morales tres yievyes. Elle a voulu faire taire ses
dysirs sensuels en se pryparant a devenir religieuse. A son
insu, pourtant, elle se dyvouait aux soldats, qu'elle soi-
gnait pendant la guerre, par attirance physique. Renongant
au voile, elle trouve son yquilibre en ypousant Philippe.
Les personnages secondaires fyminins sont des paysannes
que Curel agrymente d'une beauty sensuelle et robuste. Le
sixieme sens est un besoin naturel qu'elles acceptent sans
206
que I1esprit de morality ne vienne les tourmenter. Pour
elles, ce sont deux choses distinctes, car leur Education
frustre les empSche de voir la complexity des pensSes et des
actes humains. Ces personnages sont: Melanie (A.F.). la
jeune servante des Riolle; Angelina Pi6rrot (I.S.) une des
fermi^res de Paul Sautereau, qui a plusieurs enfants de
plres distincts; Catherine (C.G.), servante de F£lix et mire
de son fils Bernard.
Les personnages masculins, a 1'exception de Paul Bryan
(D.D.M.) et de Philippe (V.M.), n'ont pas de r6els conflits
entre leur sensuality et la morale. En ceci, ils different
done considyrablement de leurs partenaires femmes. Curel a
ainsi fait ressortir parfaitement en quoi se distinque,
gynyralement, 1 'attitude des hommes et des femmes devant le
sixieme sens.
Paul Bryan (D.D.M.) est trop fier et trop lucide pour
accepter de descendre au niveau de 1 'animal en mati^res
sexuelles. Il ne peut admettre de passer par des moments
d'extase auxquels succldent la cruauty et m^me le degout. Le
bonheur marital lui parait done impossible, bien qu'il aime
Rygine et en soit aimy. Il choisit de se suicider pendant
une phase ascendante, a 1'instant ou les yeux de Rygine ne
reflatent qu1 amour et dysir.
Dans La Fille sauvage, tous les personnages Amaras, qui
participent a 1 'action, sont sensuels sans que s'exerce la
moindre restriction morale, puisque ce sont des demi-
207
sauvages. La femme n'est qu'un objet de plaisir dont ils
ornent leurs harems. Le prince KigSrik est celui qui donne
l'exemple, en tant que fils de roi, puis monarque lui-m£me.
Quant au comSdien Jean Cervier, c'est un homme sensuel, ha-
bitu6 aux milieux de th6Stre. Il juge que la femme y est
g6n6ralement tr&s libre vis-a-vis du sixieme sens. Il re
cherche aussi les faveurs de Marie, "la fille sauvage,"
qu'il croit succeptible de lui procurer des plaisirs nou-
veaux.
Michel Prinson (C.A.) est un ancien officier qui, au
cours de ses campagnes militaires en Afrique, se livre aux
pires orgies sexuelles avec les indigenes. Il incarne en
quelque sorte, le soldat en pays conquis qui, depuis les
temps les plus reculSs, a parfois tendance ^ s'adonner au
viol et a la brutality.
Le dramaturge Michel Fleutet (A.F.) est un homme jeune
et s^duisant qui plait aux femmes et est attirS par elles.
Il presse la r6calcitrante Rosa de lui c£der jusqu'a ce
qu'elle abandonne volontairement toute resistance.
Hubert de Piolet (I.S.) est un gentilhomme campagnard.
Au voisinage constant de la vie dans la Nature, il a appris
a donner aux relations sexuelles humaines, un but semblable
au rut animal, qui est la propagation de la vie. Hubert est
parfaitement bien 6quilibr6 et ne se livre a aucun exc&s,
bien que ses id£es sur la sensuality soient tr^s libferales.
Philippe de Pommerieux (V.M.) est jeune, vigoureux et
208
sensuel. Son Education lui a inculqufe des principes moraux
qui se heurtent a sa sensuality. Celle-ci a redoubiy de
violence depuis la fin de la guerre, pendant laquelle il a
du la refouler. Sa conscience ne le laisse plus en paix de
puis qu'une jeune fille, dont il avait fait sa maxtresse,
s'est tu6e devant son refus de l'6pouser. Alice, la jeune
novice, le sauve du chaos mental oii il se d6bat. A sa re
connaissance pour Alice, se m§le bientot le d£sir. Lors
d'une conversation, il la saisit soudain entre ses bras. Ce
qui n'est que sensuality a cet instant, va se transformer en
amour et il ypousera Alice.
Paul Parisot (T.I.), avocat et confyrencier, est un
homme de tempyrament fort qui pourtant tombe presque victime
de l'amour, a la fois physique et mental. Il courtise
Victoria, son ennemie de guerre, afin d'endormir sa myfiance
et de pouvoir la tuer. Le succ^s de sa mission en dypend.
Mais une attirance physique irrysistible s'ytablit entre eux
et le matin venu, il ne peut se rysoudre a tuer Victoria,
qui est devenue sa maxtresse. C'est sa mfere qui doit le
faire pour lui.
On constate que les protagonistes fyminines de cette
catygorie sont des personnages militants. Elies ne s'aban-
donnent pas a leurs penchants sensuels mais veulent au con-
traire, les subjuguer. C'est a Blanche (A.F.) que revient
la plus belle victoire. Les personnages fyminins secon-
daires et les protagonistes masculins sont plus enclins a
209
admettre la loi naturelle de 1'instinct sexuel. Ce qui ex-
plique leur difference d ’attitude, c'est que les unes vivent
en communion totale avec la nature champStre, et que les
autres placent volontairement le sixieme sens au-dessus de
la morale parce que la society ne songerait m§me pas a les
en blamer, puisqu'ils sont hommes. On sent par la que, pour
Curel, la base patriarcale sur laquelle repose notre civili
sation est un fait accompli indiscutable.
Les Chasseurs
Ce sont des hommes d'action chez lesquels le spectacle
de la Nature stimule non pas le sixieme sens, comme chez les
personnages pr6c6dents, mais un instinct tout aussi primitif,
qui est celui de rivaliser avec le gros gibier. Ils ne se
sentent vraiment heureux que dans la foret. Les personnages
qui sont exclusivement des chasseurs ne se trouvent que dans
deux pieces: Les Fossiles et Le Repas du lion. Les autres'
compagnons de Nemrod du theatre de Curel, ont d'autres occu
pations qui sont encore plus importantes pour eux et les ex-
cluent done de cette catSgorie. Nos chasseurs sont les ho-
bereaux d'une part, et de 1 'autre leurs gardes-chasse.
Dans Les Fossiles, on nommera le due de Chantemelle et
son fils Robert. Le due considere la chasse comme un moyen
dSmocratique moderne. Il assouvit son besoin d*activity
physique, voire meme de cruautS, en tuant le gibier de ses
forets. Jean aime la chasse pour 1'action qu'elle procure,
210
mais aussi pour le plaisir de voir vivre les animaux dans
leur habitat.
Les chasseurs du Repas du lion sont le comte de Mire-
raont et son fils Jean. Le comte se doit d'etre un chasseur
du fait meme qu'il poss&de de vastes for^ts giboyeuses.
Cependant, il parle beaucoup moins de chasse que son pr6d6-
cesseur, le due de Chantemelle, parce que l'action est plus
directement centr6e autour de Jean. Dans Les Fossiles. le
p&re et le fils avaient des roles d'egale valeur. Jean est
epris de chasse depuis son enfance. Il Sprouve du plaisir a
voir des h#catombes de gibier. Pourtant, devenu adulte, sa
carriSre d'orateur travailliste, puis de directeur de ses
mines, ne lui accordent plus les loisirs d'autrefois. C'est
surtout sous forme retrospective que la chasse continue a
jouer un role influent dans sa fagon de penser.
Les gardes-chasse sont respectivement Nicolas (Fos.) et
Prosper Charrier (R.L.). Nicolas a un rdle tres efface,
alors qu'au contraire, Prosper devient une magnifique per-
sonnification du garde-chasse, par vocation. Les soins
qu'il prodigue a son gibier sont ce qui est le plus cher a
son existence, avec 1 'attachement qu'il voue a ses maitres.
Les chasseurs sont done des personnages moins nombreux
que les precedents car ils repr6sentent un mode de vie qui
existe a une echelle restreinte dans la societe moderne. Ce
sont des etres d'elite, jaloux de leurs traditions qui, mal-
gre eux, doivent progressivement ceder le pas au progres.
211
En appendice aux trois categories ci-dessus, il faut rap-
peler que certains personnages ont grandi en contact direct
avec la Nature et que leurs temperaments se sont orientes
cependant dans des directions distinctes, comme on a pu le
constater plus haut. Ce sont: Robert et Claire de Chante-
melle (Fos.), Therfese et Alice de Grecourt (Inv.). Jean et
Louise de Miremont (R.L.), Marie (F.S.) et Rosa Romance
(A.F.).
CHAPITRE VI
L'ART DRAMATIQUE ET LA NATURE
La Genese. le Fond, la Forme
II faut se pencher sur la genese des pieces de Curel
pour pressentir le rapport constant entre la creation artis-
tique et la Nature. Cinq de ses pieces illustrent nettement
cette technique et on les examinera plus avant sous 1 'angle
de l'art dramatique.
Le dramaturge nous a avou§: "Ma seule chance de trou-
ver quelque chose est de me laisser vivre" (V, 167). Or,
se "laisser vivre" consistait en une existence active dans
ses domaines de Lorraine ou la Nature etait sa plus fiddle
compagne. C'est au cours de parties de chasse solitaires
que 1 'inspiration jaillissait, le plus souvent, apres une
p6riode d'incubation latente. Alors, il rentrait en hate
jeter sur le papier l'esquisse d'une oeuvre nouvelle dont le
point de depart etait une situation dramatique:
D'habitude, lorsqu'un sujet me tente, je ne vois d'a-
bord qu'une situation th6atrale et c'est en l'exploitant
que je parviens plus tard aux consequences intellectuel-
les. (IV, 205)
Celui qui a une "situation th6atrale" pour base, possede un
sens ind4niable de la vie et du mouvement, indispensable a
212
213
la r^ussite d'une pifece. Cependant, le thSStre de Curel r6-
duit souvent 1 'intrigue au minimum afin de laisser le champ
libre a la pens6e sur laquelle 1 'attention du spectateur
doit se concentrer. Ce conflit entre l'action et la medita
tion, qui caract§rise la personnalite de l'6crivain, se re-
trouve dans 1 'intrigue de ses pieces et chez ses personnages:
"Des personnages se pr6sentent a mon imagination, passionn4s
et vibrants, mais tourment6s du d£sir de remonter aux causes
qui les font agir" (I, xxii). Ses personnages sont des
etres r§els qui vivent devant nos yeux. ConfrontSs par les
r£alites de la vie, ils se lancent en qu£te de la v£rit6 en
toutes choses. Ils incarnent les diffSrents aspects de la
nature humaine. Il leur arrive m§me de d§passer le cadre de
la vie pour sonder quelquefois les mysteres m§taphysiques.
Au moyen de 1'imagination, "la reine des batailles au
th6§ t r e , 1 1 auteur cr6e des situations dans lesquelles les
id§es et non les faits, sont a la base des antagonismes. En
d'autres termes, ce sont les passions des personnages qui
entrent en conflit, sans que les circonstances ext6rieures
aient a jouer un role important. Les personnages, qui sont
objectifs et r6alistes, mlnent une lutte int§rieure qui fait
l'objet de la pi^ce. Ils connaissent et aiment la nature
universelle. C'est grctce a ses enseignements qu'ils con-
cr6tisent l'abstrait, c'est-a-dire, les id§es. La Nature en
^Frangois de Curel, Discours de reception a l'Acad6mie
Francaise (Paris, 1919), p. 33.
xnouvement frappe tous leurs sens a la fois et fait naitre
une profonde Emotion, d'ou jaillissent images, comparaisons,
symboles et apologues.
L'art de Curel, qui est de d§nouer les situations dif-
ficiles par le renversement des id£es, est couronn6 par des
rapprochements avec la Nature. C'est, en effet, aux moments
d§cisifs dans les pieces que s'§panouit le lyrisme sugg§r6
aux protagonistes par la Nature. Les apologues en sont les
vivants t6moignages, mais ce ne sont pas des exemples isol6s,
ainsi qu'on I'a constats. La parent^ entre la Nature et
1 'Homme se prysente done sous forme d'une correspondance
poStique et intuitive entre la nature ext6rieure et la na
ture humaine. Ce que le dramaturge traduit par le lyrisme,
c'est une Nature r6aliste, vue et sentie par lui.
Sa prose est poStique et sobre. Les mots sont une mu-
sique pour l'oreille car sa sensibility les lui dicte devant
le spectacle de la Nature. Les verbes sont norabreux afin de
communiquer 1'impression d'une Nature en mouvement. La
phrase est yi6gante et en meme temps puissamment construite,
car elle a pour but de servir sa pens6e, qui est forte et
saine. La sensation et la pens§e entrent en parfait 6qui-
libre. C'est pourquoi son lyrisme, inspire par la Nature en
mouvement. ne retarde pas 1'action dramatique. Ce n'est pas
une 6vocation gratuite de la Nature, mais au contraire un
moyen de lever le voile de la vyrity. Le but de 1'auteur
215.
c '
est le perfectionnement d'un art "6galant la nature dans la
creation de la vie" (V, 269).
En marge de ce qu'on a vu sur la Nature et 1'art drama
tique en g6n6ral, nous devons indiquer brifevement ce que
2
Curel 6crivit au sujet des "conditions du th6Stre." Il en
donne trois: "l'unit6 de sujet," "son Evolution constante"
et celle de "s'adresser aux passions du spectateur, jamais a
3
son intelligence." On sait qu'en ce qui concerne cette
troisifeme condition, il rencontra des difficultSs person-
nelles entre la th^orie et la pratique. Il ajoute que: "La
loi essentielle, primordiale, du thSStre reste ... la pens6e
par 1 'Emotion," et que "le don du theatre," c'est "l'art du
raccourci, ... qui permet la deformation syst^matique, grace
a laquelle on peut, en une courte soir6e, donner le panorama
de toute une vie.Parmi les cinq pieces dans lesquelles
la Nature s'associe tr^s etroitement a l'action, il en est
deux qui sont, en effet, le panorama de toute une vie. Ce
sont: Le Repas du lion et La Fille sauvaqe.
2
Frangois de Curel, "Le M§tier Dramatique," Revue
Bleue, 17 aout 1901, pp. 204-205.
3
Curel, "Le Metier Dramatique," p. 204.
4
Curel, "Le M6tier Dramatique," p. 205.
Les Personnages et la Progression Dramatique
On analysera ici 1*Evolution du protagoniste le plus en
rapport avec la Nature dans: Les Fossiles. Le Repas du
lion, La Fille sauvacre, L'Ame en folie et L'lvresse du sage.
Ailleurs, la Nature joue un r61e £pisodique, quoique trls
important, comme on l'a constate. Pour cette raison, cepen
dant, elle n'est pas le facteur principal, tant dans la
peinture des caractlres que dans la progression dramatique.
Les cinq pieces ci-dessus pr6sentent un certain nombres de
points communs quant a la presence de la Nature, sa presen
tation et son role. Rassemblons-les d^s maintenant avant de
prendre chaque piece individuellement.
La forme dramatique ne permet pas de rendre la Nature
sous forme d 1ensembles descriptifs, comme dans le roman.
Curel ne les eiimine pourtant pas totalement. Bien au con-
traire, il les situe d'une fagon strategique avant une crise
on un revirement psychologique. Get 6panchement lyrique qui
provient d'une vision rSaliste de la Nature, Sieve 1'atmos
phere de la pi^ce a un haut degr6 d'idSalisme. II renferme
la clef du conflit de valeurs qui est le motif mdme de 1 'in
trigue. II donne du relief a 1 ’Slargissement de ce conflit
qui lui fait directement suite:
1. Robert de Chantemelle (Fos.) compare longuement la
mer et la forSt (Acte I, sc. 2, pp. 224-226). Elies sym-
bolisent rSciproquement la dSmocratie pour laquelle il a des
sympathies et 1 ’aristocratie a laquelle il appartient.
217
Lorsque dans les seines suivantes, il d§couvre la menace qui
p&se sur l'avenir du dernier des Chantemelle, il n'h6site
pas alors a rejeter d6finitivement toute id£e d6mocratique.
2. Dans l'apologue du "lion et des chacals" (R.L..
Acte III, sc. 4, pp. 158-159), le chef d'entreprise et les
ouvriers se trouvent ainsi personnifi^s par Jean de Miremont
qui montre par-lcL son revirement psychologique. La vie des
bdtes est pour lui la meilleure source a laquelle puiser
afin de comprendre la complexity des relations humaines. Le
serment de sa jeunesse, qui le lie a la cause ouvri^re, lui
p^se dor6navant. Cet apologue annonce sa prise de pouvoir
immediate lorsqu'il se voit bientot dSlivr^ de son engage
ment (sc. 6) .
3. La longue promenade de Paul Moncel et de Marie a
travers la campagne (F.S.. Acte III, sc. 1, pp. 311-314) il-
lustre la fusion de la nature ext6rieure et d'un id£al mys
tique dans 1'esprit de Marie. La jeune sauvage a maintenant
atteint un niveau de civilisation qui est le plus heureux de
toute son existence. Elle possede une foi panth6iste pro-
fonde et elle commence a dycouvrir 11 amour-sentiment. Ce
passage, d'un haut lyrisme, prypare la premiere crise, dont
elle sortira cependant victorieuse. A la scfene suivante, en
effet, Marie perd la foi.
4. Les pages consacrles au rut puis a l'yducation de
Rosa, au contact de la nature (A.F.. Acte II, sc. 2, pp. 299-
316), sont en meme temps qu'un vaste tableau de la vie des
218
champs, 1'expos^ des theories de Justin sur la selection
naturelle. Leur lien avec 1'action est de faire pressentir
ci Blanche le mystere de ses reactions physiologiques et psy-
chiques. Au cours de la scfene qui suit, elle exprime pour
la premilre fois son gout pour la beaut6 plastique mascu
line .
5. L’Evocation d'un matin de printemps en for§t, faite
par Hubert (I.S., Acte III, sc. 4, pp. 325-326), lui assure
d6finitivement la pr6f§rence d'Hortense, au detriment de
Roger. A la fin de la sc^ne, profitant de 1'impression
qu'il a produite, il n'h^site pas a lui demander de l'Spou-
ser, bien qu'elle soit fiancee avec Roger.
Dans les tableaux de la Nature, comme ceux qui pr6-
c&dent, de m§me que dans les allusions braves, qui sont les
plus fr^quentes (voir Chap. V) , la quality de la peinture
repose sur des principes identiques. La tirade d'Hubert
nous servira a illustrer cette peinture puisque L'lvresse du
sage repr^sente la derniere 6tape d'une fusion qu'on pour-
rait appeler nature-action. C'est aussi la mieux adapt^e
aux conditions du theatre. La peinture du tableau forestier
est, en effet, breve en m§me temps que suggestive:
... je p6n6trais, au soleil levant, sous les futaies de
notre pare. Les oiseaux, dans l'all§gresse du r6veil,
se renvoyaient les gazouillements, les roulades, les cris
joyeux. Leurs vives poursuites m 'effleuraient le visage
et les remous de leurs coups d'ailes, en agitant les
branches, faisaient pleuvoir sur moi de lourdes gouttes
de rosSe. Les herbes mouill^es lancaient d'ardentes 6tin-
celles. (I.S., pp. 325-326)
219
Ce qui frappe tout d'abord, ici comme ailleurs, c'est que
1 'ensemble ne semble £tre que mouvement: mouvement des
oiseaux, des branches, des gouttes d'eau. C'est la 1'ori
ginality de Curel qui, en animant la nature extyrieure, lui
fait coiranodyment passer la rampe. La description correspond
a ce qu'on a vu au Chapitre IV au sujet des sons ("gazouil-
lements," "roulades," "cris") et de la lumiyre ("ardentes
ytincelles"), tandis que la couleur reste absente. Cette
peinture est ygalement personnelle et ryaliste parce qu'elle
est le fruit de la propre observation de l’ycrivain. 11
reste fiddle a la chose vue et yvite ainsi l'ycueil de la
superficiality ou tombe souvent le simple amateur de la Na
ture. Bien que la peinture soit particuli^re, en ce sens
qu'elle est inspirye par des visions lorraines, elle il-
lustre, grace a son pouvoir suggestif, les idyes univer-
selles que dybattent les protagonistes. Dans le cas d 1Hu
bert, par exemple, "l'enchantement," "le dyiire pur et dyii-
cieux," "la prodigieuse ymotion" qu'il a ressentie devant la
nature extyrieure lui sugg^rent l'idye d'yternity. II a
yprouvy la meme sensation d'exaltation apr^s avoir vu Hor-
tense et croit que cette fois, il a dycouvert 1 'amour vyri-
table. On constate done une double union du ryalisme et de
l'idyalisme. Deux visions ryalistes, celles de la nature
extyrieure puis de la jeune fille, qu'Hubert a comparye a
"une jolie pouliche," provoquent a leur tour deux visions
idyalistes, celle du mysticisme panthyiste et du mysticisme
220
amoureux. Ce dernier implique le myst&re de la vie, qui est
transmise en procr^ant. Une telle association du r6alisme
et de l'id€alisme est un autre trait personnel a I1art dra-
matique de Curel et a son propre caract&re. II concretise
ainsi le conflit permanent de la nature humaine qui est par-
tag^e entre le monde concret de la nature universelle et des
lois qu'elle lui impose, et par ailleurs, le monde abstrait
de la pens£e qui lui commande de s'ylever sans cesse.
Robert de Chanternelie
Les Fossiles est la premiere piece dans laquelle le
caract&re du personnage principal, Robert de Chantemelle,
est marqu€ par la nature extyrieure. Dans ce drame de I'or-
gueil de la race, le due de Chantemelle ne recule pas devant
l'amoralisme afin de faire entrer dans la famille un enfant
qui perpStuera le nom. La vie de Robert auprls de la Nature
annihile son individualisme pour donner la premiere place a
la voix de la race. Le fond du drame qui s'abat sur le
jeune homme, est r^sum^ par la duchesse qui s'adresse ainsi
a son mari:
Si vous aviez consenti a quitter vos bois pour vivre
une partie de l'ann§e a Paris, ... Robert, au lieu de
s'enterrer a la campagne, pour s'y p6n6trer de la mylan-
colie du passy, serait probablement mariy et je ne vous
verrais pas ryduit a introduire un petit fils de contre-
bande. (Acte I, sc. 9, p. 190)
Robert, en effet, a concentry toute son activity et son af
fection sur la foret et le gros gibier.
Au cours du premier acte, qui reprysente 11 exposition,
221
son gofrt pour la chasse et la Nature, delate & chaque ins
tant. Lorsqu'il fait son entr6e (sc. 3) ses premieres pa
roles sont pour envier son pSre qui est en train de chasser.
Robert sait maintenant qu'il va mourir de tuberculose et,
avec regret, il rappelle z i sa soeur les jeux champGtres de
leurs jeunes annSes. A peine le due est-il de retour que
Robert lui demande: "Qu'avez-vous tuS?" (sc. 5, p. 173).
Puis, commentant l'Stat de sa santS, il dit a son pfere:
"Pas fort du tout, papa. Nous ne tuerons plus de sangliers
ensemble" (sc. 5, p. 176). Lorsque le garde-ehasse, Nico
las, fait son entrSe, Robert le salue par ces mots: "Bon-
soir, Nicolas, vous avez des sangliers?" (sc. 6 , p. 177).
AprGs nous avoir ainsi familiarises avec le terffpSrament de
Robert et son gout extreme pour la Nature, Curel prepare le
noeud de 1 'action: HSlSne a StS la maitresse du due et de
Robert, un enfant est n£, le due exige que son fils Spouse
HSlene afin de rendre 1'enfant dSpositaire du nom. Lorsque
cet acte se termine, Robert accepte le mariage par amour.
Le second acte est tout en action et la Nature passe au
second plan. On assiste aux conflits de volontSs et de pas
sions entre les personnages. La premiere crise Sclate lors
que Claire prStend s'opposer au mariage. Elle querelle son
frfere a ce sujet et celui-ci lui oppose 1 'instinct paternel
qu'il sent en lui:
Si dans nos longs corridors dSserts on entendait tout
a coup des cris d'enfant, est-ce que tu n'en serais pas,
222
malgr£ toi, joyeuse? Rien que d'y penser, j'en suis tout
secoiiSJ Que veux-tu? L1 instinct! (sc. 1, p. 201)
Il faut insister sur le fait que Robert d6montre, ici encore,
qu'il fait passer ses sentiments amoureux et paternels avant
l'avenir du nom. Claire, cependant, n'admet le mariage
qu'aprfes avoir convaincue par le due que 1 'enfant as-
surera la survie des Chantemelle.
Au troisi&me acte, l'harmonie semble etre revenue.
Robert et H§l&ne sont maintenant mariSs et passent l'hiver
pr&s de Nice, en compagnie du b6b6 et du reste de la fa-
mille. Loin de ses Ardennes natales, le temperament de Ro
bert 6volue vers un plus grand libSralisme que favorise le
spectacle de la mer. Il desire qu'apr&s sa mort, H£lfene et
1'enfant ne soient pas soumis au f6odalisme des Chantemelle.
Il r§ve a une d^mocratie dans laquelle 1 1aristocratie ces-
serait de jouer le r6le de fossile d'un autre age, pour
prendre une part active au progr&s. Son fils ne devra done
pas mener la meme vie que lui. Cette remarquable Evolution
de l'ame de Robert atteint son apogee dans sa longue compa-
raison entre la for§t et la mer (sc. 2, pp. 224-226). Le
conflit entre "l'homme des futaies" et "l'homme des vagues"
s'exprime et se r6 sout dans une envol£e lyrique. La seconde
crise delate aussitot aprls et cause son revirement psycho-
logique. Le due ayant appris que Robert a 1'intention de
soustraire 1 'enfant a leur tutelle, il d6truit son id6al en
avouant qu'HSlene a §t6 sa maitresse. Alors, Robert se
tourne d6finitivement vers la tradition que repr6sente leur
223
titre nobiliare et les domaines de Chantemelle. "Ne pensons
plus a nous, sauvons le petit Henri. Il est toute la fa
mine, " dit-il (sc. 9, p. 241).
Le denouement du quatrifeme acte nous apprend que
Robert a voulu revenir mourir au milieu de la Nature qu'il a
tant aimfee et prfes de ses ancStres pour lesquels il a re
nonce a tout. Il meurt en sauvegardant la tradition, et son
fils sera instruit dans le m§me esprit. La pi&ce s'ach&ve
sur la derniere phrase du testament de Robert, qui r6sume le
sacrifice de la famille entifere pour l'avenir de 1 'enfant:
"On a fauch6 toute la prairie pour sauver une petite fleur'"
(sc. 8 , p. 254).
Jean de Miremont
L'evolution du temperament de Jean, dans Le Repas du
lion, s'op^re inversement a celle de Robert. Il y a d'abord
sacrifice de sa part, puis revirement vers "l'egoisme f6-
cond." C'est done un drame de la lutte des idees du pro-
tagoniste, en m§me temps que celui du conflit entre le chef
d'entreprise et ses ouvriers.
Le premier acte contient 1'exposition et la premiere
crise de conscience. Avant m§me que Jean, alors §g€ de
quinze ans, entre en scene, le garde-chasse Prosper nous
dScrit son attachement a la foret et son int§r£t pour les
betes qu'elle abrite. Jean, dit-il, est "un petit animal
des bois," "rageur conune un petit coq," chasseur hardi et
inlassable (sc. 2). Lorsqu'il survient (sc. 3) il
224
s'enquiert de sa chienne qui n'est pas rentr6e la veille au
soir apr&s une partie de chasse. Au cours des seines sui-
vantes, Jean s'entretient tour a tour avec les autres per-
sonnages. Ce faisant, il confesse qu'il reve de mourir
glorieusement pour de grandes id6es. Or, la mort de l'ou-
vrier Fidry, pendant 1'innondation de la mine qui a 6t6
caus£e par Jean, d6clenche chez 1'adolescent une premiere
crise de conscience. Un peu plus tot, sa soeur l'incitait
a 1 'action en disant: "N'auras-tu d'autres satisfactions
ici-bas que d'assassiner quelques pauvres chevreuils?"
(sc. 8 , p. 83). Cette fois, Jean croit avoir trouvS sa voie
et, sous 1 'emprise de 1 'Emotion, il fait le serment de se
consacrer & la cause ouvri^re, afin de racheter son homicide
involontaire.
Au second acte, Jean a trente ans. Apr^s 1'accident,
il a renoncl a sa vie libre dans les bois de Miremont, et
s'est enferm£ au college afin d'Studier sans relache. Puis,
guid§ par l'abb§ Charrier, il est devenu orateur ouvrier.
Ses discours remportent chaque fois plus de succls et malgrS
cela, il sent croitre en lui un malaise ind§finissable. Ses
paroles sont plus inspir^es par 1 'esprit que par le coeur.
Tel un com^dien, il observe l'effet que ses propos produisent
sur l'auditoire et la satisfaction qu'il 4prouve est celle
d'une victoire personnelle. Il trahit done involontaire-
ment, sa promesse de renoncer a toute gloire pour lui-m§me
et de devenir l'apotre de la pens6e ouvri&re. Pendant la
225
longue sc&ne 1, sa soeur et son beau-fr&re, Georges,
l’aident a pressentir les causes de cette seconde crise de
conscience. Georges, qui dirige les usines de Miremont, est
persuade que le chef d'entreprise, en fournissant du travail
aux ouvriers, fait davantage pour 1 ‘humanity que l'apotre
des masses. Quant a Louise, elle rappelle l'enfance de Jean
qui I1a pr6par6 a n'dtre pas autre chose qu'un chef.
Georges conclut:
L'^nergie accumul£e pendant sa jeunesse aventureuse,
il l'emploie a vaincre ses instincts, au point que, n6
pour Stre un f6odal, oppresseur du peuple, il est apotre.
(Sc. 1, p. Ill)
Cette r6v61ation prepare le revirement de Jean qui ne renie
pas cependant son serment d'adolescence.
Le troisi&me acte se passe trois mois plus tard. Jean
a 6volu£ et se prepare a faire un discours devant les ouvri
ers de Georges, qui l'en ont pri6 . Afin de leur parler im-
partialement, il renonce a sa part des usines de Miremont et
demande a possdder en dchange la houilli&re que Georges
s'apprete a acheter dans le Limbourg beige. Il ne desire
garder de Miremont que ce qui a pour lui un attrait cham-
p§tre et sentimental: "Je voudrais rester propri6taire de
la for£t du Seigneur, ... elle est ... sauvage comme autre
fois. Mon enfance enti&re s'y prom^ne encoreJ" (sc. 2,
p. 144). L'Evolution psychologique de Jean atteint son som-
met dans la sc&ne du discours aux ouvriers, qui contient
l'apologue du lion et des chacals (sc. 4, pp. 158-159).
C'est dans le r&gne animal que cet homme, sensible a la
226
nature extyrieure, trouve les comparaisons qui illustrent
ses id6es. Les ouvriers, trahis dans leurs espyrances,
partent furieux et vont assassiner Georges en signe de re-
prysailles. Ce coup de thydtre dygage Jean de son ancien
serment et il annonce qu'il prend la direction des usines de
Miremont.
Le quatri^me acte est un ypilogue philosophique car le
dynouement dramatique est a la fin de l'acte prycddent. On
pryvoyait dyja que Jean ferait un chef remarquable puisque
c'ytait la sa vyritable vocation. Il n'est done pas sur-
prenant de le retrouver trente ans plus tard, a 1 'apogye de
la ryussite. En travaillant pour lui-mdme, il a assury ain
si la prospyrity de ses ouvriers. Il est exigeant mais
juste et c'est avec fierty qu'il entend dire a ses employys:
"Nous sommes sous la griffe du lionJ" (sc. 1, p. 178). Il
peut done conclure que la vie des betes, qu'il a observye
durant son enfance, lui a ryvyiy que chez l'homme dgalement,
la forte natality engendre une plus grande activity, afin de
pourvoir a 1'accroissement des besoins matyriels. A son
tour, la plus grande activity de la masse, permet aux chefs
de mieux prospyrer et d'octroyer, en consyquence, une plus
large part des bynyfices.
Marie
La Fille sauvage est un drame philosophique qui, dans
le cadre ytroit du thyatre, a pour but de dymontrer que la
civilisation ne peut abolir dyfinitivement les origines
227
animales de l'Homme. Les lois de la Nature sont done, fi-
nalement, plus fortes que les victoires remport6es par 1 *es
prit. Cette vaste tSche, Curel a voulu la mener a Lien en
cinq actes qui repr6sentent chacun une 6tape de l'humanit6 :
(1) l'6tat sauvage, (2) 1 1 acquisition de la foi et de la
civilisation, (3) la perte de la foi et la premiere crise
dont 1'humanity sort victorieuse, grace a la raison, (4) la
d6couverte de 1 'amour-sentiment puis la deception d'ou une
seconde crise qui mfene a l'6goxsme, (5) le denouement lo-
gique: tous les instincts reprennent peu & peu leurs
droits, d'ou un retour a la sauvagerie. Les trois premiers
actes reprSsentent la phase ascendante et les deux derniers,
la phase descendante du drame. Avec un sujet tel que celui-
ci, la participation de la Nature a 1'action n'est pas
seulement un choix, c'est une nScessite. Marie, qui incarne
l'humanite, joue le role principal et se voit constamment
ramen^e dans le cadre de la nature extyrieure, pour se con-
naxtre.
Au premier acte, une sauvagesse est prise par hasard
dans un pi^ge a ours au coeur des montagnes africaines, cou-
vertes de forets denses. Rien ne paralt la diffSrencier des
fauves entre lesquels elle est n£e. Le naturaliste Paul
Moncel decide de la ramener en Prance et de tenter de la
civiliser.
Deux ans plus tard, au second acte, Paul rend visite a
sa protegee qu'il a fait "dompter" dans un couvent. La
228
lutte contre l'animalite s'est peu c t peu accomplie grace a
la dScouverte de la foi par la jeune fille, ce qui lui a
permis de se civiliser d'une fagon surprenante. Elle avoue,
cependant, qu'elle n'est pas heureuse. "Tu l'ytais davan-
tage la-bas, dans les montagnes?" Paul lui demande-t-il.
Elle fait signe que oui et vient se blottir contre lui, mon-
trant ainsi combien 1 ’instinct sexuel reste ancr6 en elle.
Mais Paul a 1'occasion de fortifier la foi de Marie et de
lui favoriser ainsi le rejet de l'animalite. On remarque
que jusqu'ici, elle est influencSe par la Nature, seulement
d'une fagon subjective. Son esprit n'est pas encore assez
d6velopp6 pour qu'elle soit consciente des rapports physio-
logiques et mentaux qui existent entre elle et la nature
extyrieure.
Trois ans encore ont pass£ lorsque commence le troisie-
me acte. Marie a progressivement remplace 1'amour physique
qui lui ytait refuse, par 1'amour divin. La passion avec
laquelle elle v^n^re Dieu inquifete Paul qui decide de l'e-
loigner du couvent. Elle vient habiter chez lui, & la cam-
pagne. C'est alors qu'elle retrouve la Nature avec une
satisfaction extreme, mais en lui donnant une interpretation
qu'elle ignorait autrefois. La nature en mouvement qu'elle
contemple lui sugg^re un mysticisme pantheiste. Lorsqu'elle
surprend des signes de la sensuality des b^tes, elle com-
prend maintenant que ce qui la diffyrencie du rfegne animal,
c'est son pouvoir d'yprouver des sentiments amoureux. Au
229
cours de cet acte et au d6but du suivant, on assiste, en
effet, a 1 'Spanouissement de son amour, a la fois sensuel et
sentimental, pour Paul. Le r6cit de la promenade de Paul et
de Marie a travers la forSt et la campagne (sc. 1), dSpeint
avec lyrisme la jouissance panthSiste et la sensuality
amoureuse de Marie. A la scSne suivante, cependant, Jean
Cervier tente d'arracher Marie aux sommets oii l'ont portSe
la foi et la civilisation. Il lui declare que les raffine-
ments et les sentiments dont s'enveloppe l'amour des civili
ses n'est qu'un faux semblant qui cache une animalitS sem-
blable a celle des sauvages parmi lesquels Marie est nSe.
Avec angoisse, Marie se rend compte alors que sa vie sauvage
dans la forSt n'est pas oubliSe, comme elle l'avait espSrS.
Elle lui dit: "La fille sauvage est moins loin dans cette
campagne qu'au couvent ... Ne parlez plus d'elle ni de la
vie qu'elle menait" (sc. 2, p. 3 21). Sourd a sa requete,
Jean va encore plus loin en lui faisant perdre la foi.
Marie sort pourtant victorieuse de cette premiere crise,
grSce a Paul qui lui apprend a substituer la raison a la
foi. Sa foi en Dieu, elle la reportera sur les grands
hommes qui d6tiennent entre leurs mains le sort de la so
ciety. Aux yeux de Marie, Paul incarne le grand homme des
tine a etre son soutien moral.
Le quatri&me acte a lieu a trois ans d'intervalle chez
Paul et, cette fois, a Paris. L'amour de Marie pour lui a
atteint son plein d^veloppement sentimental, tandis qu'elle
230
continuait a se cultiver. L'observation des moeurs des ani-
maux en captivity lui a r6v61§ que la sauvagerie du rut est
/
ainsi 6vit6e. Elle pense que 1'Education qu'elle a regue
est, de m§me, une sorte de cage spirituelle qui lui permet
de satisfaire ses instincts sexuels tout en les contrdlant
(sc. 2). Paul d^truit son id6al lorsqu'il lui refuse son
amour. II d6sire, au contraire qu'elle devienne reine des
Amaras en fepousant le nouveau roi, KigSrik. Pour remSdier a
cette second crise morale, il pretend substituer le d6sir de
gloire a 1'amour-sentiment. Cette fois, Marie refuse de
suivre sa pens6e et accepte le mariage en vertu d'une autre
raison. L'6goisme sera dor^navant son seul guide tout comme
il est celui de 1'animal en g§n6ral. La rupture avec la
civilisation qu'elle a acquise et le retour a l'animalit6
dont elle est sortie, deviennent alors apparents, suivant le
raisonnement qu'elle soutient:
L'6goisme est dans la logique de nos origines. L'ani
mal est 6goiste. Toutes les influences ancestrales aux-
quelles nous sommes soumis nous conseillent l'6goxsme.
(Sc. 2, p. 357)
A la fin de cet acte, Marie se montre r6solue a ignorer d&s
lors tout obstacle moral ou spirituel plac6 devant la satis
faction de ses instincts quels qu'ils soient. Elle offre a
Jean Cervier d'aller le retrouver alors qu'elle avait tou-
jours repoussS ses avances jusque-lci. L'instinct sexuel re-
prend ses droits: "Vous me voyez capable de calculer froi-
dement pendant que la passion me ravage et d'appeler le
plaisir de tout mon coeur d6sol6 " (sc. 9, p. 378).
231
Nous sommes de retour en Afrique au cinquigme acte.
Quelques annges ont passg. Marie est une reine cruelle mais
respectge car elle a su asseoir son pays sur des bases so-
lides. Paul est envoyg en mission auprgs d'elle, par le
gouvernement frangais. Elle lui offre intentionnellement de
la rencontrer dans la forgt, prgs de la fosse ou bien des
annges plus tot, elle fut prise au pigge. Elle oppose aux
reproches de Paul, les preuves de la prospgritg relative du
royaume. Elle lui dit qu'elle a offert a ses sujets, non
pas 1 'esprit d'abnggation des chrgtiens, mais 1 'assouvisse-
ment de 1 'instinct animal de se battre et de vaincre:
L'homme est, de sa nature, fgroce et courageux. Est-
ce que le lion a besoin d'abnggation pour bondir au devant
du chasseur? Qu'il ait des griffes et des dents, et il
se bat. Aussi n'ai-je rien gpargng pour procurer a mes
troupes un armement formidable et faire de mon armge une
machine de guerre d'une prgcision mathgmatique. (Sc. 7,
p. 395)
Marie achgve de redevenir "la fille sauvage" quand elle or-
donne l'exgcution d'un pgre missionnaire. Il est symbo-
liquement enterrg dans la fosse d'ou elle avait commencg son
ascension vers la civilisation, et elle jette sur le corps
la mgdaille qu'elle portait encore, en souvenir de son bap-
teme. Paul conclue avec amertume a la dgfaite imposge a
1 'esprit par l'animalitg innge:
Te souviens-tu Marie, de tes combats dgsespgrgs contre
tes vils instincts? J'ai encore dans l'oreille ton cri
de triomphe un soir ou tu mettais en fuite la bgte im-
monde.' La bgte est de retour! (Sc. 9, p. 406)
On remarque une diffgrence trgs nette entre 1'influence
de la Nature sur le caractgre de Marie et sur celui des
232
protagonistes pr6c6dents: Robert (Fos.) et Jean (R.L.).
Ceux-ci ont grandi au contact de la Nature qui a forg6 le
coty positif de leur personnality. La r6alit6 de la Nature
exalte leur id^alisme et aiguise leur sagacity. Ils versent
dans le lyrisme pour louer les bienfaits de la Nature qui
les guide dans la connaissance de soi. Le cas de Marie est
bien different. La Nature et ses lois sont une sorte de
fatality qu'elle doit d'abord chercher a vaincre mais e i la-
quelle elle est vou§e a se soumettre ult6rieurement, puis-
qu'elle personnifie l'humanity en marche. Cette fatality
porte malheureusement prejudice a la flexibility des rap
ports entre son caractere propre et la nature extyrieure.
C'est aussi pourquoi Marie ne s'exprime pas avec lyrisme
lorsqu'elle parle de la Nature. Les descriptions sont
toutefois vivantes car elles proviennent de l'expyrience
personnelle du dramaturge ou d'une documentation bien as-
simiiye lorsqu'il s'agit d'Afrique.
Blanche Riolle
L'Ame en folie est une autre piece philosophique limi-
tye cette fois a 1 'instinct sexuel, opposy a l'amour-
s '
sentiment. Blanche y personnifie a son tour l'humanity en
gynyral lorsqu'elle fait face a leur conflit. Contrairement
a Marie, Blanche a droit au libre-arbitre. La liberty de
son choix est renforcye par celui de Rosa qui a 1'attitude
contraire, quoique confrontye par un situation a peu prlis
semblable. En effet, Blanche fait taire son "ame en folie"
233
mais non pas Rosa. La difference de comportement entre les
deux femmes est due a 1 1 incoherence de l'h6redite animale
des etres humains, compiet6e par un autre h6r6dite spiri-
tuelle, qui reste indefinissable. C'est la le th&me central
de la pi^ce qui est construite avec talent et sobri6te.
Le premier acte est 1'exposition. Lorsque Blanche
entre en sc&ne (sc. 2) on voit apparaitre une bourgeoise de
la province, d'une quarantaine d'ann§es et le type meme de
la femme d'int§rieur, tr&s simple. Elle est en conva
lescence apr&s une crise cardiaque qui a failli l^emporter.
A la seine 3, il est question entre elle et Justin d'un
livre de ce dernier, Scrit il y a longtemps et qui a pour
titre: L'Ame en folie. Justin dSsirait y prouver que
1*Homme descend du singe, et il n'y est pas parvenu. Cette
th6orie r§volte Blanche qui est croyante et par consequent
convaincue des origines sup^rieures de 1'Homme. Elle a
1 'occasion, autour d'elle, d'observer les anima^uk et elle
constate que les preoccupations morales humaines differen-
cient leur liberte d'action de sa retenue volontaire. Sur
ces entrefaites, le seduisant Michel Fleutet et Rosa, ni^ce
de Justin, arrivent de Paris a 1'improviste: elle a pris la
fuite pour se soustraire aux ardeurs amoureuses du jeune
dramaturge, mais il l'a aussitot suivie (ses. 5, 8). Justin
les invite a rester le temps qu'il leur plaira. Il sugg&re
a Blanche de profiter de leur sejour, qui brise la raonotonie
de leur vie campagnarde, pour observer ses propres reactions.
234
Le second acte a lieu le matin suivant. C'est celui du
noeud de 1'action et de la crise. Blanche a vu Michel en
reve pendant la nuit et Justin en conclut que leur hote a
produit une forte impression sur elle, dont les consequences
ulterieures peuvent lui procurer une riche observation
d'elle-m£me (sc. 1). La seine qui suit contient la longue
discussion entre Justin et Michel (sc. 2, pp. 299-312) sur
les idfies exposles dans L'Ame en folie, livre dans lequel
Justin a voulu "essayer de construire l'amour humain sur la
furie sensuelle de nos cousins les grands mammif&res"
(p. 300). Blanche est inconsciemment stimulSe par cette
conversation a laquelle elle assiste. Pour la premiere
fois, a la scene suivante (sc. 3), elle s'intlresse a la
beaut6 plastique masculine. Elle aime beaucoup son mari,
mais pense qu'il "ne sort pas assez de 1'ordinaire." Et
elle ajoute: "Parlez-moi d'un horame qui serait ce qui s'ap-
pelle beauJ" (sc. 3, p. 321). Quand Rosa lui confie qu'elle
a dans sa vie un hoirane qu'elle aime et que pourtant elle
Sprouve un dSsir physique irresistible pour Michel, Blanche
comprend que son conflit intSrieur est de meme nature (sc.
4). Ensuite, lorsque Justin lui annonce avec dSsinvolture
que Rosa et Michel ont cSdS a leur attirance mutuelle,
Blanche laisse Sclater sa jalousie envers Rosa. Pourtant,
elle ne peut justifier son comportement et s'exclame: "S'il
m'arrivait de me jeter dans les bras de M. Fleutet, ce se
rait malgr6 moi, puisque je t'appartiens de tout mon coeur"
235
(sc. 8 , p. 343). Justin lui assure qu'il y voit seulement
une nouvelle preuve de 1 'antagonisme caus6 par les h6r6dit£s
'disparate^' de la nature humaine. A la chute du rideau,
Blanche est en train de combattre son "ame en folie."
Au dernier acte, elle s'emploie se d£barrasser du
squelette que son p&re poss6dait dans son atelier de peintre,
aujourd'hui ferm§ (sc. 1). Elle est obs€d6e par ce sque
lette et croit 1 'avoir vu dans son d61ire durant sa r6cente
crise cardiaque. L’int6ret de ce squelette provient de ce
qu'il est fait d'os r6els, mais de provenances vari6es.
Justin y voit le symbole des origines "disparates" de
l'Homme, qui sont responsables de ses d§reglements' (sc. 4).
Blanche est justement au paroxisme de la crise qui l'en-
traine sexuellement vers Michel et que son sens du devoir
rejette avec horreur: "Je sens que s'il [Michel], me fai-
sait signe, je le suivrais jusqu'au bout du monde," dit-elle
(sc. 4, p. 361) mais elle ajoute qu'alors sa conscience ne
lui laisserait pas de repos. Elle craint, en effet, le cha-
timent que lui r6serverait Dieu pour s’etre comportSe comme
le ferait n'importe quel animal. Justin lui explique que
ceci ne doit pas etre son unique crit^rium. Elle doit son-
ger, non pas tant a la col^re divine qu'ci la satisfaction
d’une victoire personnelle sur son animalit6 h€r6ditaire.
C'est ainsi que s'est implant^ 1'amour-sentiment au cours de
nombreux si&cles de civilisation (sc. 4). A la seine sui-
vante, Blanche reste seule et m§dite les paroles de Justin.
236
Tout c l coup, elle est prise d'une nouvelle crise cardiaque
pendant laquelle le squelette lui apparait encore. Il lui
annonce qu'elle va mourir, mais il ajoute: "... ton ame
n'est plus en folie" (sc. 5, p. 393). Ces paroles arrachent
a Blanche un cri de satisfaction avant qu'elle ne s'affaisse
et rende le dernier soupir.
On reraarque avec quelle habilety le dramaturge a su
faire exposer par Justin le probl&me du rut animal compart a
la sexuality humaine, tandis que Blanche vivait le drame
avec sa propre individuality, a mesure qu'elle apprenait a
connaitre les lois du r^gne animal. En outre, la crise sen-
suelle a lieu seulement dans 1'esprit de Blanche, ce qui
ajoute beaucoup c i sa quality dramatique.
Hortense Terminaux
L'lvresse du sage est,elle aussi, une pi^ce philoso
phique. Elle expose, chez une jeune fille, le conflit entre
les plaisirs de 1 'esprit et la loi naturelle de la procrya-
tion. La dycouverte de la nature extyrieure, en lui faisant
mieux connaitre son propre caract^re, motive son choix pour
la satisfaction du sixi^me sens. L'intrigue est simple,
comme dans la pi^ce prycydente et elle se rypartit ygalement
en trois actes.
Le premier acte contient 1'exposition des donnyes.
Hortense est une jeune ytudiante d'une "sensuelle beauty,"
qui arrive dans la propriyty de son oncle, Paul, chez qui
elle passera les vacances (sc. 1). Elle y vient pour la
237
premiere fois et contemple avec Smerveillement le d6cor
champStre qui est tout nouveau pour elle. Elle ne tarde pas
I . fausser compagnie a son oncle pour aller explorer le pare
(sc. 2) et revient enthousiasm^e (sc. 5). On apprend bien-
tot que cette jeune fille,qui s'enivre du spectacle de la
Nature, est amoureuse de son professeur de philosophie,
Roger Parmelins, et s'est plongSe avec succ&s dans la philo
sophie pour lui plaire. Roger a §t6 invit6 par Paul et ne
tarde pas a arriver (sc. 7). Peu apr&s, on annonce la vi-
site d'un voisin, Hubert de Piolet, qui gagnera un peu plus
tard les faveurs d'Hortense. C'est un homme de la nature
qui, selon Paul est un "... paysan d§crass6 , laur6at de con-
cours agricoles et chasseur 6m6rite" (sc. 10, p. 243).
Rest6 seul avec Hortense (sc. 12) il admire sa beaut6 , en
61eveur, et la compare a une "jolie pouliche." Il lui parle
longuement de l'61evage et de 1 'agriculture, qui sont des
domaines totalement inconnus d'Hortense. Celle-ci ressort
chang^e de ce premier contact avec la vie des champs et en
fait part a Roger, un peu plus tard:
Je ne suis plus la m§me. ... Ma tour d'ivoire s’6-
croule et je m'6bats dans un paradis terrestre. Jamais
je n'avais 6t6 vivante avec une intensity pareille. Tout
m'enchante ... jusqu'^ ce monsieur ... ce baron de Piolet
... Il en a une santS! A peine avions-nous 6chang§ trois
phrases qu'il me comparait a une pouliche, jolie, par
exemple ... Je lui ai souri ... Il est beau gargon.
(Sc. 14, p. 261)
Elle ne cache pas a Roger, interloquS, que le baron 1'attire
physiquement, mais que cela est distinct de 1 'amour-senti-
ment qu'elle §prouve pour lui.
238
Au second acte, 1'intrigue se noue et la crise r6elle
apparait. Hubert vient faire une seconde visite (sc. 5).
La conversation tonibe sur le cours que donne Roger et qui a
pour titre: "Pourquoi aime-t-on?" Hubert & qui l'on de-
mande son avis, r6pond sans hesitation qu'on aime: "pour
avoir des enfants." Devant les sourires condescendants qui
accueillent sa declaration, il s'explique en disant: "Je
suis eieveur, un metier qui fournit ... l'occasion d'obser-
ver l'amour" (p. 283-284). Reste seul avec Hortense, pen
dant la longue scfene 6 , Hubert profite de l'occasion pour
lui prouver que la sexualite des betes est souvent accompa-
gn6e de reels sentiments. Puis il conte ses exploits de
chasseur et joue sur la sensibilite de la jeune fille en de-
crivant 1 'agonie du gros gibier, si semblable a celle des
etres humains. Hortense a "les larmes aux yeux" (p. 29 2).
Bien que convaincu de la "communaut£ d'origine entre tous
les etres vivants, y compris l'homme" (p. 293), Hubert a
ressenti la n6cessit6 d'une croyance panth^iste et conclut a
1'intervention de Dieu au-dela de la vie terrestre. Ce der
nier raisonnement lui donne l'avantage contre Roger et Hor
tense rejette r6solument 1 'abstraction philosophique de son
fianc6 . Elle dit a Hubert: "Vous, au contraire, vous par-
tez de 1 1absurde pour vous installer commod^ment dans la
vie" (p. 294). On remarque done que le caract&re d'Hortense
6volue par le jeu de sa pens6e qui s'ouvre a un monde nou
veau, celui de la Nature. Elle est tr^s consciente de cette
239
Evolution et de ses causes:
Il me semble que je me connais mieux depuis que je
vous connais. Autour de moi, les incidents les plus or-
dinaires prennent du relief. ... et vous m 'apparaissez
dans le cadre qui vous convient: les bois, les champs,
les fleurs. (Pp. 297-298)
Lorsque s'achlve la seine, Hortense ne cache pas son regret
d'etre fiancee a Roger. Celui-ci tente de ramener & lui
l'attention de la jeune fille, apr^s le depart d'Hubert. Il
lui propose qu'elle lui lise quelques pages de philosophie.
Mais elle r^plique: "Je ne pourrais pas en faire la lecture
a la clart6 de ce ciel lumineux, sans 6clater de rire!"
(sc. 8 , p. 306). D^sireuse de vagabonder dans le pare, elle
s'enfuit en s'6criant: "Je vais cueillir des fleurs!" (p.
308). A la fin de cet acte, Roger ne peut plus douter du
gout d'Hortense pour la nature extyrieure. Or, il ne tient
qu'^ lui d'ex^cuter "la danse devant le miroir" pour la re
conquer ir complltement.
A l'acte suivant, Roger ne tarde pas a dfecevoir les es-
pSrances d'Hortense (sc. 1). Elle s'est baign6e dans une
des pieces d'eau du pare pour mettre la sensuality de Roger
en yveil, devant sa beauty plastique et le paysage estival.
Mais, par pudeur, il a fait semblant de ne pas la voir, et
cette fois, elle se dytourne nettement de lui, au profit
d'Hubert. Elle dit a sa gouvernante:
Il m'agace lorsqu'il dyvide ses pyriodes de grand am-
phithyatre pendant que, pr^s d'ici, le baron de Piolet
joue a cache-cache avec les loups, se bat contre les san
gliers et massacre d 'ynormes cerfs. (Sc. 1, p. 312)
240
Hubert revient faire une troisi&me visite (sc. 4). Ayant
remarquS la veille (Acte II, sc. 6) que la jeune fille avait
6t6 tr&s €mue en l’entendant conter ses impressions d'61e-
veur et de chasseur, il lui fait des declarations amoureuses
qu'elle doit, bien entendu, repousser. Alors, Hubert s'6-
lfeve au lyrisme pour achever de la conquerir. C'est ici que
se trouve le beau recit d'un matin de printemps dans la
for£t (sc. 4, p. 325). Devant la vie de la Nature et son
mystfere, Hubert a 6prouv6 un trouble panthSiste. Et,
ajoute-t-il, cette mdme sensation a suivi son entretien de
la veille avec Hortense. C'est done que la beaut§ de la na
ture humaine peut aussi provoquer un 6moi spiritualiste. En
s'efforgant de lier la pens^e a 1'Emotion sensuelle, Hubert
r4pond parfaitement aux aspirations d'Hortense, qui fait
alors 6cho a ses paroles:
Longtemps, j'ai r§v§ a la fenStre. La lune 6clairait
doucement les prairies. Tout ce que je vois, me disais-
je, est destinfe a p6rir. Ces Stoiles auront une fin.
Mais, si dans ces mondes il y a des creatures aussi trou
bles que moi, je suis certaine qu'elles survivront au
globe qu'elles habitent. (Sc. 4, p. 326)
Pour Hubert, qui est essentiellement matSrialiste, la survie
de l'etre humain est assur^e en procr6ant, car 1'enfant as
sure la continuation de la vie de ses parents. Hortense est
intuitivement amende a cette philosophie en raison du cadre
ambiant et de ses conversations r6p6t6es avec Hubert. Met-
tant a profit la vive impression qu'il a produite sur Hor
tense, le jeune homme la saisit entre ses bras et lui de-
mande de l'Spousdr bien qu'elle soit toujours fiancee a
241
Roger. Lorsque celui-ci et Hortense ont un autre tete-lt-
tete (sc. 9) le philosophe se moque de la midiocriti du
baron. La jeune fille prend la defense de ses qualitis
d'agriculteur et mime de son esprit, qui l'enchante: "Il
commence une histoire de chasse et, tout a coup, on se sur-
prend & vivre aupris de lui un dilicieux roman" (sc. 9,
p. 339). Confronts par la transformation du tempirament de
sa fiancie, et lui-mime soucieux de preserver sa liberti
pour poursuivre ses travaux, Roger renonce au mariage (sc.
10). A la grande satisfaction d'Hortense, il cede la place
a Hubert "que la nature a formi en vue de la reproduction"
(sc. 10, p. 342).
Sous 1'angle de l'art dramatique, L'lvresse du sage est
supirieure a L'Ame en folie. Elle ne renferme pas, en ef-
fet, de longue discussion comme celle de Justin et de Michel
(Acte II, sc. 2) qui, quoique tris vivante, interrompt 1’ac
tion immidiate. Toutefois, les deux piices possedent l'une
et 1 'autre une intrigue simple qui se dinoue tres classique-
ment par le jeu des conflits psychologiques, et en trois
actes. La confrontation avec le sixiime sens est placie sur
le plan des idies, chez Blanche et mime chez Hortense.
Blanche maitrise 1'instinct sexuel qui 1'attire vers un
homme plus jeune qu'elle, et c'est ce qui fait d'elle une
hiroine plutot qu'une simple protagoniste. Hortense aurait
pu risister a sa sensualiti naissante, qui l'arrache a la
vie intellectuelle qu'elle menait pour faire d'elle un
242
instrument de procreation. Son id6alisme lui cache cette
r^alite ult^rieure. Elle ne voit que la r6alit6 du moment
qui lui r6v§le la nature universelle et cause son enchante-
ment. Cependant, son choix ne se heurte pas a des valeurs
morales comme c 'eGt ete le cas pour Blanche, et il est par
consequent justifiable.
En cr6ant les cinq persopnages que 1'on vient de voir,
et en menant ses intrigues, Curel s'est appuye, plus encore
que dans les autre pieces, sur la contemplation de la vie.
A l'exception de Marie, qui vit l'existence de l'humanite
plutot que la sienne propre, les protagonistes sont bien in
dividualists et extremement vivants. Chacun d'eux person
nifie la nature humaine a sa manitre. Ils sont poussts par
le dtsir de se connaitre et trouvent leurs arguments en ob
servant la vie de la nature universelle.
La Philosophie et la Nature
Trois aspects de la philosophie de 1'auteur entrent
dans le cadre de la nature humaine, telle que l'on vient de
J
1 'observer, c'est-a-dire, partagte entre 1 'instinct et la
penste.
La Philosophie Humaine
La donnt fondamentale de cette philosophie est celle de
l'animalitt et de la sensuality primitive et htrtditaire de
l'Homme. Tous les observateurs de son thtStre s'accordent
sur ce fait qu'ils sont a meme de verifier autour d'eux a
243
chaque instant, en coraparant et en opposant 1 'animal et
1 1Homme.
Pendant tr£s longtemps Francois de Curel fut profond6-
ment imbu des id£es transformistes, appliqu6es & l'Homme.
Durant les ann6es qu'il passa a l'6cart de la seine, il
chercha a les approfondir et prit note de ses remarques.
Tous ces feuillets furent r6unis sous le nom de "Pont des
soupirs." Les conclusions insatisfaisantes auxquelles il
aboutit, lui montr&rent qu'il avait voulu embrasser un do-
maine trop vaste. Dor^navant, il se limiterait aux fonc-
tions antagonistes de 1'instinct et de 1*esprit chez l'Homme.
Il abandonna done, les theories exprim6es par Paul Moncel
(F.S.) qui croyait que l'Homme n'avait d'abord 6t6 qu'un
simple vermisseau. Justin Riolle (A.F.) incarne le change-
ment qui s'est op§r6 entre temps, dans 1 'esprit de 1'auteur.
II s'interroge sur la preservation de l'esp^ce dans la so
ciety humaine, sacbant que 1 'instinct y joue un role ind£-
niable. Curel 6crivit a ce sujet:
Toutes les fois que la nature a besoin qu'un individu
sacrifie son bien-£tre aux intlrets de l'esp^ce, elle
fait agir la beauty. Par exemple, la beauty de la per-
sonne humaine et alors, les amants oublient dans les bras
l'un de 1 'autre, la paternity et ses charges, la mater
nity avec ses douleurs, pour donner 1 'enfant a la race.
A son tour 1'enfant entre dans la symphonie de la Nature et
devient un chainon de la vie universelle regie par cette
5
Frangois de Curel, L'Idfe pathetique et vivante (Paris,
1912), pp. 51-52.
244
m§me Nature et, a un degr6 moindre, par les lois instaur6es
par la soci6t6 .
L 'enfant n'est pas une creature ind6pendante que le
hasard met sous la protection de ses p&re et m&re; il est
un etre qui les continue. II n'a pas regu d'eux la vie
comme un cadeau; sa vie, c'est la leur qui se prolonge.
Loin d'etre leur d6biteur, il est celui qui r6alisera
leurs esp£rances, lorsqu'ils ne seront plus. Son appa
rent §goisme n'est pas un d6faut de reconnaissance, il
est une attitude que lui impose la nature en lui tournant
le visage vers l'avenir.®
A cot6 du sixifeme sens, il y a aussi les sentiments
amoureux. On sait que ce qui distingua la pensSe de Curel a
ses d6buts ce fut 1'id6e de l'6chec de 1'amour. Vers la fin
de sa carrifere, son opinion est restfee la m§me, car il fait
dire a un de ses h6ros, F61ix Dagrenat (C.G.), qu'il n'at-
<
tend rien de 1'amour-sentiment. Pour le dramaturge, 11 amour
est tout simplement une maladie de 1'esprit. Le psychologue
Maurice Cormier (N.I.) dit a Louise Donnat son pessimisme
vis-a-vis de 1 'amour:
Dans la vie mentale, comme dans la vie animale, la
maladie s'attaque de pr6f6rence aux organismes affaiblis.
Un moral affects par une douleur profonde est mtir pour
une crise morbide. Or, il n'y a pas de cas pathologique
mieux caracteris6 que l'amour! C'est au point que dans
le langage populaire, amour et folie ne font souvent
qu'un. (Ill, 206-207)
En effet, Curel nous montre "le rut de l'ame" qu'il nomme
6galement "ame en folie." L'Homme est done d6chir6 entre
les instincts qui tourmentent sa chair et la raison acquise
grace a la civilisation, laquelle combat ses impulsions
g
Curel, Discours de reception, p. 37.
245
animales. L'auteur pr6ne la lutte d'oil la raison sort vic
tor ieuse.
La Philosophie Sociale
La structure sociale offre deux categories d'individus,
ceux qui sont capables de prendre des decisions, et la masse
qui se rasemible derri&re eux:
L' immense majorite des homes a besoin qu'on lui sug-
gfere toutes ses idees. ... Ce n'est pas la foule qui
pense, organise, invente, cree; c'est l'homme, un home
tout seul, plus energique et plus intelligent que 1 'en
semble des autres. (IV, 108)
Il croit,en effet, au role de l'homme d'eiite et a son "6go-
isme fecond." Au cours d'un interview, Curel confia ci
Adolphe Brisson, les propos suivants:
L'homme est un animal 6goiste. Mais, cet 6goxsme qu'
on lui reproche est excellent, puisqu'il est le principe
d 'une activity f6conde et dont toute la communautS hu
maine profite. J'ai dans ma famille des chefs d'usine,
en qui la science s'allie au sentiment de la vie pratique.
En travaillant pour eux-memes, ils travaillent pour au-
trui. Cette richesse dont ils ont leur part, ils l'aug-
mentent, ils la r6pandent autour d'eux.
Le Repas du lion est la demonstration de ces id£es. Fran-
gois de Curel se montre done favorable ci 1'individualisme de
l'homme sup6rieur qui sert l'humanite, en la guidant. Il
rSv^re la noblesse morale que poss^de 1 'aristocrate, de
droit ou de fait. On remarque, en effet que parmi ses per-
sonnages, la noblesse morale est apparente, tant chez les
aristocrates de titre que chez ceux qui ne le sont pas. Son
7
Adolphe Brisson, Portraits intimes (Paris, 1901),
p. 7.
246
id£al social est celui-ci: "Ce n'est pas le triomphe d'une
classe sur 1 'autre qui sauvera la soci€t6 , mais I1union de
toutes les classes pour le bien commun" (IV, 100).
L'idSal et la r6alit6 sont dissemblables, cependant, et
on peut tirer la conclusion que dans la soci6t6 , comme dans
la Nature, c'est le plus fort qui gouverne. Seule la source
de sa force diff&re, l'une femanant de sa raison, 1 'autre de
sa vigueur physique.
La Philosophie M&taphysique et Morale
Frangois de Curel est un homme 61ev6 dans le milieu
messin, qui est tr&s empreint de vie religieuse. C'est
aussi un homme respectueux des traditions, qui ne rejette
done pas l'Eglise. Mais son esprit scientifique, It la re
cherche constante de la v6rit6 en toutes choses, ne peut se
contenter d'une croyance dont la seule base est la foi. Il
ne se r6volte pourtant pas contre les dogmes ou contre le
clerg£. En tant qu'homme d'dlite, il est conscient que
1 'agnosticisme est une voie acceptable pour lui-m€me, pen
dant qu'il s'interroge sur les myst&res m6taphysiques. Il
se rend compte que d'autre part, la soci6t6 en g6n6ral,
n'est pas assez maitresse de sa raison pour suivre la mdme
voie, sans sombrer dans un 6tat de chaos. Il fait dire ^
Jean de Miremont (R.L.): "Notre soci6t6 a 6t6 batie sur
1'id6e de Dieu. On enlfeve 1'idSe et nous restons suspendus
sur l'abxme" (IV, 105). Quant au clerg6 , il le respecte
sans nul doute. La meilleure preuve se trouve dans son
247
theatre, si 6trangement riche en abbSs et en religieuses.
Aucun n'est peint avec antipathie, bien au contraire. Le
dogmatisme n'apparait jamais dans leurs propos ou dans leurs
actes. Ils acceptent la nature humaine telle qu'elle est et
cherchent a 1 'aider, non a la reformer.
Frangois de Curel sait aussi que son but principal, le
combat de 1 'instinct et de 1 'esprit, ainsi que la religion
sont interdependants. Paul Moncel (F.S.) dit a Marie: "La
raison n'a pu nous affranchir de l'animalitfe qu'en nous con-
duisant au pied £es autels" (IV, 406).
Le probl&me de 1'inquietude morale s'est pr6sent§ a
lui, tandis qu'il comparait la nature humaine et la nature
animale. On se souvient de 1'exclamation du philosophe
Roger Parmelins (I . S . ):
Vos oiseaux, douillettement tass6s sur un perchoir,
n'ont pas ce que poss^de le dernier des humains, une con
science individuelle qui l'isole du monde entier et le
jette, frSmissant de terreur, en presence de 1 'invisible
et tout puissant Muet. (VI, 342)
Cette "conscience individuelle" qui torture l'Homme, a la
fois ange et bete, explique a elle seule la creation de la
morale proprement humaine. Tandis que Frangois de Curel
travaillait a son "Pont des soupirs," il tira a ce sujet la
conclusion suivante:
J'en arrivais a penser que la morale humaine est bien
moins une rfegle de conduite, que 1 'expression d'un ma
laise, celui d'une intelligence orgueilleuse logee dans
un corps qui, par ses origines et son organisation, ap-
partient en entier a l'animalite. (V, 215)
La beauts et l'harmonie de la nature v6g£tale, aux-
248
quelles Frangois de Curel est si sensible, ont aussi suscitS
l'hypoth^se d'un pouvoir sup6rieur qui en serait le cr6a-
teur. Paul Moncel (F.S.) parle du "cantique des bl£s et des
futaies," ^ la fin d'une journ6e de printemps. Hubert de
Piolet (I.S.) se promlne dans la forSt, un matin de prin
temps et, cette "heure myst6rieuse," il se sent envahi
d'une "prodigieuse §motion" devant la vie de la Nature. Il
s'exclame: "J 'entrevoyais l'6ternit6 ."
La nature universelle et vivante de Curel, qui comprend
les plantes, les b£tes et les hommes, l'a disposS au pan-
th6isme, faute de lui prouver 1'existence de Dieu, en dehors
du monde r6el. Henri Bordeaux 6crivit a ce propos:
C'est le panth6isme qui refuse a Dieu et a l'homme
une existence personnelle pour l'accorder a la nature,
divinity vague et inconsistante, totality des causes et
des forces.°
Frangois de Curel soul&ve fr^quemment des questions de m6ta-
physique dans son th6Stre et les aborde sous des angles dif-
f6rents, sans jamais parvenir a les r6soudre pour lui-meme.
A plus forte raison, il ne tente pas d'imposer au spectateur
une id6e en particulier, comme le font certains 6crivains.
Il sait 6galement que les humbles poss&dent la foi en don-
nant leur coeur sans partage (Apologue du Petit Coucou,
F.S.). Les penseurs, qui la cherchent par 1'interm6diaire
de la raison, continueront a pressentir 1'existence de Dieu
sans parvenir a la prouver (Apologue des Nenuphars, N.I.).
g
Henri Bordeaux, P61erinaqes litt6raires (Paris, 1906),
p. 303.
249
Lui-mSme reste partagy entre sa vive sensibility et son es
prit scientifique. Sa sensibility le fait aspirer au mys-
ticisme d'un Pascal, dont le nom revient plusieurs fois dans
son oeuvre. Son esprit scientifique, d1autre part, 1'incite
/'
a 1 'objectivity et a l'exercice de sa curiosity, en s'appli-
quant a une recherche constante, Ce conflit permanent donne
naissance ^ un scepticisme d'une grande richesse, car il
l'invite a penser et a s'interroger sans cesse. Frangois de
Curel croit que c’est la oil ryside l'intyret principal du
mystfere mytaphysique pour l’humanity: il oblige l'Homme a
penser et, ce faisant, il maintient sa supyriority sur le
r h g n e animal.
CHAPITRE VII
CONCLUSION
Recapitulation: La Place, le Role
et 11Importance de la Nature
Au cours de cette etude nous avons voulu etablir ce que
la Nature represente pour la vie et pour 1'oeuvre dramatique
de Frangois de Curel. On reconsiderera maintenant cette
question en tenant compte de tous les angles sous lesquels
elle a ete successivement examinee.
La vie de l'ecrivain est placee sous le signe de la
Nature puisqu'il a grandi a 1'ombre de la giboyeuse foret de
Sillegny, voisine de Coin-sur-Seille, et qu'adulte, il passa
dans ses domaines de Lorraine la moitie de l'annee, ^ chas-
ser, observer et penser.
Ses debuts dans le roman accordent encore peu de place
a la Nature et ceci, nous a-t-il dit, parce que "je n'avais
pas encore la preoccupation constante de traduire mon expe
rience personnelle" (I, xiv).
Les quatre pieces de la premiere periode sont de ten
dance psychologique, comme sa production romanesque. Ce
sont: La Danse devant le miroir, La Ficrurante, L 1 Envers
d'une sainte et L1 Invitee. La Nature y sert d 1 instrument de
250
251
connaissance des passions humaines, sous forme de maximes et
de comparaisons relativement braves.
Les huit pieces de la p6riode suivante repr£sentent sa
maturit§ dramatique. Les Fossiles. La Nouvelle idole. Le
Repas du lion. La Fille sauvaqe. Le Coup d'aile. L1Ame en
folie. La Com6die du g6nie et L'lvresse du sage. Les con-
flits d'id6es y remplacent les antagonismes sentimentaux.
La puissance suggestive des id6es, concretises par des rap
prochements frequents avec la Nature, compense 1'abstraction
des probl&mes d6battus. Sur 1'observation personnelle de la
nature ext6rieure, le dramaturge greffe, en effet, un sym-
bole sous forme de parabole ou d'une longue comparaison, qui
se rapportent a la nature humaine. Elies renferment 1'es
sence du conflit et la lumiere se fait alors pour les per-
sonnages dont le caractere 6volue en consequence.
La troisieme p6riode ne comprend que trois pieces:
Terre inhumaine. La Viveuse et le moribond et Orage mys
tique . La Nature passe de nouveau au second plan, car les
id6es philosophiques font place au drame de la guerre et a
l'angoisse de la mort.
On a ensuite pos6 les principes suivants, qui justi-
fient 1'intervention de la Nature dans le theatre de Curel:
1 'Homme fait partie du rlgne animal et son comportement ini
tial se fonde sur 1'instinct. L'esprit, dont seuls jouis-
sent les etre humains, exige que la raison triomphe de
I1instinct. L'observation et la connaissance de la nature
252
ext6rieure deviennent done indispensables a la connaissance
de la nature humaine et a son perfectionnement.
Parmi les regions qui servent de d6cor ou qui sont
6voqu6es dans les pifeces, la Lorraine est celle qui apparait
le plus fr6quemment. On trouve 6galement Paris (D.D.M.. I,
II; N.I.; C.G.) , le Midi (Fos.), la Normandie (C.A. . C.G.) et
la Suisse (C.G.). La Com6die du 6nie renferme trois re
gions distinctes (Paris, Lorraine, Suisse) parce que la pi&-
ce est le panorama de la vie d'un dramaturge, qui pourrait
etre Curel lui-m§me.
Huit pieces ont pour paysage une propri6t6 campagnarde
entour6e d'un pare, agr6ment6 d'6tangs et de forets gibo-
yeuses. Ces pi&ces sont: La Danse devant le miroir (III),
La Figurante (I), Les Fossiles (I, II, IV), L1Invitfee (II,
III), La Fille sauvage (III), L'Ame en folie, L'lvresse du
sacre et La Viveuse et le moribond. De tels paysages Svoquent
le souvenir de Ketzing et plus encore de Coin-sur-Seille.
Les paysages maritimes sont ceux de la M6diterran6e (Fos.,
III) et de la Manche (C.A.). On est transport^ dans la mon-
tagne en Afrique (F.S., I, V) et en Suisse (C.G., III).
Le regne v6g6tal est constitu6 essentiellement par la
foret de plaine, en Lorraine, ou dominent les chenes, les
h^tres et les bouleaux. La foret est le symbole d'une
longue tradition et le chene en est 1 ’orgueilleux seigneur.
En consequence, le r^gne animal se compose surtout des
grands mammif&res de la for§t, parmi lesquels le cerf fait
253
figure de roi. On compte egalement, par ordre d'importance:
les sangliers, les chevreuils et les loups.
Le soleil est represents comme une source de lumiSre,
de joie et d'§nergie, qui fSconde la Nature entifere. Il est
aussi le symbole d'une vSritS universelle et inaccessible.
Les personnages entrent en communion avec la Nature par
les sens. La vue est le sens qui pr6domine. Le mouvement
constant, qui rSgit la vie de la nature extSrieure, frappe
leur regard, leur sensibilitS et leur imagination. Les ele
ments objectifs de la nature extSrieure fournissent aux pro-
tagonistes une jouissance sensuelle. Les elements subjec-
tifs, au contraire, leur procurent un plaisir intellectuel.
La nature extSrieure et la nature humaine sont done intime-
ment reliSes entre elles et 1 'instinct en est le trait
d'union.
Le rSgne vSgStal peut se presenter sous forme de pay
sage. C'est alors "la foret vivante" (Fos., R.L.). C'est
aussi un ensemble harmonieux dont la beaute incite au pan-
theisme (I.S.). La nature vegetale joue egalement le role
d'excitant du sixi^me sens, dans trois pieces en particulier
(F.S., A.F. , I.S. ) .
Le r^gne animal se divise en deux categories, selon le
type meme des personnages. Pour les chasseurs, que l'on a
pu observer dans quatre pieces: (Fos., R.L., C.A., I.S.),
c'est le gros gibier avec lequel l'Homme peut rivaliser de
force et d'adresse. Les observateurs, au contraire, etudient
les b€tes a l'6poque du rut, dans trois pieces surtout
(A.F., F.S., I.S.).
La nature humaine, qui possfede des liens indSniables
avec le rfegne v6g6tal et le rfegne animal, ne peut done Stre
pleinement comprise qu'en fonction de la nature ext^rieure.
Celle-ci sert, tout d'abord, d'instrument de connaissance de
soi et d'autrui. Les comparaisons que font les personnages
avec la nature ext6rieure, donnent une image concrete des
conflits de sentiments dans les pieces de la premiere p6-
riode, et des conflits d 'id6es dans les pieces de la seconde
p^riode. D 1 autre part, la nature animale prise s6par6ment,
sert de base aux theories 6volutionnistes, appliqu^es a
1'Homme. Plus importante encore est la prise de conscience
du sixi&me sens et de ce qu'il repr^sente. L1antagonisme
entre le physique et le spirituel ou encore, entre la bite
et l'ange, est Sclairci et rSsolu par 1 1 observation du r&gne
animal. Le plus grand nombre des personnages est aux prises
avec ce probl&me particulier. En effet, la vie sexuelle de
I1Homme se situe sur le plan unique de la reproduction uni-
verselle. Elle est done dans l'ordre naturel mais ne sau-
rait etre admissible chez l'Homme sans que l'esprit n'inter-
vienne pour lui imposer une certaine retenue.
Les personnages sont objectifs et r^alistes. Ils sont
spectateurs et acteurs dans le cadre de la nature univer-
selle dont ils ont une bonne connaissance et a laquelle ils
portent un vif int^ret. L'animal est riche en rapports avec
255
les origines et les h6r§dit6s de 1 'Homme et, I ce titre, les
protagonistes ne se lassent pas de tenter d'en surprendre
les moeurs.
Les treize Observateurs se penchent sur eux-m§mes et
plus volontiers, sur les conflits de ceux qui les entourent.
Ce sont: Louise (D.D.M.). Albert et Maurice (N.I.). Theo
dore (Fig..) , Paul Moncel (F.S.) , Justin (A.F.) , Feiix et
Bernard (C.G.), Paul Sautereau et Roger (I.S.), 11abb6 Le-
bleu (V.M.), Robert et le Dr. Tubal (P.M.). Quatre de ceux-
ci sont aussi educateurs: Theodore, Paul Moncel, Justin et
Paul Sautereau.
Les dix-huit Sensuels sont ceux qui sont en proie au
conflit de 1'esprit et de 1'instinct. Ils representent une
variete d'ages, de temperaments et d'occupations, et l'issu
du probleme qui les confronte, varie en consequence. C'est
done un tableau general et vivant de la nature humaine que
Curel nous propose. Parmi les dix personnages feminins de
cette categorie, sept d 'entre elles sont des protagonistes:
Anna (Fig..) , Marie (F.S.), Blanche et Rosa (A.F.) , Hortense
(I.S.), Victoria (T.I.), et Alice (V.M.). Les trois person
nages secondaires sont: Melanie (A.F.). Angelina (I.S.), et
Catherine (C.G.). Il y a ici huit personnages masculins qui
sont: Paul Brean (D.D.M.). Kigerik et Jean (F.S.). Michel
Prinson (C.A.), Michel Fleutet (A.F.), Hubert (I.S.), Phi
lippe (V.M.), et Paul Parisot (T.I.).
Les six Chasseurs representent une minorite. Ce sont
256
des homines de tradition et d'action qui parcourent inlas-
sablement la foret. Ils sont pouss6s par 1'instinct, primi-
tif et ancestral, de rivalite avec I1animal. Ce sont:
Robert, le due et Nicolas (Fos..), Jean, le comte et Prosper
(R.L.) .
Les similarit6s entre la Nature et I1Homme trouvent
leur expression dramatique sous la forme d'une correspon
dence po6tique et intuitive entre la nature extSrieure et la
nature humaine. Le lyrisme des comparaisons, des maximes et
des apologues, qui interviennent au moment des crises ou des
retirements psychologiques, est la transposition d'une Na
ture rSaliste.
L'art du dramaturge a pour ambition de cr§er la vie et
d'animer 11 abstraction des id§es. Le style est done riche
en verbes et en constructions solides qui assument le poids
des conflits d'id6es. Curel pensait que l'art du theatre
est de confronter le public avec des idfees mais en faisant
appel aux Emotions. Or, la troublante harmonie qui regne au
sein de la Nature est propice a susciter 1'emotion lib6ra-
trice au moment ou les id§es ont atteint leur expansion
maximum. Dans cinq pieces de la seconde pferiode (Fos.,
R.L.. F.S., A.F. et I.S.) le personnage principal et 1'ac
tion evoluent, en effet, selon ce principe. La g6om6trie
dramatique consiste a placer la deliberation des conflits
psychologiques et physiologiques, dans de vastes rapproche
ments avec la nature universelle, puis de provoquer ensuite
257
un choix immediat.
La philosophie humaine repose sur 11antagonisme entre
le corps, asservi par 1 'instinct animal et l'esprit, capable
de raisonner et de choisir. La dignity humaine et la supe
riority sur 1 'animal ne peuvent §tre acquises qu'en mettant
1 ’instinct en deroute.
La philosophie sociale veut que la loi du plus fort
r^gne entre les hommes comme chez les b^tes. Toutefois, la
force humaine est la prerogative d'un esprit superieur aux
autres, alors que les animaux ne peuvent rivaliser qu'en
vigueur physique.
La philosophie morale requiert qu'un code de valeurs
asservisse tous les instincts qui livrent combat a l'esprit.
Cependant, Curel lui-meme ne fait que constater un fait; il
ne preconise pas le respect des regies morales etablies, pas
plus qu'il ne les condamne. Il pense que, tout comme on
constate 1 'existence de 1 'instinct sexuel, un instinct de
moralite nous rend conscients du bien et du mal de nos
actes.
La philosophie metaphysique souligne aussi la necessity
de la foi pour que l'animalite primitive fasse place a la
civilisation liberatrice. La perfection et la beaute de la
Nature conduisent au pantheisme pour ceux auxquels la foi a
l'etat pur demeure inaccessible. Le mystfere metaphysique
demeure, neanmoins, entier quelle que soit la croyance de
l'individu. Ce myst^re, qui oblige 1'Homme a penser, est
258
une autre voie par laquelle la nature humaine s'eifeve au-
dessus de 1 'animal, car ce dernier ne peut connaitre l'an-
goisse de l'inconnu metaphysique.
En conclusion, on peut degager de cette etude trois
particularity propres a la Nature dans le theatre de Fran
gois de Curel, et qui lui conf&rent son caractlre unique:
1. La Nature dont parle le dramaturge est celle aupr^s
de laquelle il a passe la plus grande partie de son exis
tence. C’est dans ses domaines de Lorraine que la Nature a
nourri son experience du monde ext6rieure et provoque son
emotion. Elle est done reelle et exclusivement personnelle.
2. L'abstraction des id6es qu'il met en sc^ne, est
compensee par la puissance suggestive des images qui sont
dues a sa connaissance intime de la Nature. Son theatre
joint done l'eclat du lyrisme des beautes naturelles, a la
vigueur de la pensee.
3. Son art dramatique consiste a avoir recours a des
evocations suggestives de la Nature pour concretiser les
conflits de sentiments et surtout d'idees. Le lyrisme dy-
namique de ses evocations lib^re les emotions des person
nages, faisant ainsi evoluer leur caractfere et progresser
l1action.
La Nature dans le theatre de Curel est, par consequent,
personnelle et originale. La valeur de cette contribution a
la litterature dramatique de son epoque pourra etre appre-
ciee si nous la comparons a celle des deux hommes de theatre
259
qui faisaient alors figure de maitres: Georges de Porto-
Riche et Paul Hervieu.
Le Theatre Contemporain et la Nature
Curel n'est pas le seul dramaturge de son epoque a
avoir fait entrer la Nature dans ses pieces. Le Romantisme,
le R&alisme et le Naturalisme sont les courants litteraires
principaux qui dominent au dix-neuvi&me si^cle des visions
respectivement distinctes de la Nature. Il faut y ajouter
les esprits independants qui, comme Frangois de Curel, ont
applique a la Nature leurs id6es personnelles.
A 1'epoque ou Curel fait sa contribution au theStre,
Georges de Porto-Riche et Paul Hervieu se partagent les fa-
veurs du public. La place qu'ils accordent a la Nature in
vite done ^ une comparaison qui permettra de souligner
1'originality de Curel. On rel^vera ainsi en quoi ce der
nier s'eioigne d'eux, mais egalement comment il s'en rap-
proche sous certains aspects.
Georges de Porto-Riche est alors le maltre du theatre
psychologique et il s'est vu compart a Racine. Sa peinture
des passions est une veritable anatomie sentimentale. Il
puise a son experience personnelle et fait une analyse ap-
profondie, souvent dechirante de sincerity. La passion
amoureuse et la fureur sensuelle prennent le visage d'une
fatality qui courbe sous sa loi les personnages du Theatre
d 1 amour.
Paul Hervieu, au contraire, est considere comme le
260
grand penseur dramatique de 1 'epoque. II est, pour sa part,
le maitre du "Theatre d'Id6es." Il met en scfene des themes
sociaux et cherche ^ dfeceler, sous le vernis de la civilisa
tion et de la morale, la survivance de 1 'instinct primitif.
On voit done que les preoccupations de Porto-Riche et
d'Hervieu au sujet de la nature humaine, ne sont pas sans
analogies avec celles de Curel, bien que leurs theories
soient distinctes. Chez Porto-Riche, la nature humaine,
esclave du sixi^me sens, joint a la passion, sera examinee
dans Le Passe, tandis que L'Infid^le illustrera surtout sa
nature ext6rieure poetique. On comparers ensuite la nature
foresti^re d*Hervieu dans 1'Enigme a celle de Curel, tandis
que La Course du flambeau servira a mettre en lumifere leurs
id6es respectives sur la nature humaine et 1 'instinct.
Georges de Porto-Riche (1849-1930)
L'auteur du Theatre d*amour appartient avec Curel, a la
generation du Theatre Libre, mais lui aussi se tint a l'e-
cart des exc^s naturalistes de certains dramaturges accueil-
lis par Antoine. Ce dernier lui fit connaitre son premier
grand succes en representant La Chance de Francoise. en
1888. A ses debuts, Curel subit quelque peu 1'influence de
Porto-Riche, mais il s'en degagea vite, dfes qu'il abandonna
le theatre strictement psychologique.
L'ltalie fut aussi chfere a Porto-Riche que la Lorraine
a Curel. Il y relia toujours ses heredites et ses prefe
rences litteraires. Il devait y situer la sc^ne de sa
261
premiere oeuvre de valeur, Vanina (1890), puis de L'lnfid^le
(1890). C'est a Venise qu'il composa sa derniere oeuvre,
Les Vrais Dieux (1920). Ses grands-parents ytaient de na
tionality italienne, bien qu'il soit n6 lui-meme a Bordeaux
d'une m^re originaire d'Avignon et d'un pere Gascon.
De meme que pour Curel, les voyages n'eurent gu^re
d'influence sur sa vision de la Nature. Etant enfant, il se
rendit au Chili et passa sept ans a Valparaiso avec sa fa-
mille. Puis, il visita la Colombie, Panama et alia jusqu'a
San Francisco. A leur retour en France, ses parents s'Sta-
blirent a Fontainebleau. C'est la que, vers dix-sept ans,
il eut devant le spectacle de la Nature, la r^v^lation de sa
vocation d'Scrivain, qui s1annongait alors pour etre celle
d'un poete:
Un jour que j'errais seul dans les gorges de Franchard,
je fus pris tout a coup d'une Emotion extraordinaire en
voyant le soleil disparaitre au creux de la vall6e. Pour-
tant, je connaissais ces pierres, ces escarpements, ces
horizons; je les avais regard£s a la meme heure. Mais
pour la premiere fois, je d6couvrais la beauty du ciel et
des arbres, pour la premiere fois, j'ytais sensible d'une
fagon particuliyre. Je fondis en larmes, sans m'en dy-
finir la cause, et je rentrai yperdu a la maison. A
peine ytais-je dans ma chambre que je me prycipitai a ma
table de travail et que j'ycrivai mes premiers vers. Le
miracle de ma vocation venait de s'accomplir. J'ytais
auteur, sinon poete, ce qui ne veut pas dire que j'eusse
du talent.
Ainsi qu'on le vit chez Curel, Maupassant exerga aussi une
nette influence sur Porto-Riche, a ses dybuts. Partageant
"^Georges de Porto-Riche, "La Vie courante, hier et au-
jourd'hui, curriculum vitae," Revue de France, 15 juillet
1923, pp. 413-418.
262
des goQts communs et la haine de I1atmosphere mondaine des
salons litteraires, ils devinrent d'excellents amis. En
effet, Porto-Riche, lui aussi, se tenait en marge de la vie
parisienne et litt£raire. II se refusait aux interviews et
e la publicity. Il 6prouvait un grand besoin d'ind6pendance,
du a son individualisme farouche. C'etait a la fois un r£-
veur et un gros travailleur. Grand flaneur a travers Paris,
il mfirissait progressivement une oeuvre. Puis, venait le
jour ou il s'enfermait pour l'^crire ce qui, en raison son
immense facility de redaction, 6tait un travail relativement
rapide. D6sireux d'atteindre la perfection, il remaniait
ensuite une oeuvre plusieurs fois. T§moin Amoureuse, qui le
fut cinq fois et porta autant de noms diffdrents. On est
surpris de constater la similarity de procydfes de creation
et de travail chez Porto-Riche et Curel. La oii ils se re-
joignent aussi, c'est qu’en Scrivant, ils n'obSissent qu'a
leur inspiration personnelle; ils £cartent toute influence
du pass4 et se refusent a inaugurer un art nouveau.
Porto-Riche est done un reveur et un r^aliste, con-
sciencieux et m^thodique, lui aussi. La base de son theatre
est l'esclavage de ses personnages au sixi^me sens. Con-
trairement aux h6ros de Curel, ils ne r^ussissent pas a s'en
lib6rer, exception faite de Dominique Brienne, l'h^rolne du
Pass6 (1902), qui fut d'ailleurs la creation pr^f^r^e de son
auteur.
263
Chaque fois, nous voyons [dans Le Theatre d 1amour]
deux adversaires cherchant uniquement leur bonheur indi-
viduel, et ne le trouvant point, pr6cis6ment pour cette
raison. Intransigeants dans leurs exigences, ne regar
dant pas un instant au-del& de leurs propres d6sirs, ils
sont condamn£s par 1^, a manquer leur bonheur. Mais en
m€me temps, ils sont trop unis par des liens sexuels pour
se dire adieu. Riv6s au mSme boulet, ils ne peuvent se
joindre. S'aimant trop pour divorcer ou pour se r6signer
a une vie conjugale faite de tiSdeur et de politesse,
ayant ensemble trop de souvenirs pour pouvoir se consoler
dans l'adult&re, ils nous font assister a une s6rie de
conflits ou ni solution, ni modus vivendi m§me, ne sont
possibles.2
La nature humaine de Porto-Riche est done compos6e
d'hommes volages et de femmes qui souffrent parce qu'elles
leur sont trop sensuellement attaches pour recouvrer leur
raison. Porto-Riche lui-meme Sprouvait un amour terrestre
in^puisable et sa propre vie passionnelle est li6e a son
oeuvre. Il ne se dSpeint pas, mais exploite son experience
dans la caract6risation de ses personnages.
L'intrigue a beaucoup moins d'importance pour lui que
la v6rite humaine. C'est pourquoi il attache peu d'int^ret
a la composition, afin de centrer 1 'attention du spectateur
sur le jeu des reactions psychologiques. Cette orientation
classique, Curel la possede egalement. Bernard Dagrenat
(C.G.) demande a son p&re si les idees ne 1'int6ressent pas
et Feiix repond: "Beaucoup moins que les orages qu'elles
soulfevent dans les ames" (VI, 112).
Le cheval de bataille de Porto-Riche est le meme que
celui de Curel, le dialogue:
2
Hendrik Brugmans, Georges de Porto-Riche: Sa vie, son
oeuvre (Genfeve, 1934), p. 339.
264
Pour exprimer les nuances infiniment complexes du
coeur humain, il lui fallait un instrument aussi simple
que discret. Cet instrument, c'est 1'admirable dialogue
de thSStre dont ils est 1 'authentique cr6ateur, dialogue
simple et juste, sobre, net et pr§cis, parfois tr&s beau
ou les mots valent par 1 'intensity du sens bien plus que
par la sonority et visent a servir d 1 introduction aux
ames 6voqu6es au lieu de vouloir exprimer int6gralement
la pens6e de 1 'auteur.^
Dans Le Pass6 (1897), qui est la seconde pi^ce de la trilo-
gie comprenant aussi Amoureuse (1891) et Le Vieil homme
(1911), Porto-Riche a r6ussi a produire un chef d'oeuvre du
dialogue qui n'est pas, comme chez Curel, fait de longues
tirades, mais au contraire de braves rSpliques. Dominique
Brienne, dont on a par16 plus haut, aime encore Frangois
Prieur, le s6ducteur qui l'abandonna une dizaine d'ann6es
plus tot. Elle souffre moralement parce qu'elle ne peut
oublier les plaisirs de sens qu'elle 6prouva entre les bras
de Frangois et qu'aucun autre homme ne lui semble capable de
lui procurer. C'est lorsqu'il pr6tend 1'aimer dans le lit
ou il conduisit une autre femme peu auparavant, qu'elle est
d6livr6e du lien physique et mental qui l'attachait encore a
lui.
Alors que la nature humaine, tortur6e par le sixifeme
sens, est partout pr6sente dans le th6Stre de Porto-Riche,
la nature ext6rieure y est rare. Lorsqu'elle apparait,
comme dans L'Infidele (1890), c'est une nature essentielle-
ment po6tique fort belle dans ses descriptions. L'Infid6le
3
Marcel Doisy, Le Th6atre francais contemporain
(Bruxelles, 1947), p. 79.
265
se passe a Venise au seiziEme siEcle. C'est la derniEre
piEce en vers de Porto-Riche. Il s'agit la aussi d'un amant
inconstant, Renato Ziani, qui est d'ailleurs encouragE dans
cette voie par son ami Lazzaro. La jeune et sensuelle
Vanina en souffre dans sa chair et dans son coeur, et meurt
victime de son besoin d'etre aimEe. Citons au passage quel-
ques vers renfermant des Evocations de la nature extErieure
proprement dite, ainsi que ses relations avec la nature hu-
maine:
Vanina:
Lazarro:
Voici la nuit qui vient; va mdrir, o soleil.'
Le froment inconnu des Etoiles lointaines.
La molle Adriatique est pure comme un lac
Et les oiseaux voiliers viendront par ribam-
belle.5
Je crois qu'une galEre, avec un doux roulis
Par un vent frais, la nuit, m'entraine a toutes
voiles
Vers l'ile des heureux qu'on distingue aux
Etoiles.6
£a, ne mEprisons pas les oeuvres de la chair.
C'est aux heures du rut que l'Sme s'apitoie
Et nous flames congus dans un moment de joie.
... derriEre son volet, Vanina Ecoutera
Miauler ma guitare en quEte d'aventure,
Comme une chatte aimante au bord de la toiture.
Georges de Porto-Riche, L'Infidele dans Le ThEStre
d'amour (Paris, 1908), p. 60.
^Porto-Riche, L 1InfidEle. p. 61.
^L'Infidele, p. 67.
7L‘Infidele. p. 79.
8L*InfidEle, p. 80.
On peut done conclure que la Nature chez Porto-Riche se
divise en nature humaine et en rfegne vegetal. Le r&gne ani
mal en est exclu. Son etude du couple humain fait eclater
le caract&re exclusif et tyrannique des sentiments amoureux
et de 1'instinct sexuel. Ses protagonistes perdent toute
volonte, face aux exigences des sens. Porto-Riche aborde,
par consequent, le sujet des sexes et du sixi&me sens sans
en poser le probl^me, ce qui le conduirait a en degager des
probl^mes moraux. La nature humaine que Curel porte a la
scfene est done tr^s diff6rente. Celui-ci est, certes, pes-
simiste quant aux her6dit6s animales de l'Homme, mais il a
foi en la victoire de la raison et rejette toute fatality.
Tous deux ont recours a leur experience personelle en pei-
gnant la nature humaine. Cependant, Curel oppose le stoi-
cisme a la fatalite de Porto-Riche.
La nature vegetale de ce dernier est tout a fait secon-
daire. Elle est de forme poetique et ornementale. Elle ne
participe done pas a l'art dramatique, comme chez Curel.
Elle n'est pas non plus, contrairement au maitre Lorrain,
1 'expression litteraire d'une experience visuelle, propre au
dramaturge. On peut done dire que Porto-Riche met en sc^ne
la nature humaine fatalement dominie par 1 'instinct alors
que Curel embrasse la nature universelle et donne a l'etre
humain la possibility d'exercer un choix.
267
Paul Hervieu (1857-1915)
La comparaison entre Curel et Hervieu presente un
fondement concret, en ce sens qu1une piece d'Hervieu,
L 'Eniqme (1901), offre une nette ressemblance avec Les Fos-
siles (1892). Le Dedale (1903), Le Reveil (1905), Connais-
toi (1909), sont aussi dans la lign6e de Curel. Le sort
voulut, cependant que ce dernier succlda a Hervieu a l'Aca-
demie, alors m£me qu'il lui avait servi de modele.
Paul Hervieu n'est pas un homme des grands espaces.
C'est un Parisien qui, contrairement a Curel et a Porto-
Riche, allait se trouver a l'aise surtout dans les milieux
mondains. Il naquit a Neuilly-sur-Seine, d'une mere briarde
et d'un p^re normand. Toutefois, il visita bien des regions
de France et se livra meme a l'alpinisme, en Suisse et en
Savoie. Dans L'Alpe homicide, il utilisa son experience de
la montagne et montra "une nature qui conserve la rudesse
9
des temps geologiques." L'ouvrage "nous rend temoins des
duels entre le touriste et la montagne qui, triomphante,
engloutit dans un s6pulcre mouvant, l'obstine visiteur."^^
Il abandonna la preparation d'un doctorat de droit,
pour entrer au Ministere des Affaires Etrangeres. La diplo-
matie le conduisit pour quelques temps en Am6rique. A
9 s
Frangois de Curel, Discours a 1'Academie Francaise,
p. 15.
10„ .
Discours, p. 15.
268
l'exception des Alpes, ses voyages ne laiss^rent pas d'em-
preinte profonde sur son oeuvre.
Xl d6couvrit son talent li.tt6rai.re par hasard. II se
chargea un jour de r6diger un chapitre pour un ami, press6
par le temps, qui avait un livre en preparation; et il y
prit goGt. En 1882, a l'Sge de vingt-cinq ans, il commenga
a publier et maintint d6 s lors une production r6guli6re jus-
qu'en 1914, date de sa derni^re pi6ce.
Fervent de la vie mondaine, il entreprit une Stude de
psychologue et de moraliste, de la nature humaine. Il eut
toujours le scrupule de ne peindre que des milieux et des
Gtres qu'il avait vus; les exceptions sont rares. Lui-mGme
reste entiferement absent de son oeuvre, contrairement a
Curel et a Porto-Riche. Sa pr6f6rence littSraire alia vers
Stendhal et M6rim6e. Il n'eut pas d 1 inclination religieuse
ou mystique. Froid et r6serv6 d'apparence, il 6tait cepen-
dant capable de s16mouvoir int6rieurement. Le trait domi
nant de sa personnalit6 6tait la volont6 . Il a dit qu'il
6crivait par volont6 , non par plaisir. Il fit de la force
et de 1 *action son id6al litt6raire.
Dans son th6Stre, Hervieu a voulu montrer 11 importance
de 1 'instinct pour l'humanit6 , et d6fendre les droits de la
femme dans la soci6t6 , plac6e sous la loi de l'homme. Curel
critiqua ces principes du dramaturge:
Hervieu donne [a son art] la nature pour complice.
Lui qui doit savoir que les deux sexes sont 6galement
soumis, aux lois de 1 'instinct, n'h6site pas a d6livrer
de la rude impartiality des choses, le sexe dont il s'est
269
constitu6 le vengeur. Alors que ses personnages mascu
line sont odieux avec acharnement, il prSsente les femmes
comme de charmantes 6paves ballot6es par 1 1indomptable
flot des passions. 1
L'instinct animal et h#r6ditaire repr6sente pour ses he
roines une sorte de fatalite, qui ressemble a celle frappant
les hferos de Porto-Riche. Les heroines d'Hervieu acceptent
cette fatalite, alors que Curel, au contraire, pense que la
raison humaine a le devoir absolu de s'eiever au-dessus de
1 1 animal, en combattant 1 'instinct.
Dans La Course du flambeau (1901), que Curel consid&re
comme le chef d1 oeuvre d'Hervieu, ce dernier a montre le
role de 1 'instinct en relation avec 1 'enfant et ceux qui lui
donnent la vie. Dans ce drame cruel de 1'instinct maternel,
trois generations sont representees par Mme Fontenais, sa
fille Sabine et sa petite-fille Marie-Jeanne. Chacune, ten-
due vers l'avenir, parait tourner le dos avec indifference a
celle qui la precede. Pour sauver la sante de sa fille,
Sabine expose celle de sa mfere et cause ainsi sa mort; tan-
dis que Marie-Jeanne abandonne Sabine, pour suivre son mari
au loin. Maravon, l'un des personnages, enonce la base du
drame:
La loi [de la nature] ... commence par demander a la
m&re la chair de sa chair, souvent sa beaut6 , sa sant§,
au besoin mdme sa vie, pour en constituer 1'enfant. Dibs
lors, au profit de la gSndration nouvelle, la nature s'6-
vertue a d6pouiller la g6n6ration pr6c6dente.
^^Discours, p. 34.
12
Paul Hervieu, Oeuvres (Paris, 1901), II, 157.
270
Avec L 1 Enicnne (1901), Hervieu nous transporte dans un
pavilion de chasse au milieu de la foret. Ses hSros mascu-
lins, Raymond et GSrard de Gougiran, sont des chasseurs pas-
sionnSs, qu'il a pour but de ridiculiser. Ce drame, qui
prSsente une parents avec Les Fossiles, comme on l'a indiquS
plus haut, dSnigre done la chasse, alors que Les Fossiles en
chante les louanges. Curel ne manqua pas de dSnoncer 1'i-
gnorance d'Hervieu en la mati&re, mais a propos d'une autre
oeuvre. II Scrit que dans La Betise Parisiennet
... dSnigrant le. plaisir de la chasse [Hervieu], declare:
"Cet usage aurait du tomber en dSsuStude a mesure du pro-
gres de la civilisation, dans le pays ou fleurissent les
boucheries modules, les boutiques de comestibles, et ou
les animaux les plus dangereux sont le rat d'Sgout, le
dindon de basse-cour et le homard cru." Jugement d'un
homme qui n'avait jamais pris ses jambes a son cou, ayant
un gros sanglier a ses trousses. Je sais pourtant qu'une
fois, vers l'age de quinze. ans, il se mit en chasse dans
un pare et ne rentra pas bredouille. Le tableau se com-
posait d'un Scureuil et d'un serin. Mais, une petite
cousine lui ayant remontrS combien il est cruel de mas-
sacrer des creatures inoffensives, il jura de ne plus
chasser de sa vie, et tint parole.^
Ce que le lecteur, comme Curel, peut reprocher a Hervieu, ce
n'est pas d'avoir manquS de gout pour la chasse, mais d'a-
voir exposS dans ses oeuvres, un milieu qu'il ne connaissait
pas personnellement.
La nature v6g6tale et la nature animale, prises indivi-
duellement ou en relation avec la.nature humaine, ont une
place insignifiante dans L 1Enicnne. Le cadre forestier est
limits a quelques remarques breves. On apprend que le
13
Curel, Dxscours, pp. 14-15.
271
pavilion de chasse se trouve a "proximity de pares a che-
vreuils, d'6tangs a sarcelles et de plaines a perdreaux.n1^
La nature sauvage alentour a 6t£ touch6e par la main des
jardiniers:
Les soiribres halliers ont disparu, par ou jadis hur-
laient ici des bandes de loups. Aujourd'hui, une all£e
de sable fin, des parterres, des vasques d'eau courante
et, venant quelquefois y boire, un petit oiseau a queue
preste et a tete bleue.l^
Dans ce drame, la nature humaine n'a pas 1'instinct pour
ressort. L'adult&re commis par L6onore est certes une
marque de faiblesse de sa part, mais ce n'est pas une fai-
blesse due a 1'instinct sexuel. L6onore a' 6t6 attirSe par
Vivarce parce qu'il a vu en elle un §tre dou6 de sentiments
et de pens6es, alors que, pour son mari, elle est avant
tout une possession, au meme titre que sa meute de chiens
ou son gibier. Raymond et G§rard de Gougiran ont, en com-
mun, ce m§me esprit f6odal. Ils sont Sgalement prets a
tuer les braconniers qui se hasardent sur leurs terres, et
les hommes qui oseraient toucher leurs Spouses respectives.
On conclut que la nature humaine et la nature extS-
rieure sont done pr6sentes dans le th^Stre d'Hervieu. La
nature humaine est prise sous 1 'angle du conflit entre la
fatality de 1'instinct et la morale. Contrairement a
Porto-Riche et a Curel, Hervieu est, en effet, un moraliste
qui a "plaide la cause de la plus faible, 6tabli le droit de
14
Hervieu, Oeuvres, II, 14.
150euvres. II, 36-37.
27 2
16
l'amour, r6concili6 l'ame avec l'instinct." Quoique ses
intentions aient 6t6 des plus louables, son moralisme le
pousse a pratiquer une rh6torique parfois trop abusive qui
confere a ses personnages une apparence fig6e et raide. Le
manque de vie des protagonistes et la fatality des instincts
qui pfesent sur eux distinguent la peinture qu'Hervieu fait
de I1Homme, de celle de Curel.
La nature extSrieure est, par ailleurs, d'une quantity
n§gligeable et d'une artificiality complete. C'est pourquoi
son thyStre, contrairement a celui de Curel, sombre dans la
sycheresse des idyes pures, sans qu'un souffle lyrique ne
vienne quelquefois en aliyger l'austyrity.
La Place du Thyatre de Francois de Curel
dans le Temps
Le Passy
A ses dybuts a la sc^ne, Frangois de Curel apporte sa
prydilection pour les grands dramaturges des dix-septi^me et
dix-huitiyme siecles. Il rejette d'embiye la tradition
scribienne qui a dominy la scene pendant tout le dix-
neuviyme si^de:
Avant la venue d'Antoine, une seule formule ytait ad-
mise, celle de Scribe qui, pendant presque un demi-si^de,
de 1815 a 1860, avait regny sur la sdne et dont 1'influ
ence s'ytait prolongye bien au-dela de sa mort, jusque
vers 1880.1^
16
Curel, Discours, p. 36.
17
Louise Delpit, "Paris-ThyStre contemporain: R6le
prypondyrant des scenes d'avant-garde depuis trente ans,"
273
Musset et Vigny, que Curel admira, furent parmi la minority
des dramaturges rest6s S . l'Scart des formules de Scribe qui
cr6ent, avec artificiality, la vie par le mouvement. Les
dramaturges naturalistes, y compris Henri Becque, ne par-
vinrent pas a arracher le public au scribisme. Antoine, en-
fin, r6ussit a initier un renouveau au prix d'efforts im-
menses. Le th6Stre prit alors plusieurs directions. Fran-
gois de Curel repr6sente le retour a 1'analyse psychologique
et ult6rieurement une orientation nouvelle vers les id6es.
Au premier chapitre nous avons vu quels sont les 6cri-
vains du pass6 qui suscitferent 1'admiration de Curel. Chez
Corneille il trouva la vertu principale de son propre idSal
dramatique, c'est-a-dire, la victoire de la raison par la
volonty. La fatality antique de Racine prend la forme de la
puissance de l'instinct chez Curel, que la raison a pour de
voir de combattre.
Dans ses pieces de dybut, Frangois de Curel se rap-
proche de la dyiicate analyse du coeur de Marivaux, puis de
Musset. Il y a ygalement une certaine parenty entre le thy
atre de Curel et celui d'Ibsen, d'abord ryaliste, puis pro-
gressivement enclin aux symboles et myrtle au mysticisme. On
a vu des analogies entre certaines pieces de Curel et celles
de Villiers de l'Isle-Adam, notamment Ellen (1865), et Axel
Smith College Studies in Modern Languages (Oct. 1924-Jan.
1925), p. 8 .
274
(187 2). Curel a dit lui-m@me qu'il admirait beaucoup leur
auteur.
Enfin, parmi les 6crivains non dramatiques que Curel
aima et cultiva, les trois principaux sont: Pascal pour son
mysticisme en qu£te de v6rit§; Stendhal pour sa psychologie
precise et sobre; Darwin pour ses theories 6volutionnistes.
De sa connaissance du th6Stre ant^rieur, Curel d6gage
deux principes qu'il respectera tout au long de sa carrifere.
Tout d'abord, il gardera un esprit indSpendant, peu soucieux
de r^diger des manifestes. Il 6crit pour son propre plaisir
et non pour reformer le thSStre ou pour moraliser. D'autre
part, il ne se soucie pas de flatter les gotits du gros pu
blic, comme le faisaient ses pr6d6cesseurs. Son theatre in-
tellectualis6 s'adresse aux "gens de metier." Paul Blan-
chart nous rapporte les propos que Curel lui tint, a ce
sujet:
Travailler pour le theatre implique la reconnaissance
des droits du public. Vouloir toucher, sinon le gros
public, dont l'Sducation demeure a r6aliser, du moins un
public plus vaste que celui qu'il est convenu d'appeler
l'61ite, mais qui comprend plus exactement les gens de
metier, parait une question de stricte honnetetl intel-
lectuelle.
L'Epoque Contemporaine
Apr&s que Charles Maurras l'eut aid£ a dScouvrir sa vo-
s'
cation dramatique, le second pas a franchir, 6tait celui de
se faire jouer. Antoine 1'ayant accueilli avec enthousiasme
18
Paul Blanchart, Francois de Curel, son oeuvre (Paris,
1924), p. 7.
275
dans le groupe du Theatre Libre, on aurait pu croire que
Curel allait tomber sous 11 influence essentiellement natura-
liste de ce milieu. Il n'en fut rien cependant. Frangois
de Curel avait d6ja son genre dramatique personnel ou le
r6alisme et l'idSalisme se cotoient. Bien qu'il ne subisse
pas l'empreinte des dramaturges contemporains, il ne reste
pas indifferent aux 6venements de son 6poque. II met en
scene des questions scientifiques nouvelles (N.I.), des
problemes sociaux (R.L.). des 6venements politiques, tels
que la colonisation frangaise (F.S., C. A. ), puis la guerre
et ses consequences (T.I., V.M.).
Le jugement des contemporains a son 6gard varia selon
les epoques. D'abord hostiles a son oeuvre ils se montre-
rent presque unanimement admiratifs lors de son retour a la
scene, en 1914.
Le critique le plus acharne a lui nuire, fut Francisque
Sarcey, qui etait imbu de scribisme et ecrivit pour Le
Temps, jusqu'en 1899. D'autres journalistes et hommes de
lettres, au contraire, contribuerent a le faire connaitre et
apprecier. Jules Lemaitre, du Journal des Debats. fut le
premier a etablir un rapprochement entre les personnages de
Corneille et ceux de Curel. A la Revue Bleue. Du Tillet fit
observer que la nouveaute des pieces de Curel, c'est leur
absence d'artifices, leur simplicity et leur spontaneity.
II montra aussi le contraste qu'on y trouve entre 1 'element
materiel et le domaine de la pensee.
276
Lorsqu'en 1914, Franqois de Curel sort de son exil vo-
lontaire, il est acclamS par des homines de lettres, acquis
aux id6es nouvelles. Ce sont notamment: Robert de Flers,
Abel Hermant, Edmond S6e, Franqois de Nion, Jean de Pierre-
feu, Henri Bidou et d'autres. Henri Bordeaux comparait le
langage de Curel dans La Fille sauvage a celui de Chateau
briand. Certains soulignaient la parent^ de son th6Stre
avec Corneille et Racine, Marivaux et Musset. Au Temps,
Brisson avait remplac6 Sarcey et nommait Curel, 11 Ibsen
franqais. Il n'est pas jusqu'ci Franqois Mauriac, qui louait
dans les pieces de Curel la noblesse qui avait fait dSfaut a
ses pr6d6cesseurs. Enfin L6on Daudet, le d€clarait le pre
mier dramaturge du temps.
JT
Franqois de Curel 6tait d'un esprit si ind6pendant
qu'il se tenait a l'6cart des cercles littSraires et des
pol6miques de theatre. Il noua relativement peu d'amitifes
parmi les 6crivains de son 6poque et formula rarement des
opinions sur ses contemporains.
A l'Ecole Centrale, il avait eu pour condisciple
Edouard Estauni6 et il se lia d'amiti6 avec lui. Ernest
Pronier remarque que le talent d'Estauni6 , "probe et fort,
fait d 'observation et de reflexion, et comme envelopp£ d'une
f'
myst^rieuse po6sie, n'est pas sans offrir une certaine ana-
19
logie avec le sien."
19
Ernest Pronier, Francois de Curel, sa vie, son oeuvre
(Paris, 1935), p. 14.
277
Malgr6 la difference d'id6&l dramatique entre Curel et
Alexandre Dumas fils, les deux homines entretinrent d'excel-
lentes relations. Dumas en particulier, t&noigna d'une vive
appreciation pour les drames de Curel. Ce dernier eprouva
une admiration sans partage pour le talent dramatique de
Marie Len6ru et porta beaucoup d'interet au jeune dramaturge,
Edouard Schneider. Nous aurons 1'occasion de reparler de
l'un et de 1 'autre en abordant le groupe de ses disciples.
Rappelons que Curel montra dans un article son goUt pour la
po^sie de Carl Spitteler, qu'il avait connu a Lucerne pen
dant la guerre.
Curel semble s'Stre li6 plus volontiers avec les gens
de th6citre qu’avec les 6crivains".' Son amiti6 avec Antoine
est la plus marquante et, a la fin de sa vie, il l’Svoquait
encore avec Emotion. Il fut aussi 1‘ami de Lucien Guitry et
de Sarah Bernhardt.
Aprfes la mort de Frangois de Curel, en 1928, les arti
cles d6di€s a sa mSmoire furent dans leur majority, extr^me-
ment 61ogieux. On le nommait le Corneille du vingti&me si-
fecle et on continuait a l’appeler 1'Ibsen frangais. Parmi
les gens de lettres qui firent alors son 61oge, figurent ses
disciples Edouard Schneider et Paul Raynal, auxquels se joi-
gnaient Jehan Durieux, GSrard d'Honville et Saint—Georges de
Bouh61ier, parmi les plus importants.
La Post#rit#
Frangois de Curel ne chercha pas a cr#er une 6cole nou-
velle et a former des disciples; c'est pourquoi son influ
ence se fit sentir davantage de son vivant qu'apr&s sa mort.
II exerga deux sortes d'influences: l'une est indirecte et
apparait chez des dramaturges de sa propre g#n#ration; 1 'au
tre est directe, en ce sens que certains jeunes dramaturges
se d#clarerent ouvertement ses disciples.
On a pari# plus haut d'Hervieu, qui fit ses d#buts au
th#atre alors que Curel avait d#ja produit plusieurs pieces.
C'est encore plus par le style que par les themes qu'Hervieu
se rapproche de Curel. Le ton souvent severe et Eloquent,
s'apparente surtout aux pieces de Curel de la premiere p#-
riode. L'Eniqme a lieu dans un milieu aristocratique comme
c'#tait d#ja le cas dans Les Fossiles. Cette m#me rigueur
familiale est apparente aussi dans Le R#veil et dans Comais-
toi. Par ailleurs, Le D#dale est dans la lign#e de L'Invi
tee .
Paul Bourget est surtout connu comme romancier, bien
qu'il ait d#but# par la po#sie et qu'il se soit essay#
#galement au th#Stre. C'est ainsi que dans L'Emigr# (1908),
on trouve une intrigue qui se rapproche de celle des Fos
siles . La Barricade (1910) a un theme social qui rappelle
Le Repas du lion.
En 1892, Curel et Lavedan pr#sentaient respectivement
Les Fossiles et Le Prince d'Aurec dont le sujet est voisin.
279
En 1893, Lemaltre, grand admirateur de Curel, donnait Les
Rois, qui a aussi une parents avec Les Fossiles.
Par ailleurs, La Nouvelle idole a inspire, apres coup,
deux autres contemporains de Curel. Ce sont Henri Bataille,
dans sa seule pi&ce d'id^es, Les Flambeaux (1917); et Sacha
Guitry avec son oeuvre intitulSe Pasteur (1919).
Trois dramaturges se r^clamerent de Frangois de Curel:
Marie Len£ru, Edouard Schneider et Paul Raynal.
Curel avait fait la connaissance de Marie Len6ru en
1911 lorsqu'Antoine monta sa premiere piece, Les Affranchis.
L'h§roine de cette piece est une soeur de Julie Renaudin
(E.S.). Plus tard, Curel dSclara que Les Affranchis €tait
le chef d 1 oeuvre de Marie LenSru. Il Scrivit au sujet de
celle qu'il nommait sa fille spirituelle: "La preoccupation
du devoir envers Dieu, le prochain et soi-meme, fera le fond
20
de toutes ses oeuvres." Avant sa mort pr6matur6e, en
1918, elle 6crivit La Maison sur le roc. La Paix et Le Re
dout able . Cette derniere piece, dont le theme rappelle
celui du Coup d'aile, se heurta comme la piece de Curel, a
1'hostility du public et de 1'opinion. Le theatre de Marie
Len6ru consiste en discussions abstraites, a la fois pas-
sionn§es et austeres. Elle n'a jamais recours au lyrisme,
comme Curel. Marie LenSru et Curel eurent en commun une
grande sensibility, le sens des devoirs de l'individu et le
20
Frangois de Curel, Preface au Journal de Marie Len£ru
(Paris, 1922), p. vii.
280
d§sir de gloire littSraire.
Edouard Schneider connut Curel a Paris et fut aussi son
h6te au chateau de Ketzing. II admirait beaucoup Frangois
de Curel et Scrivit plusieurs articles yiogieux sur son
maitre. Il r6digea 1 1Introduction a L 1Id6e path6tigue et
vivante de Curel, recueil de pens£es, public en 1912. Apr6s
la mort du dramaturge, en 1928, il fit un des plus beaux
articles a sa m&noire. Edouard Schneider est plus austere
et plus froid que Curel, dans son thSStre. Tandis que ce
dernier tente de maintenir l'6quilibre entre 1 'intellectua
lity et 1'Emotion, Schneider, dans ses pieces, s’enferme
presque entierement dans la pens6e et les conflits d'idyes.
Il y a conflit entre le catholicisme traditionaliste et le
socialisme chr^tien dans Les Macres sans fetoile (1911); puis
conflit entre 1'intelligence et le coeur dans Le Dieu d 1ar-
qile (1921). Enfin, il reprend les themes de «L1 Envers d 1une
sainte et de L 'Invitee dans L 1 Exaltation (1928) qui, a son
tour, montre le conflit entre 1 'idSal mystique et l'id^al
humain.
Paul Raynal qui, lui aussi, considSrait Curel comme son
maitre, est ally beaucoup plus loin que celui-ci sur le che-
min de 1 ' intellectuality. Il se concentre tenement sur les
revirements psychologiques de ses personnages, qu'il nyglige
presque entierement 1'action dramatique. En ceci, son ins
piration se rapproche surtout des pieces de dybut de Fran-
I
gois de Curel. Dans une piece qui a pour titre, Le Tombeau
281
sous l'Arc de Triomphe (1924),
... on sent un grand effort pour atteindre les hauts som-
mets de 1 'intellectuality et de la sensibility, pour ex
primer dans un drame a la Curel, toute la philosophie de
la guerre, voire de la vie en ses pieges cruels. ^
Il produisit ygalement Le Maitre de son coeur (1920) qui
rappelle La Danse devant le miroir. et Au Soleil de 1*ins
tinct .
On doit enfin souligner 1'influence exercye par le
thyatre de Curel sur certaines pieces d'Henri-Reny Lenormand
et de Gabriel Marcel.
Lenormand avait sept ans lorsqu'il assista a la rypyti-
tion gynyrale de La Nouvelle idole et plus tard, il avait
admiry La Fille sauvacre. Comme Curel, il voulut porter a la
scene des questions d'ordre psychologique et moral. Les
pieces du Curel de la seconde pyriode sont celles qui l'ont
le plus inspiry. On trouve une ressemblance avec Le Coup
d1aile dans Le Simoun (1920) et dans A 1'Ombre du mal
(1924).
Gabriel Marcel, philosophe et critique de thyatre, a
composy de nonibreuses pieces. Trois d'entre elles pry-
sentent une nette parenty avec le thyatre de Curel. Dans
Le Coeur des autres, qui rappelle La Comydie du gynie. un
des personnages fait allusion a la popularity de Curel et a
son role quant a l'yducation du public moderne. Par ail-
leurs, Quatuor en fa dieze rappelle Les Fossiles. tandis que
21
Louise Delpit, "Paris-ThyStte contemporain," p. 99.
282
La Chapelle ardente ressemble quelque peu a L1Envers d'une
sainte.
L'influence de Franqois de Curel continua a se faire
sentir apres sa mort, chez plusieurs dramaturges. Cependant,
dans les ann£es qui pr6c6derent la seconde guerre mondiale,
le th6Stre commenga a prendre une nouvelle direction, et
l'id6al cur61ien fut assez rapidement supplants par des for-
mules nouvelles. II n'en reste pas moins vrai que Curel fut
un novateur pour son 6poque. Il balaya la seine d'un souf
fle de noblesse dont le theatre avait 6t6 d6pourvu avec ses
pr6dScesseurs Scribe, Augier et Dumas. Ses pieces, dans
lesquelles 1 'observation et la duality de la pens6e se m£-
lent, remporterent les suffrages des gens cultiv6s, bien que
leurs hautes cimes soient rest6es souvent inaccessibles au
public moyen. II a le grand mSrite d'avoir eu la franchise
de montrer 1 'humanity avec toutes ses faiblesses et en mSme
temps d'avoir voulu qu'elle s'£leve, grace a 1 'esprit et a
la volont£. On admire dans son th6Stre la noblesse des
id6es, des personnages et du style. Toutefois, la marque la
plus personnelle du gSnie de Franqois de Curel, que ses con
temporains et ses disciples ne purent imiter, c'est le ly-
risme r§aliste, que lui inspire la Nature. Devant le spec
tacle de la Nature, dans sa Lorraine natale, il a pressenti
d'une faqon presque mystique la vie qui Smane de la nature
universelle. Il a transpose ses impressions dans son the
atre, sous la forme d'une 6pop6e de la Nature en mouvement.
b i b l i o g r a p h i e
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Tome II L’Envers d'une sainte. Les Fossiles.
Tome III L'Invitee. La Nouvelle idole.
Tome IV Le Repas du lion. La Fille sauvaae.
Tome V Le Coup d'aile. L'Ame en folie.
Tome VI La Com6die du q6nie. L'lvresse du sacre.
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1886), 621-640.
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442.
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A P P E N D I C E
ABRflVIATIONS UTILISES DANS CETTE lSTUDE
POUR DESIGNER LES PIECES DE FRANCOIS DE CUREL
APPENDICE
ABRfwiATIONS UTILISES DANS CETTE &TUDE
POUR DESIGNER LES PIECES DE FRANCOIS DE CUREL
(Ordre Alphabetique)
A.F. : L'Ame en folie
C.A. : Le Coup d'aile
C . G. : La Com€d±e du q£nie
D.D.M.: La Danse devant le miroir
E.S. : L1 Envers d'une sainte
Fia. : La Ficrurante
Fos. : Les Fossiles
F.S. : La Fille sauvacre
Inv. : L'Invitee
I.S. : L'lvresse du saqe
N.I. : La Nouvelle idole
O.M. : Or acre mvstiaue
R.L. : Le Repas du lion
T. I. : Terre inhumaine
V.M. La Viveuse et le moribond
Abstract (if available)
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Asset Metadata
Creator
Gaucher-Shultz, Jeanine Solange
(author)
Core Title
La Nature Dans Le Theatre De Francois De Curel
Degree
Doctor of Philosophy
Degree Program
French
Publisher
University of Southern California
(original),
University of Southern California. Libraries
(digital)
Tag
Literature, Modern,OAI-PMH Harvest
Format
dissertations
(aat)
Language
English
Contributor
Digitized by ProQuest
(provenance)
Advisor
Belle, Rene F. (
committee chair
), Berkey, Max Leslie, Jr. (
committee member
), Hesse, Everett W. (
committee member
)
Permanent Link (DOI)
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Unique identifier
UC11359167
Identifier
6507229.pdf (filename),usctheses-c18-155352 (legacy record id)
Legacy Identifier
6507229.pdf
Dmrecord
155352
Document Type
Dissertation
Format
dissertations (aat)
Rights
Gaucher-Shultz, Jeanine Solange
Type
texts
Source
University of Southern California
(contributing entity),
University of Southern California Dissertations and Theses
(collection)
Access Conditions
The author retains rights to his/her dissertation, thesis or other graduate work according to U.S. copyright law. Electronic access is being provided by the USC Libraries in agreement with the au...
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Repository Location
USC Digital Library, University of Southern California, University Park Campus, Los Angeles, California 90089, USA
Tags
Literature, Modern