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Les 'Contes Moraux' De Marmontel. (French Text)
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Les 'Contes Moraux' De Marmontel. (French Text)
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This dissertation has been 65-10,089 microfilmed exactly as received BUCHANAN, Michelle, 1923- LES CONTES MORAUX DE MARMONTEL. [French Text]. University of Southern California, Ph. D., 1965 Language and Literature, modern University Microfilms, Inc., A nn Arbor, M ichigan Copyright by MICHELLE BUCHANAN 1965 LES CONTES MORAUX DE MARMONTEL ky Michelle Buchanan A Dissertation Presented to the FACULTY OF THE GRADUATE SCHOOL UNIVERSITY OF SOUTHERN CALIFORNIA In Partial Fulfillment of the Requirements for the Degree DOCTOR OF PHILOSOPHY (French) June 1965 UNIVERSITY O F S O U T H E R N CA LIFO RN IA G R A D U A T E S C H O O L U N IV E R S IT Y PA R K L O S A N G E L E S 7 . C A L IF O R N IA This dissertation, written by ............Mic.heUe..B.ueJxa.naR............. under the direction of h&X....Dissertation Com mittee, and approved by all its members, has been presented to and accepted by the Graduate School, in partial fulfillment of requirements for the degree of D O C T O R OF P H I L O S O P H Y D ate.... ....1.9.6 5 DISSERTATION COMMITTEE v Chairman ...%n jL .. TABLE DES MATIERES Page INTRODUCTION ............................ 1 CHAPITRE I. ESQUISSE BIOGRAPHIQUE................. 18 II. LE MILIEU FEMININ ET L'ORIGINE DES CONTES MORAUX ................... 40 III. MARMONTEL ET LA THEORIE DU CONTE AU XVIIIe SIECLE ..... 54 IV. LES CONTES DE LA PREMIERE PERIODE......... 68 V. BELISAIRE ET LES I N C A S .................... 152 VI. LES CONTES DE LA SECONDE PERIODE......... 165 VII. LA TECHNIQUE DE MARMONTEL, CONTEUR .... 215 I CONCLUSION..................... 238 BIBLIOGRAPHIE 249 -LL INTRODUCTION Au vingtieme si&cle Marmontel, dramaturge, poete, cri- itique, conteur et memorialiste, est tombe dans un oubli Jpresque total. Depuis 1902, date a laquelle S. Lenel publia Un homme de lettres au XVIIIe siecle: Marmontel, 11 unique 1 | inonographie qui existe sur lui, seuls quelques courts arti- 6 • cles Merits par des specialistes du XVIII siecle, ainsi gu'une reedition abr$g6e des M^moires ont preserve le nom de Marmontel dans le domaine litteraire. Cependant nous avons en lui le litterateur a qui Voltaire ecrivait: "Travaillez ... Vous avez l'art et le genie. R^ussissez et aimez-moi,l'ami de Diderot, 1'in time de d'Alembert, le commensal de Madame Geoffrin, "un des 2 plus vieux amis de Julie de Lespinasse," le protege de Madame de Pompadour. II connut un succ&s retentissant au theatre, vit ses poemes couronn6s par diverses academies, en particulier l'Academie frangaise, commenga a ecrire des contes pour aider un ami et regut grace a eux les applaudis- 3 bements des plus jolies femmes de Paris. II participa a la I ^"Voltaire, Correspondance (Gen&ve, 1953), XLV, 57. | 2 Janine Bouissounouse, Julie de Lespinasse (Paris, 3.958) , p. 120. i 3 Marmontel, Memoires (Paris, 1891), II, 108. J'avoue 2 redaction de 11Encvclopedie et de son Supplement. II suc- ceda a Duclos dans le poste d'historiographe de France. Les souverains de Russie, de Su&de et d ’Autriche lui envoy£rent 4 des preuves de leur amitie. Ses ouvrages furent traduits dans toute 1'Europe et connurent un succSs de librairie meme dans le Nouveau- Monde.^ Les op6ras-comiques dont il composa les livrets, ou jceux tir6s de ses contes, firent les ddlices de ses contem- porains. Vers la fin d'une vie pass6e, non pas a 1'ombre, mais que jamais succ^s ne m'a plus sensiblement flatte que celui qu'avaient mes lectures dans ce petit cercle, ou 1'esprit, le gout, la beaute, toutes les graces, etaient mes juges ou plutot mes applaudisseurs. ^Diderot, Correspondance (Paris, 1962), II, 175. A Sophie Volland (11 octobre 1767). Elle [1'imperatrice de Russie] a 6crit une lettre charmante a Marmontel sur son iBeiisaire. Il en a regu une autre du fils de la reine de Su^de, avec un tr^s beau present de sa mere. C'est une boite d'or ou l'on a execute en email toutes les estampes de son ouvrage. La lettre du fils est encore plus precieuse que le present de la m^re. Je tacherai d'obtenir la com munication de tout cela, et de vous en regaler. II a vu aux eaux d'Aix-la-Chapelle le prince her6ditaire de Brunswick, qui l'a combie d'amities. ... Le grand inquisiteur d'Au- [triche, le medecin Van Sweiten, a eu ordre de l'empereur et de 1'imperatrice de faire compliment a Marmontel, et il s'en est repose sur son fils qui s'en est acquitte on ne peut pas mieux. ^Marmontel, Oeuvres completes (Paris, 1819), III, 321. Lettre d'un Anglais de la Caroline, & Marmontel. ... Nos Anglais, qui naturellement ne sont pas grands admirateurs des ouvrages que l'Angleterre ne peut revendiquer, ne peuvent assez admirer ni louer le votre autant qu'il le me- rite ... Un libraire nouvellement debarque nous en a apporte plusieurs exemplaires frangais et anglais, qui ont ete bien- tot enlev6s. Chacun voulait en faire 1'acquisition.......... . . . aux cotEs des grands hommes du siEcle, il Ecrivit ses mE- moires et fit revivre toute une Epoque, non seulement pour * ses enfants, comme il le voulait, raais pour la postEritE. Cependant, de nos jours, 1'oeuvre abondante de Marmon tel et 1'auteur lui-meme sont tombEs dans un oubli presque total, comme nous l'avons dEja signalE. Comment expliquer cet oubli? Pourquoi cet homme tellement "en vue" pendant i jles cinquante ann^es qu'il passa au centre meme des activi- tEs littEraires de la France, pourquoi a-t-il EtE relEguE a jun rang nettement infErieur dans 1'Evaluation des Ecrivains fciu XVIIIs siecle? Depuis la publication, en 1902, de la monographie de Lenel, quelques lignes seulement ont EtE Ecrites sur 1'oeuvre de Marmontel, et en gEnEral elles ne reprEsentent qu'un effort mineur pour replacer Marmontel dans la lignEe des littErateurs del'Epoque. L'ouvrage de Lenel revet ainsi le caractere d'une Epitaphe. Nous tache- rons de montrer que cette situation rEsulte surtout du fait que Marmontel fut entierement de son Epoque et ne fut que de son Epoque. Nous devons done le considErer comme en Etant beaucoup plus reprEsentatif que les "Lumieres." Montesquieu, Diderot, Rousseau et meme ce Voltaire qui nous parait comme lie symbole vivant du XVIIIs siEcle, dEpassent de loin les limites intellectuelles et artistiques de leur temps. C'est le cas, pourrions-nous dire, de presque tout gEnie vEritable^ et Marmontel n'Etait pas un gEnie; il n ’Etait qu'homme de talent. Toutefois, 1'intErEt qu'il prEsente pour nous | 4 aujourd'hui reside pr6cis6ment dans le caract&re repr^senta- tif de ce talent. Nous nous permettons de reprendre son oeuvre apres plus d'un demi-si&cle d'oubli parce que nous l ■ icroyons que sa lecture attentive nous permettra d'arriver a I june comprehension plus nette et plus complete du gout moyen, I £u "gout-standard" de la seconde moiti£ du XVIII sifecle. Nous pourrons ainsi etablir une perspective plus juste des. 1 [realisations des grands ecrivains de 1'epoque. Si, aux yeux de certains, 1'etude qui suit semble exi- ger une justification, nous nous permettons de 11introduire ien citant Saintsbury qui en 1895 ecrivait: For the real student, these secondary writers, these generals de corps, or even of division, have, as they had for Sainte-Beuve, a peculiar interest. We see the movement, the drift, the line in them more clearly than in their betters, precisely because it is less mingled by any intense personal idiosyncracy. They are not dis- tractingly great nor distracted by their own greatness; they are clear, if limited, comprehensible from begin ning to end. The man of genius, being never merely, is never quite of his time: the man of talent is. And Marmontel was a man of very remarkable talent indeed; not a good poet, but an excellent prose writer; a man of great wit, of acute, sometimes almost too acute reason ing faculty, of some imagination, of lore considerable for his time, and rather widely ranging. Nor perhaps is there any better example of that peculiar type of men of letters of whom the eighteenth century was the special nurse-— the type of which "society" is an indispensable condition of comfort, and almost of existence. "... An excellent prose writer" declare Saintsbury; et, jen effet, les seuls ouvrages de Marmontel qu'on lit de nos I jours— et encore!— sont en prose. Ce sont les M6moires et les Contes moraux. g Marmontel1s Moral Tales, p. xiv. 5 Les MEmoires d*un Pere pour servir a 11 instruction de ses enfants furent publics quatre ans aprEs la mort de leur auteur, et avec les Contes moraux ces mEmoires constituent la partie de 1'oeuvre de Marmontel qui a le plus intEressE 1 © la critique du XIX siEcle. Ils ont connu plusieurs Edi tions dans les Oeuvres completes a partir de 1804.^ En 1891 Maurice Tourneux donna une Edition en trois volumes des MEmoires et plus rEcemment, en 1943, Marcel Arland fit j publier une Edition des MEmoires. dont il avait rEduit le i jcontenu a un volume, car il voulait "en faire un livre d'ac- I 8 IcEs et de maniement faciles." Meme ainsi abrEgEe, "cette oeuvre," nous dit-il, "est l'histoire d'une vie et le 9 tableau d 'une Epoque." En effet, 1'intEret des MEmoires est grand pour qui veut connaitre 1'ambiance des salons mondains de la seconde moitiE du XVIII6 siecle. "C'est un plaisir plus grand qu'on ne suppose, de relire ces auteurs du XVIII siEcle qu'on rE- pute secondaires, et qui sont tout simplement excellents dans la prose modErEe. II n'y a rien d'agrEable, de dEli- cat, de distinguE comme les pages que Marmontel a consacrEes Dans ses MEmoires inEdits (Paris, 1822), I, 421, 1'abbE Morellet Ecrit: ”Les MEmoires de Marmontel ayant paru en 1800, ..." Nous n'avons trouvE aucune trace de cette Edition. i f 8 i Marcel Arland, MEmoires d'un pEre (Paris, 1943). j Avertissement de l'Editeur. 9Ibid. J " 6 dans ses MEmoires a Madame Geoffrin et a la peinture de cette soci6t6.^ Marmontel a retrouv6 dans ses souvenirs les details qui font revivre pour nous les personnages, pe- tits et grands, dont il avait partagfe 1'intimity. II y a jdes erreurs et des longueurs; mais qui ne saurait les par- jdonner a un homme de plus de soixante-dix ans, accabl6 par ! |les 6v6nements terribles de la Revolution, pour qui les an- i jn£es entre 1750 et 1780 repr£sentaient un paradis a jamais disparu? "L'accueil fait aux Mfemoires fut assez favorable, meme ide la part des critiques les plus malveillants, mais d£ja dans sa Causerie du lundi 15 septembre 1851 Sainte-Beuve ac cuse ses contemporains de traiter "avec dedain des ecrivains 12 recommandables et distingues du second ordre" dont le plus representatif est Marmontel. L'ouvrage qui le rend digne de n'etre jamais oublie c'est precisement ses M6moires. Pour Sainte-Beuve Marmontel est "un excellent peintre pour les portraits de societe, sachant et rendant a merveille le monde de son temps, avec une teinte d'optimisme qui n'exclut 13 pas la finesse et qui n'alt&re pas la ressemblance." Les premiers livres des MEmoires lui semblent "de vrais chefs- I ^Sainte-Beuve, Causeries du lundi (Paris, 1881), II, 326. 11 p S. Lenel, Un homme de lettres au XVIII sifecle: Mar- ! monte1 (Paris, 1902), p. 9. j 12 Sainte-Beuve, op. cit., IV, 515. 13Ibid.. IV, 516. ___________________________ 7 . 14 d'oeuvre de r6cit et de peinture familiere et domestique" et il les pr^ffere aux Contes, quoiqu'il voie dans un "tres petit nombre des Contes moraux une preuve d'invention et une 15 spirituelle analyse." En 1895 George Saintsbury attaqua la pr£f§rence de Sainte-Beuve tout en admettant la grande valeur des MEmoires. Dans 1'introduction d'une Edition de Contes moraux choisis jil declare: "Hardly anything better exists even in that century of admirable Memoirs, than Marmontel's accounts of the dinners and suppers at the house of Madame Geoffrin. Quelques lignes plus loin il insiste: Marmontel's account is sure to occupy a prominent place among the sources of information. He knew; he was fairly impartial; and he had an admirable descriptive pen. Toutefois le critique trouve son collegue frangais d'un gout difficile et prSsente ses objections "au tr&s petit nombre" Contes que Sainte-Beuve approuve. Nous reparlerons plus tard du choix que Saintsbury offrit alors en traduction a ses lecteurs. En 1902 Lenel reprit 1'opinion de Sainte-Beuve et s'en servit pour d6velopper sa monographie de Marmontel. Lui |aussi pense, cinquante ans apr&s Sainte-Beuve, qu'on ne lit i plus que les MEmoires. mais "quel que soit leur int6ret, on 14Ibid., 519. I 15Ibid. 16 George Saintsbury, Marmontel's Moral Tales (London, 1895), p. xii.___________________________________________________ _ 8 17 n'y trouve pas Marmontel tout entier." Ce qui ne veut pas dire que Lenel relegue les MEmoires a un rang inf^rieur. Au contraire, il a une opinion tres haute de ces MEmoires, qu'il compare, tout a I'avantage de Marmontel, aux Confes sions de Rousseau: Deux ouvrages seulement au XVIII siecle, les Confes sions de Rousseau et les MEmoires de Marmontel, sont de vSritables autobiographies bien faites pour exciter et satisfaire la curiosity du public. Si les deux m^morialistes du XVIII sifecle ont, a vingt ans I ! jd'intervalle, racont§, tous deux, leur enfance et leur jeu- hesse avant de se tourner vers leurs ann^es de maturity j physique et intellectuelle, les fautes qu'ils ont os6 avouer d§voilent deux hommes totalement diff^rents. "Les fautes de Rousseau ont souvent un caract^re de gravity qui denote une ame basse et m§me vile, tandis que les 6garements de Marmon tel demeurent ceux d'un honnete homme, en proie aux passions 19 de son age." Lenel 6tablit un parallfele entre les deux ouvrages et tout en declarant les Confessions "une oeuvre unique, bien supSrieure aux raffinements des meilleurs romans psycholo- 20 igiques," il attaque le manque de reserve de Rousseau, le i jplaisir qu'il a pris a "souiller sa propre m&noire, " 17 Lenel, o p. cit.. Avertissement. 18Ibid., p. 1. | 19Ibid., p. 3. 20 Ibid.. p. 5.______________________________________________ 9 1*injustice avec laquelle il a traits ses anciens amis. En cela Lenel ne fait qu'6pouser 1'opinion de Marmontel qui, a la lecture des Confessions, 6crivait: "Je suis loin de pen- ser que la licence que Rousseau s'est donnSe de tout dire 21 dans ses mEmoires soit un exemple a suivre." La bonne foi idu Genevois est, d 1 autre part, douteuse, si ce n'est meme ! tout a fait suspecte, car un orgueil incurable est a la i source du cynisme de certains aveux. D'ou, insiste Lenel, "pour connaxtre Rousseau, il faut le lire avec defiance, lui ppposer le t6moignage de ses contemporains, amis ou ennemis, bonfronter ses r£cits avec ses propres lettres, tenir compte 22 de sa manie." Au contraire "le t§moignage d'un esprit 23 lucide et sain, aid§ d'une m§moire fiddle" suffit pour connaxtre Marmontel quand on le complete par quelques ren- seignements tir§s des journaux et des mEmoires du temps. Les MEmoires en main, Lenel nous promene a travers la vie de Marmontel, depuis ses jeunes ann§es dans son village. Dans les premiers chapitres, il ne trouve aucune "fausse touche de pinceau," ce que leur avait reprochy Sainte-Beuve. Selon Lenel, si 1'expression semble fausse et surtout exag6- r6e, nous devons tenir compte de la sensibility presque inaladive de Marmontel enfant. Quarante ans plus tard Marcel j ! I i 21 Marmontel, Essai sur les Romans dans Oeuvres com pletes, III, 580. 22 i Lenel, op. ext.. p. 18. j 23 ! Ibid. . p. 9 . ______________________________________] 10 Arland traitera avec ironie "le gout du tableau tout fait, du tableau deja fait" qui accable Marmontel. "Et que de beaux sentiments! que de noblesse! quelle humanity ver- tueuse, c'est a frapper d'envie 1'auteur de La Vie de mon Pere! [Restif de la Bretonne] . 1,24 j j Les ann6es d ’etudes dans divers colleges, les excel- ilents maitres qui le formerent, firent de Marmontel "un I 25 [humaniste distingue, un ecrivain elegant." Avec une 6ru- I dition soucieuse d 'exactitude dans la suite des elements biographiques tels que les offrent les MEmoires. Lenel a etabli les dates principales qui jalonnent la vie de Marmon tel. II s'est servi pour cela de 1'Edition de Maurice Tourneux, dans laquelle les noms propres sont rectifies, les allusions eclaircies et les circonstances rappeiees qui pou- yaient paraltre obscures au lecteur de la fin du XIXs si&cle. Par un travail de verification remarquable, Lenel a retrace les diverses etapes de la biographie de Marmontel et presque toujours il a constate "non seulement sa bonne foi, 26 jonais encore la fideiite etonnante de sa memoire. " Les premieres anndes a Paris, les amours de Marmontel sont reprises en detail, et grSce aux temoignages tires sur- tout des Correspondances que 1'erudition moderne a mises au jour, nous le suivons dans son introduction dans la societe 24 Arland, op. cit., p. 11. 25 Lenel, op. cit., p. 28. 26Ibid.. p. 51._____________________________________________ n parisienne et nous participons a ses succ&s dans le domaine litt^raire et dans le monde f^minin. Son administration du Mercure de France, son role de critique, suscitent 1’admira tion de Lenel car il le retrouve "tout entier avec sa fran chise et sa clairvoyance d'humaniste distingu£ et de cri- 27 jtique inddpendant." Reprenant 1'opinion de Bruneti&re, j 28 jgui voyait en Marmontel surtout un critique, il juge ses id§es souvent justes et fines, parfois meme profondes. La r6ponse que Marmontel donna a la Lettre sur les spectacles i i be Rousseau permet a Lenel de prendre parti une fois de plus j Jpour Marmontel contre Rousseau. "On est fix£ depuis long- temps sur ce qu'il faut penser des paradoxes de Rousseau; Marmontel, mieux que personne, avait sur le moment d#moli cet 6chafaudage de sophismes. Plusieurs des arguments qu'il a employes, et particulierement sa defense du Misanthrope, 29 sont en quelque sorte classiques." Au contraire, ces memes pages semblent etre pour Marcel Arland "quelques unes des pages les plus haineuses que l'on ait 6crites sur Rousseau. Pour exag§r6e que soit la bonne opinion de Lenel sur la | 27Ibid., p. 153. 28 Brunetifere, L*Evolution des genres dans l'histoire de La litt£rature (Paris, 1892), p. 162. "Marmontel ... un critique dont le plus grand tort est d'etre 1'auteur de ses ; tragedies et de ses romans." j 29 i Lenel, op. cit., p. 161. 30 Arland, op. cit., p. 18. . . 12 superiority de Marmontel en tant qu'homme et critique, il faut lui savoir gr£ d1avoir declare que: "l'on ne trouve pas Marmontel tout entier" dans les Memoires. II ne faut pas oublier que cet ouvrage fut compose a la fin d'une jlongue vie et se situe en marge de 11 immense oeuvre publiee | jdu vivant de Marmontel. De celle-ci, la partie la plus j [significative est incontestablement les Contes moraux. j iS'ils ne nous renseignent pas aussi directement que les JMemoires sur la personnalite de Marmontel, ils nous pr6- i sentent peut-etre une image plus veridique, moins arrang6e— jparce que plus inconsciente— de la mentality et de la sensi bility de leur auteur, et partant, de la mentality et de la [sensibility du public lettre de son epoque. Pourtant, malgre 1 * indulgence de Sainte-Beuve pour "un petit nombre" de ces contes, et malgre 1'enthousiasme de isaintsbury, il n'y a que la monographie de Lenel ou l'on trouve une consideration quelque peu serieuse des Contes moraux. Lenel declare categoriquement que "jamais Marmontel n'eut l'idee de rivaliser avec 1'auteur de Zadiq. ni la pr6- 31 tention de composer des contes philosophiques," et il nous donne une br^ve histoire du conte en prose depuis Hamilton jusqu'a Marmontel. Hamilton ecrivait, a la fin du r^gne de Louis XIV, des contes qu'il voulait etre une parodie des Mille et une nuits. Suivant Lenel, il put se risquer a la j i peinture du vice grace a un "style exquis, plein d'esprit, ■^Lenel, op. cit., p. 212. 13 d'ironie discrete" (p. 214). Cr6billonf qui d^clara imiter Hamilton dans Ah I quel conteI, alia beaucoup plus loin. "Les inventions saugrenues, les metamorphoses impertinentes, les enchainements yrotiques" (p. 215) rattachent ses pre miers efforts aux contes de f6es et, dans ses romans sui- vants, Lenel cherche en vain "quelque quality s£rieuse qui fasse oublier 1’immorality de son oeuvre" (p. 217). II n'y trouve ni etude de moeurs, ni critique litteraire, ni phi losophic. Le style en est "alambique, fatigant," la compo sition inferieure. Cependant le conte libertin ne mourra tout a fait qu'apres le sursis que lui accorderent les ouvrages de Jacques Cazotte et du chevalier de La Morliere. Pour ce qui est du roman licencieux de Diderot, Les Bijoux indiscrets, ce qui inqui&te le plus Lenel est "une tendance marquee a 11irreligion” (p. 220) et le fait que 1'esprit puissant du Langrois donne une force brutale a ses inventions libertines. Au contraire, 1'oeuvre de Duclos a le m6rite de peindre "les moeurs libres de son temps sans # ’ vouloir nous porter au vice" (p. 222) et quoique d'une sim plicity parfois seche, le style est souvent d'un naturel exquis. Dans les MEmoires sur les moeurs de ce siecle I Duclos devient franchement moraliste et raisonneur. Avant d'arriver a Marmontel, la consideration d'un dernier auteur, l'abbe de Voisenon, demontre par 1'immorality de la plupart ; | de ses contes que la veine Crybillon n 'avait pas yty entie- ! rement ypuisye. ' “ 14 Et Lenel de conclure "Somme toute, ce qui domine dans 0 notre litt6rature du XVIII siecle avant Marmontel c1est le conte plus ou moins franchement libertin" (p. 226). Il se refusa a faire une classification des Contes moraux. mais il fcenta de montrer comment la preoccupation moralisante chez I ^larmontel supplanta tout autre souci, si bien qu1avec 11ap- proche de la maturity 11 auteur des Contes moraux devint |"franchement precheur et moraliste" (p. 235). Cest le isepti&me conte qui remporte le suffrage de Lenel car, comme Sainte-Beuve, il considere Heureusement, Anecdote francaise ... bien frangaise, en effet, par la vivacity et 1*esprit. ... Cest dans le genre 16ger, pompadour, sui- vant le mot de Sainte-Beuve, que Marmontel a produit, sinon le chef d 1oeuvre, du moins une oeuvre fine, deli cate, ou il a su garder la mesure dans le dSveloppement de I1intrigue, et prendre le ton qui convient au conte demi-mondain , demi-moral. (p. 238) Tr&s rapidement Lenel brosse un tableau des portraits que les Contes nous pr£sentent: portraits de galants, de petits-maitres, de coquettes, de courtisanes qui pourraient s’aligner avec ceux de Cr6billon et de Voisenon si le bon gout de 1'auteur, son respect pour lui-meme et pour ses lec- teurs ne l'avaient empech6 de tomber dans 1'ind^cence gros- isi&re qui caract§rise les oeuvres de ses pr6d6cesseurs. I £our 6viter cet §cueil, il a estomp§ les images hardies, arret6 avant meme d 1atteindre aux limites de la d^cence la oeinture des mauvaises moeurs de son §poque. i ! Pour Lenel le but essentiel de Marmontel est d'ins- truire en amusant, d'enseigner a ses lecteurs leurs devoirs en les int^ressant a ses contes. II expose ses sentiments sur la famille, 1'amour, le mariage. Il peint la soci6t6 de son temps, mais toujours en demi-teinte, car s'il parait philosopher, il le fait avec un optimisme bienveillant. Ce qui ressort de l'6tude que Lenel a faite des Contes moraux, c'est une conviction tr&s nette du but moralisateur que Marmontel aurait voulu leur attribuer. ; Nous nous sommes permis de reproduire en quelque detail j ' - Ice jugement de Lenel des Contes moraux pr6cis6ment parce que | inos recherches nous ont amen6 a des conclusions sensiblement i idiff6rentes. Il ne s'agit pas de dSmolir 11 oeuvre de Lenel: il sera plutot question d'examiner les memes donn6es d'un autre point de vue. Lenel, admirateur trop z§16 de Marmon tel, voit dans son h§ros un pr6cepteur efficace, voire un veritable mentor et philosophe. Pour nous, a mesure que nous avons poursuivi nos recherches, Marmontel nous a paru de plus en plus un effet plutot qu'une cause, un r§sultat jplutot qu'une source. Un Voltaire, comme il a souvent 6t6 dit, refaisait son §poque a sa propre image. Marmontel iserait 1'image fiddle de son §poque. II la reflate nette- j )ment, clairement et d'une fagon assez complete. Et nulle part mieux que dans ses Contes moraux. Ainsi, nous nous proposons de presenter brifevement les faits principaux de la vie de Marmontel, de le camper dans j les salons de son temps, d'analyser les Contes moraux dans l'ordre de leur publication. Le but de cette 6tude sera, _ _ . 16 non pas d'attaquer 1'opinion de Lenel, mais d'essayer de determiner la place des contes de Marmontel dans 1'evolution du genre "conte" en general, en les considerant comme le resultat, et non la cause, d'un changement dans le caract^re des moeurs. Nous montrerons par 1'analyse parfois detailiee des contes que Marmontel donna aux lecteurs du Mercure de France | et, plus tard, au grand public ce que le gout du jour recla- | )nait. Nous verrons que dans les premiers contes 1'influence j [licencieuse est §vidente, mais que peu a peu Marmontel se j jcantonna dans le conte franchement moralisateur. Il avait trouve la 1'instrument dont il allait se servir pour at- teindre au succfes dont il avait si longtemps rev6. 32 II a ete dit qu'il inventa le conte moral. Cette affirmation nous parait, pour le moins, sujette a caution. Les meilleurs des contes de Marmontel ne connurent jamais l'essor d'une imagination brillamment cr^atrice. Il est vrai que Marmontel se servit de ses personnages dans le seul dessein de d§velopper le pr6cepte moral qu'il voulait pre senter, et il nous a laisse peu d'indications sur les I sources qui lui inspir£rent les themes sur lesquels ses i contes furent composes, peu de details sur les circonstances de leur composition meme. II a eu tout de meme des devan- ciers et c'est a la lecture de ses Memoires que se font j | I 32 g i Daniel Mornet, La pensee francaise au XVIII siiecle (Paris, 1947), p. 146: Le conte moral est invente, vers 1760, par un philosophe, par Marmontel._______________________ 17 conna£tre les influences et les 6v§nements qui marqu^rent de leur empreinte ses contes moraux et toute sa carrifere litt6- raire. CHAPITRE I ESQUISSE BIOGRAPHIQUE | Pour mettre 1'oeuvre litt^raire de Marmontel dans la I perspective qui nous permettra d'en ^valuer la port6e, nous ^ie saurions mieux faire que de reprendre les details princi- I * £>aux de la vie de Marmontel, tir6s de 1' Edition des Memoires I i minutieusernent fouillSe de Maurice Tourneux, ainsi que de la jmonographie de Lenel. En octobre 1745, un jeune Limousin de Bort arriva a Paris. Comme tant de pr6tendants a la gloire litt^raire Marmontel esp^rait des succ^s dans la carriere po^tique. A I'age de vingt-deux ans, attir6 par 1'offre de protection et d ’amitiS de Voltaire, rempli d'illusions sur la realisation d 'une fortune longtemps convoitSe, ebloui a l'avance par la magnificence de la capitale, "ce petit Limousin intelligent et d6brouillard 6tait venu chercher fortune a Paris."1 Mal- jgr§ le contretemps facheux de la disgrace de M. Orry, son correspondent a Paris, Marmontel n'eut jamais a considSrer un retour bredouille au sein de sa famille. Voltaire devint son "cr^ancier" et 11encouragea a s'engager d'embl£e dans 1 6 Marguerite Glotz et Madeleine Maire, Salons du XVIII siecle (Paris, 1949), p. 124. ________________________________ IS______________________________ 19 une carrifere de dramaturge, car, lui dit-il, "le theatre, mon ami, le theatre est la plus belle des carriferes, c'est 2 la qu'en un jour on obtient de la gloire et de la fortune." Tels furent les debuts de Marmontel dans la societe parisienne. II avait pref6r6 le parti de "la litterature a Paris a celui du barreau a Toulouse ou du s§minaire a Limoges" (p. 124) et jusqu'aux premiers jours de la Revolu tion il aura une place assur£e dans les salons mondains de ;1'epoque, non pas celle d'un maitre v6n6re ou d'un penseur de genie, mais celle d'un litterateur "offrant le type 3 excellent du talent secondaire le plus distingue." Ne a Bort le 11 juillet 1723, Marmontel etait le fils d'un tailleur d'habits auvergnat. II nous a laisse dans ses Memoires une relation idylliquement affectueuse de ses pre mieres ann6es. "L'inexprimable tendresse" que sa famille avait pour lui, "la vie simple et douce" des habitants de Bort, le devouement desinteress6 des bonnes soeurs et de 1'abbe qui entreprirent son instruction primaire laisserent dans l'ame de Marmontel le souvenir d' "un bonheur habituel d'aimer et d 'etre aim£." Au college de Mauriac ou son pere le mena, a 1'age de onze ans, pour qu'il y continuat ses etudes, il fut pendant quatre ans "l'un des meilleurs ecoliers de la classe et i 2 Marmontel, Memoires. I, 143. 3 Sainte-Beuve, Causenes du lundi. II, 250. 20 peut-etre le plus heureux." De ces ann^es Marmontel prit plaisir a rappeler les vacances qui le ramenaient au foyer paternel ou sa grand'm&re, ses tantes, ses soeurs et surtout sa mere 1'attendaient. Il est curieux de noter qu'en d6pit de 1'affection et des souvenirs heureux que Marmontel sem- blait avoir conserves pour son village et ses habitants, il n'y retourna jamais aprfes son depart pour Paris, meme quand i i jil fit un long voyage a travers le Midi de La France en 1760. MalgrS de fr^quentes querelles avec le recteur du col lege de Mauriac, Marmontel finit ses 6tudes de rh§torique; tnais au lieu de lui permettre de faire sa philosophie, son p&re le plaga dans une maison de commerce a Clermont. Mar montel quitta cet emploi quand son patron lui interdit de "se r§server matin et soir une heure et demie de son temps pour aller en classe." Il se crut une vocation eccl^sia- stique et se fit admettre au college de Clermont ou il ob- tint peu apr&s un emploi de r6p6titeur. II envisages quelque temps de se faire J6suite, mais l'opposition vio- lente de sa m&re, devenue veuve depuis peu, lui fit abandon- ner ce projet. Ici se placent les Episodes de la niece du cur6 de campagne et de la fille du muletier d'Aurillac qui Sveill&rent en Marmontel des vell6it6s de plaisirs sensuels. Els nous le montrent fiddle a son habit mais bien prfes de ! succomber. j j Il obtint une bourse au college Sainte-Catherine qui j i _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ • . _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ j 21 lui procura un logement et deux cents livres de revenus par an, ce qui lui permit d'aider sa famille. Peu de temps aprls, il d6cida de prendre part au concours de l'Acad6mie des Jeux Floraux de Toulouse. Jusqu'alors la predilection de Marmontel avait 6t6 pour l'eioquence mais, nous dit-il, je fus frappe de la richesse des prix qu’elle [l'Acade- mie des Jeux Floraux] distribuait: c 1etaient des fleurs I d'or et d'argent ... Je pensai au plaisir d'envqyer a ma J mere de ces bouquets d'or et d'argent, et au plaisir qu'elle aurait elle-meme a les recevoir de ma main. De la me vint 11 idee d'etre po^te, je n'avais point etudie les regies de notre po^sie: j'allais bien vite faire emplette d'un petit livre qui enseignait ces regies. i | Marmontel composa une ode dont la beaute l'etonna, mais i ce premier effort ne retint guere 1'attention des juges. Indigne, le "poete" ecrivit a Voltaire et "ainsi commenga ma correspondance avec cet homme illustre et cette liaison d'amitie qui, durant trente-cinq ans, s'est soutenue jusqu'a sa mort sans aucune alteration. " II continua de travailler pour 1 'Academie des Jeux Floraux et obtint "des prix tous les ans." Toutefois il ne considerait ses efforts poetiques que coirane des "amusements litteraires" seduisants certes, mais dont la composition n'occupait que "des moments de promenade et de loisir." Ces productionsde jeunesse ne trouv&rent pas grace devant son jugement muri et il refusera de les insurer dans les Editions de ses Oeuvres completes. Il poursuivit ses Etudes jusqu'au jour ou 1'animosity d'un de ses supSrieurs refroidit en lui son inclination pour! l'6tat eccl^siastique. Irr§solu dans le choix d ’une nou- j i j velle carri^re, il alia chercher conseil aupr&s de sa mebre | 22 et "cette femme 6tonnante qui n'avait eu d1autre Education que celle du convent de Bort" sut lui parler des impositions d'une vie consacr6e au s6minaire ou au barreau et jugea pr6- f6rable une situation a Paris qui lui permettrait de "s'ins- truire et d'acqu6rir plus de talents." A l'age de vingt-deux ans Marmontel quitta la province et vint "courir les hasards de la gloire et de la fortune a Paris." De la vie qu'il avait men6e jusque la deux 616ments | jseront d'une importance essentielle au d^veloppement et au i jsuccfes de Marmontel dans la capitale: le besoin d'approba tion et d'affection feminines et la volont6 d'essayer divers genres litt^raires pour atteindre au succes. Comme, arm6 d'un livre de regies po^tiques et d'un exemplaire des Odes de Jean-Baptiste Rousseau, il s'6tait lanc6 dans la po6sie, de meme, sur le conseil que lui avait donn6 Voltaire de s'essayer dans la trag^die, il 6tudia le discours de Pierre Corneille sur les unites, le theatre des Grecs, la Po6tique d'Aristote; il devint spectateur assidu au Th6atre-Frangais. En attendant de connaitre le succes et la fortune, il loua sa plume et v§cut des petites sommes d'argent que lui rap- portaient ses vers et sa prose. Deux de ses poSmes furent couronn6s par l'Acad6mie frangaise, fait que nota Voltaire an aout 1746: "Nous avons ici un jeune homme du pays de Pourceaugnac qui a remport^ notre prix ... En v6rit6 sa j | pi&ce est des meilleures qui se soient faites depuis trente j 23 4 ans." L'honneur rendit Marmontel heureux, et le prix de cinq cents livres lui fut un secours inesp6r6. Apres une tentative malheureuse de publier un journal litt§raire, il concentra tous ses efforts a la finition de sa premiere I trag^die. Enfin le 5 f^vrier 1748 Denys le Tvran eut sa premiere representation avec Mademoiselle Clairon dans le principal r61e f6minin. Le public, par ses acclamations, lui apprit sa r£ussite, et cinquante ans plus tard Marmontel expliquera json succes instantan6 en termes lucides: ! Cr£billon etait vieux, Voltaire vieillissait; aucun jeune homme, entre eux et moi, ne s'offrait pour les remplacer. J'avais l'air de tomber des nues; ce coup d'essai d'un provincial, d'un Limousin de vingt-quatre ans, semblait promettre des merveilles, et l'on sait qu'en fait de plaisir le public se complait d'abord a ; exag£rer ses esp^rances. £ie nouveau jeune auteur se vit emport6 dans le tourbillon de Paris apr&s le succes de Denys. "Le monde curieux, s6duisant et frivole" qui se saisit de Marmontel l'entraina dans une vie de dissipation et d 'Stourdissement. Sa liaison avec Mademoiselle Navarre, qui jrevenait de Bruxelles ou elle faisait "l'ornement et les d61ices de la cour du Mar6chal de Saxe" lui fit connaitre L'enivrement et le d^lire de 1'amour, en meme temps que la plus affreuse amertume, car il fut remplac6 dans 1'affection de sa maitresse par un autre, comme il avait lui-meme pris la place du Mar£chal de Saxe. Mademoiselle Clairon s'offrit 4 ______Correspondance. XV, 118.__________________________________ . ; _ 24 a le consoler et "ainsi se forma cette nouvelle liaison, qui, comme on peut bien le pr^voir, ne fut pas de longue dur6e, mais qui eut pour moi 1'avantage de me ranimer au travail." Un an plus tard Aristom&ne eut au moins autant de succes que Denys et 1'approbation de Voltaire lui fut accor- d6e sans reserve. Une troisi&me liaison, celle-ci avec Mademoiselle de Verri&res, maitresse elle aussi du Mar6chal de Saxe, lui fit connaitre des moments d'angoisse, et il les rappela dans ses M6moires uniquement pour faire connaitre a j Jses enfants "les dangers que m'a fait courir une trop i lardente jeunesse, pour une liaison forti’ite et passaglre, Isans autre cause que l'attrait du plaisir et de 1'occasion." C1est alors qu'il se lia d'amiti§ avec M. de La Popelini^re, le plus fastueux financier de son temps. Mar montel nous a laiss6 une relation du train de vie du fermier-g6n6ral et de 1'hospitality luxueuse qu'il offrait a ses hotes. Marmontel en jouit, mais sa production drama- tique en souffrit. De son propre aveu, il avait "n^gligem- ment fini" la trag^die de Ciyppatre, et si elle connut dependant un demi-succ^s en 1750, ce fut grace a la grande indulgence du public. En mai 175 2 ce meme public refusa de prendre au s^rieux H6raclides qui, par un concours de cir- constances malheureux, vit son path^tique tourner au ridi cule. Mais Marmontel savait aussi que c'ytait "la plus faiblement ycrite" de ses pieces de theatre. S 'il fut tenty un instant de mettre son ychec au compte de 1'animosity d'un 25' certain groupe de spectateurs envers lui, il en vint n6an- moins a conclure que "ma seule excuse 6tait mon infortune et le besoin de travailler incessanunent et a la hate pour me procurer de quoi vivre. Je rSsolus de me tirer de cette triste situation, fallut-il renoncer aux lettres." II d6- cida de suivre le conseil de sa vieille amie Madame de Tencin qui, au cours d'une de leurs conversations, lui avait fortement recommand6 de s1"assurer une existence ind^pen- dante des succ&s litt^raires, et de ne mettre a cette lote- rie que le superflu de son temps." La bienveillante protec- ! ■ (tion de Madame de Pompadour lui valut l’emploi de secretaire des batiments du roi. Cependant, comme elle voulait qu'il jtachat de prendre d 'abord sa revanche au theatre et de se jrelever, "comme avait fait plus d'une fois Voltaire, d'une phute par un succ&s" il tenta de regagner la faveur du pub lic avec Egyptus. Sa derniere trag£die n 'eut qu'une repre sentation. A l'age de trente ans Marmontel tourna le dos a ila carri&re des lettres, dans laquelle il venait de subit june serie d'echecs et que l'exemple des tribulations qu'elle javait apportees dans la vie de Voltaire avait rendue encore I Jolus redoutable. En effet, apres avoir vainement essaye de I centrer en gr&ce aupr&s du roi de Prance, Voltaire venait de se laisser tenter par les promesses du roi de Prusse et se ?r6parait a quitter la France. A Versailles, oii ses nouvelles fonctions 1'appelaient, tormontel reprit, d&s f6vrier 1753, le cours de ses 6tudes, 26“ car son poste ne demandait que deux jours de "l^ger travail" et les lectures qu’il faisait a la Biblioth&que royale lui permettront plus tard d'aider a la redaction de 11 Encyclo pedic . de composer une Po^tigue francaise et les Elements de literature. L'exercice de sa charge le menait a Marly, a Compi&gne, a Fontainebleau ou il pouvait se dSlasser, par- fois mdme s'abandonner aux plaisirs d'une vie moins soli taire et surtout moins sage. | Mais les cinq ann£es qu'il passa a Versailles "6taient celles ou l'esprit philosophique avait le plus d'activite." Diderot et d'Alembert avaient lanc£ leur Encyclop6die. Voltaire, maintenant a Geneve, leur soufflait "un esprit de I liberty, d 'innovation, d'ind£pendance." Marmontel, devenu jun des coopSrateurs de 11Encyclopedic, retrouvait ses col logues avec toujours plus de plaisir chaque fois qu'il re- I I itournait a Paris. Il sentit renaitre en lui le d§sir de freprendre sa place dans le monde litteraire, et la perspec tive d'etre un jour eiu a 1'Acad6mie frangaise affermit sa decision de rentrer a Paris. II lui fallait cependant I s'assurer une existence libre et sure et de nouveau Madame de Pompadour vint a son aide. II regut une pension du Lercure de France et quelque temps plus tard le brevet du journal lui fut accorde. II dut alors demander son conge de secretaire des bati-j ments du roi pour regagner la capitale. Il renonga ainsi "au repos le plus doux, le plus deiicieux, pour venir ~Tt r^diger a Paris un journal" qui, d^sirant servir un public vari6, voulait embrasser "toutes les productions du g6nie et du gout, toutes les sciences et les arts." Il avait d6ja donn€ quelques contes au Mercure quand Louis de Boissy en §tait le titulaire, et a son tour il sut s'entourer de col- laborateurs de talents divers. Le Mercure de France, qui portait en sous-titre "Diversity, c'est ma devise" 6tait jdivisS en six articles: Pieces fugitives en vers et en prose; Nouvelles litt^raires; Sciences et Belles-Lettres; lies Beaux-Arts; Spectacles; Nouvelles Strang&res, de la 1 jcour, de Paris. Marmontel, soucieux de renflouer le jour nal, mit "tout son espoir dans la bienveillance et les se- icours des gens de lettres" non seulement de la capitale mais aussi de la province. Il accepta 1'aide des litterateurs en Vue et celles des soci6t6s bourgeoises. II prodigua des conseils aux jeunes auteurs et s'efforga de satisfaire ses lecteurs: " Je n'ambitionne rien tant que de m^riter la faveur du Public, et j'ose esp6rer que l'on s'apercevra du travail que je m'impose pour contribuer, autant qu'il est en moi, a rendre cet ouvrage de plus en plus int^ressant. A son retour a Paris Marmontel avait accepts 1'offre de loger chez Madame Geoffrin, a condition qu'il put en payer le loyer, et il assistait reguli&rement aux diners ou il retrouvait Diderot, d'Alembert, Helv^tius, Holbach, Grimm, Rousseau. Ses relations avec eux allaient de 1'affection la! ■ ! 1 ! ! i 5 ' Mercure de France, d^cembre 1758, p. 163._______________ j 28 plus sincere pour d'Alembert a une froideur "sans aversion" pour Rousseau. Celui-ci a donn6 dans les Confessions ce qu'il croit etre la raison de ce refroidissement: Cependant ce meme ouvrage [la Lettre a d'Alembert sur les spectacles] tout plein de douceur qu'il 6tait, me fit encore, par ma balourdise et par mon malheur ordinaires, un nouvel ennemi parmi les gens de lettres. J'avais fait connaissance avec Marmontel chez M. de La Popeli- niere et cette connaissance s'6tait entretenue chez le Baron [d’Holbach]. Marmontel faisait alors le Mercure de France. Comme j'avais la fiert§ de ne point envoyer mes ouvrages aux auteurs p£riodiques, et que je voulais ce- jpendant lui envoyer celui-ci, sans qu'il crut que c'£tait a ce titre, ni pour qu'il en parlat dans le Mercure, j'6crivis sur son exemplaire que ce n'6tait point pour 1'auteur du Mercure, mais pour M. Marmontel. Je crus lui faire un tres beau compliment; il crut y voir une cruelle offense et devint mon irr^conciliable ennemi. II fecrivit contre cette meme lettre avec politesse, mais avec un fiel qui se sent ais^ment, et depuis il n'a man- qu6 aucune occasion de me nuire dans la soci6t£, et de me maltraiter indirectement dans ses ouvrages: tant le tres irritable amour-propre des gens de lettres est dif ficile a manager, et tant on doit avoir soin de ne rien laisser, dans les compliments qu'on leur fait# qui puisse meme avoir la moindre apparence d 'Equivoque.6 Rousseau affecta depuis lors de n'appeler Marmontel que "le 7 paysan Marmontel." Marmontel, au contraire, affirmait dans ses M^moires qu'il se sentait "parfaitement libre de toute ?ersonnalit§" dans ce qu'il avait dit ou dans ce qu'il pour- rait encore dire de Rousseau. Les calomnies de celui-ci sur ' 3es "gens qui le traitaient si bien et ne demandaient qu'a L'aimer" 6taient la cause du manque d'affinity entre les fleux hommes, selon Marmontel. g Confessions, p. 172. 7 Joseph B6dier, Histoire de la litt^rature francaise (Paris, 1948), II, 88. ------------------------------------------ - — 2g II travaillait avec Diderot et d'Alembert a la publica tion de 11Encvclop6die et donna plusieurs articles depuis la lettre C jusqu'a la lettre G. "D'Alembert et Diderot etaient contents de mon travail et nos relations serraient | jde plus en plus les noeuds d'une amitie qui a dure autant que leur vie."® En d'Alembert il voyait un "homme de let tres, plein de gout, d'esprit et de lumi&res, ... avec la sagesse d'un esprit mur et l'enjouement d'une ame jeune et jlibre" (I, 280). II considerait Diderot "l'un des hommes j jles plus eclair6s du siecle ... l'un des plus aimables" I |(II, 245) et le portrait qu'il nous a laisse de lui temoigne d'une affection r6elle. De son cote Diderot ecrivait a Sophie Volland: Jeudi passe je dinai chez le baron. Marmontel y etait. On dispute a perte d'haleine sur l'harmonie des langues, sujet qui comporte bien de la deiicatesse, sur la versification frangaise, sur notre prosodie, sur le caract&re des ouvrages faits pour le chant ou pour la declamation. On n'a pas plus d'esprit, de connaissance et de logique que Marmontel, mais pourquoi gSter tout cela par une suffisance et une durete qu'on ne saurait supporter?9 1 Plus tard Madame de Vandeul, fille unique de Diderot, lira avec plaisir les pages des Memoires ou Marmontel "parle as- jsur6ment tr^s bien de mon pfere" mais elle n'oubliera pas que i i pendant la derni&re maladie de Diderot "qui a dur6 dix-neuf :nois, il n'a envoye qu'une seule fois savoir de ses 8 Memoires. II, 38. g Correspondance, II, 202. 30 nouvelles, et n'est jamais venu le voir. Marmontel a acquis la reputation d 1 avoir £te un "arriviste adroit"^ et Madame de Vandeul a elle-mSme dScrit Marmontel en termes qui confirment cette opinion: "courant apres la fortune, faisant la cour a ceux qui pouvaient le mener a son but d'ambition, de succes lit- teraires ou d'argent, aimant le plaisir de maniere S . n'aller que dans les soci6t6s ou il se trouve, et chan- geant de societe sans chagrin ni regret; aimant les femmes, et ne s'attachant a aucune assez pour l’emp^cher d ’en vouloir une a u t r e . "12 Cependant Marmontel 6tait un ami loyal. II refusa de divulguer le nom de 1‘auteur d'une parodie de Cinna atta- quant le due d'Aumont qu'il avait aid6 a r^pandre, et sa loyaut6 lui valut un s^jour a la Bastille, s§jour d'ailleurs tres court qu'il a d^crit avec enjouement tout en reconnais- sant la gravity de sa situation: i I Vous le voyez, Monsieur, je prends mon parti sans | chagrin et j'expie gaiment les sottises d'autrui. Ce- | pendant quand je songe a tous les innocents qui ont g6mi sous ces vofltes, quand je songe que peut-Stre une simple | cloison me s&pare d'un malheureux qui, depuis des ann£es, ! expie des crimes dont il n'est pas plus coupable que je le suis de ce factum, je ne ris plus. On souffre trop, pr&s du malheur.13 En note a cette lettre 6crite de la Bastille vers le 3 jan- s/ier 1760, l'6diteur, M. Roth ajoute: ^M6moires, I, xiii. 11 G Daniel Mornet, La pens^e francaise au XVIII si&cle, p. 9. 12 M6moires, I, xiii. 13 Diderot, Correspondence, IV, 25. 31 II s'6tait comport^ en homme d'honneur puisque le veritable auteur de cette parodie §tait Cury, intendant des Menus-plaisirs, et que lui-meme s'6tait laiss£ em- prisonner et d^pouiller du Mercure plutot que de d6non- cer le coupable, qu’il connaissait. En effet, cette incarceration lui enleva le brevet du Mercure, mais il avait su manager ses finances, et loin de se trouver ruin£, la fortune commenga a lui sourire. "Les premieres editions de mes contes commenc&rent a m'enrichir ... et leur ceiebrite allait toujours croissant a chaque edition nouvelle" (II, 160). II eut l'occasion d'accompa- gner "un ami dans un voyage qui le promena a travers le Sud de la France, de Bordeaux a Toulouse, a Beziers, a Montpel lier et lui fit remonter le Rhone. Il alia rendre visite a jvoltaire et a Madame Denis a Geneve. II a rapporte dans ses I jMemoires les conversations qu'il eut avec eux, et le souve nir de son premier protecteur a Paris est baigne de meian- I jcolie car "je ne devais plus le revoir qu'expirant ... ind6- i i Jpendamment de ma reconnaissance et de tous les motifs que j j'avais de 1'aimer, je le laissais dans l’exil" (II, 195). | L'EpItre aux Pontes, que Marmontel avait lue a Voltaire Eut, comme celui-ci 1'avait pr6vu, couronn6e par l'AcadSmie Erangaise, mais il lui fallut attendre la publication de la Po6tique francaise en 1763 pour devenir acad6micien. Il obtint cet Iionneur longtemps convoit6 en d6pit des intrigues at des manoeuvres du comte de Choiseul-Praslin, du comte d'Argental et du due d'Aumont. Le 25 novembre 1763 Marmon tel "apr&s avoir depuis longtemps essuy6 plusieurs refus" 32 finit par etre eiu membre de 1'Academie frangaise. Le 22 decenibre il prit stance et prononga a cette occasion "l'un des meilleurs discours que l'on ait entendu depuis long- 14 temps." Quelque temps plus tard sa sante lui donna de graves inquietudes et, pour remplir ce qu'il croyait etre ses der- niers moments, il 6crivit B61isaire. Une estampe de Beii- saire lui aurait inspire le sujet de "ce heros, dont la modestie, la bonte, 1'affabilite, la bienfaisance, 1'extreme 15 simplicite etaient la base de ses vertus." Selon la Correspondaire litteraire de Grimm, 1'inspiration lui vint d'une autre source: ! Un jour du printemps de 1766 M. Diderot, en causant | avec M. Marmontel, lui dit que s'il voulait faire un livre tout a fait agreable et interessant, il fallait ecrire les Soirees de B61isaire vieux, aveugle et men- diant ... M. Marmontel crut apparemment que le genie de Xenophon n'y faisait rien et il se mit a ecrire les Entretiens de Beiisaire. i Quoi qu'il en soit, cette redaction dut etre entreprise i iaussitot car "Marmontel en lut des morceaux a la seance de il* Academie frangaise a laquelle, le 26 juin 1766, assistait i jle prince de Brunswick" (VII, 90) . i Les Entretiens de Beiisaire, que Grimm definit "une espece de roman ou conte politique et moral" parurent a la fin de janvier ou au debut de fevrier 1767. Des le 21 f 14 Diderot, Correspondence, IV, 283. 15 Beiisaire, Prologue. 16 Correspondance litteraire. VII, 249. 33 f^vrier Bachaumont note dans ses M6moires secrets. "Le roman moral et politique de M. Marmontel a excite du tumulte. La Sorbonne a cru devoir s'Clever contre le chapitre XV qui 17 parle de la tolerance." L'ouvrage fut bien regu par l'Acad6mie frangaise, et la censure des docteurs de la Sor bonne assura son succes non seulement en France mais dans les cours etrang^res de Russie, de Hongrie et de Suede. Diderot, avec sa verve habituelle, confie a son ami Falconet le 15 mai 1767: On a pretendu que Marmontel a pris mon ton pour mo- dele de celui de son heros. II me semble pourtant que je ne suis ni si froid, ni si commun, ni si monotone. AhI mon ami, le beau sujet manque! Comme je vous au- rais fait fondre en larmes, si je m'en etais mel6. Notre ami, Marmontel, disserte, disserte sans fin, et il I ne sait ce que c'est que causer. A Sophie Volland, le 11 octobre 1767, il ecrit ce qu'il voit dans tout le succes de Beiisaire: "C'est que les cours etrang^res sont charm6es de nasarder notre minist&re, et n'en perdent pas la moindre occasion." Les Incas, que Marmontel termina peu apr&s, exprimaient i les memes sentiments et "sont la suite naturelle de B61i- 18 saire.” La reputation de Marmontel, que les Contes moraux avaient fait connaitre dans toute 1'Europe, n'en fut que plus solidement etablie. La multiplicity de ses talents devait se reveler encore 17 Diderot, op. cit.. VII, 30. ^®Lenel, Un homme de lettres au XVIII6 sifecle: Marmon- bel, p. 350. 34 davantage avec ses premiers essais de canevas pour l'op^ra- comique. Pour plaire a son ami le comte de Creutz, ambassa- deur de Su&de, il avait entrepris d'aider un jeune musicien, Gr£try, et avec lui il collabora a la composition de plu-v sieurs comedies mel6es d'ariettes dont le succes alia tou- jours croissant. Un peu plus tard 1'ambassadeur de Naples le pria "de faire pour lui, au grand 0p6ra, ce que j'avais fait pour Gr£try au theatre de 1'0p6ra-Comique" (II, 370). II refit l'op6ra de Roland de Quinault, dont la musique fut composSe par Piccini et "en d6pit de la cabale [il] eut le plus 6clatant succes" (II, 377). i | En 177 2, a la mort de Duclos, Marmontel devint his- toriographe de France, et ses occupations se partag&rent alors entre l'histoire et 11Encvclop6die, pour laquelle il avait promis quelques articles qui devaient paraitre dans le Supplement. Un gout sur, une critique sobre et judicieuse, des I observations neuves, des traits piquants, des vues fines et profondes, une diction pure et 616gante, voila ce que j le public attend. Le nom de Marmontel annonce tout cela et davantage. L'attente du public ne sera pas tromp6e.^^ i La mort de sa soeur, qu'il avait tendrement aim^e et chez laquelle il avait toujours trouv§ un accueil affectueux cr§a un tel vide dans la vie de Marmontel que "la solitude d'un triste ceiibat et d'une vieillesse abandonn6e" (III, 2) commenga a l'inquieter. A l'age de cinquante-quatre ans, seul le mariage, auquel il avait pens6 plusieurs fois sans y 19 Supplement £ 11Encvclop6die. tome I. _ - 35 donner suite, pouvait lui donner une compagne et une nou- velle famille. Comme il le dit lui-meme: "J'ai observe plus d'une fois et dans les circonstances les plus critiques de ma vie que lorsque la fortune a paru me contrarier, elle a mieux fait pour moi que je n ’aurais voulu moi-meme" (I, 158). En 1777 il 6pousa la niece de l'abb6 Morellet, un ami intime depuis vingt ans. Mademoiselle de Montigny avait dix-huit ans et "la bont6, 1'innocence, la tendre modestie en Staient si visiblement exprimSes dans son air et dans son langage, que je me sentais invinciblement port6 a le [son Inaturel] croire tel qu'il s'annongait" (III, 7). i I ! Dans ses Mfemoires l'abb§ Morellet nous parle avec af fection du manage: ' Tandis que j'6tais en Champagne, M. Marmontel, mon ! ami depuis vingt ans, et qui avait fait connaissance avec mes deux provinciales, avait trouv6 ma niece tr&s- aimable, comme elle 6tait, et capable de faire le bon- I heur d'un honnete homme. Elle 6tait, en effet, d'une | tr&s-jolia figure, fort bien faite, d'un bon caractere, i d'un esprit piquant, d'une ame vive et sensible. ... i Ma ni&ce, de son cot6, trouvait M. Marmontel fort a son I gr6. ... Jamais on n'a rempli plus religieusement que M. Marmontel et sa femme les devoirs de pfere et de mfere. Ma niece a eu cinq gargons et en a nourri quatre: il lui en reste t r o i s . ^ O Les deux ain6s moururent avant l'age de trente ans, le ben jamin mourut en 1830 a New York ou les hasards de la fortune l'avaient entraxn6. L 'amour que Marmontel portait a ses fils faisait dire: "II croit qu'il n'y a que lui au monde qui soit p£re" et l'abb6 Morellet a rench6ri sur ses 20 Abb6 Morellet, M6moires in6dits (Paris, 1822), I, 245-247. 36 21 qualites de "bon mari, bon p^re, bon parent, bon ami." Voltaire mourut en 1773, en pleine gloire, mais Marmon tel avait trouv6 "sa gloire trop ch&rement payee par toutes les tribulations qu'elle lui avait fait eprouver" (III, 32) et lui-meme avait pr6f6r6 "moins d'eclat et plus de repos." Ainsi restreint dans son ambition "modeste, occupe, goute, n 22 il s'etait r6duit sciemment a des genres secondaires" que ^larmontel dSfinit "genres d'ecrire dont on pouvait sans peine pardonner le succes" (III, 32). Il pleura la mort de d ’Alembert en 1783, son ami depuis guarante ans, et etait "loin de penser a lui succ6der dans | la place de secretaire perp6tuel de l'Academie frangaise" j(III, 41). Mais au retour d'un voyage de convalescence a t jFontainebleau il fut choisi pour le remplacer. II con- | jtinuait a collaborer au Supplement de 1'Encvclop6die, a com- |>oser des operas, et il etait sur le point de terminer un i plan pour 1'instruction nationale que lui avait demande le fcfarde des Sceaux, M. de Lamoignon, quand la Revolution £clata. i | Le troisieme volume des Memoires est presque entifere- i ment consacr6 a l'histoire de la Revolution. Cette partie n'a pu soutenir la.comparaison aux deux autres, selon les critiques qui ont juge les premiers livres de "vrais chefs / 21Ibid., I, 246. 22 Sainte-Beuve, op. crt., IV, 537._______________________ 37 ^ 23 d 'oeuvre de r6cit et de peinture familiere et domestique" et les livres suivants indispensables pour saisir la societe du XVIIIs siecle avec "des souvenirs, des portraits, tout ce qu'une reunion d'hommes et de femmes laisse de bruits eph6- x . 24 meres et de fugitives images." M. Barriere, dans 1'Edition des Mfemoires de Marmontel qu'il prepara pour la Bibliotheque des M^moires, les a ainsi pr6sent§s: Ce qui rend les Memoires de Marmontel fort attachants, a part l'agr§ment des details, c’est qu'ils sont la re presentation vive et curieuse de l'homme de lettres au I XVIII siecle, passant, s'il est possible de dire ainsi, j par des metamorphoses successives, mais rapides, de l'e- tat du papillon dont les couleurs charment les yeux, avec les formes puissantes de l'aigle, qui plane dans les airs | et les domine.25 Mais Barriere a arbitrairement supprime la troisieme partie car "Marmontel, qui n'y [dans la Revolution] figura point comme acteur, ne saurait en etre l'historien. L'auteur de La Fausse Magie n'avait point dans ses mains le burin de Tacite." i j Dans 1'edition des Memoires d1un pere, publiee par parcel Arland en 1943, Arland supprima les livres XII, XIII et une grande partie des livres XIV et XIX dans lesquels Marmontel traitait des causes de la Revolution, decrivait 23Ibid., IV, 519. 24 v * • Goncourt, La femme au dix-huitieme siecle (Paris, 1878), p. 45. 25 v v Barriere, Bibliotheque des M6moires (Paris, 1857), V, 10-11. ------------------------------------------------------- . 35 les hommes et les 6v6nements qui jouerent un role important aux premiers jours de la Revolution, les luttes qui prirent place d&s 1'elevation au trone de Louis XVI, ces chapitres m£mes qui "offrent un cettain int6r£t pour 1'etude des faits 26 immediatement anterieurs a la Revolution et de ses debuts." i Marcel Arland explique dans 1'Avant-Propos que ”de la R6volutioh, Marmontel ne sut a peu prfes rien voir ni mon- trer. C'est un autre temps et ce sont d'autres hommes." II est certain que Marmontel avait surv^cu a ce qui avait ete son epoque. Mais loin d'etre le "vieillard eplore et trem- blant, soucieux avant tout d'un bon refuge" (p. 19) que jwarcel Arland accuse de gemissements, Marmontel voulait fraconter les dix annees de malheur qui s'achevaient en i France. Lui-meme en 1790 avait 6t6 nomm§ 61ecteur par la i section des Feuillants, une des quarante-huit sections de Paris, mais les 6v§nements se pr6cipit£rent, la situation jdans la capitale devint si grave qu'en aout 1792 Marmontel ! id^cida d'emmener sa famille en Normandie. A l'age de isoixante-dix ans, sans d’autres ressources financiebres que |les revenus d'une petite ferme, il s'occupa de 1'Education (de ses enfants, second^ par sa femme. II se remit a 6crire surtout 6chapper a une "noire m61ancolie," et de cette §poque datent les derniers Contes moraux "un peu plus philo- sophiques et d'un ton qui convenait mieux aux biens§ances de non age et aux circonstances du temps" (III, 340). II 26 _______Lenel, op. cit.. p. 502._______________________________ 39 composa 6galement un Cours 616mentaire en forme de petits trait6s pour 1'instruction de ses enfants et, sur les ins tances de sa femme, commenga a ecrire ses mSmoires. Ils rest&rent inachev^s et s'arretent au moment ou il decida de se replonger dans les problemes politiques de l'epoque et d'abandonner le r^cit de "ces souvenirs qui etaient pour moi un soulagement veritable, en ce qu'ils effagaient, au moins pour des moments, les tristes images du present par les doux songes du passe" (III, 341). Sa conduite pendant la Revolution fut "digne, prudente, 27 g6n6reuse m§me" et quand il mourut le 31 decembre 1799, sa mort n'6veilla partout qu'un sentiment d'estime et de re- gret. "II expira avec celui [le siecle) m€me qui finissait et dont il represente si bien les qualites moyennes, dis- i jtinguees, aimables, un peu trop mel§es sans doute, pourtant | 28 j§pur6es en lui durant cet honorable d6clin." i I i l 27 Sainte-Beuve, op. cit.. IV, 516. 28Ibid.. IV, 538. CHAPITRE II LE MILIEU FEMININ ET L'ORIGINE DES CONTES MORAUX Comme nous 11avons vu, Marmontel avait choisi de tenir un role secondaire dans l'histoire des lettres de son temps. Il avait connu une grande mesure de succes, accompagn^e de la r6ussite mat^rielle dont l'espoir 1'avait amen6 a Paris. Il avait eu pour amis les "Lumi&res" du sifecle, avait gra vity autour d'eux. Mais pr6cis6ment parce qu'il avait ac- i Icept6 de rester au second plan, il fit ce que sa nature, j jsoucieuse de confort physique et mental, lui avait conseill6 trhs tot: il sut se faire ouvrir les portes des meilleurs salons de Paris, et pendant plusieurs d6cennies il sut s'y faire recevoir en invite privil6gi6 et bienvenu. Ses pre- jmi&res annSes avaient 6t6 combines par 1'affection de sa j famille, surtout de ses parentes; nous allons voir que peu i de temps apr&s son arriv^e a Paris il sut se faire de nou velles alli^es, et qu'ainsi sa vie fut marquee d'un bout a 1'autre par le caractlre essentiellement f^minin de ses re lations et, partant, de son public. A son arriv6e a Paris, Marmontel n'avait que cinquante §cus en poche, et il dut loger quelque temps chez un 40 41 traiteur qui, nous dit-il, "pour mes dix-huit sous, me don- nait un assez bon diner" (I, 143). Un peu plus tard il se lia avec 1'artSsien Bauvin, dont il avait fait la connais sance chez Vauvenargues. Leur amitiS pour ce dernier avait naitre une "espSce de sympathie" (I, 147) entre les deux hommes, et tous deux, impScunieux mais rSvant de jours meil- leurs, dSciderent de vivre "a frais communs." Cet arrange ment prit fin quand Marmontel fut charge de 1*Education du petit-fils de Madame Harenc de Presle. Ce fut chez cette femme dont "les charmes de 1'esprit et du caractSre la fai- saient aimer" (I, 154) que Marmontel se trouva de nouveau plongS dans 1'atmosphere feminine qui avait prSvalu dans sa famille. La sociStS de Madame Harenc appartenait a un autre j Milieu que celui du foyer paternel de Bort, mais elle aussi j "avait pour caractere 1'intimity, la surety, une sSrSnitS paisible et quelquefois riante, et la plus parfaite harmonie des sentiments, des gouts et des esprits" (I, 154). Marmon tel y fut "chSri comme 1'enfant de la maison" et a la mort jde sa mere il trouva aupres de Madame Harenc "tous les sou- ! lagements et toutes les consolations dont pouvait etre susceptible une douleur si grande” (I, 156). Quand son Sieve dut retourner chez ses parents, Marmon tel alia loger avec "deux hommes studieux ... et deux abbSs gascons, aimables fainSants, d'une gaietS intarissable” (I, 180) mais il continua a frequenter les maisons de Madame Harenc et de ses amies. ---------------------------------------------------------------------------- 4^ Le succes qu'il remporta au th^Stre deux ans apres son arriv6e de province lui ouvrit, des 1'age de vingt-quatre ans, les portes des salons mondains de l'£poque. "J'aurais," nous dit-il, "une belle galerie de portraits a vous peindre, si j'avais pour cela d'assez vives couleurs" (II, 82). Mar montel nous a laiss6 des esquisses des habitues de ces sa lons qui nous permettent de deviner, deux siecles plus tard, 1'ambiance de cette society dans laquelle il se trouvait "ch6ri de ceux que j'estimais le plus et que j'aimais le plus moi-meme" (II, 100). Il avait suivi un deuxieme con- seil de 11 extraordinaire Madame de Tencin: celui de se jfaire des amies plutot que des amis, car les hommes sont ! ... les uns trop dissip6s, les autres trop pr€occup6s de \ leurs int§rets personnels, pour ne pas n§gliger les vo- tres; au lieu que les femmes y pensent, ne fut-ce que i par oisivety ... De celle que vous croirez pouvoir vous etre utile, gardez-vous bien d'etre autre chose que l'a- mi, car, entre amants, d&s qu'il survient des nuages, des brouilleries, des ruptures, tout est perdu. Soyez I done aupr&s d'elle assidu, complaisant, galant meme si | vous voulez, mais rien de plus. (I, 272) I II choisit ses maitresses dans le monde du theatre, et s'il se lia amoureusement avec des femmes de la haute bour- i deoisie ou de la noblesse, il ne d^voila jamais leurs noms. Tout au long des Memoires il rappela avec respect les amies qui l'avaient aid6 de leur affection, et ayant eu d&s son olus jeune Sge une connaissance intime de 1'ame et de L'esprit f6minins, il sut appr6cier "l'amitiy pure et simple avec des femmes qui, sur le d6clin de leur Sge, n'avaient pas cessd d'etre aimables" (II, 351). Sa sensibility lui 43 permettait de comprendre la tristesse de ces femmes a l'ar- riv£e de la vieillesse, mais avant d'atteindre cet Sge m61ancolique Marmontel les avait eues pour amies dans tout 1'6panouissement de leur jeunesse: C'6tait la belle Desfourniels, qui, pour la regu larity, la dyiicatesse des traits et leur finesse inimi table, ytait le d6sespoir des plus habiles peintres, et a qui la nature semblait avoir expr&s et a plaisir forme une Sme assortie a un si beau corps; c'ytait sa soeur, Madame de Valdec, aussi aimable, quoique moins belle ... c'ytait la jeune Desfourniels, depuis comtesse de Cha- brillant, qui, sans avoir ni la beauts ni le naturel de sa m&re, melait avec un peu d'aigreur tant d'agr6ment du cote de 1'esprit qu'on pardonnait sans peine a sa viva city ce qu'il y avait quelquefois de trop piquant dans ses saillies. (I, 155) Madame de Marchais n ’ytait pas seulement, a mon gr6, la plus spirituelle et la plus aimable des femmes, mais la meilleure et la plus essentielle des amies, la plus | active, la plus constante, la plus vivement occupSe de j tout ce qui m'interessait. Imaginez-vous tous les j charmes du caract&re, de 1'esprit, du langage, r6unis au plus haut degrS, et m§me ceux de la figure, quoiqu'elle ne fut pas jolie; surtout, dans ses maniferes, une grace pleine d'attraits: telle etait cette jeune fee. (II, 28) Nous devons a la plume de Marmontel les portraits, sou- vent cites, car "il n'y a rien a ajouter ni a retrancher"1 i de trois femmes dont les salons avaient r6uni les gens de lettres en vue: Madame de Tencin "femme d'un esprit et d'un sens profond, mais qui, envelopp^e dans son ext€rieur de bonhomie et de simplicity, avait plutot l'air de la m^nag^re que de la maitresse de maison" (Memoires. I, 232). [Madame Geoffrin] bonne, mais peu sensible; bienfaisante, mais sans aucun des charmes de la bienveillance; impa- tiente de secourir les malheureux, mais sans les voir, de peur d'en etre emue; sure d'etre fiddle amie et m§me X Sainte-Beuve. Causeries du lundi, II, 247. M officieuse, mais timide, inquifete en servant ses amis, dans la crainte de compromettre ou son credit ou son re pos. Elle ytait simple dans ses goGts, dans ses vete- ments, dans ses meubles, mais recherch6e dans sa simpli city, ayant jusqu'au raffinement les dyiicatesses du luxe, mais rien de son 6clat ni de ses vanit^s. Modeste dans son air, dans son maintien, dans ses manieres, mais avec un fonds de fiert6 et mGrne un peu de vaine gloire. (II, 84) [Madame Necker] dans ses manieres, dans son langage, ce n'ytait ni l'air, ni le ton d’une femme yievye a l'y- cole des arts, formye a l'ycole du monde. Sans gout dans sa parure, sans aisance dans son maintien, sans at- trait dans sa politesse, son esprit, comme sa contenance, ytait trop ajusty pour avoir de la grace. ... Jeune alors, assez belle, et d'une fraicheur yclatante, dansant mal, mais de tout son coeur. (Ill, 12-13) Apr^s une breve carrifere dans le thyStre et un syjour de cinq ans a Versailles, son retour dyfinitif a Paris fit de Marmontel un des piliers de cette sociyty mondaine, car "aux avantages de 1'esprit il joignait ceux de l'extyrieur, une taille yievye, une physionomie belle, d'une expression 2 imposante." Avant mGrne sa rentrye a Paris, Marmontel s'ytait rap- peiy a 1'attention et a l'estime de ses relations pari- siennes. En effet, en octobre 1754, il avait aidy Louis de Boissy a obtenir le brevet du Mercure de France et lui-myme avait yty mis sur la liste des pensions du Mercure a partir du ler janvier 1755. Peu apres il avait regu une requete d'assistance du nouveau titulaire et Marmontel allait enfin connaitre le grand succes dont il avait longtemps revy. Dynuy de secours, et ne trouvant rien de passable dans les papiers qu’on lui laissait, Boissy m'ycrivit une 2 Saint-Surin, Nouvelle Biographre Universelle, Ancienne at Moderne (Paris, 1854), XXVII, 37.__________________________ 4? lettre qui 6tait un vrai signal de d§tresse. "Inutile- ment, me disait-il, vous m'aurez fait donner le Mercure, ce bienfait est perdu pour moi, si vous n'y ajoutez pas celui de venir a mon aide. Prose ou vers, ce qu'il vous plaira, tout me sera bon de votre main." ... Cette let tre m'ota le sommeil, je vis ce malheureux livr§ au ridi cule, et le Mercure d£cri6 dans ses mains s'il laissait voir sa p6nurie. J'en eus la fievre toute la nuit, et ce fut dans cet 6tat de crise et d'agitation que me vint la premiere id6e de faire un conte. Apres avoir pass6 la nuit sans fermer l'oeil a rouler dans me t§te le sujet de celui que j'ai intitule Alcibiade. je me levai, je l'6crivis tout d'une haleine, au courant de la plume, et je 1'envoyai. Mcibiade parut, sans nom d'auteur, sous le titre Le moi, histoire tres ancienne, en deux parties dans les “pieces fugitives en vers et en prose" du Mercure de France de sep- teiribre 1755 et d'octobre 1755. Ce conte eut un succes inesp6r§. J'avais 6xig6 l'anonyme. On ne savait a qui l'attribuer; et, au diner d'Helv6tius, ou Staient les plus fins connaisseurs, on me fit l'honneur de le croire de Voltaire ou de Montes quieu. Boissy, combl§ de joie de 1'accroissement que cette nouveaut^ avait donn6 au d§bit du Mercure, redoubla de pri&res pour obtenir de moi encore quelques morceaux du meme genre. Je fis pour lui le conte de Soliman II, ensuite celui du Scrupule, et quelques autres encore. Telle fut l'origine de ces contes moraux qui ont eu de puis tant de vogue en Europe. Boissy me fit par la plus de bien a moi-meme que je ne lui en avais fait. (II, 63-64) En mars 1756, Marmontel publia, toujours sans nom d'auteur, Soliman II. anecdote turque; en juillet 1756, Le Scrupule ou i'amour m6content de lui-meme; en d§cenibre 1756, Tout ou cien, anecdote moderne; Les Deux infortun6es, conte moral 3ut §tre publi6 soit en janvier 1757, soit en f6vrier 1757, LI nous a §t6 impossible de verifier la date; en juillet L757, Les Quatre flacons ou les aventures d'Alcidonis de M6gare parut. Le 27 avril 1758 Marmontel regut le brevet du Mercure que la mort de Boissy avait rendu vacant, et il retourna a Paris pour remplir ses nouvelles fonctions. Le Mercure de France n'Stait pas un simple journal littSraire, au con- traire, il eut 6t6 difficile d 'imaginer un journal plus vari6, plus attrayant, plus abondant en ressources ... Litt6- raire, civil et politique, il extrait, il recueille, il annonce, il embrasse toutes les productions du g6nie et du gout; il est comme le rendez-vous des sciences et des arts, et le canal de leur commerce. (II, 71) Marmontel regut l'aide d '"une vol6e de jeunes poetes," de savants, d'artistes, de membres des academies du royaume. Ainsi, sans cesser d'etre amusant et frivole dans sa partie lSgere, le Mercure ne laissait pas d ’acqu6rir en utility de la consistance et du poids. De mon cot6, contribuant de mon mieux a le rendre a la fois utile et agr6able, j'y glissais souvent de ces contes ou j'ai tou- | jours tach6 de m61er quelque grain d'une morale int^res- sante. (II, 78) Dans le premier volume d'octobre 1758 parut Heureusement, anecdote francaise; en d^cembre 1758 Lausus et Lvdie, his- toire ancienne; en janvier 1759 Le Philosophe soi-disant, anecdote moderne; L 1Heureux divorce. conte fut public en deux parties dans les num^ros de juin 1759 et de juillet 1759; et dans le premier volume d'octobre 1759 La Bercrere des Alpes. anecdote moderne. En d^cembre 1759 parut le der nier des contes de Marmontel dans cette premiere s6rie pub- li6e dans le Mercure de France: La Mauvaise m&re. conte moral. En effet, le 28 d^cembre 1759 Marmontel entra a la Bastille ou le gouverneur lui avait fait preparer une "bonne chambre" pour avoir r6cit6 une parodie de Cinna attaquant . ^ "le plus sot des gentilshommes, le plus vain, le plus col6- rique," c'est-a-dire le due d'Aumont. Il n'y resta que onze jours, et le brevet du Mercure lui fut enlev§; mais il n'eut pas a s'inquiSter de son avenir, car il s'6tait assurS une place de choix dans les salons de Paris. Depuis son retour de Versailles il logeait chez Madame Geoffrin et prenait part aux diners qu’elle offrait le lundi pour les artistes et le mercredi pour les gens de lettres. II assistait Sgalement a ses petits soupers intimes. S1il est vrai que, le constate Janet Aldis, "he was not among those whom Madame 3 Geoffrin, acute observer of character, most esteemed," n£anmoins il ne perdit jamais la consideration indulgente de json hotesse, et il ne manqua que rarement d'etre du nombre de ses convives. Le charme de Marmontel r6sidait dans "cette maniere de causer ... alors le charme le plus puis sant de tous les hommes qui, comme Marmontel, n'6taient toierSs que pour leur esprit." II fr£quentait d'autres salons, ceux de Mademoiselle de Lespinasse, de son amie Madame Harenc, de Madame de Brionne: Madame de Brionne offrait souvent aux invites de ses diners la distraction d'une lecture: c'6tait chez elle que Marmontel donnait pour la premiere fois connaissance de ces Contes moraux qui remplissaient de larmes tant de beaux yeux.^ 3 Janet Aldis, Madame Geoffrin. Her salon and her times (London, 1905), p. 135. ^Duchesse d'Abrant&s, Une soir6e chez Madame Geoffrin (Bruxelles, 1837), p. 155. 5 p ^ Goncourt, La femme au XVIII siecle. p. 75. 48] Marmontel a rev6cu pour ses enfants, a trente ans de distance, le souvenir de ces soirees: Vous croyez bien qu1 a ces petits soupers mon amour- propre 6tait en jeu avec tous les moyens que je pouvais avoir d'etre amusant et d'etre aimable. Les nouveaux contes que je faisais alors, et dont ces dames avaient la primeur, §taient, avant ou apres le souper, une lec ture amusante pour elles. On se donnait rendez-vous pour 1'entendre; et, lorsque le petit souper manquait par quelque 6v6nement, c'^tait a diner chez Madame de Brionne que l'on se rassemblait. J'avoue que jamais succes ne m'a plus sensiblement flatt6 que celui qu'a- vaient mes lectures dans ce petit cercle, ou 1'esprit, le goirt, la beauts, toutes les graces, Staient mes juges ou plutot mes applaudisseurs. II n'y avait, ni dans mes peintures, ni dans mon dialogue, pas un trait tant soit peu d^licat ou fin qui ne fut vivement senti, et le plai- sir que je causais avait 11 air du ravissement. Ce qui me ravissait moi-meme, c'Stait de voir de pres les plus beaux yeux du monde donner des larmes aux petites scenes touchantes ou je faisais g6mir la nature ou 1'amour. Mais, malgr6 les managements d'une politesse excessive, je m'apercevais bien aussi des endroits froids ou faibles qu'on passait sous silence, et de ceux ou j'avais manqu6 le mot, le ton de la nature, la juste nuance du vrai; et c ’6tait la ce que je notais pour le corriger a loisir. (II, 108-109) En 1761 une premiere Edition des Contes moraux parut a Paris et a La Haye. Elle comportait trois nouveaux contes jque Marmontel avait ajout6s aux douze contes parus dans le Mercure de France entre 1755 et 1759; La Bonne mere. Annette et Lubin. Les Mariaqes samnites. Une deuxieme Edi tion, 6galement en 1761, s'augmenta encore de trois contes: L'Ecole des peres. Le Connaisseur, Le Bon mari. L'Edition de 1765 en ajoute cinq autres: Le Mari svlphe, Laurette, La Femme comme il v en a peu. L'Amiti6 a 11epreuve et Le Misanthrope corricrfe. Les Editions se multiplierent et com- mencerent a enrichir leur auteur. En attendant l'age de 49 quarante ans, qui lui permettrait de presenter sa candida ture a 1'Acaddmie frangaise, Marmontel crut "pouvoir se don- ner du bon temps." Se sentant libre et ind^pendant, puisque la c61§brit6 des Contes allait toujours croissant, il 6tait "comme l'oiseau qui, 6chapp6 du lien qui le tenait captif s'Slance dans l'air avec joie" (II, 161). Pendant pres de trente ans Marmontel poursuivit ses autres activitSs de litterateur et d'historiographe, et ce n'est qu'en plein coeur de la Revolution, pour echapper a la r6alit6 brutale qui attristait ses dernieres annees, que Marmontel se remit a la composition de contes: | Tant que mon imagination put me distraire par d ’amu- | santes reveries, je fis de nouveaux contes, moins en- joues que ceux que j'avais faits dans les plus beaux jours de ma vie et les riants loisirs de la prosperite, mais un peu plus philosophiques et d'un ton qui convenait mieux aux biens§ances de mon age et aux circonstances du temps. (Ill, 338) Les premiers contes de cette nouvelle serie furent jpublies a partir de 1790 dans le Mercure de France, qui etait "compose et redige, quant a la partie litteraire par MM. Marmontel, de la Harpe et Chamfort, tous trois de l'Aca- aemie frangaise." La Veiliee parut en neuf parties du 9 janvier 1790 au 4 septembre 1790, Le Franc Breton en deux parties le 2 octobre 1790 et le 6 novembre 1790, Les Dejeu ners du village en trois parties du ler janvier 1791 au 5 E6vrier 1791, La Lecon du malheur, conte moral le 5 mars 1791, L 1Erreur d1un bon pere en deux parties le 2 avril 1791 at le 7 mai 1791, Pal6mon, conte pastoral le 4 juin 1791, 50 Les Solitaires de Murcie. conte moral en trois parties le 2 juillet 1791, le 6 aout 1791 et le 3 septembre 1791, L'Ecole de l'amiti6, conte moral en trois parties le ler octobre 1791, le 5 novembre 1791 et 3 d6cembre i791. En janvier 1792 le Mercure de France devint "le Mercure francais, politique, historicrue, et litt^raire, compost par M. de la Harpe, quant a la partie littferaire, par M. Marmon tel, pour les contes et par M. Framery pour les spectacles." Le Trfepied d 1Helene, conte moral fut public en deux parties le 7 janvier 1792 et le 4 ffevrier 1792, II le fal- lait en deux parties le 3 mars 1792 et le 7 avril 1792, Les Bateliers de Besons. conte moral, en trois parties le 5 mai 1792, le 2 juin 1792 et le 7 juillet 1792, Les Rivaux d 1eux- memes. conte moral, en trois parties le 4 aout 1792, le ler septembre 1792 et le 6 octobre 1792, La Cassette, conte moral, en deux parties le 3 novembre 1792 et le ler d^cembre 1792. Une premiere Edition des Nouveaux contes moraux parut a Liege en 1792. Elle comprenait, en deux volumes, La Veill6e, suivi du Franc Breton, Les D6ieuners du village, L 1Erreur 31un bon pere. Palfemon et Les Solitaires de Murcie. En 1801, apres la mort de 1'auteur, les Nouveaux contes moraux furent publics en quatre volumes par J.B. Garnery a, Paris. Ils comprenaient, outre les treize contes parus dans le Mercure, quatre nouveaux contes: Les Souvenirs du coin 3u feu. La Cote des deux amants, Le Petit voyage et Les Dans les annEes qui suivirent, les Contes moraux con- tinuerent a connaltre un grand succes et plusieurs Editions- a Paris, a Avignon, a Epinal, a Lyon, a Neufchateau et a LiEge— offrirent aux lecteurs du XIX0 siecle la totalitE des Contes moraux. anciens et nouveaux, ou un choix "des plus jolis contes." La Berqere des Alpes et Laurette semblent avoir remportE les suffrages du public, car nous les trou- vons publiEs, non seulement en tEte d'un groupe de contes choisis, mais aussi sEparEment, ainsi que La VeillEe et Les Solitaires de Murcie. 51 Promenades de Platon en Sicile. Quoique notre Etude de Marmontel, conteur, veuille se limiter surtout a 1'analyse de la composition et de la tech nique de ses Contes moraux, il nous faut cependant mention- ner l'Enorme succes des deux romans qu'il Ecrivit en marge les contes: BElisaire publiE en 1767 et Les Incas dix ans plus tard. En moins d'un an il se vendit quarante mille exemplaires de BElisaire a travers 1'Europe; en 1768 le coman fut traduit en suEdois, en 1770 en allemand, en 1773 sn anglais, en 1783 en grec. Au XIX siecle il sera traduit sn roumain, en latin, en espagnol. Certaines de ces Edi tions connurent de nombreuses rEimpressions. Les Incas 3urent entre 1777 et 1895 plus de quarante Editions. Ils Eurent traduits en espagnol et en portugais. En Angleterre, Leigh Hunt fit publier, des 1806, une traduction de onze contes moraux dans son Edition de Classic 52 Tales. serious and lively. Le choix qu'il offrit au public anglais fut tir§ uniquement de la premiere s6rie de contes, 6crite entre 1755 et 1765. Beaucoup plus tard, en 1895, Saintsbury pr6para une Edition de dix-sept contes, 6galement tous tir6s du premier groupe. Il donna les raisons pour lesquelles il avait sup- prim6 six contes de 1'Edition frangaise de 1765. Alcibiade, Les Quatre flacons et Heureusement. selon lui, ne sont qu'une satire sur l'6goisme f£minin, Les Deux infortun6es p^chent par leur "sensiblerie.” L'Heureux divorce est un conte qu'il aurait volontiers ajout6 s'il avait pu lui ac- corder une place dans la collection. Le dernier conte omis, Annette et Lubin. l'a §t6 a cause de sa "grivoiserie.” Le gout du lecteur anglais, son souci des biens^ances, auraient exig6 la suppression de certains passages dans chacun de ces contes, quoique Saintsbury avoue "none can be said to exceed I ja very moderate degree of licence according to French stand ards: 1,6 Comme nous l'avons not6, Marmontel 6crivit ses quarante contes en un peu plus de dix ans, mais il y eut un inter- valle de trente ans entre les deux groupes de contes qui forment 1'Edition complete des Contes moraux de 1801. Et c'est a la lecture suivie de cette Edition que l'on peut ap- pr6cier 1'Evolution, non seulement du gout du public, mais aussi du conte en tant que genre litt6raire. _____^Saintsbury, Marmontel1s Moral Tales, p. xxxiii.________ 53 Mais avant d'aborder 1’analyse des contes de Marmontel, il faut rappeler quelques-unes des id6es sur le conte telles qu'elles avaient 6t6 formulSes avant et pendant le XVIIIe si&cle. De cette fagon seulement pourrons-nous comprendre l'int€r§t special de Marmontel. CHAPITRE III MARMONTEL ET LA THEORIE DU CONTE AU XVIIie SIECLE 0 Quelles idees les litterateurs du XVIII siecle se faisaient-ils du conte et jusqu'a quel point Marmontel par- tageait-il ces idees? Telles sont les deux questions aux- quelles nous tacherons de r6pondre dans ce chapitre. Nous devons nous rappeler tout d'abord que, a l'Age Classique, aussi bien qu'au cours du XVIII siecle, un grand nombre d 16crivains'et de critiques se servaient indifferem- ment des termes "conte" et "roman" pour designer le meme ecrit. Nous avons vu Grimm d6crire BElisaire comme "une espece de roman ou de conte politique et moral." Pourtant vers la fin du XVIIs siecle, a c6te de l'emploi plutot lSche jde ces deux termes, on commence a voir se former une ten- 1 {dance assez nette a vouloir les distinguer l'un de 1'autre. i isTous prendrons comme point de depart les premieres defini tions officiellement consacrees de ces deux mots, c'est-a- dire les definitions que donne la premiere edition du dic- tionnaire de cette Academie dont Marmontel sera plus tard nembre et meme Secretaire Perpetuel. Or, voici ce que l'on 54 55 trouve dans 1*Edition de 1694 du Dictionnaire de l'Acad6mie Francaise: Conte. s.m. Narration, rScit de quelque adventure, soit vraye, soit fabuleuse, soit sSrieuse, soit plaisante. II est plus ordinaire pour les fabuleuses et les plai- santes. (I, 239) Roman, s.m. Ouvrage en prose, contenant des advantures fabuleuses, d'amour, ou de guerre. (II, 415) 1 Analysons rapidement les differences essentielles qui semblent ressortir de ces courtes definitions. Le conte, tel qu'on le congoit au XVII siecle, met 1'accent sur le fabuleux, sur ce qui s'ecarte de la realite. II offre, en vers ou en prose, un rScit relativement bref, puisqu'il ne i pr6sente en general qu'une seule aventure. Le roman, tou- jours en prose, donne lui aussi libre cours a 1'invention fabuleuse qu'il ne restreint que dans le choix qu'il lui offre entre le domaine de 1'amour et celui de la guerre. Comme il presente au lecteur toute une serie d'aventures, le roman reste done un long conte en prose, qui met en scene des aventures surtout guerrieres et amoureuses. Le roman aurait ainsi presque naturellement decouie du conte, mais I ^Le Dictionnaire de l'Academie francaise, 1694 (repro duction Dupont de 1901, publiee a Lille ), deux volumes. Deux siScles plus tard, quand le conte se sera appa- rents plus Stroitement au roman grSce surtout a MSrimSe, a Flaubert et a Maupassant, le Dictionnaire de la lanque fran caise de LittrS fera de la difference entre le conte et le roman uniquement une question de longueur: "Il n'y a pas de difference fondamentale entre le conte et le roman; l'un et 1'autre sont des narrations mensong&res ou regardSes comme belles. Tout ce qu'on peut dire, e'est que le conte est le terme gSnSrique puisqu'il s'applique c L toutes les narrations fictives, depuis les plus courtes jusqu'aux plus longues. Le 'roman' ne se dit que de celles-ci." _ 56 lorsque vers la fin du XVII siecle le d6sir de r6fl6ter la r6alit6 psychologique ou concrete commence vaguement a poindre, le roman connait alors un d^veloppement qui lui permet d'6chapper aux restrictions impos6es par le conte. A 1'aube de 1'epoque qui nous int^resse pour notre 6tude de Marmontel, le conte reste le v£hicule pour tout ce qui est fabuleux, anti-r6el et toujours plaisant. Toutefois lui aussi commence a se transformer, et cette transformation progressive mais profonde lui fait emprunter a son tour au roman une mesure d 'observation r6aliste et de v6rit6 morale. D'abord purement merveilleux, il [le conte] s'est fait licencieux avec Cr6billon, puis philosophique avec ! Voltaire, pour devenir moral avec Marmontel. et se fondre I dans le grand courant du roman de Rousseau.3 ' 6 Mais avant de concentrer notre attention sur le XVIII siecle et d'entamer notre 6tude des contes de Marmontel, jetons un coup d'oeil rapide sur les 6tapes de Involution du conte dans la litt^rature frangaise. ! Des le Moyen-Age s'annoncent d6ja les deux tendances jjui au cours des si&cles suivants s'affermiront et qui trou- veront leur plein Spanouissement au XVIII siecle. En ef- fet, si le conte, sous forme de fabliau tel qu'il fut connu .au Moyen-Age, montre dans la plupart des exemples une ten dance satirique, certains, de leur cot6, offrent a leurs Lecteurs et c i leurs auditeurs une morale clairement 3 Petit de Juleville, Histoire de la lanque et de la Litt6rature francaises des oriqines a 1900 (Paris, 1896- L899), p. 477. 57 pr6sent6e. Au XVI siecle le conte prend une ampleur gigan- tesque sous la plume de Rabelais, et le masque rieur qu'il lui donne cache 1'intention sociale et morale qu'il voulait lui attribuer. Leg prosateurs secondaires de la meme 6poque Spousent 6galement le ton 16ger qui fait accepter sans peine une id6e philosophique ou morale et proposent a leurs lec- teurs des "baliverneries," des "propos de singuliere r6- creation" et des "dialogues non moins profitables que fac6- tieux."4 Au siecle suivant, le public lettr6 et distingu6 devient avide liseur d'ouvrages a Episodes multiples, et le jconte ainsi multipli^ prend la forme du roman pastoral, I d'aventures galantes ou morales, ou devient sous la plume delicate de Madame de Lafayette le modele meme du roman d'analyse. Mais la veine fantaisiste a toujours ses parti sans, et les contes fantastiques et mythologiques abondent. [La Fontaine fait de l'art de conter un pur divertissement | litt6raire. II se fait un jeu d 'imiter les Italiens, d'em- i jprunter a la litt6rature anticlfericale des si&cles pr6c6- I dents; mais il §crit ses contes en vers et ne cherche guere a faire oeuvre de moraliste. "Les contes ... veulent Noel du Fail, Baliverneries ou contes nouveaux d'Eu- brapel, autrement L6on Ladulfi. Paris, 1548. Piscours d'au- euns propos rusticrues. facfrtieux. et de singuliere recrea tion. de maitre Leon Ladulfi, Lyon, 1547. Jacques Tahureau, Dialogues non moins profitables que fac6tieux ou les vices de chacun sont repris fort aprement pour nous animer davan- bage 4 les fuir et a suivre la vertu, Paris, 1562. simplement nous donner, en sa perfection, des exemples de l'art de conter. Vers la fin du siecle, le public se passionne pour un autre genre de conte extraordinaire: le conte de f6es. Madame d'Aulnoy et Charles Perrault surtout remanient les vieilles 16gendes et les r6cits merveilleux de la province frangaise et de 1'Stranger. La vogue du conte de f6es fut assez breve mais "les contes en prose de Perrault, d'une si delicate fantaisie, pleins de traits justes et gracieux, restent un des plus charmants chefs-d'oeuvre de notre lit- 6 t^rature." A cette meme 6poque 6galement, les rScits de voyages i sont a la mode. Avec Tavernier et Chardin, leurs lecteurs visitent la Turquie, la Perse et les Indes. L'Orient §veille l'engouement du public et en 1704-1717 Antoine Gal- land donne une traduction des Mille et une nuits qui fournira aux Lettres persanes de Montesquieu 1'atmosphere pxotique bien propre a sSduire la soci6t§ des salons, j Comme nous venons de 1'indiquer tres brievement, le conte a subi tant d 'influences diverses au cours du dix- septieme siecle, a 6pous6 des formes si diff^rentes, sur des themes si varies, que nous pouvons ais6ment juger de la dif- ficult6 de d6finir ce qu'il repr6sentait a l'aurore du dix- 5 Antoine Adam, Histoire de la litt6rature francaise au XVIIe sifecle (Paris. 1956), IV, 30. 6Ibid., V, 319. _ : -------------------------------------------------------- huiti&me siecle et quel 6tait le point commun de toutes ses tendances. De nos jours le Dictionnaire de la langue fran caise classique le fait tres laconiquement: le conte est "une narration, un r^cit d'dv^nements vrais ou faux." Comme l'a 6crit Paul Morillot dans Le Roman francais durant l'6poaue classique 1610-1800; Le XVIII siecle s'ouvre dans une certaine confusion. Le d§merribrement et le morcellement du genre du roman semblent s'accentuer. Les chefs-d'oeuvre manquent. En revanche les Contes, les M6moires, les Nouvelles, les Lettres pullulent: leur vogue durera pendant tout le siecle et elle aidera a la reconstitution du grand roman qui, r6form§ a cette 6cole, gagnera une conscience plus nette de ses objets et de ses ressources. Nous devons noter tout d'abord que les contes dialogues de Cr6billon fils et les contes de Voltaire sont parfois pu blics sous le nom de roman, mais nous ne devons pas trop nous inqui^ter de cette double appellation car: Qu’est-ce qu'un conte? c'est un roman auquel per- sonne ne croit, ni auteur, ni lecteur. Car il n'y a pas a dire: nous croyons aux personnages des vrais romans, a Virginie de la Tour, a Julie d'Etanges, a Manon Les- i caut, et meme a cette alouette babillarde qui s'appelle | Mile. Marianne; nous y croyons avec notre coeur et notre imagination: nous nous identifions tour a avec elles et i avec ceux qui les ont aim6es; tout le plaisir du roman | consiste dans cette duperie, a demi volontaire et char- mante de nous-m^mes. Dans le conte il n'en va pas de meme: nous nous soucions fort peu du sultan Misapouf ou de la princesse Grisemine, eussent-ils meme existS; mais nous nous amusons §norm6ment de ce qu'ils disent, et de la fagon dont ils le disent. Un conte nous intSresse ou par le m6rite de la narration, ou par la drolerie du su- jet, ou par 1'esprit, ou par les allusions, ou par la 7 Jean Dubois et R. Lagane, Dictionnaire de la langue . francaise classique (Paris, I960), p. 107. ®Morillot (New York, 1921), p. 161. - 60 profondeur meme de la pens^e; mais voila tout, si nous nous mettions vraiment a la place de Candide ou de Mile Cunegonde, ce ne serait plus un conte.^ Dans la definition du conte qu'il prepara pour 1'Ency clopedic. d'Alembert rattacha le conte a la fable, comme 1'usage le voulait: C'est un recit fabuleux en prose ou en vers, dont le merite principal consiste dans la variete et la v6rite des peintures, la finesse de la plaisanterie, la viva- cite et la convenance du style, le contraste piquant des evenements. ... II n ’y a dans le conte ni unite de temps, ni unite d'action, ni unite de lieu et son but est moins d ’instruire que d'amuser.10 Pour d'Alembert, les contes de La Fontaine sont le meilleur exemple d'excellence dans le genre. Toutefois, d'Alembert n'ayant jamais pratique le genre, cette definition est plu- bot academique, et les grands conteurs du XVIII siecle essaient vers la meme epoque d'analyser plus concretement les divers elements qui entrent dans la composition du conte. Leur souci d'apporter quelques eclaircissements dans 1'appreciation du conte se comprend, car la consultation neme rapide d'une bibliographie du XVIIIs siecle nous con- yaincue, avec Petit de Juleville, que "les deux premiers biers du XVIIIs siecle sont vraiment l'age d'or du conte. Deiaissant toute preoccupation de definir le conte, Srebillon fils s'est soucie surtout d'etablir ce que devrait stre, a son avis, 1'intention de tout ecrivain: 9Ibid. ^°Encvclopedie, IV, 111. ■^Petit de Juleville, op. cit., p. 477. 61 L'homme qui 6crit ne peut avoir que deux objets: 1’utile et l'amusant. Peu d'auteurs sont parvenus a les r6unir. Celui qui instruit, ou d6daigne d'amuser, ou n'a pas de talent; et celui qui amuse, n'a pas assez de force pour instruire: ce qui fait n6cessairement que l'un est toujours sec, et que 1'autre est toujours fri- vole. Le Roman, si m6pris6 des personnes sens^es, et sou- vent avec justice, serait peut-etre celui de tous les genres qu'on pourrait rendre le plus utile, s'il ytait bien mani6, si, au lieu de le remplir de situations t6n6- breuses et forc6es, de h6ros dont les caracteres et les aventures sont toujours hors du vraisemblable, on le rendait, comme la Com6die, le tableau de la vie humaine, et qu'on y censurat les vices et les ridicules. Le lecteur n'y trouverait plus a la v6rit6 ces 6v6ne- ments extraordinaires et tragiques, qui enlevent 1'ima gination, et d^chirent le coeur ... Le fait, pr6par6 avec art, serait rendu avec naturel. On ne pficherait plus contre les convenances et la raison. Le sentiment ne serait point outr§; l'homme enfin verrait l'homme tel qu'il est; on l'6blouirait moins, mais on 1'instruirait davantage. Suivant cette preface, Crybillon fils aurait voulu faire oeuvre de moraliste, mais "il se borna a peindre, en des r6- cits ou des dialogues fort appr§t6s, l'616gante sensuality 13 de la society du temps." Aujourd'hui 1'intyret de 1'oeuvre de Crybillon fils ryside non plus dans le jugement de morality ou d'immorality qu'elle peut amener, mais dans I'image qu'elle nous fournit de la sociyty ou il s'est meiy. On croit entendre parler eux-m§mes ces gens yiygants, cultivys et bien yievys a travers les dialogues ou il dycrit 1'intelligente escrime de leur conversation.^ ^Crybillon fils, Contes dialoquys (Paris, 1879), p. 3. 13 Petit de Juleville, op. cit.. p. 479. 14 Pierre Lievre, Oeuvres de Crybillon fils (Paris, 1929-1930), p. xiv.__________________________ __________________ 62 Voltaire §crivit une vingtaine de contes, quelques-uns trfes courts. GrSce aux Souvenirs de Charles-Henri, Baron de Gleichen, nous savons comment Voltaire proc^dait a la compo sition de ses contes: ... comment on doit d&s le commencement d6tailler beau- coup, et m£me longuement, tout ce qui peut servir a 1'intelligence exacte du conte; comment il faut faire connaitre les acteurs principaux, en peignant leurs fi gures, leurs gestes et leurs caracteres; comment on doit exciter, suspendre et meme tromper la curiosity; que les Episodes doivent dtre courts, clairs et places a propos, pour couper la narration au milieu d'une grande attente; comment il faut en presser la marche a mesure qu'on tire vers la fin, et que la catastrophe doit §tre 6nonc6e aussi laconiquement que possible. C'est ainsi que M. de Voltaire melait 1'utile a l'agr6able en donnant par des exemples, d61icieux a entendre, les v6ritables regies dogmatiques de l'art de r a c o n t e r . 1 5 Voltaire se servit du genre pour peindre, lui aussi, un tableau des vices de la soci6t£s, mais le cadre qu'il donna a ses id6es contribua a la realisation de ce que Crybillon fils aurait voulu accomplir dans ses ouvrages: la pr^senta- tion d'un roman qui offre au lecteur un d§lassement pour 1'esprit et en meme temps un 6branlement profond de son etre moral. La lecture des contes de Voltaire est divertissante, car nous sommes en general en pleine fantaisie et les per- sonnages nous semblent peu r6els; cependant 1'ironie cin- glante de 1*auteur s'attaque a un sujet bien d^fini dans chaque conte et pourvoit le fil conducteur de la pens6e de Voltaire de la premiere a la derniere ligne. 15 Baron de Gleichen, Souvenirs (Paris, 1868), pp. 193- 194. . . 6 , Thus are many vices attacked, openly and directly, jealousy among all ranks of men, materialistic attitudes among churchmen, narrowness of opinion, fanaticism.^ Mais il fallait le g6nie de Voltaire, sa foi dans la force des id6es, sa conviction in£branlable dans l'effica- cit6 du conte pour tirer l'homme de sa 16thargie morale, pour donner au genre une valeur que les amusements licen- cieux et s€duisants de Crybillon fils et de son £cole n'a- vaient pas su lui donner. Dans le dernier tiers du XVIII siecle aucun conteur ne parut qui eut pu consolider la place du conte dans l’ordre des genres litt6raires. L'oeuvre de Marmontel conteur embrasse mieux que toute autre les vacil lations qui continuerent a faire du conte un genre sinon mal dfefini, du moins trop flottant pour en permettre une concep tion nette et cat§gorique. Comme nous le verrons bientot, Marmontel donna aux lec- teurs du Mercure de France ce que le goGt du jour exigeait. Sans pousser aussi loin que Crybillon fils, ses premiers contes furent licencieux, meme s'il se fit un devoir de souligner ce qu'il consid§rait en etre le but, la morale. II abandonna cette demi-tente de licence pour aborder, vers 1760, le conte moral dans lequel ... il met abondamment tout ce qu'il tient pour de la philosophie: de la justice, de la tolerance, de la re ligion naturelle. Mais il ^ prodigue, de plus en plus, quand il s'apergoit du succes, les coeurs tendres, les bons peres, les filles vertueuses, les fiances h§roxques, "^Dorothy McGhee, Voltairian Narrative Devices (Wiscon sin, 1933), p. 108. . ; 54 les amantes fideles, les ypoux constants. La morale y est une morale d'innocence, d'attendrissements et d'hon- netes effusions.^ A partir de ce moment-la ses Contes deviennent les Contes moraux. Quelles §taient les id§es que Marmontel lui-meme appor- tait a la composition de ses ouvrages? Glanons a travers Les Elements de litt6rature et L'Essai sur les romans celles qui ont pu lui servir a ycrire ses contes. Ces deux ou vrages ne furent publics qu'en 1787, dans une Edition des Oeuvres completes, revue et corrig6e par 1'auteur. Ils parurent done plusieurs ann§es apres la composition des pre miers contes moraux, mais ils nous pr§sentent, tous deux, la jpens6e critique de Marmontel. Il a remaniy, refondu ou simplement d§velopp§ les opinions sur 1'art de la litt§ra- bure qui l'avaient guidy tout au long de sa carriere. Ce qui nous int6resse pour notre ytude, e'est la sim plicity des deux principes qui animent l'esth§tique de Marmontel: l'art doit embellir et il doit avoir un but moral. La fiction doit done etre la peinture de la verity, mais de la vyrity embellie par le choix et le myiange des couleurs et des traits qu'elle puise dans la nature. Il n'y a point de tableau si parfait dans la disposition naturelle des choses, auquel 1'imagination n'ait pas en core a retoucher. 17 G v Daniel Mornet, La pensye francaise au XVIII siecle. p. 146. 18 Eiyments de littyrature. p. 549. 65 Le plus digne objet de la litt§rature, le seul m§me qui l'ennoblisse et qui l'honore, c'est son utility mo rale et tous les talents de 1'esprit ont si bien senti que c'§tait la leur gloire, qu'il n'en est aucun qui du moins ne veuille paraitre y aspirer.^ Marmontel avait 6crit dans le Mercure de juin 1759: "les romans seraient aussi utiles qu'int§ressants, si l'on y re- spectait toujours les moeurs." II voulait d6ja noter 1'im portance de la port6e morale d'une oeuvre, en dehors de sa valeur purement litt£raire. II n'est guere 6tonnant que trente ans plus tard il ait repris la meme id6e apres avoir fait le proces des 6crivains qui dans leurs romans ont peint les vices de ce temps-la [la R§gence] et qui croyaient peut-Stre en faire la satire ... L'office et le vrai caractere de la satire est de presenter le miroir au vice, mais de ma- niere a lui faire honte ou a lui faire peur de son image; et dans ces romans, ni le caractere d'un fat, ni celui d’une coquette n'fetait ressemblant a faire peur, ni a faire honte au modele.^O Quelques pages plus loin, il insiste sur le but profond^ment moralisateur que tout auteur devrait donner a ses ouvrages: [Il faut] combiner de maniere les moeurs et les 6v6ne- ments, que 1'impression qui en r^sulte contribue a nous ! faire aimer, hair, dfesirer, craindre, applaudir ou blS- | mer, saisir et embrasser avec admiration, ou repousser ! avec m6pris ce qui doit naturellement produire telle ou telle de ces affections dans l'ame de l'homme de bien, ou dans le coeur d'une femme h o n n e t e . ^ i Jusque-la le th6Stre surtout avait tenu le role d'une Influence moralisatrice et id6aliste. Marmontel veut que le 19 Essai sur les romans, p. 558. 20lbid.. p. 572. 21Ibid., p. 576. 6 6 conte prenne sa place a ses cot6s, et il souhaite que le conte puisse devenir une leqon de vertu et une demonstration morale tout en divertissant: Quant a la morality, quoiqu'on n'en fasse pas au conte une loi rigoureuse, il doit pourtant, comme la co- m6die, avoir son but, s'y diriger comme elle, et comme elle, y atteindre: rien ne le dispense d'etre amusant, rien ne I'empSche d'etre utile; il n'est parfait qu'au- tant qu'il est a la fois plaisant et moral; il s'avilit s'il est o b s c e n e . 22 II veut emprunter a la comedie la 16geret6, la vivacity du dialogue pour faire de la presentation des moeurs dans un conte une toile de fond qui permette a 11 auteur de rendre la morale offerte plus efficace. La partie la plus piquante du conte sont les scenes dialoguees. C ’est la que les moeurs peuvent etre vive- ment saisies, finement indiquees, deiicatement nuanc6es, et qu'avec des touches legeres, mais brillantes de v6ri- te, un peintre habile peut produire des groupes animes et des tableaux vivants. Mais selon que ces groupes seront mieux composes, ils donneront eux-m£mes au dia logue un mouvement plus vif, une v6rit6 plus exquise. C'est toujours par les situations que les caracteres sont mis en jeu, et c'est au jeu des caracteres et a leur singularity que tient l'int6ret de la scene. L'unity n'est pas aussi syverement prescrite au conte qu'a la comydie; mais un rycit qui ne serait qu'un en- chainement d'aventures, sans une tendance commune qui les ryunit en un point, serait un roman et non pas un conte.23 Marmontel insiste a plusieurs reprises sur le tri qu'un Scrivain doit faire dans "les jeux et les caprices de la nature." ... ce n'est pas assez d'imiter, il faut ypurer la na ture; et singulierement dans un genre d'ycrits qui fait 22 Eiyments de littyrature. p. 277. 67 les deiices de la jeunesse, ce ne doit jamais au peril de ses moeurs qu'on lui procure des plaisirs. Peignez 1'amour, car il est bon en soi; peignez-le meme avec tous ses charmes: mais qu'il les doive a 1’innocence, a la bonte, a la vertu; nulle indulgence pour ce qui est vil et bas, nul management, et surtout nulle decoration pour ce qui est malhonnete; et si l'a- mour, dans un m§me coeur, se trouve avec le vice, que ce ne soit que pour l'humilier, le corriger, ou le punir.24 Comme nous l'avons d£ja dit et comme nous allons bien- tot le voir, Marmontel se servit de ses personnages pour proposer une morale a ses lecteurs. Dans sa demonstration morale il suit le m§me plan que d'autres dans leurs demons trations philosophiques: "tous les personnages, tous les episodes, servent au raisonnement et contribuent a operer la 25 v . persuasion." Tout ce qui n'aide pas a la conclusion pr6- ■ visible du r6cit n'y trouve guere de place; seule la legon a faire guide et inspire la teneur du conte. Nous savons dans quelles circonstances Marmontel ecri- vit ses premiers contes. Analysons maintenant 1'evolution des divers elements qui s'introduisent dans leur composition pour en faire graduellement mais inevitablement des contes moraux. 24 Essai sur les romans, p. 583. 25 Gustave Lanson, L'Art de la prose (Paris, 1908), p. 185. CHAPITRE IV LES CONTES DE LA PREMIERE PERIODE Nous avons vu dans quelles circonstances Marmontel avait abandonne le thegtre et comment pendant quelques an- n6es il s'etait contents de vivre en marge des activites litteraires de son §poque. Mais son experience d'auteur de pieces de theatre, tout comme la p^riode d'accalmie intel- lectuelle qu'il s'etait impos^e, lui vinrent en aide quand Boissy lui demanda d ’6crire des contes pour le Mercure de France. En effet, pour 6crire sur la comedie, plusieurs ann6es avant ses debuts de conteur, Marmontel avait recueilli quel ques observations “en parcourant le tableau de la societe” avec "les combinaisons in§puisables des folies et des tra cers de tous les etats" et il se servit d'un des traits de cette collection pour ecrire son premier conte: “Je choisis pour essai la ridicule pretention d'etre aim§ uniquement pour soi-mSme."^ Alcibiade, le h6ros de Le moi. histoire tres ancienne, est un jeune Ath6nien s6duisant, ami et disciple de Socrate. ^"Preface des Contes moraux reproduite dans 1' edition de 1795. _______________________________________6B____________________’ ________________ 69 Il a des doutes sur la veritable raison de 1'amour qu'il inspire, car il voudrait etre aim6 pour lui-mdme. II decide de mettre a l'6preuve 1'amour qu'une belle prude pretend avoir pour lui. Il lui propose de s'en tenir a un amour platonique "preuve d 'amour le plus parfait." La prude y consent, mais piqu6e dans son amour-propre, elle essaie d'feveiller la passion du jeune homme en s'offrant a ses yeux en d§shabill6s voluptueux et "agagants." Quand il refuse de tomber dans le piege, elle le renvoie. Convaincu qu'elle ne 1'avait pris comme amant que pour son propre plaisir, il de cide de ne plus jamais la revoir. Glic6rie n'a que quinze ans, mais sa beauts attire "les voeux de la plus brillante jeunesse." Alcibiade n'a cepen- dant aucun mal a 6clipser ses rivaux. L'usage a Athenes donnait aux jeunes gens "le loisir de se voir et de se par- ler avec une liberty dfecente" et ne les forgait pas a "s'6- pouser pour se hair et pour se m^priser le lendemain"— comme les coutumes de XVIIIs siecle le voudront, semble sous-entendre Marmontel. Alcibiade fait une cour discrete mais suivie a la jeune fille, de qui il voudrait entendre "l'aveu d§sint6ress6 d'un sentiment naturel et pur." Elle se refuse a le faire jusqu'a ce qu'il ait demands sa main a ses parents. Alcibiade lui rappelle qu'fetant disciple de Socrate, il a 6t6 mal regu par le pere de Glicferie qui, lui, en est l'ennemi. Si les parents refusent de donner leur fille en mariage a Alcibiade, acceptera-t-elle n6anmoins de 70 leur desob^ir et de suivre l'homme de son choix? Glic§rie refuse et le jeune homme, d§pit§, la quitte. A Athenes il rend ses devoirs a une jeune veuve avec laquelle il discute les avantages et les inconv£nients de 1'hymen. II triomphe de la reserve de la jeune femme, et tous deux en viennent a la conclusion qu'"entre l'esclavage de l'hymen et 1'abandon du veuvage il y aurait un milieu a prendre," mais il lui recommande la plus grande discretion. Comme "le plus beau triomphe n'est flatteur qu'autant qu'il est solennel," c'est-a-dire public, la jeune veuve confie son secret a une amie, et ainsi toute la Grece l'apprend. Alcibiade veut apaiser les rumeurs par une conduite d§ta- ch6e, mais sa maitresse 6tale aux yeux de tous la confirma tion de leur engagement amoureux avec ses allures de mystere et ses sourires conspirateurs. Le jeune homme avait pris "des airs pour des sentiments," son amante n'aimait que "l'6clat de la conquete." II fait ensuite la connaissance d'une femme vertueuse et philosophe, Rodope, avec laquelle il s'entretient des legons de Socrate. Ils discutent de la difference que le philosophe a etablie entre 1'amour et l'amitie. Leurs dis cussions menent a 1'analyse de 1'ascendance de la nature sur les lois de la societe en tant que "16gislatrice du coeur" et finalement "la t§te tourna aux deux philosophes." Mais la malice du public rappelle a Rodope ses devoirs envers son mari et elle rompt avec son amant. ----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- .... . 7T Une derniere 6preuve attend Alcibiade. II se lie avec la courtisane Erigone, qui, grSce a son experience des homines, sait le recevoir, 1'int^resser, et lui faire croire qu' il est aim£ seulement pour lui-meme. Pour lui plaire le jeune homme prend part aux jeux en l'honneur de Neptune, mais un autre est victorieux et gagne en m§me temps le coeur d 1Erigone. Alcibiade, indign6, se rend chez Socrate qui lui explique que sa pretention d'etre aime pour lui-meme n'est qu'une sotte exigence de son amour-propre. Chacune des femmes qui l'a aime, de la prude a la courtisane en passant par la jeune fille, la femme mariee et la veuve, l'a fait a sa fagon, et il aurait du en etre satisfait. Il ne lui reste plus qu'a retourner aupres de Glicerie et a l'epouser. Nous avons resume assez longuement ce premier conte pour montrer que Marmontel, dans ses debuts de conteur, n 'avait fait que continuer la veine des lectures favorites du public. Selon lui "ce conte eut un succes inespere." Publie sans nom d'auteur, on lui fit "l'honneur de le croire de Voltaire ou de Montesquieu." Ni Leigh Hunt, ni Saints- bury ne sont de cet avis, l'un l'a considere "as the most unpleasing of the collection," le second l'6x6cute sans piti6 en le qualifiant de "a rather commonplace satire on the selfishness of women, or rather the difficulty of being 2 loved for oneself." Mais nous sommes en 1755, et pri6 d'Scrire "quelques 2 ______ Saintsburv, Marmontel1s Moral Tales, p. xxxii. : ^ xiorceaux du m§iue genre," Marmontel ne fit pas attendre long- bemps les abonn6s du Mercure, a leur grande satisfaction. "L'auteur dut se feiiciter d'avoir rencontre l'espece de 3 productions auxquelles l'appelait la nature de son esprit." La formule du conte a plusieurs Episodes, l§gerement licen- cieux, lui ayant r§ussi du premier coup, il s'empressa de la rremettre sur le metier. De septenibre 1755 a octobre 1758 il publia sept contes au Mercure de France dont six ne sont que ies variations sur le theme de 1'amour sous ses divers as pects. Dans Soliman II. anecdote turque, Marmontel se propose de "faire sentir la folie de ceux qui emploient 1’autorite pour mettre une femme a la raison." Soliman II avait tout an harem, mais il s'ennuyait. On fit venir trois esclaves surop^ennes pour le distraire, car le sultan aurait voulu faire aimer l'esclavage "a des coeurs nourris dans le sein de la liberty." La premiere, Elmire, timide et larmoyante, Implore sa generosite. Peu a peu Soliman arrive a gagner sa ronfiance et son amour. Mais avec la realisation de ses souhaits, 1'ennui, de nouveau, envahit le coeur du sultan. El fait venir la deuxieme esclave, Delia, musicienne de ta- Lent, dont la voix harmonieuse lui fait entrevoir les de- Lices d'un nouvel amour. Mais Delia le lasse vite, car elle est "trop avide de plaisir." Soliman apprend que la 3 Saint-Surin, Nouvelle Bioqraphie Universelle, Ancienne et Moderne, XXVII, p. 38. 73 troisieme esclave Roxelane est intenable a cause de son caractere railleur et indocile. L'int6rdt du sultan s'6- veille des qu'il la voit, et il essaie de lui rappeler ses devoirs d'esclave. La jeune 6tourdie se rit de lui et ex pose rapidement ses idfees sur 1'amour et le mariage. Peu lui importe que Soliman soit le maitre. Elle est jeune, rjolie et ne ressent aucun d§sir de devenir 1'esclave favo rite du sultan. Elle se joue de lui, et 1'amour de Soliman croit chaque jour. Roxelane n 1acceptera de 1'aimer en re tour que lorsqu'il l'6pousera, car si elle est digne d'etre aimfee, il doit la consid§rer digne de r§gner a ses cot§s. Les lois du pays s'opposent au mariage du sultan, mais 1'amour de Soliman triomphe de tous les obstacles, et il finit par 6pouser Roxelane qui devient ainsi sa sultane. Alcibiade avait tent6 de trouver 1'amour veritable aupres de cinq femmes, Soliman, maitre, il est vrai, de tout un s6rail de "machines caressantes," ne doit subir que trois Spreuves avant de trouver cet amour. Elmire ressemble §trangement a la belle prude du premier conte, quoique les roles entre homme et femme soient ici renvers^s. Soliman lui apporte les parures qui la rendront plus belle, et loin de rfesister aux larmes de son esclave, il parcourt avec elle "les avenues du bonheur." L 1intermede de D§lia n'est qu'un pr6texte pour renforcer l*atmosphere sensuelle qui doit etre celle d'un sferail, car "Soliman, charm6 de sa divine canta- trice, va rfealiser avec elle quelques-uns des tableaux . _ 74 qu'elle lui a peints si vivement." Roxelane, esclave qui ne se cache pas d'avoir aim6, semblerait tres diff§rente de Glic6rie, jeune Ath§nienne de bonne famille, mais toutes deux refusent d'accorder leur amour jusqu'a ce que Alcibiade et Soliman consentent a les 6pouser— ce qu1ils feront en d^sespoir de cause. Le Moi. histoire tres ancienne avait eu pour cadre une Grece antique 6trangement dix-huitieme siecle; Soliman II, anecdote turque offrait aux lecteurs 1'atmosphere d'une Turquie de fantaisie; mais avec Le Scrupule ou 1'Amour m£- content de lui-meme Marmontel nous ramene en France. B§lise, marine a l'age de seize ans a un homme qu'elle n'aimait pas, et devenue veuve, vient de quitter le deuil de son §poux. Elle veut aimer et etre aimee selon les id§es de 1'amour qu'elle a tiroes de ses lectures: J'ai lu que 1'amour est une passion qui, de deux ames, n'en fait qu'une qui les p6netre en meme temps et les remplit l'une de 1'autre, qui les d^tache de tout, qui leur tient lieu de tout, et qui fait de leur bonheur mu- tuel leur soin et leur d§sir unique. Le jeune magistrat qui l'a aid§e a r^gler les affaires 3e son mari essaie de la convaincre de son amour et il se trouve sur le point de r^ussir quand il blesse par m§garde le chien de Bfelise. La colere qu'elle ressent a cette maia- afesse lui fait voir qu’elle se trompait quand elle croyait aimer le magistrat. Elle s'6prend d'un jeune militaire, Lindor, qu'"un n61ange de frivolity et d'h^rolsme" rendait extremement ^ s6duisant. La resistance de B^lise est sur le point de c£der quand Lindor doit rejoindre son regiment. Leurs adieux sont passionnes, comme le sont leurs premieres let- tres. Pour eprouver la profondeur de 1'amour que Beiise dit avoir pour lui, Lindor lui ecrit qu'il a ete blesse et qu'il a perdu un oeil. A la pensee du charmant et galant Lindor devenu borgne, Beiise sent l'attrait du jeune homme pour elle diminuer, et voulant etre honnete, elle lui avoue le 4 refroidissement de ses sentiments envers lui. Apprenant qu'il ne s'agissait que d'une supercherie, Beiise abandonne tout espoir d'aimer et part pour la campagne. D'un de ses voisins, le comte de Pruli, philosophe epicurien, elle apprend le secret d'une vie heureuse et tranquille. II lui enseigne les principes de 1'agriculture et de l'eievage, lui montre les joies simples mais vraies des paysans. Beiise se sent attiree par le philosophe, mais elle n'a guere confiance dans la profondeur de ses propres sentiments et avec sa franchise habituelie, elle explique a son voisin ce qui l'empeche de croire qu'elle puisse 1'aimer. II lui conseille tres sagement de ne pas essayer de vivre comme une heroine de roman, mais de se laisser guider par la nature. "Laissez-vous guider par la nature: elle vous conduira beaucoup mieux qu'un art qui se 4 ^ Voltaire avait d6ja employ^ avant Marmontel cette situation dans Le Crocheteur borgne. Memnon et surtout dans Zadicr. perd dans le vide, et qui r£duit le sentiment a rien, a force de 1'analyser." Beiise se laisse persuader, et tous deux se livrent au bonheur d'un amour partag§. Mais la campagne devient moins souriante avec 1'ap- proche de l'hiver et Beiise commence a s'ennuyer. Elle croit que cet ennui annonce la fin de son amour et elle ne peut croire qu'avec peine 1'explication raisonnable que lui donne son amant pour lui d§montrer que leur amour mutuel est toujours aussi profond. Il lui propose un voyage a Paris ou tous les deux chercheront d'autres divertissements, chacun de son cot£. Apres quelque temps les amusements de la capitale com- uencent a perdre de leur attrait pour B61ise, et elle sent renaitre en elle 1'amour qu'elle avait cru mort. Peu a peu slle se sait capable d 'aimer vraiment et elle se sent sure d'elle-m^me. B§lise et son amant repartent pour la campa gne. Cent ans avant Flaubert et Madame Bovarv Marmontel voulait d§crire "l'id6e singuliere que les jeunes personnes se font de 1'amour, d'apres les romans, et le chagrin qu'elles ont de ne pas le trouver dans la nature tel qu'il sst peint dans les livres." Alcibiade voulait §tre aim§ pour lui-meme; Soliman voulait trouver 1'amour aupres d'un :oeur libre d'aimer et non pas rendu docile par l’esclavage; 361ise veut 6prouver un amour qui tienne lieu de tout. Les gersonnages dans Le Scrupule appartiennent, comme ceux des 11 contes precedents, a une lign6e de caracteres assez g6ne- raux: l'honnete homme qui "ne parlait point de ses chevaux aux femmes, ni de ses bonnes fortunes aux hommes," le petit- maitre: Lindor s'aimait beaucoup lui-m§me, comme de raison; il savait qu'il etait bien fait et d'une figure char- mante. II le disait quelquefois; mais il riait de si bon coeur apres 1'avoir dit, il montrait en riant une bouche si fraiche et de si belles dents, qu'on pardon- nait ces naivetes a son age. II melait d'ailleurs des sentiments si fiers et si nobles aux enfantillages de 1'amour-propre, que tout cela ensemble n'avait rien que d 'interessant. II voulait avoir une jolie maitresse et un excellent cheval de bataille; il se regardait dans une glace, faisant l'exercice a la prussienne. La presentation du philosophe offre plus d'interet, car nous pouvons tres vraisemblablement retrouver Marmontel dans la description du comte de Pruli. Celui-ci est "une espece de philosophe dans la vigueur de l'age" qui refuse d'etablir un plan de vie, car, dit-il a Beiise, "je fais tout ce qui m'amuse; je cherche tout ce que j'aime, et j'£vite avec soin ce qui m'ennuie ou me deplait." Traits qui, comme nous l'avons vu, caracterisent notre auteur. Pour la premiere fois la nature riante et tranquille de la campagne prend sa place a 1'oppose du tourbillon etour- dissant de la societe parisienne, et dans plusieurs contes, par la suite, Marmontel montrera les pouvoirs reparateurs d'une Nature bienveillante et sage. Beiise etait malheureuse parce qu'elle croyait ne pas savoir comment aimer. Marmontel trouva, sans trop chercher, le sujet du conte publie cinq mois plus tard: 1'heroine de 78 Tout ou rien, anecdote moderne souffre d'etre mal aim6e. Une jeune veuve, cecile, a deux pretendants, l'un qui 1'aime, 1'autre qu'elle aime. Elle avoue a Eraste qu'elle lui pr^fere Floricourt, malgre le caractere difficile de celui-ci. En effet Floricourt devient un veritable tyran, et Cecile lui sacrifie peu a peu tous ses plaisirs. Las de la soci^te de la ville, il veut aller a la campagne avec C6cile; pour faire taire la medisance, il invite Eraste et Artenice a les accompagner. Eraste aime toujours C6cile et semble se contenter de son amiti§? Artenice, femme du monde toujours pr£te a se distraire, pourvu que cela n'entraine aucune complication, accepte 1'invitation de Floricourt, car Eraste lui parait etre "un homme que 1'on peut prendre et renvoyer sans precaution et sans eclat." Elle essaie d'eveiller 1'interet d'Eraste, mais celui-ci refuse de se laisser tenter par le jeu que lui propose Artenice: "on se convient, on s'arrange; on s'ennuie et on se quitte. Au bout du compte, on a eu du plaisir; c'est un temps bien em ploye; et plut au ciel pouvoir ainsi s'amuser toute la vie." Artenice, dans ces propos, se fait l'echo du personnage de Crebillon fils, qui, dans La Nuit et le moment, disait: "On se plait ... on se prend ... Comme on s'est pris sans s'aimer, on se separe sans se hair." Floricourt, qui cherche toutes les occasions de s'amu ser aux depens d'Eraste, questionne Artenice sur leurs 5 ______Crebillon fils, Contes dialoques. p. 18. 79 relations. Quand elle se rend compte qu'elle s'6tait m6- prise sur le sens des reflexions d'Eraste sur 1'amour, elle part furieuse. Eraste ne pense toujours qu'a C£cile et con- firme a celle-ci la fermete de ses sentiments. II ne ces- sera d'esp£rer voir son amour pay§ de retour que le jour ou elle epousera Floricourt. Mais Eraste doit partir, Flori court l'exige; Cecile se sent humili^e, car Floricourt prouve ainsi qu'il ne lui fait pas confiance. Cecile et Floricourt restent seuls, tout a leur amour. La jeune femme a un serin pour lequel elle a beaucoup d'af fection? l'orgueil jaloux de son amant le pousse a essayer jde tuer l'oiseau, car il ne veut pas qu'un autre que lui regoive les attentions de sa maitresse. Il veut tout ou rien. Cecile, enfin gu6rie de son amour pour un homme si cruel, le chasse et rappelle Eraste aupres d'elle. Le conte a Episodes fait place ici a une seule his- toire, courte il est vrai; mais l'unitfe d'action permet un d§veloppement plus d6taill& des personnages. Le caractere pie Floricourt, un homme dont l'§goisme prend la forme d'un orgueil jaloux, permet a Marmontel de laisser poindre une ironie a peine voil^e: C'§tait peu pour Floricourt d'dtre aim£ plus que toutes choses; il voulait etre uniquement, sans reserve, et sans partage: il est vrai qu'il donnait l'exemple. II s'6tait d6tach§, pour Cecile, d'une prude qu'il avait ruin6e, et d'une coquette qui le ruinait; il avait rompu avec cinq ou six jeunes gens des plus vains et des plus sots qu'on eut encore vus dans le monde? il ne soupait guere que chez C§cile, ou l'on soupait d61icieusement; et il avait la bont6 de penser a elle au milieu d'un cercle de femmes, dont aucune ne l'6galait ni en graces ni en beauts. Des proc6d§s si rares, sans parler d'un m^rite plus rare encore, n 'exigeaient-ils pas de Cfecile le d§vouement le plus absolu? Eraste, au contraire, est un homme aimable, patient, dont le seul tort est d'etre trop honnete, car "un homme sans artifice, au milieu du monde, est comme, au spectacle, une femme sans rouge," pour beaucoup, "un mortel fort ennu- yeux." Le role auquel il semble pr6dispos6 est celui d'un ami plutot que d'un amant. Mais la constance de son amour pour C6cile, sa conviction qu'elle reconnaitra finalement les d§fauts de Floricourt lui permettront de triompher. ; Avec Les Quatre flacons, ou les aventures d'Alcidonis jde Mfecrare. nous retrouvons le conte a Episodes et, de nou- i fveau, Marmontel reprend 1'analyse de 1'amour, cette fois non I pas dans le dessein de l’opposer a l'amiti6, mais plutot pour 6tablir "les trois nuances de ce qu'on appelle amour dans le monde, la fantaisie, la passion et le gout." j Alcidonis, prot£g6 des sa naissance par la f6e Galante, jarrive a Athenes a l'age de quinze ans. S^liane et son mari, vieil ami du pere d'Alcibiade, discutent devant lui des m&rites d'une Education ath^nienne, et surtout des dan gers que pr^sente le commerce des femmes d'Athenes. "Cela vous prend, vous trompe, et vous quitte sans pudeur." La f£e Galante tire Alcidonis de sa confusion en lui offrant quatre flacons qui lui remettront de gouter aux diffferentes manieres d'aimer. Le contenu du flacon pourpre lui servira a ressentir la passion, celui du flacon rose a "effleurer le — 81 sentiment et le plaisir," celui du flacon bleu a jouir de 1*amour sans ivresse et sans inquietude, enfin le contenu du flacon blanc lui permettra de revenir a son etat naturel. En effet, loin de recommander a Alcidonis de fuir le com merce des femmes que les discussions avaient fait paraitre redoutables, elle lui dit "Vivez avec les femmes, mais ne vous y livrez qu'a propos." De retour chez seiiane, le jeune homme apprend de celle-ci qu'elle se laisserait aimer, mais seulement avec passion. Alcidonis boit de la potion pourpre, et se sent jenvahi d'un amour passionn£ pour S^liane, mais au bout de deux mois, elle se lasse, car "il n'est pas dit qu'on doive 1 s'aimer jusqu'a la caducity," et elle le cong§die. Pour recouvrer son bon sens, Alcidonis boit du flacon i blanc et decide d'aller dans le monde. Pour mieux appr§cier lies femmes qu'il y trouve, il se sert du flacon rose et sa I 1 jfantaisie passe de l'une a 1'autre sans se fixer longtemps. | Fatigu§ de cette vie sans but, il finit le contenu du flacon ! blanc. II lie connaissance avec (Th§16sie) la jeune veuve de son maitre de philosophie, et elle semble si digne d'etre aim&e qu'il boit du flacon bleu. Un sentiment tres diffe rent de ceux qu’il avait ressentis jusque la le p£netre et il voudrait 6pouser la jeune femme. Elle refuse, mais ce a'est pas parce qu'elle ne l'aime pas. Elle est fille 3'esclave et son pere n'a pas encore sa liberty. Alcidonis 82 lit une lettre qu'elle avait §crite pour s'offrir en ^change de son pere; il rachete la libert§ du vieillard et apres un dernier refus a cause de leur condition pass§e, Th61§sie accepte de l'&pouser. La f§e Galante apparait de nouveau au jeune homme et lui dit; Soyez heureux, Alcidonis, aimez sans inquietude; pos- s§dez sans d&gout; d&sirez pour jouir; faites des jaloux, et ne le soyez jamais. ... Je distribue a pleines mains des flacons pourpres et couleur de rose; mais le flacon bleu est un don que je reserve a mes favoris. Dans ce conte, Marmontel a refait, avec tres peu de changements, Alcibiade ou le moi. Nous sommes de nouveau a Athenes et Alcidonis de M6gare part a la recherche de l'a- i pour vrai comme 1'avait fait Alcibiade. Une note de feerie lest introduite avec les potions de la f§e Galante, mais elle n'est qu'un auxiliaire qui permet a un jeune gargon de quinze ans de connaitre rapidement les diverses nuances de jl' amour. ! Malgr6 le sentiment de "d§ja-lu" qui se d&gage de la (lecture des Quatre flacons. Marmontel a ajout§— plaqu§ i jserait plus exact— a la fin du conte, un court d^veloppement i qui donne a la conclusion un ton vaguement larmoyant, en mdme temps qu'il permet 1'expression de sentiments exalt€s peu conformes au ton d£tach6 du reste de l'histoire. Ah! s'§cria-t-il, le coeur saisi et les yeux en larmes, voila done la cause de ses refus! Elle est n6e esclave! Et qu'importe? la vertu est la reine du monde. C'est a la fortune a rougir. Quelle pi6t§! quelle ten- dresse! Vous, Th§l§sie, vous, dans l'esclavage! Que n'ai-je un trone a vous offrir! Au nom des dieux, , --------------------- 83 dit-il a l'esclave, garde-moi bien le secret: je pars, les pleurs de ta maitresse vont §tre essuy^s. Comme nous le voyons, Marmontel a d&ja des vell§it6s de donner a ses lecteurs plus qu'un simple d§file de person ages habilement pr6sent§s, dont les aventures galantes s6- duisent par leur 16geret§. II avait du commencer a sentir qu'il avait epuis6 la veine plaisamment licencieuse, mais il 6crivit un dernier conte sur le meme theme, avec une dif ference notable: la vertu de l'h§roine ne succombe jamais, et la surprise de la conclusion donne a 1'anecdote un tour gracieux que n'avaient pas eu les contes precedents. Nous javons vu que Heureusement etait le conte pr&f£re par Sainte- j Eeuve, et que plus tard Lenel fut du meme avis. L'abbe de Chateauneuf et la vieille marquise de Lisban Is ’entretiennent de la vertu des femmes et des risques I jqu'elle doit savoir courir. La marquise donne a l'abbe jl'histoire de sa vie en exemple. On 1'avait mariee a un homme qui l'ennuyait, car "un piari etait fait pour cela." Elle le meprisait parce qu' I ' il se piquait de tout, et n'etait bon a rien; il prenait I la parole, demandait silence, suspendait 1'attention, et disait une platitude; il riait avant de conter, et per- sonne ne riait de ses contes; il visait souvent a §tre fin, et il tournait si bien ce qu'il voulait dire, qu'il ne savait plus ce qu'il disait. Quand il ennuyait les femmes, il croyait les rendre r§veuses; quand elles s'a- musaient de ses ridicules, il prenait cela pour des aga- ceries. Elle fait la connaissance du comte de Palmene et se sent attir6e par lui, mais "heureusement" il la croit coquette et montre avec 6clat son d6plaisir. Le jeune homme auquel elle _ 84 souriait quand Palmene a fait une critique cinglante des co quettes est tout le contraire du comte; le chevalier de Luzel est l§ger, insouciant et il fuit les engagements s§- rieux. "J'aime les coquettes a la folie; c'est le charme de la soci§t6. D'ailleurs les femmes sensibles sont fatigantes a la longue." Ils croient s'aimer, et le chevalier voudrait une preuve de cet amour. Elle est pres de c§der quand "heureusement" son mari arrive, et le jeune homme doit se cacher. En attendant le depart du mari, le chevalier conte fleurette a une des femmes de chambre. La marquise entend leur conversation sans etre vue et fait cong§dier 11 incons tant . Une derniere aventure a lieu a la campagne. Un jeune abb£ pose avec le marquis et la marquise pour un portrait ou il doit repr§senter la figure de l'Hymen. Un doux sentiment i se d§veloppe entre 1'abb§ et la jeune femme, et au moment ou leur passion va se declarer et devenir dangereuse pour la I - jvertu de la marquise, elle fait semblant de se facher. L'abb§ perd a "demander grace le moment le plus favorable de i 1'offenser impun&ment." L'abb6 de Chateauneuf se reconnait dans le jeune abb§, at se fait de violents reproches pour avoir 6t§ si sot. La marquise, plus philosophe, lui rappelle que la vertu, m£me si elle n'est due qu'au hasard, est en elle-meme un bonheur. Apres Heureusement Marmontel abandonne le conte lfeger, qui ne cherche qu'a distraire plutot qu’a Clever les 85 sentiments du lecteur. II avait su peindre des femmes et des hommes dont la seule preoccupation etait de jouer avec 1'amour. Maintenant il va souvent se servir du conte pour proposer une morale ou illustrer une idee. D6ja au debut de 1757, Marmontel avait ecrit pour le Mercure de France un conte qu'il avait qualifie de "conte moral," Les Deux infortunees. II avait voulu donner "un jexemple des dangers auxquels un jeune homme, d'un naturel ! doux et facile, est expose dans le monde." Telle etait son intention, mais la morale qu'il se proposait d'etablir man- jque de fermete a cause de la faiblesse de 1'agencement des episodes et des caracteres. j Le premier episode semblerait plutot etre une condamna- Ition de la vocation forcee. Vers cette epoque t ! la critique de la vie monastique devenait un des themes les plus familiers aux philosophes ... [Les contraintes ! des couvents] etaient la negation meme de cette sensi- bilite universelle dont la nature humaine reflete les ! exigences par ses legitimes instincts. i Le requisitoire par excellence contre la vocation forcee devait etre fait vers la meme epoque par Diderot dans La I Reliqieuse, mais avant lui il avait et§ prononce par Mari vaux, entre autres, dans La Vie de Marianne, dont l'un des "tiroirs," 1'episode de la religieuse Tervire, est en r6a- Lite un des premiers beaux romans dans la tradition anti- conventuelle. L'edition originale du roman de Diderot ne ^Diderot, Oeuvres romanesques, Classiques Garnier (Paris, 1951), p. 869 nn. 86 sera publifee qu'en 1796, c'est-a-dire quarante ans apres sa composition, mais l'ouvrage garde toute sa force, car Diderot a fait de son heroine "une victime sociale qui souf- fre de la faute de sa mere et est conduite par un enchaine- ment fatal d'§v§nements a un horrible esclavage qui r^pugne a ce qui est chez elle un instinct naturel, et souille ses 7 sentiments les plus respectables." Mademoiselle Simonin— la religieuse de Diderot— a la foi et n'est pas une amou- reuse, tandis que Lucile, la jeune religieuse de Marmontel, doit enfermer dans un cloitre le reve d'un amour condamn§ par "l'int^ret” qu'idolatre le monde. C'est la le but que se proposait Marmontel: montrer la corruption du monde et ses effets d^vastateurs sur une jeunesse mal pr§par§e pour combattre ses ravages. j | La marquise de Clarence s'est retiree dans un couvent |de la Visitation. Elle envie la s§r§nit6 des religieuses; j tune seule, Lucile, lui semble triste et malheureuse. La i i tnarquise, dont le coeur souffre aussi, se lie d'amiti6 avec ielle, et quelque temps plus tard elle 1'encourage a lui con- t I fier les causes de sa tristesse. Lucile raconte les circonstances de son arriv^e au cou vent. Separ6e de 1'homme qu'elle aime par des querelles de famille sur des questions d'argent, elle est envoy6e au cloitre pour un temps seulement. Mais quand sa mere se trouve ruin6e et sans moyen de l'6tablir dans le monde, 7Ibid.. p. 870._________________ __________________________ ^ Lucile est forc§e a prendre le voile. Depuis cinq ans elle vit le tourment de la passion qui la d§chire et que la mort seule pourra soulager. A son tour la marquise de Clarence dfevoile les malheurs qui l'ont amende au couvent. Mariee jeune a un homme ai- mable et sfeduisant, tout semblait pr§sager une union heu- reuse. Mais las de 1'amour de sa jeune femme, le marquis se laisse entraine par la vie dissip^e et mal§fique de Paris. "0 Paris o theatre des vices I o funeste §cueil de 1'amour, de 1*innocence et de la vertuJ" II d^laisse sa femme et sous le pr^texte qu'elle est coupable d'inconduite, alors qu'en r6alit6 sa conduite irrfeprochable accuse 1'ignomimie de la sienne, il 1'exile dans une de ses terres, Florival, et peu de temps apres, lui ordonne de s'enfermer dans un I 1 couvent. Au nom de Florival, Lucile apprend que toutes deux souffrent a cause du m§me homme, et elles ne s'en aiment que I plus. Mais la marquise est appel6e au chevet de son mari i inourant. Ses exces l'ont 6puis§ et il meurt repentant dans les bras de sa femme. "II fut plus faible que m^chant, et plus fragile que coupable. Le monde 1'avait §gar6 par les plaisirs, Dieu l'a ramen§ par les douleurs." La marquise regagne le couvent, prend le voile et joint ses prieres a selles de Lucile, consacrant a Dieu "ce coeur, ces charmes, ses vertus, dont le monde n'6tait pas digne." L'attaque contre la vie de plaisirs de Paris manque de ----------------------------------------- force; elle demeure toujours vague^— ce qui est comprehen sible, car elle vient de la plume d ’un homme, qui, plus que tout autre, avait su se faire une place de choix dans la societe parisienne. Nous entrevoyons, dans le marquis de Clarence, un homme faible, incapable de r£sister a "l'art de s^duire et de tromper" de ce monde qui finit par l'an§antir. Deux mois apres la parution de Heureusement. , Marmontel fit publier Lausus et Lydie, dont le seul objet £tait "de rendre la vertu aimable." Nous rattacherons a ce conte celui des Mariacres samnites, qui fait partie de 1'Edition de 1765. Les deux histoires offrent un exemple sans grand m§- rite de "the habit of composing a sort of golden age of heroic virtues ... out of scenes and characters of classical literature."8 j Dans Lausus et Lydie, 11 intrigue rappelle tres vague- ment le conflit entre pere et fils dans Mithridate. Lausus et son pere aiment la meme princesse captive, Lydie. iMfezence ordonne a son fils de rejoindre l'arm§e tandis qu'il l i v commence a faire les pr6paratifs de son propre mariage avec i Lydie. Un ami de Lausus avertit celui-ci de la cer£monie qui va avoir lieu et quand le jeune homme lui demande de re- mettre une lettre a Lydie, Phanor est arretfe et mis en pri son, en attendant d'etre jet6 aux lions. GrSce a un subter fuge, Lausus prend la place de Phanor en prison et peu apres entre dans l'arene pour combattre un lion. Phanor crie a Q Saintsbury, op. cit., xxxiv. tous 1'identity du gladiateur: c'est le fils du roi lui- meme. M6zence, glac§ d'effroi, veut arreter le combat, mais son fils tue le lion et triomphe. La jalousie du roi s'^vanouit devant tant de courage et d'amour. M§zence pardonne aux trois jeunes gens et accorde Lydie a Lausus. Les Mariaqes samnites illustrent la c^r^monie de mari- ages qui se c^lebre une fois par an dans la republique guer- riere des Samnites. Les hommes choisissent leurs Spouses selon le rang que leur valeur militaire leur fait accorder. Les h6ros peuvent choisir, les premiers, celles qu'ils veulent 6pouser. Deux guerriers se sont particulierement distingu6s sur le champ de bataille et l'assembl^e h6site a choisir entre les deux. Elle finit par leur accorder a tous t i jdeux la couronne du vainqueur. S'ils aiment la meme jeune jfille, un tirage au sort d^cidera qui l’6pousera. Mais ils j laiment des jeunes filles diff^rentes et les deux mariages I jsont c616br§s dans la plus grande joie. [ i D'une toute autre 6toffe est Le Philosophe soi-disant. j Marmontel y d^crit avec esprit le piege qu1une soci6t6 de jens "qu'on appelle frivoles" met en oeuvre pour d^masquer un pr6tendu philosophe. Ariste est introduit dans la soci6t§ qui entoure Cla rice. II se dit philosophe et trouve le bonheur dans son :n6pris de 1'humanity en g6n§ral: "Je n'ai point de pr6- jug6s, je ne depends de personne, je vis de peu, je n'aime 90 rien, et je dis tout ce que je pense." Il se m^fie de tout le monde car, d6clare-t-il, "j'en ai assez vu pour me con- vaincre que ce globe-ci n'est peupl^ que de sots, de m§- chants, et d'ingrats." Malgr£ ses remarques contre les plaisirs de la table, il mange et boit avec excess II d§clamait ainsi, mangeant de tout, contre la pro fusion des mets, leur recherche, leur d§licatesse. AhI l'heureux temps, disait—il, ou l'homme broutait avec les chevres! Donnez-moi a boire, jevous prie. La nature a bien d§g6n&r§J Le philosophe s'enivra en faisant la peinture du clair ruisseau ou se desalt^raient ses peres. Rien ne peut le faire changer d'avis sur les hommes, car, "un philosophe ne juge que d'apres lui. C'est parce que j'ai bien vu, bien d§velopp6 les hommes, que je les crois jvains, orgueilleux, injustes." Les vertus ne 1'int^ressent i jpas, seuls les vices sont dignes d'etre §tudi§s. | Tandis que "Ariste, avec un air reveur, feignit d'aller m^diter dans une all§e, ou il dig§ra sans penser a rien," la compagnie d§cida de lui jouer un tour. Clarice, la premiere, fait semblant de succomber aux charmes du philosophe; elle L'entraine a exprimer ses pens6es sur la soci^te, sur le inariage, et elle lui fait croire qu'il pourrait facilement devenir le rival de C16on dans son coeur. Ariste donne dans Le panneau, et a partir de ce moment-la, 1'amusement des amis de Clarice ne fait que grandir. En effet, le philo sophe doit se soumettre a tous les conforts que le grand Luxe peut fournir. Il se laisse coiffer, habiller, faisant outrage a sa modestie, insiste-t-il. Madame de Ponval, qui a pass6 la cinquantaine, mais a d 'excellentes rentes, va, a son tour, faire semblant de ne pouvoir r&sister au philosophe. Je sais que je ne suis pas jolie; mais dix mille §cus de rente, en present de noces, valent bien les gentil- v lesses d'une Lucinde ou d'une Clarice; et quoique 1'amour soit rare dans ce siecle, on doit en avoir pour dix mille 6cus.... Ariste parut plong§ dans des reflexions serieuses: il balangait les avantages et les inconv^nients qu'il y aurait a 6pouser la prSsidente, et calculait combien une | femme de cinquante ans pouvait vivre encore, en sablant j tous les soirs sa bouteille de vin de Champagne. Et deja il refait son plan de vie: "un bon carrosse, un appartement commode, bien eioigne de celui de madame, et le i jmeilleur cuisinier de Paris." ! ; Cl£on entre en scene. II reproche a Ariste d'etre jdevenu son rival et voudrait le forcer a declarer ses senti ments pour Clarice. Faisant preuve "d'une vertu h^rolque," Ariste promet d'etre g§n§reux, mais il veut etre sur que sa I jg6n£rosit§ se saura I ... l'aventure est assez rare pour faire du bruit. Apres tout, le pis aller sera de la publier moi-m^me; il faut que le bien soit connu; il n'importe par quelle voie. I Notre siecle a besoin de ces exemples; ce sont des legons pour 1'humanity ... Cependant n'allons pas etre vertueux en dupe, nous dessaisir de Clarice avant que d'etre sur de la pr^sidente. Et suit alors un dialogue entre la pr£sidente de Ponval et le soi-disant philosophe, p§tillant d 'ironie spirituelle. La quinquag^naire lui fait remarquer sa laideur de visage, son embonpoint, ses mauvaises dents, mais la vision de dix mille 6cus embellit tout aux yeux d'Ariste. II l'6pousera. "Je m*admire ... d'avoir l'audace de l'§pouser; elle est ^ affreuse, mais elle est riche." Pour prouver qu'ils sont vraiment unis par leur amour, madame de Ponval attache un ruban au cou du philosophe en guise de laisse et le mene ainsi devant ses amis: Le voila, dit-elle a la compagnie qui l'environna tout a coup, le voila cet homme si fier, qui soupire a mes genoux pour les beaux yeux de ma cassette; je vous le livre; mon role est jou6. Humili6, bafou6 par cette soci6t§, dont il avait cru pouvoir se jouer lui-meme, le soi-disant philosophe s'enfuit. Dans la preface reproduite dans 1'Edition de 1795, Marmontel a exprim§ ses sentiments sur ceux qui cherchent toujours a trouver la cl§ d'un personnage: | II est des caracteres qui, pour etre pr&sent§s dans j toute leur force, exigent des combinaisons et des d6ve- loppements dont le conte n'est pas susceptible; je ne puis que les indiquer. II en est d'autres qui ne sont pas assez g6n6raux pour etre peints sans donner lieu a des applications personnelles; je m'abstiens meme de les designer. On sait combien la fausse clef des Caracteres a chagrin^ leur Auteur, et je ne dois pas ignorer de quoi les m6chants sont capables. II voudrait nous faire croire que "la hardiesse avec la- quelle certains petits originaux se donnent le nom de phi- ! losophes, m'a fourni le sujet du Philosophe soi-disant." Aucun doute n'a sembl6 troubler les critiques. [j'Ariste du conte de Marmontel n'est autre que Rousseau: It Is Rousseau who is hit harder than anybody else in this g tale." Comme nous l'avons vu, les relations entre les deux lommes 6taient des moins cordiales, et le personnage que 9 Saintsbury, op. cit., p. xxxv. g3 Marmontel a si plaisamment camp§ devant nous, rappelle par ses attitudes en presence d'une soci6t§ aimable et prete a bien 1'accueillir, le Rousseau qui depuis 1757 s'est brouill6 avec Grimm et Madame d'Epinay, se trouve en froid avec Diderot et les Encyclop6distes, et en 1758 6crit la Lettre a d'Alembert sur les spectacles. Nous pouvons tres vraisemblablement reconnaitre Rousseau dans "l'ours" qui voulait se faire passer pour philosophe et qu'une soci£t£ i'honnetes gens allait d§masquer. Que Marmontel ait pens6 ou non a Rousseau quand il d6- cida d'6crire Le Philosophe soi-disant vers la fin de 1758, puisque le conte fut public en janvier 1759, il ne peut axister aucun doute sur 1'enchainement d 'id^es et d'6v6ne- nents qui l'amena a composer Le Misanthrope corriq6. Comme Ariste donne le signal de sa rupture avec le monde en s'en s6parant pour aller composer un livre contre Lui, de meme Rousseau d§cida de se s^parer de Diderot et de ses amis avec 6clat, et la disunion fut consomm§e avec la publication de la Lettre sur les spectacles, Rousseau vou- Lait faire de la lettre une r^plique a d'Alembert qui dans L'article Geneve du tome VII de 1'Encvclop6die avait d6plor6 L'absence d'un theatre a Geneve. Rousseau comme on sait y r^pondit en d£nongant le th^Stre comme 1'expression la plus corruptrice de la civilisation contemporaine. D&ja en 1694, Bossuet avait prononc6 un r^quisitoire complet contre le th^Stre dans les Maximes et reflexions sur _ g4 la com6die. II avait condamn§ les dangers de 1'Emotion dramatique qui excite les passions et repr^sente les fai- blesses comme des vertus. II avait vigoureusement attaqu6 1'immorality du theatre de son temps, dont Moliere surtout s'6tait servi pour montrer les ridicules du monde sans en combattre la profonde corruption. Bossuet avait fait allu sion a Tartuffe. a Dorn Juan, a L 1Ecole des femmes et au Misanthrope. C'est au Misanthrope egalement que Rousseau s'en prend parce que je trouve que cette com6die nous d^couvre mieux qu'au- cune autre la veritable vue dans laquelle Moliere a com post son theatre, et nous peut mieux faire juger de ses vrais effets ... voulant exposer a la ris6e publique tous les d6fauts opposes aux qualit§s de l'homme aimable, de l'homme de soci§t§, apres avoir jou§ tant d'autres ridicules, il lui restait a jouer celui que le monde par- donne le moins, le ridicule de la vertu: c'est ce qu'il a fait dans le Misanthrope. - * - 0 Mais loin de mener son attaque au nom de la morale chre- tienne, comme 1'avait fait Bossuet, Rousseau y introduit des £16ments tout a fait personnels, et les reproches qu'il i i jaccumule contre Moliere et son misanthrope prennent le ton d'un plaidoyer pour d§fendre sa propre conduite et ses sen timents envers ses anciens amis: Qu'est-ce done que le misanthrope de Moliere? Un homme de bien qui d6teste les moeurs de son siecle et la m§chancet§ de ses contemporains: qui, pr€cis6ment parce Jean-Jacques Rousseau, Lettre a d'Alembert sur les spectacles (Geneve, 1948), p. 48. 95 qu'il aime ses semblables, hait en eux les maux qu'ils se font r^ciproquement et les vices dont ces maux sont 1'ouvrage.H II s'identifie avec Alceste "homme droit, sincere, esti mable, veritable homme de bien" qui n'est pas l'ennemi des hommes, "mais de la m§chancete des uns et du support que cette m§chancet§ trouve dans les autres, "tandis qu'il voit dans Philinte" un de ces honnetes gens du grand monde dont les maximes ressemblent beaucoup a celles des fripons; de ces gens si doux si moderns, qui trouvent toujours que tout va bien, parce qu'ils ont int§ret que rien n'aille mieux; qui sont toujours contents de tout le monde, parce qu'ils ne se soucient de personne ...12 Marmontel avait observe le changement dans le caractere de Rousseau, les ravages qu'un exces d’orgueil avait faits "dans une Sme naturellement douce et tendre." Dans le Phi- I — losophe soi-disant. il avait ridiculis6 les pretentions, le faux-semblant d'un pr^tendu philosophe. Pour devoiler le veritable caractere de celui-ci pour percer les sophismes dont il se sert pour justifier son egolsme, Marmontel entre- prit de donner une demonstration philosophique qui opposeraii; 1'"honnete homme" de Rousseau, c'est-a-dire l'homme vertueux, "a l’homme de societ§," dans lequel le Genevois voyait "le plus grand ennemi des hommes, qui ... encourage incessamment les m6chants, et flatte par sa coupable complaisance les vices d'ou naissent tous les d6sordres de la soci6te." Pour i:LIbid., p. 49 12Ibid., p. 51. 96 Marmontel la haine des hommes dont souffre l'honnete homme est celle d '"un caractere factice, [d*] un personnage qu’on prend par humeur, et qu'on garde par habitude, mais dans lequel l'ame est a la gene, et dont elle ne demande qu'a se d^livrer." Ayant ainsi §tabli des les premieres lignes le parti-pris qui est a l'origine de la misanthropie, Marmontel remet en scene dans Le Misanthrope corriq6. le personnage de la com6die de Moliere. Alceste a quitt6 la ville, la cour et les hommes, qu'il hait. II se r^fugie dans les Vosges, dans un village ou la nature souriante et tranquille lui permet de mener une vie "paisiblement active." Les paysans lui semblent heureux parce qu'ils sont "encore a demi-sauvages; ils seraient bientot corrompus, s'ils §taient plus civilises." II s'en- [quiert aupres de 1'un d 1eux du mode de vie qui leur permet de connaitre une existence si simple et cependant si pleine de bonheur. II apprend que c'est grace aux bons soins et au jjuste gouvernement du vicomte de Laval que les campagnards isont trait^s avec 6quit§, qu'ils connaissent l'aisance et la i I sant§. Alceste se fait recevoir par le vicomte et croit voir en lui, puisque lui aussi s'est retire a la campagne, un autre misanthrope qui, comme lui, a fui la soci6t6. Des leur premiere conversation M. de Laval le d6trompe. Loin de d^tester les hommes et de voir le mal partout, il pr§fere, au contraire, aider son prochain et ne s'int§resser qu'au bien. "Je ne fuis point les hommes. Je n'ai ni la 97 faiblesse de les craindre, ni l'orgueil de les m^priser, ni le malheur de les hair." Le vicomte, ayant reconnu en Alceste "ce censeur de 1'humanity," essaie de lui montrer 1'enfantillage de sa conduite Le beau role a jouer pour un homme, que de se d^piter comme un enfant, et que d'aller seul dans un coin bouder tout le monde; et pourquoi? pour les d6mel£s du cercle ou l'on vit; comme si la nature entiere 6tait complice et responsable des torts dont nous sommes bless6si Alceste fait la connaissance de la fille du vicomte de Laval, Ursule, dont la beauts et 1'innocence le charment. Au cours d'un ^change de visites le misanthrope apprend com ment M. de Laval fait le bien autour de lui, car il refuse de croire a la m§chancet§ inn§e du genre humain. Les deux hommes s'estiment mais ne se comprennent pas. L'intransi- geance d'Alceste lui fait prendre la bont6 du vicomte pour ! de la faiblesse, tandis que M. de Laval lui conseille "de faire sans bruit, dans votre petit coin, le plus de bien que vous pourrez, en prenant pour regie 1'amour des hommes, et i jen r§servant la haine pour de tristes exceptions." i Mademoiselle de Laval essaie a son tour de lui montrer j que loin de ne voir que noirceur et vice dans la soci6t6, celle-ci est composfee surtout de "bonnes gens" dont le reve est de connaitre "paix et aise"; d'autre part, la misanthro pie de parti-pris est particulierement odieuse a la jeune fille. Alceste refuse de se laisser convaincre, mais il sent qu'il aime Ursule. Son armure de misanthropie commence a s'effondrer et la crainte de voir Ursule aimer un autre 98 que lui, lui cause une tristesse profonde. II avoue son tourment a M. de Laval, et au diner, ce soir-la, Alceste et Ursule sont encourages par le vicomte a exprimer leurs sen timents. Ursule voudrait un mari qui soit libre de toute misanthropie, qui accepte de vivre en society, aimablenient et sagement. Alceste, revenu de sa haine pour 1'humanity grlice a son amour pour Mademoiselle de Laval, accepte avec joie de reprendre sa place dans le monde. Et Marmontel de conclure par 1'interm§diaire du vicomte: Voila une bonne soir6e, et j1augure bien d'un mariage qui se conclut comme au bon vieux temps. Crois-moi, mon ami, ... sois homme, et vis avec les hommes; c'est l'in- tention de la nature: elle nous a donn6 des d6fauts a tous afin qu'aucun ne soit dispense d'etre indulgent pour I les d6fauts des autres. Tels sont les sentiments de Marmontel sur la soci6t6 et la place que 1‘homme doit s'y faire. Un exces d’orgueil, d1 amour-propre avait conduit Alceste a hair tout le genre humain a cause d'une 6tourdie. L'exemple d’une vie sage, employee a am§liorer le sort de son prochain, 1'amour d'une jeune fille honndte et intelligente ramenent au monde "un homme vertueux, un citoyen utile." Ursule de Laval a regu de son pere une Education intelligente et sens&e, car le vicomte a su lui faire voir le monde tel qu'il est avec ses d§fauts, mais aussi avec ses qualit6s. Rousseau avait accus& Moliere d 'avoir ridiculis6 la vertu et d'avoir fait d'Alceste un personnage risible; Mar- montel a voulu montrer "comment le Misanthrope aurait sou- tenu le contraste d'un homme vraiment vertueux." Cet homme g9 vraiment vertueux, M. de Laval dans Le Misanthrope corricr6. avait d6ja servi a Marmontel dans Le Scrupule. M. de Pruli et M. de Laval ont su, tous deux, r€gler leur existence, et s'accommoder "des vices et des vertus, du bien et du mal." Ils consacrent une grande partie de leur vie a aider des paysans dignes de leur bienfaisance, et, a l'oppos6 d'Al ceste, ils font de leur vertu une r§alit6 grace a leur j"amour de 1'humanity." Le Misanthrope corricyfe parut pour la premiere fois dans 1'Edition de 1765 et en peignant un sei gneur de village tel que M. de Laval Marmontel a peut-etre pens6 a Voltaire, qui depuis 1760 s16tait install^ a Ferney et en 6tait devenu le bienfaiteur. j Dans Le Philosophe soi-disant, Marmontel avait voulu faire rire aux d^pens de "ces etres bizarres" qui se disant philosophes font "profession de ne ressembler a rien." Avec Le Connaisseur il veut attaquer le ridicule de 1'homme qui i Ise croit infaillible dans ses jugements sur les arts et sur | jles lettres. Mais sa plume se fait 16gere, car "des con siderations personne1les" ont pouss6 Marmontel a manager la jsatire. J'ai pris le connaisseur bon homme, au lieu du con naisseur jaloux et tyrannique, qui veut prot^ger les talens en d§pit d 'eux-memes, et qui persecute sourdement tous ceux qu'il ne peut subjuguer: c'est au theatre a en faire justice. Pour moi, j'ai mieux aim6 dfetourner les yeux et m'Eloigner de mes modeles, que de les peindre trop ressemblants. On verra de meme que si j'ai dessin& de fantaisie les personnages de quelques prfetendus beaux esprits, ce n'est pas faute d'en avoir de plus ridicules et de plus m6prisables a copier d'apres nature: mais j'aime encore moins la v6rit§ que je ne hais la satire. 1 0 0 C61icour fait "des vers les plus galants du monde" de- puis 1'age de quinze ans. Son pere, voulant encourager sa carriere d'homme d'esprit, le confie aux bons soins de M. de Fintac, un "Connaisseur" qui habite a Paris. Fintac essaie d'int^resser le jeune poete a l'6tendue de ses connaissances jqui l'ont rendu infaillible. ! C'est moi, monsieur, lui repondit Fintac d'un ton de ! confidence, moi, qui ai pass6 ma vie avec tout ce que les arts et les lettres ont de plus considerable; moi j qui, depuis quarante ans, m'exerce a distinguer, dans les choses d 'imagination et de gout, les beaut£s r£elles et permanentes des beaut£s de mode et de convention. Je le dis, parce qu'on le sait, et qu'il n'y a point de vanite a convenir d'un fait connu. I iMais ceiicour n'a d'yeux que pour Agathe, jeune niece de Fintac, qu'il trouve tres a »son gout. Son oncle la croit j ietourdie, mais elle voit clair dans les flatteries des sots jqui entourent Fintac. I ; Invite a diner, C£licour est pr§sent6 a la soci6t6 qui i ;fr§quente la maison du connaisseur. Avec Agathe il parle de pofesie et en m§me temps de son amour pour elle. Loin d'etre l'6cervel6e que Fintac voit en elle, la jeune fille, chan- igeant le sujet de la conversation, r§vele ses pouvoirs d'ob- jservation par sa description des convives. L'esprit mali- cieux d*Agathe rappelle celui de C61imene dans Le Misan thrope de Moliere, et nous prenons plaisir a contempler \ 1'espieglerie avec laquelle la jeune fille execute les faux beaux-esprits dont elle doit partager la compagnie. Nous nous contenterons d 'en donner un seul exemple: 10 1 Ce petit homme remuant .. . me fait une piti6 que je ne puis dire. L'esprit est pour lui comme ces 6ternue- ments qui vont venir, et qui ne viennent jamais. On voit qu'il meurt d'envie de dire de jolies choses; il les a au bout de la langue; mais il semble qu'elles lui 6chappent au moment qu'il va les saisir. Ah! c'est un homme bien a plaindrei C61icour apprend que le Connaisseur veut marier sa i jniece a un de ses amis, celui-la meme dont Agathe venait de dire: | j Pour M. de Lexergue, c'est un 6rudit de la premiere I force: plein de m§pris pour tout ce qui est moderne, il estime les choses par le nombre des siecles. II veut meme qu'une jeune femme ait 1'air de 1'antiquit§; et il m'honore de son attention, parce qu'il me trouve le pro- fil de 1'imp^ratrice Popp§e. a consternation du jeune homme est all§g6e par le refus jcat6gorique d'Agathe de se marier. "Lexergue eut beau lui ! ^ protester qu'elle rfeunissait a ses yeux plus de charmes que la V6nus de M6dicis, Agathe lui souhaita des V6nus antiques, et lui d§clara qu'elle ne l'6tait point." Son coeur s'est donn6 a C61icour, et "tous deux goutaient pour la premiere fois le plaisir d ’aimer." Mais Fintac est furieux et les t rjeunes amoureux ne peuvent rien esp^rer de lui. I Quelque temps plus tard, le Connaisseur, qui ne se doute pas des sentiments des jeunes gens, demande a C&licour i'assumer le role d'auteur d'une piece de theatre qu'il vient d'6crire. L'ouvrage regoit 1'approbation des amis de Fintac, qui sont toujours prets a flatter les gouts de leur 'iote. Cependant, quand la com6die est portae a la scene, 2§licour voit "ce qu'on appelait sa piece chanceler au pre mier acte, tr§bucher au second, et tomber au troisieme." 102 Fintac refuse de r6v§ler qu'il en est le veritable auteur et C^licour, conseill6 par Agathe, lui demande la main de la jeune fille comme prix de son silence. Le "Connaisseur" s'empresse d'accepter. Le jeune homme renonce a etre poete apres "son" §chec, et Fintac essaiera de choisir ses amis avec plus de soin. La satire est 16gere, la critique anodine. Le person nage d'Agathe fait le charme du conte. Son caractere malin, i l jsa vive intelligence, le fait qu'elle sait toujours tirer profit des circonstances pour arriver a ses fins font d'elle jla plus vivante des heroines de Marmontel. II a peint pour i bous de nombreuses femmes, mais certaines sont st6r6otyp6es, i comme nous l'avons d6ja vu dans les premiers contes, d'au- { tres n'existent que pour mettre en relief la morale que i ^armontel voulait offrir a ses lecteurs. Agathe, au con- Itraire, nous semble tres rfeelle, et la seule legon que nous I jpourrions tirer de sa conduite est qu'une jeune fille qui joint des charmes physiques a une intelligence espiegle r£- duit les hommes qui l'entourent, surtout un jeune amoureux, a de simples figurants. i Leigh Hunt a cru voir dans C61icour, un jeune Marmontel en quete de succes dans la capitale: Marmontel seems to introduce himself, and to describe his own character in the young Provincial poet, who had made some pretty verses in the country, and went up to Paris in the expectation of immediate patronage and pre ferment.13 13 Leigh Hunt, Classic tales, serious and lively 103 Mais pour Saintsbury, Agathe est le personnage principal du conte, et c'est grace a elle que le Connaisseur est one of the very best of the whole. Pew portraits of the eighteenth century "espiegle"— the damsel with "minois chiffonn6".who has come down to us as far as her physical charms go, better in the incomparable pastels of La Tour i than even in Greuze— are more charming than that of j Agatha. And even the most ambitious of women ought to be obliged to Marmontel for her clear conception of the fact that her uncle's not too honourable stratagem must anyhow turn to her and her lover's advantage, compared i with the mixture of wounded vanity and lack of foresight | which distinguishes her lover.^ i Marmontel nous a confi6 qu’il n ’aimait guere la satire. Dans L'Heureux divorce, publi6 quelques mois apres Le Philo- sophe soi-disant, il reprend le theme de 1'amour tel que 1'imagine une jeune fille d ’apres ses lectures et tel qu'il i existe dans la nature humaine. Lucile, comme B61ise dans Le Scrupule, "s'&tait peint jles charmes de 1'amour" d'apres "ces fictions ingfenieuses, jqui sont le roman de 1’humanity." Mais au lieu d'etre libre de chercher un amour qui la console de ses premieres d6sil- j |lusions, Lucile, des sa sortie du couvent, est marine au marquis de Lisere. Pour ne pas effrayer sa jeune femme, il (se propose pour la rendre heureuse, de commencer par etre son ami, persuad€ qu'un honnete homme fait tout ce qu'il veut d'une femme bien n6e quand il a gagn€ sa confiance; et qu'un 6poux qui se fait craindre invite sa femme a le tromper, et 1’autorise a le hair. (London, 1806-1807), III, 230. 14 Saintsbury, op. cit.. p. xxxvi. ---------------------------------------------------------------------- — --------------------------------------— hot Lucile ne comprend pas cet amour affectueux plutot que pas- sionn6, et essaie en vain d'6veiller la jalousie de son mari. Ils se s6parent, puisque "l'objet du mariage est de se rendre heureux" et qu'ils ne le sont pas. Lucile ouvre son salon aux plus jolies femmes et aux hommes les plus ga- I jlants de Paris. L'un d'eux, le comte de Blamz6r semble destind a etre celui qui vaincra la reserve de la jeune femme. C'est un homme de quality dont "l’assurance avait quelque chose d 'imposant qui le rendait 1'oracle du gout et le 16gislateur de la mode." Il a eu de nombreuses mai- jtresses, et "aucune n'avait eu a s'en plaindre"; sa galante- !rie lui dicte une conduite irrfeprochable envers elles: "je ne quitte jamais, je me fais renvoyer, je fais semblant meme d'en etre inconsolable." Lucile, "qui n'avait lu que les jromans du temps pass6," a des id§es sur le sujet de 1'amour jqui d6concertent Blamz6, mais il consent a lui donner vingt- jquatre heures de reflexion pour qu'elle se decide a accepter ses avances, ce qu’elle refuse de faire dans de telles con ditions . Mais Blamzg se donne le beau role en public et le jeune Clairfons se bat en duel avec lui pour d6fendre la r^puta- jtion de la jeune femme. Touch§e par ce d6vouement, Lucile i s'attendrit, et "leur inclination mutuelle faisait chaque jour des progres sensibles." Cependant 1'amour de Clairfons menace de devenir un esclavage pour elle et Lucile le con- g6die avant d'etre prise au piege. Une derniere aventure 105 avec Dorimon, homme du monde dont la reputation de connais seur et d'homme du gout 6tait bien etablie, gu£rit Lucile de ses illusions sur 1'amour en dehors du mariage. Elle n'a- vait trouv6 dans la societe qu' un fat, un jaloux, un homme avantageux qui s'attribue, j comme autant de charraes, ses jardins, son palais, ses fetes, et qui croit que la vertu la plus severe ne de- mande pas mieux que de lui c£der. ! |Elle reconnait son erreur et elle comprend enfin que le I veritable bonheur se trouve "dans l'6quilibre et le repos de l'ame." Sera-t-il trop tard pour se tourner vers son mari, "se jeter a ses pieds, et lui demander pardon"? Avec 1'aide ( jd'un vieux domestique elle trouve le moyen de convaincre son i jnari de son repentir. Elle se fait apporter un portrait jdans lequel elle avait i l'air tendre et languissant qui lui fetait naturel; mais son regard §tait serein, et ses cheveux fetaient mel6s de fleurs. Elle fit venir son peintre, lui ordonna de la reprfesenter §chevel6e, et de faire couler des larmes de ! ses yeux. Lucile et le marquis de Lisere se rfeconcilierit, et leur "divorce" leur a montr6 qu'ils ne pouvaient vivre heureux l'un sans 1'autre. ! Marmontel se servit du meme sujet pour composer Le Mari sylphe et Le Bon mari. Dans Le Mari sylphe le marquis de Volange se sert d'un subterfuge assez curieux pour se faire aimer de sa jeune femme qui, comme B61ise et Lucile, a lu trop de romans. Elise devient amoureuse d'un Sylphe qu'elle croit voir en songe. Avec la complicity d'une des femmes d'Elise, Volange prend la place du Sylphe et rend visite a --------------------------------------------------------------- nre sa femme pendant la nuit. Ils s1entretiennent de leurs sen timents les plus intimes jusqu'au jour ou le Sylphe dit a Elise qu'il a regu la permission de prendre forme humaine. Il prend naturellement l’apparence de Volange qui veut ainsi yprouver la vertu de sa femme. Mais Elise le repousse car j "sa vertu lui est plus chere que sa vie et que son amour." iQuand Volange explique le subterfuge, les deux 6poux tombent jdans les bras l'un de 1'autre. I Le personnage du Sylphe avait connu une grande vogue vers le milieu du dix-huitieme siecle. Le sujet du Mari jsylphe fut empruntfe par Marmontel a la com^die de Saint- i tFoix, Le Sylphe, inspir£e elle-meme par Le Sylphe de Cr£bil- lon fils. A son tour Saint-Foix fut imit6 par Moncrif, qui i i bomposa l'op^ra de Zelindor, roi des Sylphes, dont le per- i ponnage principal 6veille la passion d'Elise, l'h^roine du i bonte de Marmontel. Celui-ci avoue: Le moyen de conciliation que j'ai pris est un peu singulier; mais il est regu au theatre: il n'y a de moi, dans cette fable, que les details fepisodiques, les carac- teres et la morality. i heigh Hunt a essay6 de mettre au compte du caractere fran- i i jgais la singularity du procydy: j The Sylph Husband is one of the most curious, but we cannot say that it is one of the most pleasing, of Mar- montel's acknowledged tales: it is the ridicule of a folly, which approaches too near madness to excite any sympathy: the mind averts from it as incredible. The French, however, are a very lively race, and there doubt less might have been in the days of Marmontel a Parisian 107 beauty, who, in one of the reveries of her imagination, might wish for this kind of lover.15 Saintsbury ne s'inquiete guere de trouver une explication au sujet bizarre du conte: "The apparently preposterous "don- n6e" of The Sylph Husband ... ought not to hide the ingenu ity of its conduct and the malicious fun of the final situ- 1 jation. " I ! Dans Le Bon mari Marmontel se sert d'un proc6d6 bien i jplus simple pour r6unir deux §poux que la difference de i caractere avait empech6s de connaitre le bonheur dans le mariage. Hortence, restfee veuve avec deux jeunes enfants, refuse de se soumettre a la volonte de son second mari, qui youdrait lui faire abandonner sa vie libre et agr£able. Apres avoir essay£ plusieurs fagons de la ramener a une vie itranquille au sein de sa famille, le "bon" mari lui pr£sente j |une nouvelle society: celle de ses enfants qu'Hortence, toute a la poursuite de son propre plaisir, avait oubli^s. "J'avais oublie que j'§tais mere, j'allais oublier que j'6- tais ton §pouse; tu m'en rappelles les devoirs, et ces deux liens r6unis m'y attachent pour toute ma vie." Marmontel { javait ainsi rendu "sensible cette v6rit6, qu'il y a peu de jfemmes qu'on ne retint dans le devoir avec de la raison, de i la douceur et du courage." Les trois contes que nous venons d'analyser brievement ant chacun pour h6ros un mari qui, grcice a son amour et a sa 15Hunt. op. cit.. Ill, 229. ]_08 patience, remet son 6pouse dans le chemin du bonheur conju gal. Un quatrieme conte traite du meme sujet mais avec une variation: dans La Femme comme il v en a peu le mari est faible, tandis que la femme est vertueuse et sage. C'est Igrace a des efforts prolongfes, a une determination in6bran- | liable qu'Aceiie fait abandonner a Melidor le train de vie iluxueux qui ruinait le menage. L'exemple d'une telle femme, I ! inous dit Marmontel, "est rare et le titre l'annonce," mais | consolons-nous, "il peut etre encourageant." I Meiidor a pour mauvais ange un certain Duranson "per- jsonnage insolent et bas, espece de dogue qui aboyait a tous i les passants, et ne caressait que son maitre." Duranson isait tirer parti de la vanite du jeune noble, et il lui j prete de 1'argent "sur gages a la plus grosse usure." | ]Ac61ie se rend compte de l'6tat lamentable de leurs finances et decide de prendre plein pouvoir sur leurs affaires. Elle Cong6die les domestiques inutiles, apaise les cr^anciers en r6duisant une "foule de crfeances ruineuses et bruyantes a un petit nombre d'articles plus simples et moins on£reux." Melidor se sent humili6 par le train de vie qu'il doit mener jmaintenant, mais il lui reste encore a avouer une "folie": il doit une grosse somme a une courtisane, E16onore. Ac61ie n'h^site pas. Elle se rend chez Elfeonore, fait appel a sa g6n6reuse nature qui lui permettra de se contenter d'une moindre somme. La scene est assez bizarre. Ac61ie flatte sa rivale, lui dit le plaisir qu'elle a a voir que "Mfelidor 109 a dans ses gouts encore quelque dElicatesse." Ayant pris soin de leurs difficulty financieres et chassE Duranson, AcElie ne craint pas l'avenir, car "il y a pour des coeurs bien nEs des ressources inEpuisables dans le courage et dans la vertu." Elle entraine son mari loin des plaisirs Equi voques de Paris, et de nouveau 1'action bienfaisante et rE- paratrice de la vie a la campagne entre en jeu. Les deux Epoux trouvent le bonheur dans "le plus riant tableau de 11Economie et de 11abondance." Jusque-la Marmontel, dans la plupart de ses contes, javait peint 1'amour sous diverses guises, mais il avait tou- i Ijours fait triompher 1'amour vertueux et surtout 1’amour conjugal.^ Mais au moment ou l'histoire d'AcElie et de ! blElidor pourrait s'achever dans le bonheur retrouvE, Marmon tel introduit dans le conte la notion de 1’importance des ienfants— "la plus douce des jouissances"— pour parfaire ce / bonheur. Les occupations des parents se partagent entre les soins du mEnage et 1'instruction de leurs enfants. Le pro gramme qu'ils Etablissent pour eux avait EtE inspirE a Mar- faontel par l'exemple d'un couple ami, M. et Mme. de MontullE jqui, a quelques kilometres de Paris, menaient une "vie i I I 16 i Dans son Essai sur les romans (p. 583) Marmontel lEcrivit "Peignez 1'amour, car il est bon en soi; peignez-le meme avec tous ses charmes: mais qu'il les doive a 1'inno cence, a la bontE, a la vertu; nulle indulgence pour ce qui est vil et bas, nul mEnagement, et surtout nulle dEcoration pour ce qui est malhonnEte; et si 1'amour, dans un mEme eoeur, se trouve avec le vice, que ce ne soit que pour l'hu- jmilier, le corriger ou le punir." ~ ' 110 r^guliere et agr§ablement appliqu6e" (Marmontel, Mfemoires. II, 202) continuellement occup^s a rendre 1'instruction fa cile et attrayante pour leurs enfants. C'est vers cette meme 6poque, puisque 1'Emile de Rous seau sera public en 1762, que se forment les diverses id£es jsur 1'Education des enfants qui voudront rfeagir contre l'u- jsage traditionnel. Celui-ci exigeait une instruction de ] icouvent pour les filles et des maitres, la plupart peda gogues sans grand talent d'6ducateurs, pour les gargons. Bien plus tard, vers la fin de sa vie, Marmontel £crira des traites d*education pour ses enfants, mais quarante ans avant il avait deja formuie tres simplement son ideal p§da- jgogique, qui, comme celui de Rousseau, reconnaxt divers ages j jdans la vie d'un enfant et leur attribue certaines disposi- j |tions naturelles: Nos principes se reduisent a traiter les enfans comme des enfans, a leur faire un jeu des choses utiles, a simplifier ce qu'on leur enseigne, et a ne leur ensei- gner que ce qu'ils peuvent concevoir. Notre mfethode se borne encore a peu de chose: elle consiste a les mener a 1'instruction par la curiosity, a leur cacher, sous cet appSt, l'id§e du travail et de la gene, et a diriger leur curiosite meme par quelques idges qu'on lui jette et qu'on lui donne envie de saisir. (Quant au caractere des enfants, les parents le mouleront en jformant avec eux un cercle de famille aimant et sans fai blesse: On vit avec ses enfans; on les a sous les yeux; on communique avec eux; on les accoutume a examiner et a r6fl6chir; on leur aide, sans impatience, a dfevelopper leurs id6es, on ne les rebute jamais par un ton d'humeur et de m&pris; la s6v6rit§, qui n'est bonne qu'a rem6dier au mal qu'a fait la negligence, n.'a presque jamais lieu Ill dans une Education de tous les instans; et comme on ne laisse prendre a la nature aucun mauvais pli, on n'est oblig6 de la mettre a la gene. Ce plan de vie repr§sente forcfement un id6al a at- teindre, et c'est dans sa mise en pratique ou dans son oubli total que s'6tablit le bonheur ou le malheur d'une famille. En. d6cembre 1759 Marmontel avait public La Mauvaise mere. qui donnait justement l'exemple de l'6garement d'une mere I jqui aime son fils ain£ d'une tendresse aveugle, alors qu'elle neglige le cadet. Le conte n*offre rien de nouveau dans l'agencement des Episodes, et la conclusion est exacte- nent celle que l'on attendait. La mort de M. Cor6e laisse a son bpouse le soin d'§le- jyer leurs deux fils. Malheureusement, elle aime uniquement i ! I'ain^, M. de l'Etang, et fait de Jacquaut ”1’enfant de re- i but." L'indulgence de sa mere fait de M. de l'Etang un etre j bapricieux et 6goIste: i Pour l'ain^, qu'on avait pris soin de rendre aussi volontaire, aussi mutin, aussi capricieux qu'il §tait possible, c'6tait la gentillesse meme: son indocility s'appelait hauteur de caractere; son humeur, exces de sensibility. On s'applaudissait de voir qu'il ne c£dait jamais quand il avait raison; or il faut savoir qu'il | n'avait jamais tort. I II n 1aime personne que lui-meme et fait de sa vie un 6chec complet; car, ayant dissip6 la fortune de sa mere, il perd sa place de conseiller. Sa femme le quitte, et il se re- trouve totalement d£chu. Au contraire, Jacquaut, a peine jtoiyr6 par sa mere, devient homme de coeur et d'intelligence st decide de s'expatrier a Saint-Domingue pour tenter sa 112 fortune. Celle-ci lui sourit et en quelques ann6es il de- vient "l'objet de la jalousie des veuves et des filles les plus belles et les plus riches de la colonie." II est sur le point d'epouser Lucelle "la plus digne de captiver le coeur d'un homme sage et vertueux," quand il apprend la ruine de son frere, la vie miserable que mene sa mere ma- lade. Sa g6n6rosit6 naturelle lui dicte.son devoir, il li- quide ses affaires, prend le bateau, se conduit avec courage pendant une attaque de pirates, retourne chez sa mere qui se remet grace aux bons soins du fils qu'elle avait si peu aime. Ils repartent aux Antilles ou Lucelle les attend. Lenel a vu dans La Mauvaise mere une analogie avec Jeannot et Colin que Voltaire publiera en 1764 dans le vo lume intitule Contes de Guillaume Vade. En effet tous deux j jsont des contes edifiants qui veulent faire ressortir la jvaleur de la noblesse de caractere compar^e a la noblesse de i iclasse. Mais la s'arrete toute ressemblance car nous pou- i vons savoir gr6 a Voltaire de n'etre jamais tomb§ ici dans la declamation ni dans la fadeur, et de nous avoir donn£ j une legon de morale appuy£e sur une etude tres fine des frivolites ambitieuses de la vie mondaine en contraste ! avec la vie simple et laborieuse de ceux qui trouvent leur bonheur dans le travail. J Au contraire La Mauvaise mere, apres un debut promet- teur dans la presentation assez spirituelle des personnages, prend un ton larmoyant et devient un pot-pourri de divers 17 Roger Petit, Voltaire-Contes (Classiques Larousse, Paris, 1939), II, 69. 113 616ments d£ja mis en usage par Marmontel: l’homme du monde, inutile a la soci6t§, toujours a la recherche de plaisirs vains, d§ja vu dans Tout ou rien, Les Deux infortun6es. Heureusement, 1'homme droit et sage qui obtient 11 amour de C6cile dans Tout ou rien, d'Hortense dans Le Bon mari, de Lucile dans L'Heureux divorce. L 1 Episode de 1'attaque des pirates alors que Jacquaut retourne vers la France semble lavoir 6t6 ajout6 apres coup dans 1'intention probable de montrer le courage de Jacquaut, mais le r6sultat provoque plutot la ris6e du lecteur, car Marmontel s'est laiss6 aller a une juxtaposition d'images malencontreuses: Cor6e, le sabre a la main, faisait un carnage effro- yable: des qu'il voyait un Africain se jeter sur son I bord, il courait a lui, le fendait en deux, en s'6criant: Ah! ma pauvre mere! Sa fureur §tait celle d'une lionne ■ qui defend ses petits; c'6tait le dernier effort de la nature au d6sespoir; et l'ame la plus douce, la plus ! sensible qui fut jamais, 6tait devenue, en ce moment, la j plus violente et la plus sanguinaire. ... Il se trouve | enfin corps a corps avec le chef de ces barbares. Mon Dieu, s'6cria-t-il, ayez pitife de ma mere, et a ces mots, d'un coup de revers, il ouvrit le ventre au corsaire. Nous devons cependant noter que Madame Cor6e est la seule irepr^sentante du personnage de la mauvaise mere dans les pontes de Marmontel. Celui-ci n ’a jamais remis en scene une jtnere d£natur6e et si la maratre dans L1 Erreur d ‘ un bon pere, ! publi6e en 1791, maltraite 1'enfant du premier lit de son mari, elle mourra toutefois des les premieres pages du conte. Dans une lettre a Sophie Volland 6crite le 12 septembre 1760, Diderot raconte l'histoire du pere Hoop, l'ami des 114 Philosophes et 11invit§ lui aussi du baron d'Holbach au Grandval. Les grandes lignes de ce r£cit rappellent £tran- gement le theme de La Mauvaise mere car nous y trouvons la preference des parents pour un fils ainfe a 1'exclusion pres- que complete des autres enfants, 11 ingratitude du fils qui suit le dfepouillement total des parents en sa faveur, l'ex- patriation du fils cadet, le pere Hoop, a Carthagene, sa rfeussite dans le commerce et enfin son retour en Ecosse pour rfetablir ses parents dans l'aisance. Nulle part Marmontel n'a mentionnfe la possibility de s'etre servi de cette source comme inspiration de son conte. La Mauvaise mere date de la fin de 1759 et Diderot ne ra- I conta a Sophie Volland l'histoire du pere Hoop qu'un an plus tard, mais les points communs des deux rfecits doivent nous j jpermettre de croire que Marmontel avait eu connaissance des dfetails du passfe du pere Hoop. II a simplement enjolivfe sa relation en faisant du cadet un enfant plus intelligent, plus aimant, plus apprfecife de ses maitres que 1'ainfe, et il ja fait du voyage de retour un Episode bien plus mouvementfe javec ses pirates sanguinaires du Maroc. Ayant ainsi offert a ses lecteurs l'exemple d'une ten- dresse maternelle aveugle et malfaisante, Marmontel s'em- pressa de crfeer son opposfe dans La Bonne mere. Madame du Troene est une mere feclairfee qui, devenue veuve comme l'a- vait fetfe Madame Cor6e, consacre "a 1'Education de sa fille unique les plus belles ann^es de sa vie." La jeune fille, 115 Emilie, a deux pr6tendants, l'un fat mais s6duisant, 1'autre d'excellent caractere mais d'allure modeste. Elle semble pr§f§rer le premier, ce qui inquiete sa mere. Mais Madame du Troene saura donner aux deux jeunes gens I1occasion d’ex primer leurs opinions et de laisser voir le fond de leur pens6e. Le marquis de Verglan montrera qu'il est toujours du parti de la mode, qu'il approuve les liaisons et les ar rangements amoureux, qu'il aime 1'argent et le gros jeu, qu'il connait de nombreuses femmes 16geres. De son cot6 Belzors prouvera par ses paroles et par ses actions qu'il jcroit a 1'amour conjugal et a la fid61it6, a 1'affection ! entre parents. C'est naturellement Belzors qu'Emilie finira i jpar choisir. i Marmontel a de nouveau puis6 dans son fonds de situa- I |tions et de personnages st6r6otyp6s. Verglan et Belzors Irappellent, eux aussi, Ploricourt et Eraste dans Tout ou j jrien et les circonstances dans lesquelles la divergence de lleurs caracteres se manifeste sont invent6es dans le seul idessein de d§voiler au lecteur l'6toffe dont sont fabriqu6s jles deux personnages: le couple libertin qui se rit du mariage en vivant dans une infid61it6 mutuelle, la mort d'un vieillard richissime qui fait tenir au marquis de Verglan des propos bassement int6ress6s, la visite d'une jeune veuve qui pleure la mort de son mari, tous ces courts Episodes permettent aux deux prfetendants de d6montrer leur vraie va- leur personnelle. 116 Toutefois les personnages fEminins principaux prE- sentent quelque intEret car nous retrouvons dans les rap ports d 'affection et d 1 intelligence entre Madame du Troene et de sa fille le souvenir estompE de 1'amour sage et gEnE- reux d'une autre mere pour sa fille: celui de Madame Argante pour AngElique dans La Mere confidente de Marivaux. Les personnages que Marivaux avait crEes avaient EtE parmi ses meilleures rEussites, ceux de Marmontel sont Egalement sympathiques car Madame du Troene sait guider le choix de sa fille sans precher et Emilie, digne fille de sa mere, est capable de voir clair en elle-mEme sans dEbiter de longues tirades dEclamatoires. Mais Marmontel ne peut s'empecher d'avoir le dernier mot et le dernier paragraphe rEvEle ce qui constitue le grand dEfaut de ses efforts moralisateurs: l'insistance avec laquelle il veut renforcer le point essen- tiel de son histoire, dans le cas de La Bonne mere 1'impor tance fondamentale d'une mere sage et aimante pour le bien- jetre de sa famille. "Jamais mariage ne fut plus applaudi, jplus fortunE que celui-la. La tendresse de Belzors se par- i tagea entre Emilie et sa mere; et l'on doutait dans le monde laquelle des deux il aimait le plus." Madame du Troene avait pu consacrer sa vie a 1'Educa tion de sa fille mais "le malheur d'un pere occupE de la fortune de ses enfants, est de ne pouvoir veiller lui-meme a leur Education, plus intEressante que leur fortune." Ainsi nous prEsente Marmontel 1'idEe maitresse de L'Ecole des 117 peres. Timante, toujours trop affaire, n'a jamais eu le temps de preter attention a 1'Education de son fils, Volny. Celui-ci mene une vie dissip^e de jeune seigneur, encourage par sa mere. Devenu veuf et voulant que son fils lui suc- cede dans les affaires, Timante apprend enfin I qu'6nivr6 d'orgueil et plonge dans le libertinage, son fils donnait dans tous les travers; qu'il avait des mai- tresses et des complaisans; qu'il donnait des spectacles et des fetes; et qu'il jouait un jeu a se ruiner. Volny en effet n'est que la reapparition du personnage de M. de L'Etang dans La Mauvaise mere. Mais dans L'Ecole des peres le but de Marmontel est de faire revenir le jeune etourdi de ses erreurs pass6es. Le subterfuge qu'emploie Timante pour remettre son fils dans le chemin de l'honneur i jet de la vertu est simple: il se dit ruine. Le changement clans le caractere de Volny est etonnamment rapide et peu de I temps apres, soutenu par 1'amour d'une jeune fille, aussi belle que sage, Volny pourra dire a son pere: "Daignez 'instruire et me guider; applique, laborieux, docile, je vais etre le soutien et la consolation de votre vieillesse; i et vous pouvez disposer de moi. ESt-il n6cessaire d'ajouter que quand Volny se sera montre digne de confiance Timante avouera que sa ruse n'avait ete qu'une supercherie. Avec L'Ecole des peres nous avons le dernier conte de la premiere serie dans lequel Marmontel avait voulu presen ter une legon de morale, en general assez simpliste. II avait choisi des themes sans grande originality, banaux meme, et le d6veloppement qu'il leur avait donne avait peu 118 ajout6 a la m6diocrit§ de son inspiration. Dans son Edition des Contes moraux Saintsbury en avait omis quatre, comme nous l'avons d6ja dit. L'un d'eux en particulier, Annette et Lubin, 1'avait §t6 a cause de sa "grivoiserie," et alors que nous pourrions soupgonner Mar montel de retomber dans la veine libertine, il nous raconte dans ses M6moires l'occasion crui lui avait fourni le sujet 1 de cette "histoire veritable.” M. de Saint-Florentin me raconta qu'un jeune paysan et une jeune paysanne, cousins germains, faisant l'amour ensemble, la fille s'6tait trouv6e grosse; que, ni le cur6 ni 1'official ne voulant leur permettre de se marier, ils avaient eu recours a lui, et qu'il avait 6t6 oblig§ de faire venir la dispense de Rome. Je convins qu'en ef- fet ce sujet, mis en oeuvre, pouvait avoir son int§r§t. (II, 199-200) | "Le style de ce genre," nous confie Marmontel, "ne me jcoutait aucune peine," et le conte qu'il tira de cette anec- i I jdote fut 6crit d'un seul trait. Annette et Lubin relate 1 !l'histoire des deux jeunes paysans telle que son hote la lui j lavait racont6e. C'est le seul conte de Marmontel qui ait pour h6ros et | heroine des paysans, mais ce sont des innocents qui vivent dans un cadre idyllique et Marmontel fait pencher la balance vers la vie simple et heureuse, proche de la nature, loin des plaisirs frelat§s de la ville et des regies de conduite compliqu^es dont 1'homme civilis6 s'est fait l'esclave. Marmontel a imaging les deux cousins dans le plein 6panouis- sement de la jeunesse, beaux et sans aucune notion du mal. 119 Annette, sous un simple bavolet, relevait n6gligem- ment sa chevelure d'un noir d'6bene. Deux grands yeux bleus petillaient a travers ses longues paupieres, et disaient tres innocemment tout ce que tachent d'exprimer les yeux eteints de nos froides coquettes. Ses levres de rose appelaient le baiser. Son teint, bruni par le soleil, etait anim£ de cette 16gere nuance de pourpre qui colore le duvet de la peche. Tout ce que les voiles de la pudeur d6robaient aux rayons du jour effagait la blancheur des lis; on croyait voir la tete d'une brune piquante sur les fepaules d'une belle blonde. Cette description qui mdle l'6bene a la rose, a la p§che, au lis, semble peu originale car elle emprunte son langage au lexique conventionnel de l'£poque. Ce qui fait son int6ret c'est que Marmontel s'est tres rarement complu a d£crire l'apparence physique de ses personnages, pr§f6rant nous peindre leurs qualit6s ou leurs d^fauts moraux sur lesquels il 6difie son conte. Le portrait de Lubin est tout aussi enjou6: Lubin avait cet air decide, ouvert et joyeux, qui an- i nonce un coeur libre et content. Son regard etait celui | du d§sir; son rire, celui de la joie. En 6clatant, il I laissait voir des dents plus blanches que l'ivoire. La fraicheur de ses joues arrondies invitait la main a les ! flatter. Ajoutez a cela un nez en l'air, une fossette au menton, des cheveux blonds argentins, bouclfes des mains de la nature, une taille leste, une demarche d£- Iib6r6e, l'ing§nuite de l'age d'or qui ne doute et ne rougit de rien. I £e sont de v6ritables enfants de la nature, car ils vivent seuls sans parents depuis leur plus tendre enfance, mais ils savent observer et, s'ils font parfois des reflexions tant soit peu philosophiques, Marmontel a pr6venu nos objections: La philosophie rapproche l'homme de la nature; et c'est pour cela que 1'instinct lui ressemble quelquefois. Je ne serais done pas surpris que l'on trouvat mes ber- gers un peu philosophes; mais j'avertis que c'est sans le savoir. 120 Ainsi Annette et Lubin prfeferent leur vie simple et plaignent ceux qui doivent passer une vie remplie d'ennui et de tristesse dans leurs palais. Mais leur innocence est boulevers6e par la notion du mal dont le bailli, repr§sen- tant de la loi des hommes, veut les rendre coupables quand la taille d'Annette s'arrondit. Annette est prete a s'aban- donner a un d^sespoir navrant, mais Lubin n'est pas sot, il apprend vite comment il peut r§soudre leur probleme. "Le cur§ m'a dit que si nous §tions riches, il n'y aurait que demi-mal, et qu'avec beaucoup d'argent les cousins se ti- raient de peine. " Leur bon seigneur consentira a les aider et le pape lui-meme b^nira leur union. j L'historiette est agr6able par son ton 16ger, par la d61icatesse de sentiment et d'expression que Marmontel a pret6e aux deux cousins. Loin d'etre grivois, ou meme lhardi, le conte fait plutot le proces des conventions hu- maines qui contrecarrent les lois naturelles. Annette, simple et gentille, avait cru voir un instant son bonheur s'6crouler, mais 1’amour de Lubin, le r6confort i i moral qu'il lui apporte lui permettent de regagner son 6qui- libre, car le conflit qui la d6chire est caus6 par une in fluence externe, celle de la loi. Tout a fait diff6rente est 1'histoire de Laurette, 1'heroine du conte qui porte son nom. Laurette, jeune paysanne tres belle, assiste a une fete de village a laquelle se trouvent plusieurs personnes de 121 quality. Marmontel nous fait voir la jeune fille a travers les yeux des femmes du monde qui la regardent danser: I Quelle vivacity ! quelle douceur! quelle volupte dans ses regards! Si elle savait ce qu’ils expriment! Quel ravage une coquette habile ferait avec ces yeux-la! Et cette bouche? y a-t-il rien de plus frais? Comme ses levres sont vermeilles! comme 1'email de ses dents ! est pur! son teint brun se ressent du hale; mais c'est ! le teint de la sante. Voyez un peu ce cou d'ivoire s'ar- 5 rondir sur ces belles epaules. Qu'elle serait bien en j habit de cour! Et ces petits charmes naissans que l'a- ; mour semble avoir places lui-meme. ... Quel dommage que cela soit n§ dans un 6tat vil et obscur! La beaute de Laurette attire les regards du comte de Luzy et avant que la soir6e ne s'acheve il lui propose une nouvelle jvie: I ! Il ne tient qu'a vous d'avoir, au lieu d'une cabane ; obscure et d'une vigne a cultiver, il ne tient qu'a vous ; d'avoir a Paris un petit palais brillant d'or et de soie, i une table servie selon vos desirs, les meubles les plus voluptueux, le plus eiegant Equipage, des robes de toutes | les saisons, de toutes les couleurs, enfin tout ce qui j fait l'agr^ment d'une vie ais6e, tranquille, deiicieuse, ! sans autre soin que de jouir et de m'aimer comme je vous ! aime. Eblouie, Laurette commence a rever du luxe qui 1'attend a i Paris, son existence de paysanne lui parait maintenant in- j Supportable et elle est prete a accepter l'offre du comte jnais seulement si son pere y consent. Naturellement le comte essaie de la dissuader de consulter son pere: Et a quoi tient votre resolution? A la peur de causer quelques momens d 'inquietude a votre pere? Oui, votre fuite l'affligera; amis apres, quelle sera sa joie, en vous voyant riche de mes bienfaits, dont il sera combie lui-meme. flais Laurette refuse et le comte regagne Paris tout seul. - _ j-22 Quelque temps plus tard un orage d£truit presque com- pletement le village et la ferme du pere de Laurette. Luzy vient offrir de 1'argent au vieux paysan pour rebatir sa ferme et trouve ainsi de nouveau l'occasion d'essayer de s^duire la jeune fille. A nouveau il essaie de vaincre sa resistance, et il finit par profiter d'un moment de fai- blesse pour l'emmener a Paris ou il l'installe dans un ap- partement luxueux. Sa nouvelle vie plait a Laurette et elle ti'a aucun remords d'avoir quitte son pere et de 1'avoir laiss£ sans nouvelles. "Laurette tachait de se persuader gue son pere etait tranquille, et le regret de 1'avoir laiss& ne la touchait que faiblement." Cependant un jour, par accident, le pere rencontre sa fille au cours d'un voyage a Paris. II lui fait voir la i disgrace dans laquelle sa conduite les a plong6s. Laurette lutte pour son amour mais son pere veut la raraener a la ferme et elle doit le suivre. Le comte de Luzy apprend le depart de Laurette; il la soupgonne d'infid61it6 mais il finit par savoir qu'elle est retournee chez son pere. Il se rend au village et apres une entrevue dramatique avec le vieux paysan, il lui demande la main de Laurette. Jusqu'a Laurette les contes que nous avons analyses rfepondent assez fidelement a la definition du genre telle que Marmontel la formulera plus tard: "un enchainement d'a- ventures a tendance commune, qui les r6unit en un point," ce point etant une conclusion anticip6e par le lecteur, grace 123 surtout au titre que Marmontel avait donn6 au conte: Le Philosophe soi-disant. La Bonne mere. Le Bon mari. Le Misan thrope corrig6. Dans Laurette Marmontel se proposait de montrer que: Les hommes, si d61icats entre eux sur les loix de | l'honnetet6, semblent s'en etre dispenses a l'6gard des ■ femmes. Le crime de la seduction est pour la plupart une gentillesse: loin d'en rougir, ils en font une va nity. C'est a rendre odieux ce vice de nos moeurs, qu'est destine le conte intitul6 Laurette. (Preface, pp. 7-8) Telle 6tait son intention d’6crire un conte moral mais comme cela lui est arriv6 "plus d'une fois [il a] oubli6 le des- 18 sein qu'il annonce d'avoir eu," et Laurette est surtout le roman d'une jeun fille qui accepte et aime sa nouvelle vie, jla simple aventure d'une jeune paysanne, plac6e dans un icadre 6troit, puisque vous ne voyons Laurette qu'entre son Jpere et son amant. i 1 En voulant raconter une histoire romanesque dont le itheme nous semble familier, parce qu'il offre d§ja les 616- i htents essentiels du roman feuilleton si populaire au siecle suivant, Marmontel a peint trois caracteres dont un, en par- ticulier, offre un certain int6ret. Il n'est guere §tonnant que ce soit celui de Laurette, puisque nous avons vu que Marmontel avait une affinity sp6ciale pour la psychologie, la sensibilit6 f6minines. Laurette est belle; elle le sait, elle est l'objet de l'envie de ses compagnes et elle a ap- pris de bonne heure "a se refuser aux brusques libert6s des 18 _______Saint-Surin, op. cit., XXVII, 33._____ ' ____________ 124 gargons du village." C'est une fille ob6issante qui n'a jamais connu que les travaux de la terre. A 1'occasion de la fete du village elle entrevoit le luxe dans lequel vivent les dames de quality et les manieres doucement insinuantes du comte de Luzy la font soupirer "pour des lambris dor6s et pour un lit voluptueux et riche." Nous devons croire que Laurette est faible car quelques heures dans cette atmos phere de plaisir et de gaiet£ lui font oublier ses devoirs I de fille aimante. En effet, elle ne r§siste qu'avec peine au charme s§ducteur du comte et nous sentons que pour elle j l 'amour qu'elle lui porte et le d6sir de connaitre une vie I jplus agr6able se melent confus^ment dans son esprit. L'his- jtoire de Laurette pourrait etre celle de bien des jeunes jpaysannes que des reves de luxe et la seduction d'un jeune noble avaient amen6es a Paris pour y commencer une carriere de courtisane, mais Marmontel a entour6 son heroine de deux hommes forts qui se la disputent et qui, par amour pour i elle, finiront par s'entendre pour lui faire connaitre le bonheur qu'elle cherchait, dans le mariage et non dans la galanterie. i Le pere de Laurette reprfesente la probit6 fonciere du paysan pour qui 1'honneur et la dignity forment la base de toute vie, si modeste soit-elle. La position sociale du s6ducteur de sa fille ne l'6blouit pas et dans sa douleur de pere il sait trouver les mots qui rameneront le comte de Luzy dans le chemin de la vertu et de l'honnetetfe: 125 Auriez-vous la bassesse de croire que 1'innocence et 1'honneur valent moins que les richesses et que la vie? N'avez-vous pas profits de la faiblesse, de l'imb6cil- lit6 ce cette malheureuse, pour lui ravir ces deux tr6- sors? ... On vous dit noble, et vous croyez l'etre. Voici les traits de cette noblesse dont vous vous glori- fiez. Dans un moment de desolation, ou le plus m6chant des hommes aurait eu piti6 de moi, vous m'abordez, vous feignez de me plaindre; et vous dites dans votre coeur: Voila un malheureux qui n'a dans le monde de consolation que sa fille; c'est le seul bien que le ciel lui laissey demain je veux la lui enlever. Le personnage de Luzy nous satisfait moins car Marmon- Stel ne nous offre aucune nuance dans le d£veloppement de son amour pour Laurette. II nous est difficile de croire qu'un jeune noble, 6pris surtout des plaisirs de son rang et de son age, consente a 6pouser une jeune paysanne qu'il a d§ja pour maitresse, a moins que ce ne soit dans cet "exces d'at- tendrissement" qui baigne la derniere scene du conte. Son amour est surtout sensuel "Luzy poss§dait, adorait sa con- quete, enivr6 de joie et d'amour" et rien dans ses relations avec Laurette ne laisse pr6sager 1'affliction dans laquelle le depart de celle-ci le plongera, ni son d§sir de reprendre avec elle le chemin de la vertu.’ une morality, la legon du conte reste diffuse car le h6ros et 1'heroine sont des etres sans grande force morale. Seul Le pere ne d6vie jamais du chemin de l'honneur et de la vertu; il reprfesente la conscience de l'homme et il devient celle de Luzy. II est amusant de noter la reaction de Saintsbury qui, tout en trouvant la morale du conte diffi cile a d^finir, en tire une conclusion elle-meme peu Si Marmontel se proposait de presenter a ses lecteurs 126 Lauretta ... if moral enough after a certain fashion, may give occasion to carpers to urge that if the heroine had been a little less captivated with mere splendour and a little less ready to inflict torture on a lover of whom she had very little to complain, it would have been better. (p. xxxvi) Comme nous 1'avons indique dans un chapitre precedent, Laurette fut tres goutee du public et plusieurs Editions en furent donnfees. Leigh Hunt considere le conte comme etant |le second par ordre d'excellence des contes moraux, car pour lui Marmontel atteint la perfection du genre avec La Bergere des Alpes. Pour juger de son enthousiasme pour celle-ci, passons lui la plume: In its kind it is a perfect piece. It has been adapted as the groundwork of an opera in almost every I kingdom in Europe: the scenes are beautiful and the situations impressive, it is an epic romance. It is I some years since we have read this tale, but its charac- I ters and images are so impressed upon our memory that we feel no necessity of reverting to the book. This is per haps the best criterion of excellence: it must be some thing more than common which thus once read is always remembered, which the course of time and the endless suc cession of other ideas, has not erased from the mind: | it is thus with The Shepherdess of the Alps. The reader becomes as enamoured with her as the young marquis him self; he sees her once, and ever afterwards bears her figure in his mind.^ Ainsi s'exprimait Leigh Hunt a l'^poque ou les Contes i moraux continuaient a connaitre un succes considerable en librairie. Saintsbury juge La Bergere des Alpes avec plus de moderation, grace a l'intervalle de pres d'un siecle qui separe les deux critiques et change leur point de vue. 19Hunt, op. cit.. Ill, 223. 127 It has of course all the defects of Sensibility; its intense unpracticalness— the very thing that commended it to an eminently practical age; its high-flown and high-strung sentiment, and all the rest. But it also has something genuinely "touching," to use the word which Marmontel loves, and which is often so hard to render in English, and it has in an eminent degree that semi- operatic illusion, that rose-pink and sky-blue scheme of colour, which, decry it as common-sense or cynicism may, has an odd and enduring charm for "les ames bien n6es" in all ages. (p. xxxv) La Bergere des Alpes fut publifee dans le premier volume du mois d'octobre 1759. Le 15 septembre de la meme ann§e, Diderot, alors au Grandval, §crivait a Grimm: Nous avons eu ici M. Le Roi, Mme. Geoffrin et Marmon tel. Apres diner, Marmontel nous a lu un petit roman | que vous lirez dans son Mercure prochain. Il y a du I charme, du stile, des graces, de la couleur, de la vi- ! tesse, de la chaleur, du path6tique, beaucoup d'id§es et de talent, mais peu de v6rit6 et point de g§nie. Le rapprochement des dates doit nous mener a conclure que ce i "petit roman" §tait La Bercrere des Alpes. Le marquis et la marquise de Fonrose dfecouvrent dans un i jcoin solitaire de Savoie une bergere qui de toute Evidence fa* est pas une paysanne, car elle a "toutes les graces, jtoutes les beautfes rfeunies." Ils devinent un drame dans sa ! Vie, mais la jeune fille refuse de leur dire quelle infor- bune l'a men6e dans ces lieux. Ils lui proposent de les ac- ^ompagner a Turin en tant qu'amie mais la bergere ne peut accepter et elle leur demande de garder le secret de leur rencontre. De retour a Turin le marquis et la marquise parlent devant leur fils de leur Strange aventure et natu- rellement: "Tout ce que Fonrose entend raconter des charmes 3es vertus et des malheurs de la bergere de Savoie, allume 128 dans son ame le plus ardent d§sir de la voir." II part pour la Savoie, se d§guise en berger et, jouant du hautbois, il se promene dans la campagne avec l'espoir de voir enfin la belle bergere. Sa musique attire la jeune fille et peu a peu ils en arrivent aux confidences. La bergere rfevele a Fonrose les raisons qui la font rester dans cette solitude. Jeune §pouse amoureuse, elle avait retenu aupres d'elle son mari alors que son devoir d'officier exigeait qu'il fut a la tete de ses troupes, pr§tes a donner bataille en Italie. La bataille a lieu sans lui et se consid6rant comme d6shonor§ il se donne la mort devant sa jeune femme qui, folle de dou- leur, l'enterre a l'endroit meme ou elle entretient Fonrose de son triste pass6. Deux mois passent, pendant lesquels le jeune homme i i souffre "de piti6, de jalousie et de douleur" car il aime la bergere et il la sait toujours fidele a la m6moire de son | |mari. Le chagrin qu'il en ressent affaiblit sa sant6. Se jcroyant sur le point de mourir il confie a la jeune fille sa i Heritable identity et il lui avoue que ses parents le i croient mort. Malgr6 sa promesse de garder le secret, elle fait parvenir au marquis et a la marquise de Fonrose la nou- velle que leur fils est vivant. Ils se rendent aussitot dans la vall6e et retrouvent Fonrose. Ils supplient la ber- jere d'6pouser leur fils "malgr§ les liens sacr^s qui la cetiennent en ces lieux." Ne voulant pas etre la cause d'une seconde mort, elle demande a Fonrose 129 de choisir celle des deux situations qui vous parait la moins penible: ou de renoncer a moi, de vous vairicre, et de m'oublier; ou de poss6der une femme qui, le coeur plein d'un autre objet, ne pourrait vous accorder que des sentiments trop faibles pour remplir les voeux d'un amant. Fonrose se contentera de son amiti6; il se marient et ils v x N quittent la valiee ou la bergere se propose "de venir quel- quefois pleurer les 6garements et les malheurs de sa jeu- nesse." Mais 6crit Marmontel en conclusion: Le temps, les soins assidus de Fonrose, les fruits de son second hymen, ont depuis ouvert son ame aux impres sions d'une nouvelle tendresse? et on la cite pour exem- ple d'une femme intferessante, et respectable jusque dans son infideiite. I Marmontel ecrit que c'est avec "1'imagination remplie de cette espece de roman" que le marquis et la marquise de Fonrose retournent a Turin, apres leur rencontre avec la belle bergere. Nous sommes en effet en plein roman, car nous assistons a une s6rie d'6v§nements qui n'ont pour but que de distraire le lecteur sans lui faire la legon. La dergere des Alpes peut interesser le lecteur du XXs siecle, ! I iion pas par l'histoire, comme nous l'avons vu, trop romanes- I ] que qu'elle raconte, mais par la presentation en raccourci de certains elements que nous trouvons, vers la meme £poque, developp6s par Rousseau et qui deviendront chers aux roman- tiques du XIXe siecle: le sentiment d'une nature qui sert non seulement de cadre au conte mais qui semble se mettre en harmonie avec les emotions, les inquietudes de l'ame, la ::atalite de 1'amour-passion qui finit tragiquement par la mort d'un des amants tandis que 1'autre renonce alors a tout 13C bonheur terrestre et rompt completement avec le monde. C'est le spectacle d'un paysage pittoresque et reposant qui aurait inspire a Marmontel le cadre de son conte: ... II [Cury] m'avait invite a passer, avec lui et ses amis intimes, quelques beaux jours a Chennevieres, sa maison de campagne, voisine d'Andresy, ou il avait un canton de chasse. C'6tait la qu'a la vue d'une chaumiere pittoresque j'avais imaging le conte de La Bergere des Alpes. Heureux moment de calme et de s6r6nit6, que de- vait bientot suivre un violent orage. La, tout le monde ytait chasseur, excepts moi; mais je suivais la chasse, et, dans une lie de la Seine ou elle se passait, assis au pied d'un saule, le crayon a la main, r£vant que j'£- tais sur les Alpes, je m6ditais mon conte, et je gardais le diner des chasseurs. (II, 114-115) Ce coin tranquille est devenu "une vall6e solitaire dont 1'aspect inspire aux voyageurs une douce m61ancolie." C'est 1 v la que la bergere trouve une retraite qui semble se mettre a l'unisson de sa douleur, et tout dans cette nature fait 6cho a ses "accens plaintifs et touchans." La description phy sique du lieu importe peu a Marmontel car son role est d'ai der a souligner 1'existence m61ancolique de 1'heroine: ; Que le soleil couchant brille d'une douce lumierel C'est ainsi (disait-elle) qu'au terme d'une carriere p6- i nible, l'ame 6puis6e va se rajeunir dans la source pure ! de 1 'immortality. Mais, hyiasi que le terme est loin, | et que la vie est lente. La vall6e qui sert de refuge a sa douleur a d'abord abrity les quelques jours de bonheur qu'elle a connus avec son mari, et depuis la mort de celui-ci "cette solitude est con- sacr6e a la douleur; ces 6chos ne sont point accoutumys a rypyter les accens d'une joie profane: ici tout gymit avec moi." Quand elle est prete a confier les raisons de sa vie solitaire a Fonrose "le jour ytait couvert de nuages, et la 131 nature en deuil seiriblait pr£sager la tristesse de leur en- tretien." L'apparence de la jeune femme elle-meme reste aussi vague, comme pour la plupart des heroines de Marmontel. Elle a "toutes les graces, toutes les beaut6s r6unies," "cette bergere merveilleuse” est dou6e d 1"une voix celeste." Un seul regard de Fonrose "grave en traits de flammes" une image inoubliable. Mais que de beaut6s ce regard avait parcourues! quels yeux! Quelle bouche divine! que ces traits, si nobles et si touchans dans leur langueUr, seraient plus ravissans, si 1'amour les animait! On voyait bien que la douleur seule avait terni, dans leur printemps, les roses de ses belles joues? mais de tant de charmes, ce- lui qui 1'avait le plus vivement emu, etait 1'elegance noble de sa taille et de sa demarche. A la souplesse de | ses mouvements on croyait voir un jeune cedre dont la | tige droite et flexible cede mollement aux z^phirs. Quarante ans plus tard Marmontel retrouvera dans ses souve nirs celle qui lui avait servi de modele pour la bergere. Mademoiselle Gaucher, dont "le nom d'enfance et de caresse etait Lolotte, " etait la maitresse de 1'ambassadeur d'Angle- I terre, et par 1'amour qu'ils avaient l'un pour 1'autre "ces deux amans auraient ete le plus parfait modele des 6poux." Elle 6tait "aussi sage que belle" mais en plus, II y avait dans sa beaute je ne sais quoi de roman- tique et de fabuleux qu'on n'avait vu ^usque-la qu'en idee. Sa taille avait la majesty du cedre, la souplesse du peuplier; sa demarche etait indolente; mais, dans la negligence de son maintien, c'etait un naturel plein de biensiance et de grSce. C'est d'apres son image, pr£- sente a ma pens6e, que j'ai peint autrefois La Bergere des Alpes. Le drame qui a endeuilie la vie de la jeune femme n'est 132 sans doute pas original et Ann Cutting Jones a cru voir entre La Femme hermite de la marquise de Lambert 6crite avant 1733 et La Bercrere des Alpes des rapprochements qui seraient plus qu'un simple coincidence. The moral tone of both stories is strikingly alike: both heroines have deserted their homes because they con sider themselves responsible for the death of the men who loved them and have adopted a simple and solitary life as a kind of penance for their sins. Marmontel has acknowl edged no indebtedness to Madame de Lambert, but, since little of his work was highly original, it may be pos sible that La Femme hermite was a source for the story.20 Si le theme de La Bergere des Alpes ressemble a celui de La Femme hermite, 1'Episode de 1'ensevelissement du mari de la bergere doit in^vitablement rappeler celui de Manon dans Manon Lescaut. Le roman de 1'abb6 Pr6vost avait 6te 6dit§ en 1753 a part des M6moires d'un homme de qualitfe, et Marmontel avait gout6 "le tragique sombre des romans de l'abb6 Pr§vost* (Essai sur les romans, p. 583). Grand liseur de romans anglais, il avait particulierement aim6 Clarisse de Richardson, et le seul reproche qu'il fera a la traduc- 1 tion de l'abbfe Pr6vost sera justement sur 1'omission de la scene des fun§railles de Clarisse "ce tableau si d6chirant et si moral." Ce fut un bonheur rare pour le plus pathfetique des fecrivains anglais, de trouver en France un traducteur comme 11 auteur de Cleveland; mais ce qui n 1est pas con- cevable, c'est que la meme plume qui avait d6crit la sepulture de Manon Lescaut, eut retranch6 du roman de Clarisse les fun6railles de Clarisse. (p. 585) O A Ann Cutting Jones, Origin of Bergere des Alpes, Modern Language Notes. XLV, January 1930. 133 Marmontel s'est inspire assez fidelement de son modele. Citons quelques passages du r§cit du chevalier des Grieux: Je demeurai plus de vingt-quatre heures, la bouche attach§e sur le visage et les mains de ma chere Manon. Mon dessein etait d'y mourir; mais je fis reflexion, au commencement du second jour, que son corps serait expose, apres mon tr6pas, a devenir la pature des betes sauvages. Je formai la resolution de l'enterrer et d'attendre la mort sur sa fosse. J'6tais si proche de ma fin, par 1'affaiblissement que le jeune et la douleur m'avait cause, que j'eus besoin de quantite d'efforts pour me tenir debout. Je fus oblige de recourir aux liqueurs fortes que j'avais emportees. ... Je rompis mon 6pee, pour m'en servir a creuser; mais j’en tirai moins de se- cours que de mes mains ... Je me couchai ensuite sur la fosse le visage tourne vers le sable; et, fermant les yeux avec le dessein de ne les ouvrir jamais, j'invoquai le secours du Ciel, et j'attendis la mort avec impa tience . 21 Ces passages tires de Manon Lescaut nous fournissent les images essentielles du rfecit de la bergere dans La Bergere des Alpes: Apres avoir passe une nuit entiere aupres de ce corps sanglant dans une douleur stupide, mon premier soin fut d'ensevelir avec lui ma honte; mes mains creuserent son tombeau. ... Epuis6e de douleur et privfee de nourriture, mes d6faillantes mains employerent deux jours a creuser ce tombeau, avec des peines inconcevables. Quand mes forces m'abandonnaient je me reposais sur le sein livide et glace de mon 6poux. Enfin je lui rendis les devoirs de la sepulture; et mon coeur lui promit d'attendre en ces lieux que le tr6pas nous rfeunit. Cependant la faim cruelle commengait a d^vorer mes entrailles dess6ch§es. Je me fis un crime de refuser a la nature les soutiens d'une vie plus douloureuse que la mort. Le succes de La Bergere des Alpes s'explique par la presentation, assez restreinte il est vrai, d'un melange de sensibilite et de pathetique, et par 1'exaltation de 1'amour 21 Abbe Pr6vost, Manon Lescaut (Paris, s.d.), pp. 279 280. 134 qu'elle offre a ses lecteurs. Ces memes elements, d£velop- p£s, 61argis par Rousseau, contribueront a faire de La Nou- velle Hfeloxse le roman le plus lu de l'£poque. C'est dans 1'Edition de 1765 que Marmontel donna pour la premiere fois L'Amitie a l'6preuve. Deux ans plus tard il allait publier B61isaire et c'est sans doute a cause de la proximity des dates que Lenel a voulu rapprocher les deux ouvrages. II veut voir dans le conte de 1765 "le prfelude de B61isaire," car il nous dit y trouver "1'indice d'une aspi ration vers un id6al politique nouveau," et 1'exposition des id£es de Marmontel sur la tolerance et la religion. Dans ses Mfemoires Marmontel n'a nulle part mentionn6 le conte, et nous devons nous en tenir a 1'explication assez vague qu'il nous a donn6e dans la preface de 1'Edition de 1795. Dans L 'Amiti6 a 1'6preuve. j'ai peint des moeurs bien diff6rentes. On y voit la vertu expos^e au plus dange- reux de tous les combats. Je l'ai rendue victorieuse, mais de maniere a inspirer, je crois, a l'homme le plus sur de lui-meme, la crainte d'un pareil danger. 11^ aurait pu employer les mdmes termes pour d£finir le but de grand nombre de ses contes et a part les quelques lignes qui ont tout particulierement retenu 1'attention de Lenel, nous ne pouvons trouver dans L'Amiti6 a l'6preuve qu'une histoire d'amour dans laquelle la vertu se verra une fois de plus recompens6e. Deux amis anglais, Blanford et Nelson suivent des car- rieres diff6rentes, le premier devient officier de marine, 1'autre d6put6 de renom. Au cours d'une expedition aux 135 Indes, Blanford adoucit les derniers moments d'un bramine que des soldats anglais ont bless6 mortellement. Avant de mourir le bramine confie sa fille Coraly a 1'officier et tous deux regagnent 1'Angleterre. Avant de pouvoir §pouser la jeune Indienne Blanford doit repartir et a son tour il confie la jeune fille a son meilleur ami Nelson, apres lui avoir dit son amour pour elle et son intention de l'§pouser des son retour. Lady Albury, soeur de Nelson, s'occupe de 1'Education de Coraly et voit se d6velopper une affection tres vive entre son frere et Coraly. Elle craint cet amour naissant et rappelle a Nelson que "Coraly est destin^e a votre ami; lui-meme il vous l'a confine; et sans le vouloir vous la lui enlevez." Le jeune d6put§ saisit un pr6texte pour s'§loigner de Londres, tandis que Coraly, qui ignore que Blanford veut l'6pouser, ne comprend pas que l'on veuille lui "interdire le plus digne usage de mon coeur et de ma raison." Enfin Nelson lui apprend les projets de mariage de Blanford et en meme temps il essaie de la con- vaincre que son amiti6 pour Blanford lui defend d 'aimer la jeune fille, ou du moins de donner libre cours a son amour pour elle. Blanford arrive et les pr6paratifs de mariage se font. Pendant la c6r§monie, il se rend compte que Coraly et Nelson s 'aiment et sa g6n6rosit6 lui permet de trouver une solution immediate a leur angoisse: "le contrat est dress6, l'on va changer les noms." Nelson 6pouse Coraly et tous deux n'oublieront "jamais qu'il est des 6preuves auxquelles 136 la vertu meme fait bien de ne pas s'exposer." A en croire Marmontel, L'Amiti6 a l'6preuve veut pein- dre des raoeurs bien diff^rentes. II nous pr6sente des h6ros anglais, une heroine indienne. C'est justement dans la pre sentation des personnages que Lenel voit 1'intention de Marmontel de "faire la legon aux rois," car les deux jeunes anglais ont appris tres jeunes qu'il faut d£fendre "les droits du peuple et de la liberty: un sourire de la patrie vaut mieux que la faveur des rois." Ces sentiments patrio- tiques ont £t£ soigneusement d6velopp6s "dans une de ces §coles de morale ou la jeunesse anglaise va 6tudier les de voirs de l'homme et du citoyen, s'6clairer 1'esprit et s’6- lever l'ame." La phrase semble anodine et de peu de conse quence; si aux yeux de Lenel elle implique une critique de ■ la situation politique en France sous Louis XV, nous nous devons de citer Saintsbury qui nous confie plaisamment que ' ' Friendship to the Test at least ought to find favour in England, if only for the first sentence, which is amusing to contrast with the appreciation by Gibbon and others of the English University system. (p. xxxvii) i Toujours selon Lenel, Marmontel aurait incorpor§ dans son conte, non pas "par hasard" car "ce ne sont pas la ::hoses banales dont on parle, surtout incidemment, sans avoir quelque raison de le faire, " (p. 299) un second pas sage qui est la conversation entre Blanford et le bramine a son lit de mort. Nous remarquons que c ’est le pretre indien q[ui introduit 1'expression "le Dieu de la nature, le Dieu bienfaisant," et l'Anglais la reprend pour calmer les 137 derniers instants du vieillard qui aurait voulu aller mourir sur les bords du Ganger II y a si loin d'ici au Gangel et puis (ne vous of- fensez pas de ma sincerity), c'est la puretfe du coeur que le Dieu de la nature exige; et si vous avez observ§ la loi qu’il a grav6e au fond de nos antes, si vous avez fait aux hommes tout le bien que vous avez pu, si vous avez 6vit6 de leur nuire, le Dieu qui les aime vous ai- mera. Au bramine, qui s'6tonfte qu'un homme si sage ne croie pas au meme dieu que lui, Blanford explique que sous des noms dif- f6rents c'est le meme Crfeateur que tous adorent. II y a des millions d'hommes sur la terre qui n'ont jamais entendu parler ni de Vistnou ni de ses aventures, et pour qui le soleil se leve tous les jours, et qui resjpirent un air pur, et qui boivent des eaux salutaires, et a qui la terre prodigue les fruits de toutes les sai- sons. Le croirez-vous? II y a parmi ces peuples, comme entre les enfants de Brama, des coeurs vertueux, des hom mes justes. L'6quit6, la candeur, la droiture, la bien- faisance, la pi§t6, sont en v6n6ration chez eux, et meme parmi les m^chants. 0 mon pere! les songes de 1'imagi nation different selon les climats; mais le sentiment est partout le meme; et la lumiere, dont il est la source, est aussi r6pandue que celle du soleil. Ainsi, "l'homme de bien," c'est-a-dire l'homme qui croit en i joieu, quel que soit le nom qu'il lui donne, peut mourir I itranquille. C'est cette id6e que nous retrouvons dans B61i- I saire, au d6but du chapitre XV "l’homme de bien est avec Dieu; il est assur6 que Dieu l'aime." Mais alors que dans L'Amities a 1'6preuve Marmontel pr§sente d'une maniere assez g6n6rale 1'id6e de 1'6galit6 de tous les hommes devant Dieu et qu'il le fait par 1'interm6diaire de deux Strangers dans une histoire d'amour, au contraire les lecteurs de Marmontel verront dans B611saire une condamnation tres vive des 138 principes de la th§ologie catholique visant le salut des infideles. Il affirme que les sages de 1'Antiquity ont droit au Ciel, et qu'en definitive la tolerance de toutes les idees est la seule sagesse politique. De toute evidence L'Amitie a l'epreuve n 1 a souleve au- cune protestation de la part du public ou des autorites, et nous n'y verrons nous-m§mes qu'un conte au debut duquel deux hommes sages 6changent des propos philosophiques. Le bra mine meurt bientot, mais Blanford continuera a representer, meme dans son absence, l'homme mur, d'une solidite d'esprit et d'un caractere inebranlables. Blanford etait plus beau que son ami; mais sa beaute, comme son caractere, avait une fierte male et serieuse. Les sentimens qu'il avait congus pour sa pupille tenaient plus de l'ame d'un pere que celle d'un amant; c'etaient des soins sans complaisance, de la bonte sans agremens, un interet tendre, mais triste, et le desir de la rendre heureuse avec lui, plutot que le desir d'etre heureux avec elle. Au contraire Nelson doue d'un caractere plus liant, avait aussi plus de dou ceur dans les traits et dans le langage. Ses yeux, sur tout, ses yeux avaient 1'eloquence de l'ame. Son regard, le plus touchant du monde, seiriblait p6n§- trer jusqu'au fond des coeurs, et lui menager avec eux de secretes intelligences. Les deux hommes ne se disputent pas 1'amour de Coraly, car Marmontel a pris soin de donner a Blanford le role d'un pere plutdt que celui d'un amant, dans son maintien et dans ses relations avec la jeune fille. Le conflit existe dans l'ame 3e Nelson qui ne veut pas trahir la confiance de son ami. Le personnage de Coraly ne nous 6meut pas parce que la jeune 139 Indienhe n'est, au fond, que le jouet des circonstances qui empdchent Nelson de rfepondre a son amour. Elle ne comprend pas, elle ne peut qu'aimer et se d^soler. Role n£gatif s'il en fut jamais uni Nous ne saurions terminer notre analyse de L'Amitie a 116preuve sans signaler ce qui frappa le plus Saintsbury a la lecture du conte. The curious coincidence by which Marmontel, just be fore "Nelson" was to become the most famous name in the history of the English navy, selected it for that one of his pair of friends who was not the naval one, will strike everybody. Mais il s'empresse d'ajouter pour nous rassurer "This, how- 22 ever, is a mere chance." L 1Edition de 1765 des Contes moraux avait offert au public les vingt-trois contes que nous venons d'analyser. Plus tard, beaucoup plus tard, Marmontel 6crira dix-sept contes, dont treize et le d6but du quatorzieme seront pu blics, comme nous l'avons d§ja dit, dans le Mercure de France de 1790 a 1792. La collection complete des Contes moraux de Marmontel, anciens et nouveaux, ne paraitra qu'en I 1806, six ans apres la mort de leur auteur. Trente ans avaient s§par£ les deux groupes de contes et un tel inter- valle qui avait vu passer l'§crivain de l'Sge mur a la vieillesse, a travers une fepoque politiquement tourment^e, devait forcement amener une difference dans le choix des 22 Saintsbury, op. cit.. p. 389. " 140 themes et se reflfeter dans le ton plus grave qu'il donna a leur realisation. S'ils [les nouveaux contes moraux] n'ont pas la dic tion enjou6e et brillante, toute la finesse, toute la grace attique des anciens, du moins nul appr&t ne les gate, et les sentiments qu'ils expriment sont toujours purs et touchants. Dans les anciens contes, les fleurs ornent parfois les 6carts d'une imagination jeune et vive. Dans les nouveaux, on ^oute sans scrupule les fruits d'une morale que n'altere aucun melange. Avant d 'entreprendre 1'analyse de la seconde s£rie de contes nous allons essayer de rfesumer brievement les points essentiels de la composition des contes que nous venons d'analyser. Nous allons nous permettre de grouper arbi- trairement certains contes pour faire ressortir la simili tude de leurs themes et pour §tablir l'emploi renouvel^ de personnages qui, a quelques details pres, se ressemblent 6trangement. Quand Marmontel ecrivit Alcibiade ou le moi, nous avons vu qu'il avait choisi de suivre la mode et qu'il avait com post un conte dans la veine licencieuse. Pour aider son ami Boissy, nouveau titulaire du Mercure de France, Marmon tel jugea bon de donner au public ce que celui-ci pr6f6rait, at il assura ainsi le succes imm^diat de son conte. Avec peu de variations dans le theme et dans la facture, puisque Boissy lui avait aussitot reclam6 "quelques morceaux du m€me genre," Marmontel se servira plusieurs fois des memes situa tions, parfois a peine d§guis6es sous un costume pseudo-grec, 23Saint-Surin, op. cit., XXVII, 36. ------- I4T oriental ou contemporain. Ses personnages appartiennent a une lignEe de types gEnEraux, et ils ne prEsentent jamais des traits particuliers qui permettraient de leur accorder une personnalitE distincte. Autour d'Alcibiade, le hEros du premier conte, nous avions trouvE une prude, une jeune fille, une veuve, une femme de magistrat et une courtisane. Dans Soliman II Marmontel diminua le nombre d'Episodes, mais nous y trouvons de nouveau une prude, une courtisane et une jeune fille. Nous devons reconnaitre que celle-ci a EtE 3ouEe par 1'auteur d'un caractere railleur et du "plus joli ninois qui soit dans toute l'Asie," et que grace a eux, loxelane prEsente plus d 'intEret que GlicErie dans Alci- aiade. Plus tard Marmontel dEveloppera ce personnage es- piegle de jeune amoureuse et en fera Agathe dans Le Connais- seur. Le Scrupule prEsente une heroine, elle aussi, a la recherche de 1'amour; mais malgrE 1'inversion des roles, nous y trouvons les Equivalents masculins des personnages EEminins des contes prEcEdents: un magistrat, un petit- ;naitre, un homme sage qui fait la legon a BElise. Ce philo- 3ophe, qui pour beaucoup reprEsenterait un aspect du carac tere de Marmontel, est le mEme homme mur, raisonnable, pa tient, qui saura remettre sur la bonne voie sa femme dans Le Mari svlphe, dans Le Bon mari. et conseiller le misan thrope dans Le Misanthrope corriqE. Avec Les Quatre flacons nous nous retrouvons en Grece. Les aventures du jeune hEros Alcidonis avec des courtisanes 142 n'offrent rien de nouveau, et la jeune veuve qu'il finit par fepouser ne sort jamais de son anonymat, malgrE l'introduc- tion dans son histoire d'un ton larmoyant qui jure avec 1'atmosphere lygerement licencieuse des premiers Episodes. Ce mdme ton larmoyant baigne Les Deux infortun6es. et la sensibility des deux personnages en devient outr^e, ce qui pourrait expliquer 1'omission de ce conte par Saintsbury et Leigh Hunt dans leurs Editions de contes choisis. Tout ou rien met en scene une autre veuve, C6cile. Elle aussi vacille entre un homme fegolste, qui veut la rendre l'esclave de ses plaisirs, et un homme vertueux et patient. Heureusement semble avoir plus d'esprit a cause du leitmotiv "heureusement" qui ajoute une pointe comique a 1'histoire de la marquise, mais nous y retrouvons le meme jenre d'Episodes lagers. Ainsi, les sept premiers contes de Marmontel peignent 1'amour sous ses diffbrents visages: libertin chez Alci- biade et Alcidonis, frivole chez B61ise et le petit-maitre dans Le Scrupule, ygoiste chez Ploricourt dans Tout ou rien, 3bstin£ chez Soliman dans Soliman II, comique chez la mar quise de Heureusement. plaisamment raisonneur avec le philo- sophe dans Le Scrupule, malheureux dans Les Deux infortunyes. flais malgry toutes les nuances que Marmontel a voulu intro- 3uire dans ses rycits, il a mis en scene des personnages qui i'existent et qui n'agissent que pour dymontrer le but de L'auteur: distraire le lecteur en lui prysentant un des 143 faibles ou un des ridicules de la nature humaine. Seules Roxelane dans Soliman II, par sa resolution tetue et espie- gle de se faire 6pouser, et la vieille marquise dans Heu reusement . par le piquant de son histoire, ressortent au milieu des marionnettes banales dont Marmontel a peupie ses contes. Dans quatre autres contes Marmontel a poursuivi son etude de 1'amour. Mais au lieu de le situer en dehors du mariage, comme il 1'avait fait, il fait de ses personnages des maris et des epouses qui par leur conduite ont mis en danger les liens sacres qui les unissent. Dans Le Mari svlphe et dans Le Bon mari c'est l'homme qui sait ramener sa femme dans le chemin de 1'amour conjugal. Le marquis de Volange dans Le Mari svlphe parvient a se faire accepter et aimer par Elise grace a un subterfuge qui tient du merveil- leux, tandis que Lusane dans Le Bon mari arrive a ses fins en rappelant a Hortence ses devoirs de mere et d'Spouse. Les deux contes ont ainsi rempli le but de 1'auteur qui btait de prouver qu'"il y a peu de femmes qu'on ne retint I ■ • dans le devoir avec de la raison, de la douceur et du cou rage" (Preface, Contes moraux. p. 5). Dans L'Heureux di vorce le role du mari, le marquis de Lisere, est effac6; il se s6pare de sa femme pour lui permettre de trouver ce gu'elle cherche: un amour brtalant de passion; mais il compte sur "la justesse de son esprit et sur l'honn§tet6 de son ame" pour la ramener au foyer conjugal. Ac§lie dans 144 La Femme comme il v en a peu prend le rdle jusque la rSserv6 au mari. C'est elle qui sauve le manage de la ruine et qui rappelle a M§lidor ses obligations de pere, d'6poux, de chef de famille. Les quatre contes ont pour conclusion le retour du bonheur au foyer, grace surtout aux maris qui savent des- siller les yeux de leurs femmes sur ce qui constitue 1'amour vrai. Ac61ie est diffdrente; elle a le sens des affaires et elle sait remettre de l'ordre dans le chaos que son mari, fepris de plaisirs, avait amen6 dans leur vie. Ac61ie est unique dans le groupe des personnages f£minins de Marmontel. Il nous a pr6sente des femmes soit vertueuses, soit faciles, soit raisonneuses, soit malheureuses; Ac61ie est une combi- naison de tous ces divers elements et il nous est impossible de decider si seule la vertu, ou la vanit6, ou un veritable souci de ramener le bonheur dans sa famille la fait agir. Le personnage manque de chaleur, et il prend quand meme sa place dans la collection de portraits peu convaincants que plarmontel nous a laiss^e. Les maris jouent un role secon- l idaire car ils servent de repoussoir a leurs femmes. L'ima gination de Volange, le bon sens de Lusane, la confiance de Lisere et la veulerie de M^lidor font ressortir les ten dances oppos6es du caractere de leurs Spouses. Dans deux des contes precedents, Le Bon mari et La Femme comme il v en a peu, les enfants avaient jou§ un role important dans la reconciliation finale. Dans La Mauvaise mere. La Bonne mere et L'Ecole des peres Marmontel veut 145 d&nontrer 11 influence n6faste ou bienfaisante d'un pere ou d'une mere. II n'a pas vraiment peint la famille, car il a plutot oppos6 deux personnages que cr6§ un groupe familial complet avec ses relations parfois complexes et souvent sta- bilisatrices. Madame Cor§e, Madame du Troene sont veuves, la femme de Timante meurt des les premieres pages. Madame Cor6e a un autre fils et Timante a aussi une fille, mais nous ne voyons jamais clairement les freres ou le frere et la soeur dans leurs rapports personnels. En effet, M. de L'Etang et Cor6e vivent sur des plans diffbrents, et Volny et Lucie ne sont ensemble que lorsque Ang61ique les r6unit. Volny qui au d£but est le type meme du petit-maitre, dont Marmontel nous avait dfeja fait le portrait dans plusieurs contes, a un revirement de caractere trop soudain pour que nous l'acceptions sans explication. Marmontel voudrait nous faire croire que la nature prudente et honnete du jeune jiomme n'6tait qu'endormie sous des apparences frivoles et I * v V dissipfees. Timante devient le modele du pere 6clair6, juge i hffectueux des actions de ses enfants, et nous le retrouve- rons dans Le Misanthrope corriq^ devenu M. de Laval, le pere "sage et vigilant" d'Ursule. Toutefois il jouera un role de oremiere importance dans ce conte, car sa philosophie de la vie r6conciliera le misanthrope avec le monde. Les por traits des deux meres dans La Mauvaise mere et dans La Bonne mere ont 6t6 faits avec un succes different. La stupidity de Madame Cor6e est 6vidente, et elle enleve au personnage 146 la force qu1une m6chancet6 innfee aurait pu lui donner. Au contraire, Madame du Troene, comme nous l'avons vu, est sympathique, et nous la suivons avec plaisir dans ses ef forts pour guider sa fille sans que celle-ci s'en doute. Le Misanthrope corricr6 est 1'exemple typique du conte dans lequel Marmontel a voulu presenter a ses lecteurs un point de vue particulier. Chaque ligne, chaque repartie ont pour but d'ajouter un argument a son exposition, et la pre sentation des personnages en souffre. Le misanthrope sera corrig6 en effet, mais comment aurait-il pu en etre autre- nent avec la force des exhortations de son voisin de cam- pagne? Le Philosophe soi-disant et Le Connaisseur offrent une satire sans venin. Elle est parfois un peu caustique, mais Ariste le "philosophe" et M. de Pintac le "connaisseur" sont ies personnages essentiellement comiques; il leur manque le sot6 tragique pour faire d'eux de vrais hommes, tir6s de la vie meme. Cependant, pour l'agrfement de la lecture, ce d§- faut est rachet6 dans Le Philosophe soi-disant par 1'esprit sonspirateur de la soci6t6 de Clarice quand elle decide de faire "marcher" le sot bonhomme. Marmontel, habitu§ de plu- 3ieurs salons, a simplement peint un milieu mondain qu'il nonnaissait remarquablement bien. Dans Le Connaisseur la jeunesse, 1’entrain des jeunes amoureux ajoutent un charme Lnfini au cercle de faux beaux-esprits dans lequel ils sont obliges de vivre. 147 Lausus et Lydie, Les Mariacres samnites furent 6crits parce que, selon Marmontel, ils pr^sentaient des "tableaux int6ressants." Par l'exemple du courage de Lausus, de la vertu de Lydie, de la LoyautS de leur ami Phanor, des quali t y guerrieres et civiques des Samnites, Marmontel voulait peut-£tre 6veiller des sentiments aussi nobles chez ses lec- teurs, mais 1’inspiration manque de souffle et Marmontel y rem6die par 1'exaltation du style. i Quelle nuit! quelle affreuse nuit pour Lydie! Eh! comment peindre les mouvements qui s‘§levent dans son ame, qui la partagent, qui la d6chirent, entre 1*amour et la vertu? Elle adore Lausus; elle d6teste M6zence; elle s'immole aux int6rets de son pere; elle se livre a l'objet de sa haine; elle s'arrache pour jamais aux voeux d'un amant ador6. On la traine a l'autel comme au sup- plice. Barbare M6zence, il te suffit de rfegner sur un coeur par la violence et par la crainte; il te suffit que ton Spouse tremble devant toi comme une esclave devant ! son maitre. Tel est 1'amour dans le coeur d'un tyran. Lenel, lui-meme, n'a pu leur trouver aucun m§rite, et il ac cuse leur m§diocrit6 sans management: II y a d'ailleurs dans son oeuvre deux r6cits, les seuls qui n'aient presque rien du XVIIIe siecle, qui nous ■ prouvent combien son imagination 6tait sterile, quand elle 6tait abandonn6e a elle-meme. Lausus et Lydie et I Les Mariages Samnites nous peignent les sentiments de la nature dans ce qu'ils ont de plus g§n6ral, de plus vague et de plus banal. Au contraire Annette et Lubin montre les talents de conteur de Marmontel, int6ress6 par un sujet qu'il n'avait pas eu a imaginer. II ne nous a pas rapport§ les details que son ami lui avait peut-etre donnas, mais nous pouvons 24 e * . Lenel, Un homme de lettres au XVIII siecle: Marmon tel. p. 233. - 148 croire qu'il d^veloppa le r6cit suivant sa fantaisie et il fit un petit conte pastoral de ce qui avait probablement 6t6 une histoire plutot scabreuse. Nous ne pouvons nous emp§cher de noter a nouveau la difference qui existe dans le ton entre Annette et Lubin et Laurette, non seulement dans la presentation des heroines Annette enjou§e, satisfaite de son sort de paysanne, Lau rette affligee de son humble condition— mais egalement dans le developpement du r6cit. Laurette est aussi une histoire d'amour mais entre deux etres de condition differente. La force des obstacles qui opposent 1'union legitimee du jeune couple s'affaiblit devant la veritable tragedie de Laurette: malgre toute une vie passee ensemble dans leur cabane et aux champs, le pere n'a pas su communiquer a sa fille la profon- deur de son affection. L'etonnement de Laurette quand elle apprend le chagrin que sa fuite a cause au vieux paysan pourrait donner au r6cit une emotion dramatique sans egale dans les contes de Marmontel. Malheureusement, celui-ci a i j^hoisi de faire de Laurette une femme sans caractere, le | jjouet de la volonte des autres. Dans La Bercrere des Alpes 1 'histoire des faux bergers :ious semble froide; seules les quelques remarques sur 1'ac cord du paysage Savoyard avec la tristesse des personnages y introduisent une note d'int§r£t. L'Amiti6 a l'&preuve commence avec la promesse d'un :heme de plus grande envergure. Nous sommes a 1'Stranger? 149 les raoeurs, les croyances sont diffferentes. Nous croyons un instant que Marmontel va entreprendre de donner a ses lec- teurs la legon qu'il leur offrira plus tard dans Beiisaire. Mais la discussion philosophique qui sert d 'introduction au conte n'a aucune suite, et le sujet reprend les proportions etroites d'une histoire dont les elements principaux: ami- tie, amour et loyaute— sont pour Marmontel plus importants que les personnages eux-memes. ! . . Ainsi les themes principaux des contes de Marmontel se limitent pour un grand nombre a la recherche de 1'amour vrai, meme si cette quete doit parfois prendre des detours licencieux. Marmontel a utilise dans ce dessein des person nages tir6s de son experience du monde. Malheureusement, pour n'offenser personne "pour moi, j'ai mieux aime detour- |ner les yeux et m'eloigner de mes modeles, que de les pein- jdre trop ressemblans," il a refuse de leur accorder un jcaractere plus defini qui aurait donne a chacun d'eux une jpersonnalite douee de traits particuliers qui n'appartien- idraient qu 1 a elle seule. I Les contes qui traitent de 1'amour conjugal ne varient avec les precedents que dans le fait qu'au lieu de trouver 1'amour au bout de leurs aventures, les heroines le retrou- veront au sein meme de leur foyer. Les idees de Marmontel sur 1'education des enfants, sur les rapports entre parents et enfants sont celles de son epoque. Loin d'etre un inno- vateur, Marmontel les a introduites dans ses contes seule- 150 ment quand elles pouvaient aider a preparer la conclusion voulue par lui. De famille paysanne, d'origine obscure, mais etabli confortablement dans la haute bourgeoisie et meme dans la noblesse, Marmontel a pris soin dans cette premiere serie de contes de ne presenter a ses lecteurs, et surtout a ses lec- trices, que des personnages tires de ces memes milieux. Nous n'y trouvons ni personnes de tres haut rang, de la Cour que Marmontel n'avait jamais eu 1'occasion de frequenter, ni paysans de basse condition qu'il ne connaissait que trop bien, mais que son public aurait desavoues. Car c'est la pr6cis6ment le point essentiel de ces premiers contes mo- raux. Par un hasard des plus fortunes, Marmontel avait en- fin trouve le moyen d'obtenir l'aisance financiere, l'inde- | jpendance qu'il avait si longtemps desiree. II sut donner au public ce que celui-ci voulait; il lui offrit des contes sans grand m6rite litteraire mais d'une lecture aisee qui pouvait plaire au plus grand nombre possible. i | Apres 1'edition de 1765 pour laquelle il avait prepare i i cinq contes nouveaux, Marmontel se langa dans d'autres occu pations, comme nous l’avons vu. Vingt-cinq ans plus tard il se souviendra des contes qu'il avait ecrits pour plaire a ses lecteurs. Accabie par l'age et par les evenements, Mar- nontel se remettra a composer des contes; mais alors ce sera pour se distraire lui-meme, pour permettre a son esprit 151 fatigue de cr6er un monde qui lui permette d'oublier le bou- leversement general que la Revolution avait amene. CHAPITRE V BELISAIRE ET LES INCAS Avant d'aborder 1'analyse des contes de la seconde p£riode, nous devons ouvrir une parenthese pour la conside ration des deux ouvrages de Marmontel qui se rattachent aux Contes moraux par leur composition et par leur caractere: Beiisaire et Les Incas. Nous avons rappeie, dans notre esquisse biographique de Marmontel, les circonstances de la composition et de la publication de Beiisaire et note le succes immediat de cet ouvrage a travers toute 11 Europe. Pour developper son traite de morale politique, Marmontel s'est servi du person- nage de Beiisaire, ancien general sous le regne de Justinien. Comme le souligne Grimm dans le compte rendu, qu’il donna le ler mars 1767 dans la Correspondance litteraire, de ce qu'il appelait "cette espece de roman, ou conte politique et moral," le nom de Beiisaire etait bien connu du public, car 1'histoire du heros romain avait ete le sujet de plusieurs tableaux. C'est d'ailleurs la contemplation de la reproduc tion de l'un de ces tableaux qui aurait inspire Marmontel. Il nous presente Beiisaire, aveugle et mendiant, au moment ou il veut rejoindre sa famille apres 1'emprisonne- 152 153 ment que l'envie et la jalousie des favoris de Justinien lui ont fait souffrir. A la fin d'une longue carriere consacrfee a la' defense de son pays et au service de son empereur, B61isaire en est maintenant r6duit a mendier, les yeux cre- v6s par ordre de Justinien. Arriv6 enfin au but de son voyage, Beiisaire a une s6rie d'entretiens avec un jeune Romain, Tibere, et un autre interlocuteur qu'il croit etre le pere de Tibere; en r6alit§ ce troisieme personnage est Justinien, 1'empereur lui-meme. Marmontel a divis§ son ouvrage en seize chapitres. Les six premiers servent d 1 introduction au theme principal, car ils nous font suivre les pas lents mais fermes du vieux i g6n§ral en route vers le chateau familial. Chaque soir, il doit demander asile, le long du chemin, pour lui et pour son guide, et il a ainsi 1'occasion d 1entendre les conversations de ses diff^rents hotes, de connaitre le d6couragement, la 0 nalveillance, parfois la douleur profonde que la decadence l s. jle 1'empire de Justinien provoque chez ses sujets ou aupres ! ! fle ses ennemis. Beiisaire, a chaque occasion, rappelle a tous, en particulier au jeune officier romain Tibere, la grimautfe que le bien-etre de leur patrie doit conserver dans Leurs coeurs et, quoique lui-meme victime de 1'injustice de L'empereur, il redit son dfevouement et sa loyaut6 pour Justinien. Marmontel fait revivre pour ses lecteurs les circons- tances de 1'emprisonnement de Beiisaire, les vaines demarches ^ de sa femme aupres de 1’imp^ratrice et des favoris de Jus tinien pour la liberation de son mari. Quand le peuple me nace de se soulever contre 1'incarceration de l'illustre general, 1'empereur le fait relacher, non sans avoir pris la precaution de lui faire crever les yeux pour le mettre hors d'etat de reprendre son role de chef d'armee. Arrive enfin au terme de son voyage, Beiisaire a la douleur de perdre sa femme, tu6e par le choc de voir son mari aveugle et infirme. Le jeune Tibere, qui avait devanc6 Beiisaire pour annoncer son retour, offre ses consolations et exprime le respect profond qu'il ressent pour 1'ancien general. Ayant rejoint 1'entourage de Justinien, le jeune officier rfepete les pro- pos de Beiisaire et, rempli de remords, 1'empereur decide d'aller rendre visite au tragique aveugle. Il se fait pas ser pour le pere de Tibere et demande a Beiisaire d'eclairer son fils de ses conseils et de lui permettre de recevoir les fruits de sa sagesse. C'est ainsi que commencent les entretiens entre Beii saire, Tibere et Justinien. Beiisaire parle d'abord de la vraie noblesse, celle de sentiment plutot que de naissance, il fait 1'eioge du courage qui doit surmonter toutes les vicissitudes. Les difficultes qui pourraient accabler l'homme sur le trone sont moins graves s'il sait reconnaitre la voix de la vertu et suivre ses conseils. C'est cette neme vertu qui permettra a un jeune prince de s'6tudier lui- neme et d'6tudier les hommes pour trouver la v6rit6 et la 155 justice. Le succes de cette recherche bannira l'occupation la plus funeste des gens de cour: 1’intrigue. Au cours de plusieurs entretiens Beiisaire parle des problemes que crEe un empire trop vaste, de la nEcessitE d'Etablir des lois justes, simples a comprendre, et de main- tenir un systeme d'impots qui n 'accable pas le peuple. C'est de la misere du peuple que se nourrit le luxe des gens de cour et Beiisaire fait le proces du luxe dont 1'Elimina tion remettrait en faveur "les moeurs hEroiques," c'est-a- dire la frugalitE et 11 amour de la patrie. BElisaire dEcrit les diverses Etapes dans le redressement des coutumes qui feraient un pays vigoureux et glorieux d'un empire dEcadent comme celui de Justinien. Mais une autre calamitE peut causer la ruine d'un em pire, et nous arrivons enfin au chapitre XV, celui qui of- fensa la Sorbonne et lui fit jouer un role ridicule dans 1'attaque qu'elle mena contre l'ouvrage de Marmontel. Dans ce chapitre Marmontel dEpeint, par l'entremise de BElisaire, le plus grand ennemi d'un Etat: le fanatisme. Le Dieu que BElisaire adore est bon et juste. Tous les homines qui ont vEcu vertueusement trouvent leur place devant le trone de Dieu, meme les hEros paiens, car les exigences de la con science ont existE de tout temps et la rEvElation que cer tains considerent essentielle au salut de l'ame n'est que le "supplEment" de cette conscience. Toute autre croyance qui restreint les vEritEs de Dieu a des points de doctrine fait 156 naitre le fanatisme que Marmontel d6£init ainsi: "Le fana- tisme n'est le plus souvent que l'envie, la cupidity, l'or- gueil, l'ambition, la haine, la vengeance qui s'exercent au nom du ciel." Chaque homme doit etre libre de r^pondre de son ame, et pour que nul ne se mfeprenne sur les sentiments de Beiisaire, il termine cet entretien sur un dernier appel a la tolerance: "Byiisaire est pieux et juste: il aime son Dieu, il d§sire que tous l'adorent comme lui; mais il veut que ce culte soit volontaire et libre." Dans le chapitre final, 1'empereur d§voile son identity et ramene Beiisaire a la cour ou le vieux g6n§ral termine ses jours dans la tran quillity et l'estime. II est inutile de reprendre, apres Lenel, les details de 1‘attaque de la Sorbonne contre Beiisaire et de la con- duite de Marmontel durant les longs mois de discussions et d'accusations qui aboutirent finalement a la censure de 11ouvrage. Quoique, comme l’a dit Lenel, le monde moderne soit "imprygny de son esprit," le quinzieme chapitre ne peut plus se lire avec un intyr€t ryel. Les dissertations de Byiisaire sont lourdes; rien dans la conduite du rycit n'y- veille la sympathie du lecteur, et l'esquisse du sentiment amoureux qui nait entre Tibere et la fille de Byiisaire est faiblement exycutye. Les ennemis de Marmontel, en particu- lier l'abby Coger, avaient accus§ 1'auteur d*avoir copiy Fynelon et travesti Tyiymaque. Les trois personnages prin cipaux peuvent rappeler Mentor, Idomynye et Tyiymaque; les ------ j -57 chapitres sur le gouvernement de l'6tat, sur le luxe, re-- mettent vaguement en ra6moire les critiques indirectes que F§nelon avait adressSes a 1'amour du luxe et a la passion de la guerre de Louis XIV. Malheureusement on ne retrouve nulle part dans les entretiens de B61isaire la grace, l'ai- sance po§tique de la prose de F6nelon. En effet, "les en tretiens de Beiisaire ressemblent beaucoup a des sermons et ... le bonhomme vous endort son lecteur comme un moine qui pr^che. Lenel a vu dans Les Incas la suite naturelle de B61i- saire, car Marmontel y reprend le theme du fanatisme. Il avait commence a 6crire ce nouvel ouvrage sous le titre Les Mexicains l'ann^e m§me ou avait paru B61isaire. Dans la r£- ponse qu'il envoya a un Anglais de la Caroline, qui 1'avait remerci6 d'avoir 6crit Beiisaire. Marmontel exprime des sen timents dans lesquels nous retrouvons le sujet des Incas: Vous etes, monsieur, sur le grand theatre des hor- reurs qu'on a exercfees au nom du ciel. L'abominable sys- teme de 1'intolerance et de la persecution doit vous frapper encore plus vivement que nous. C'est des bords ensanglantes du Mexique, et de la Fioride, de S. Domingue [sic,] et de Cuba, du Darien et du Perou, que le cri de l'humanite s'eieve contre l'absurde impiete d'un zele pers6cuteur et destructeur: c'est la qu'on voit bien manifestement que la superstition n'a jamais ete que 1'instrument des passions humaines, et le pretexte de leurs forfaits. Heureusement le masque tombe, et l'hypo- crisie du fanatisme se voit arracher son manteau. (Oeuvres, III, 321) Dans sa d6dicace des Incas au roi de Suede, Marmontel dit vouloir rouvrir "la plus grande plaie qu'ait jamais faite au ^Grimm, Correspondance, VII, 252. 158 genre humain le glaive des pers6cuteurs." Et dans la pre face il donne une definition du fanatisme qui d£veloppe celle qui se trouve dans Beiisaire: Par le fanatisme, j'entends 1*esprit d'intolerance et de persecution, 1'esprit de haine et de vengeance pour la cause d'un Dieu que l'on croit irrite, et dont on se fait les ministres ... Le but de cet ouvrage est done, et je 1'annonce sans detour, de contribuer, si je le puis, a faire detester de plus en plus ce fanatisme des- tructeur; d'empecher, autant qu'il est en moi, qu'on ne le confonde jamais avec une religion compatissante et charitable, et d 'inspirer pour elle autant de veneration et d'amour, que de haine et d'execration pour son plus cruel ennemi. II se propose d'etablir une distinction tres nette entre le fanatisme et la vraie religion, de montrer les ravages que causerent les premiers conquerants espagnols dans le Nouveau- Monde. Marmontel ne condamne pas tous les colonisateurs; Bartolome de las Casas, le defenseur des Indiens, est un de ceux qu'il admire, et il lui oppose des personnages cruels et destructeurs tels que Valverde et Hernando de Luque, le premier 6v£que du P6rou. Marmontel nous pr£sente les Incas a l'6poque ou 1'em pire du P6rou se prepare a c61§brer la f§te du soleil. Il 36crit les jeux et les festins; il passe en revue les cou- tumes et les lois du pays. L'adoration du soleil est per- p6tu6e par les devotions de trois vierges, et nous assistons a la consecration de trois jeunes Indiennes. L'une d'elles, Cora, semble h§siter et se troubler pendant la ceremonie des offrandes qui precede la consultation des oracles. Le roi at ses sujets sont terrifies par le presage de calamit€s 159 inuninentes. Une troupe d'Strangers arrive. Ce sont des Mexicains qui viennent chercher asile au P§rou. Ils ra- content la destruction de leur pays aux mains des Espagnols sous le commandement de Cortes. Ils relatent les efforts du chef des Aztecs, Montezuma, pour sauver son peuple. Mal- heureusement la rapacit§ des .Espagnols et la sauvagerie de leur conduite avaient exacerbfe la fureur des Aztecs et, au cours d'une bataille, Montezuma a £t6 tu§; ses sujets ont pris la fuite et voudraient trouver asile au P6rou. Entre temps, les Espagnols continuent a saccager, a ruiner les pays qu'ils envahissent, a supplicier leurs pri- sonniers. Les expeditions continuent et de nouveaux com mandants espagnols arrivent, entre autres Pizarro. La repu tation de ce dernier eveille 1'admiration de jeunes offi- ciers qui veulent l'aider dans ses projets de conquete. L'un d'eux, Alonzo de Molina, encourage Bartolom6 de las Casas, que l'on a d§ja surnomme "le Protecteur des Indes," a 11accompagner jusqu'au campement de Pizarro. La, une Lutte sourde s’engage entre las Casas et Hernando de Luque, car celui-ci veut piller le pays et s'emparer des biens des Endiens. Bartolom6 de las Casas retourne parmi ses amis mexicains, tandis que les Espagnols continuent a d§truire 3yst6matiquement les provinces qu'ils envahissent. A la suite d'un naufrage, Alonzo trouve asile aupres d'Atiliba, un des fils de 1'empereur du P6rou. Atiliba, qui a regu la moiti6 de 1'empire du P6rou a la mort de son pere, 160 se voit maintenant menaces de perdre son heritage, car son frere, Huascar, exige qu'il devienne son vassal. L'Inca de cide de consulter les oracles et la jeune vierge Cora sert l'offrande. Alonzo la voit, l'aime, et en est aim§. Le village des Incas est bati autour d'un volcan qui fait Eruption peu de temps apres la c6rbmonie a laquelle Alonzo avait assists. Dans la confusion gbnbrale il enleve Cora de 1'asile des vierges; il la sbduit, mais il doit la reconduire au temple, car la fuite de Cora serait punie par la mort de tous les membres de sa famille. Alonzo part pour Cusco ou il veut essayer de convaincre Huascar de faire la paix avec son frere Atiliba. Ses efforts bchouent, et a la suite d'une bataille, Atiliba, le rOi de Quito, est le vain- queur. De retour a Quito, Alonzo apprend la condemnation a mort de Cora qui porte leur enfant. Le jeune Espagnol s'ac cuse d'avoir entrainb la jeune Indienne. Il la defend de vant le peuple et obtient 1'absolution de Cora, qu'il epouse bur le champ. ! Pizarro part en Espagne et constate des son arriv^e que [les inquisiteurs de la foi ont fait du pays un immense bu- I cher. Toutefois il accomplit sa mission, qui 6tait d'obte- lir sa nomination de vice-roi des pays qu'il allait conqu6- rir pour son roi. II retourne a Saint-Domingue ou il re- trouve Bartolomb de las Casas mourant. II continue son voyage jusqu'a Panama d'ou il embarque pour l'Am^rique du 3ud. Partout les Indiens se soumettent devant la puissance 161 des troupes espagnoles, et, arrive devant Quito, Pizarro fait parvenir a Alonzo un message de las Casas, lui deman dant de servir d 1intermfediaire entre les Espagnols et les Indiens de Quito pour eviter de nouveaux massacres. Alonzo intervient aupres d'Atiliba, qui decide de faire confiance aux Espagnols. Les deux chefs ont une entrevue. Malheureu- sement le fanatique Valverde, qui fait partie de 1'entourage de Pizarro, incite les soldats espagnols au massacre. La troupe des Incas est detruite; Alonzo est grievement blessfe; Atiliba est fait prisonnier. Pizarro, qui avait ete de bonne foi, regrette profondement la fureur meurtriere de ses soldats. Mais le fanatisme va rendre impossible toute ami- tie entre les Indiens et les Espagnols. Alonzo mourra de ses blessures. Cora ira expirer sur le tombeau de son mari, et Atiliba sera etrangie dans sa prison. Le P6rou, a partir de ce moment-la, sera en proie aux ravages des Espagnols qui finiront par s'entretuer pour les richesses des Indiens. Pizarro, lui-meme trahi par les siens, sera assassin^ a Lima. Et le Fanatisme, entoure de massacres et de debris, assis sur des monceaux de morts, promenant ses regards sur de vastes ruines, s'applaudit, et loua le ciel d'a- voir couronne ses travaux. Malgre le d6veloppement que Marmontel avait donne au theme du fanatisme et de ses consequences, Les Incas ne con- lurent pas le succes de Beiisaire. Dans ses Memoires, 1'au teur ne leur accorde qu'une tres courte mention. II se trouvait a Aix-la-Chapelle, "j'avais des heures solitaires," - - 162 §crit-il, "je les employais au travail. Je faisais Les Incas." Il passa dix ans a preparer son nouvel ouvrage pour la publication, alors que trois mois lui avaient suffi pour Beiisaire. Dans Les Incas. Marmontel aurait voulu presenter un tableau convaincant des ravages que cause le fanatisme religieux. Il importe peu qu'il ait alt6r6 la v§rit6 his- torique, chang6’ le caractere de certains personnages; mais, ce qui est un d6faut plus grave pour l'int£ret dramatique qu'un tel sujet aurait pu avoir, il a voulu faire des Incas une vaste composition d'6v6vements trop divers, errant ainsi un tableau qui manque de force. Car, s'il a d§crit la cru- aut£, la sauvagerie des conqu§rants espagnols, nous ne I sommes pas convaincus, en lisant Les Incas, que c'est au nom de la religion chrfetienne que les Espagnols massacraient les Indiens. L'attrait de l'or et des richesses semble avoir jou6 un plus grand role dans la plupart des tueries. Les Indiens, eux-memes, souffrent d'ambition et de cupidite, puisque Huascar et Atiliba, les deux fils de 1'empereur du P6rou, se disputent 1‘heritage de leur pere. L’idylle du | jeune Espagnol, Alonzo, et de la jeune P§ruvienne, Cora, est vou6e a une fin tragique, et elle ne pr§sente qu'un court triomphe de 1'amour, qui ne connait ni loi ni religion. Beiisaire avait soulev6 une controverse fetonnamment anim6e; Les Incas ne causerent que peu de remous. Dans la preface de l'6dition originale de 1777, Marmontel lui-m§me avoue ne pas savoir comment d6finir la forme qu'il a donn6e 163 a son ouvrage: "Il y a trop de verite pour un roman, et pas assez pour une histoire. Je n'ai certainement pas eu la pretention de faire un poeme." Lenel n'a pas hesite a juger Les Incas "le meilleur roman 6pique ou poeme en prose que notre litterature ait produit du Teiemaque aux Martyrs." Mais alors que Beiisaire avait eu le seul merite de paraitre a propos, dix ans plus tard la lutte entre l'Eglise et les philosophes etait apaisee et Les Incas parurent a une epoque ou l'interet pour les ouvrages a these politique, philoso- phique ou religieuse avait disparu. Nous avons dit que Beiisaire et Les Incas peuvent se rattacher aux Contes moraux par leur composition et par leur caractere. En effet, quoique parti d'une donnee historique, Marmontel a fait, dans les deux ouvrages que nous venons d'analyser, surtout dans Les Incas. une grande place a 11 in vention. Et dans les deux egalement, 1'intention morale de 1'auteur a supplante toute autre preoccupation. Dans Beii saire, Marmontel a voulu rappeler les qualites essentielles d'un chef d'6tat; il a surtout voulu souligner 1'importance de la tolerance dans les affaires religieuses d'un pays. Mais, en faisant de Beiisaire une serie d'entretiens moraux, Marmontel a donne au public de 1767 un traite important par les idees qu'il contient, plutot qu'un roman, puisqu'il ne s'y trouve ni caracteres, ni intrigue. Dans Les Incas. Marmontel a ins6re plusieurs episodes fictifs qui supportent Le theme principal. Ainsi, le sejour parmi les Indiens de ------------------------- — - 164 Gonsalve, fils du tyrannique Davila, et l'idylle d'Alonzo et de Cora, d§montrent la possibility d'entente, d'amitiy ou mime d'amour entre etres humains, quand le fanatisme n'a pas ravagy leurs coeurs. Mais Byiisaire et Les Incas ajoutent peu a notre ytude de Marmontel dans son role de conteur, car si le premier conte Byiisaire, manque des yiyments nycessaires a une oeuvre d 1 imagination, c'est-a-dire d1intrigue et de carac- teres, Les Incas, au contraire, en ont une telle profusion que 1'unity d “action, dont parle Marmontel dans sa dyfini- tion du conte, se trouve dytruite. Nous devons nous rappe- ler que Byiisaire et Les Incas n'ont pas yty ycrits, comme le furent les Contes moraux. pour divertir les lecteurs, tout en leur glissant quelque enseignement familier. Mar- nontel avait congu Byiisaire, comme nous l'avons vu, sur ce qu'il croyait ytre son lit de mort, et Les Incas dyveloppent la pensye maitresse de Byiisaire. Espece de romans, ou contes politiques et moraux, pour emprunter 1'expression de Srimm, Byiisaire et Les Incas nous montrent surtout que Marmontel se pryoccupait de temps a autre de themes plus wastes que ceux qu'il avait offerts dans ses premiers contes noraux. CHAPITRE VI LES CONTES DE LA SECONDE PERIODE Comme nous le savons, malgre les exhortations de Vol taire qui le conseillait amicalement: Vous devriez bien nous faire des contes philosophi- ques, ou vous rendriez ridicules certains sots et cer- taines sottises, certaines m§chancet6s et certains m§- chants, le tout avec discretion, en prenant bien votre temps ...1 Marmontel devait attendre trente ans pour donner au Mercure 3e France le premier conte d'une nouvelle s§rie qui allait finalement en compter dix-sept. Au cours de ce long inter- valle la plume de Marmontel n'avait pas ete inactive. Beii saire, Les Incas. les articles qu'il ecrivit pour l^Encvclo- aedie. les canevas qu'il cr6a pour 1'op6ra-comique, ses cemaniements d'operas, ses fonctions d'historiographe firent 3e Marmontel un litterateur 6nergique et d'actualite. Mais pour notre etude des contes de Marmontel et de Leur place dans 1'evolution du genre, nous devons surtout reconnaitre que ces trente annees avaient 6te capitales pour Le d6veloppement du conte. Comme l'a note Petit de Jule- ville: "le conte, vers la fin du XVIIIs siecle, verse de ^Voltaire, Oeuvres completes (Paris, 1877-1885), XLIII, L06-107. ________________________: _______1^5______________________________ 166 2 plus en plus du c6t§ du roman, alors dans tout son Sclat." En effet, en 1762, Jean-Jacques Rousseau avait publi£ Julie ou la Nouvelle H^loise, livre qui, malgr£ son aspect "omni bus, " peut §tre consid6r6 comme un des premiers vrais ro mans, au sens moderne du mot. Rien ne semble avoir s6rieu- sement entam6 la constatation d'Andr6 Le Breton, faite il y a d6ja plus de soixante ans: II n ’y a pas de plus grande date, apres Manon Lescaut. dans l'histoire du roman au XVIIIe siecle. Par elle I - La Nouvelle H61oise1 le roman s'est plac6 au premier rang parmi les genres litt^raires ... et des effets produits par l'H61oise voici celui qui s'apergoit d'abord: Rous seau ayant 6crit un roman, tout le monde en a voulu faire.3 Pourtant, si La Nouvelle Hfeloise conf^rait au roman un "standing" qui lui avait manqu6 jusqu'alors, le genre ne se ctefinit pas tout de suite, pour cela, en termes nets et cat^goriques— t§moin la s6rie de romans qui d^coule de La Nouvelle H§loise. Le Breton y distingue trois courants principaux: ... le roman d'amour qui veut etre, a 1’instar de 1*H§- loise, une glorification ou tout au moins une 6mouvante peinture de la passion ... (p. 308) ... en second lieu le roman pastoral ou idyllique. S'il n'est qu'une vari6t6 du roman d 1amour, il se dis tingue n£anmoins des pr6c6dents, et de deux manieres, par le cadre qui est champetre, et par 1*innocence des moeurs qu’il repr6sente. (p. 309) ... une troisieme cat6gorie de romans, celle du roman pfedagogique: auteurs, Mine de Genlis et Berquin. (p. 312) 2 Petit de Juleville, Histoire de la lancrue et de la littferature francaises des oriqines a 1900. VI, 483. 3 © s Andr€ Le Breton, Le Roman au XVIII siecle (Paris, 1898), pp. 305-307. 167 II est a noter que le roman pastoral ou idyllique— que ce soit Estelle et N6morin de Florian ou Paul et Virginie de Bernardin de Saint’ -'Pierre— verse souvent dans le conte tout pur, et que les "romans" p6dagogiques de Madame de Genlis sont, a leur maniere, des Contes moraux. Les memes hesitations se refletent dans la curieuse oeuvre de Restif de la Bretonne, 6crite vers la meme §poque. Dans 1'immense production de cet ecrivain "primitif" qui se voulait disciple de Rousseau, on trouve des flots de sensi- blerie et de declamations moralisatrices. Meme dans La Vie de mon pere (1779), tenu generalement pour un des meilleurs livres de Restif, les tableaux de la vie paysanne ont, le plus souvent, 1'atmosphere factice des peintures d'un Greuze. Mais eparpilies tout au long de 1'oeuvre amorphe de Restif, il y a des croquis d'un realisme brutal et meme sca- breux qui montrent, comme le dit Le Breton, combien Restif "veut peindre la vie telle qu’elle est, melfeed'un peu de bien et de beaucoup de mal" (p. 315). Bien avant La Vie de mon pere, par exemple, Restif avait publife Le Paysan per- verti (1775), roman 6pistolaire ou l'on trouve le prototype du Vautrin de Balzac. C'est au cours de ces ann6es que le vrai roman fait son apparition. Pourtant, un seul 6crivain parvint r6ellement a 6crire un roman "parfait" et seirible s'§tre fait une idfee nette du genre tel qu'il sera compris par un Stendhal et un Balzac. Nous parIons, bien entendu, de Choderlos de Laclos, dont Les Liaisons dangereuses virent 168 le jour en 1782. Ce qui importe pour notre 6tude, c'est qu'entre 1762 et 1782 le gout du public fevolua tres rapidement. Les change- ments dans le climat politique et social allaient en s'ac- c61§rant; la Revolution se pr§parait. Nous insistons sur ces dates pour que l'on puisse juger, au cours de 1'analyse des contes de Marmontel de la seconde s6rie, de combien ils sont anachroniques. Si, vers 1760, la premiere s£rie avait trouve un public avide de morale 16gerement conseiliee et coquettement pr6sentee, 1'avalanche d'ouvrages de meme ton, trente ans plus tard, contribua sans doute a r6duire au minimum 1'int6ret des Nouveaux contes moraux. Mais surtout, le gout du public avait change. En 1790, date de la publi cation du premier conte de la nouvelle serie, le conte moral a la Marmontel est un anachronisme. Et nous nous demandons si cet aspect anachronique n'explique pas, dans une large mesure, le manque d'interet que les critiques et les ama teurs du XVIIle siecle ont t6moigne pour ces Nouveaux contes moraux. En 1806, Leigh Hunt, qui allait jusqu'a 6crire que "Marmontel improved upon Voltaire as Voltaire improved upon 4 v others," n'a guere mentionne les Nouveaux contes moraux. Saintsbury attire notre attention sur deux contes seulement: "Le Tr6pied d'H61ene is a lively and well kept up specimen of the classical tale with a purpose. And La Cassette ... 4Leigh Hunt. Classic tales, serious and lively, p. 232. 169 could rank very veil with all but the best of the tales here 5 presented." Lenel, lux-meme, accable les dernxers efforts de Marmontel: ... 1'imagination, d6ja un peu courte d'haleine dans les premiers Contes, s'est encore ralentie dans les derniers. Les dfefauts que nous avons signal&s dans la seconde ma- niere de 11 auteur des Contes moraux s'accentuent de plus en plus: la sensibility s'exacjere, le r£cit s'allonge a perte de vue, le naturel d^g^nere parfois en vulgarity, 1'idye manque de vigueur et le style de nerf.8 Saint-Surin a pryfyrG n'en noter que ce qu'il y avait trouvy d'agryable: S'ils [les Nouveaux contes moraux] n'ont pas la dic tion enjouye et brillante, toute la finesse, toute la grace attique des anciens, du moins nul apprGt ne les gate, et les sentiments qu'ils expriment sont toujours purs et touchants. Dans les anciens contes, les fleurs ornent parfois les ycarts d'une imagination jeune et vive Dans les nouveaux, on cjoute sans scrupule les fruits d'une morale que n'altere aucun myiange ...7 Barante, qui voulait dyfendre Marmontel du manque de godt dont il avait yty accusG dans les premiers contes, ycrit: Au reste, Marmontel a depuis publiy d'autres contes, ou il n'a pas essayy de reproduire les nuances passa- geres de ton de la sociyty, et ils ont plus d 'intyret et de simplicity que les premiers.8 L'abby Morellet, ami et parent de Marmontel, a cru voir dans ^Saintsbury, Prefaces and Essays (London, 1933), p. 402. 6 © % Lenel, Un Homme de lettres au XVIII siecle: Marmontel p. 5 5 1 . 7 Saint-Surin, Nouvelle biographie universelle. ancienne et moderne, p. 36. O Barante, De la littyrature francaise pendant le dix- luitieme siecle (Paris, 1824), p. 277. 170 les Nouveaux contes moraux 1'influence d'une vie enfin as- sagie et paisible: Ses anciens contes, fruits d'une imagination jeune et vagabonde, se ressentent d'une sorte de libertinage de l'esprit. Les nouveaux, Merits dans une situation plus calme, aupres de sa femme et au bruit des jeux de ses en fants, sont plus pres de la nature qui se fait mieux en tendre a la maturity de l'Sge et dans le silence des pas sions. Mais Marmontel nous avait d6ja dit dans ses Mfemoires qu'il s'etait remis a ecrire des contes pour fuir ces reflexions fatigantes dont la continuity pouvait se terminer par une noire m61ancolie ou par une fixite d'i- d£es, plus dangereuse encore pour le faible et fragile organe du bon sens. (Ill, 339) Ou reside la verity? C'est pour repondre a cette ques tion que nous passons a 1'analyse de ces contes dans le des- sein d'en souligner tout ce qui fait leur interet. Le premier conte de la nouvelle serie, La Veiliee, est divise en neuf "histoires" qui furent publiees separement de janvier a septembre 1790. En reality chacune de ces his toires est un petit conte ind6pendant. Seul leur mode d * in troduction les presente comme un tout, et le titre explique les circonstances qui ont amene leur composition. C'est au cours d'une soiree passee a la campagne, pendant une "veil- iee" que les invites sont pri6s par la maitresse de maison, Madame de Verval, de faire revivre l'evenement le plus heu- treux de leur vie. Sous cette guise Marmontel nous donne un raccourci, une recapitulation des qualites morales, des g Abbe Morellet, Eloge de Marmontel dans Oeuvres com pletes de Marmontel (Paris, 1818), p. xiv. 171 actions vertueuses qui sont n6cessaires au bonheur de l'homnie. Car telle sera la conclusion de la maitresse de maison ... de tous les moments de joie et de bonheur que nous venons de nous rappeler, il n'y en a pas un seul qui ne soit le prix ou d'un sentiment vertueux ou d'une action de bienfaisance. Tant il est vrai qu'il n'y a rien de mieux a faire pour etre heureux que d'etre bon. De plus d'int6ret pour nous est 1'impression tres nette a lire ce premier conte avec ses neuf histoires diff6rentes que Marmontel se remit a la composition des contes par de- gr6s, car peu a peu il donne plus d 'importance a 1'intrigue de chaque histoire et ce qui 6tait suppose n'etre qu'un des §v6nements les plus heureux de la vie du narrateur devient, surtout a partir de la sixieme histoire, un veritable conte a denouement heureux. Dans le Mercure de France, les cinq premieres histoires de La Veill6e ont entre sept et treize pages de longueur chacune, tandis que les quatre dernieres en ont entre quinze et trente et une. La premiere histoire, celle de Dervis, rappelle a ses auditeurs, et partant aux lecteurs de Marmontel, qu'un pere, sharg6 de 1'Education de ses enfants orphelins de mere, doit joindre a la fermet6 de caractere 1'affection parfois indul- jente d'une mere, pour que le coeur de ses enfants puisse se 36velopper pleinement. D'Ormesan avait observ§ avec crainte les sollicitations i.nt€ress£es de plusieurs personnages d ' importance aupres de 3on fils qui en quality d'avocat du roi devait juger un _____ 17: proces intents a une pauvre veuve. MalgrS les promesses, a peine voilSes, de recompense, s'il fait pencher la balance de la justice en faveur des dignitaires, le fils de d'Orme- san prononce un plaidoyer qui rend "sacrSs les droits du malheur et de la faiblesse." II avait ainsi agi selon "I1esprit de la loi, qui n'est jamais ni rusSe ni fraudu- leuse, et dont 1'essence est la simplicity, la droiture et la bonne foi." QualitSs morales que le jeune avocat possS- dait, a la grande satisfaction de son pere. La fille de la maitresse de maison, Juliette de Verval, aime tendrement sa nourrice qu'elle revoit chaque annSe avec joie. Mais de grands frais de maladie ont ruinS la paysanne et sa famille. L'aisance dont ellesjouissaient a disparu. Juliette voudrait trouver un moyen de les aider. En songe elle voit sa famille nourriciere installSe dans un coin verdoyant et fertile de la propriStS de son pere. Celui-ci, auquel Juliette raconte son reve, le realise. Comme le philosophe de Pruli dans Le Scrupule et Monsieur de Laval dans Le Misanthrope corriqfe, le pere de la jeune fille sait qu'a la campagne on peut "faire beaucoup de bien a peu de Erais." En secourant une famille de paysans dans la d£- Lresse, Monsieur de Verval fait en meme temps oeuvre pra tique, puisque le moulin qu'il a fait construire pour eux "est commode pour tout le voisinage; il enrichit de bonnes gens; il m'acquitte envers eux; il embellit mon pare, il y ?r6sente un tableau vivant, et il augmente mon revenu." 173 Madame de Verval, la mere de Juliette, rappelle pour ses invites un autre incident de la vie de la famille pay- sanne dont sa fille vient de parler. La soeur de lait de Juliette est amoureuse d'un jeune villageois, mais une ques tion de dot empdche leur mariage. Le chatelain vient de nouveau a la rescousse et quand le frere de lait de sa fille, a son tour, a besoin d'aide pour 6pouser celle qu'il aime, le pere de Juliette aplanit les difficulty, en accordant aux deux families des baux §quitables, g6n6reux meme. Grace a lui les deux jeunes couples connaissent le bonheur d'etre unis le meme jour. L'Episode fait ressortir la bont6 de M. de Verval, 1'intferet qu'il prend a voir les habitants de son village heureux de leur sort. La jeune paysanne Louise rappelle une autre heroine de Marmontel, Laurette, car elle aussi est tres jolie. Elle aussi attire tous les yeux, mais a l'oppos6 de Laurette ... son aimable modestie lui faisait pardonner meme par ses compagnes, la gloire de les effacer: car l'envie n'est pas toujours aussi injuste qu'on le pense; et les avantages qui la blessent sont le plus souvent ceux dont on fait vanit6. Loin de se pr6valoir des siens pour hu- milier ses compagnes, Louise avait toujours l'air de s'oublier seule, et de c6der aux autres les hommages qu'on lui adressait. Aucune dissimulation n'entre dans son caractere et elle reconnait a ses parents le droit de disposer de son avenir et de son bonheur. L'atmosphere idyllique qui entoure la fdte nuptiale est renforc^e par la presence du curfe du vil lage qui c^lebre en meme temps les deux mariages et le cin- ^uantieme anniversaire de son pastorat._____________ 174 Dans la premiere s6rie de contes Marmontel ne nous avait pr6sent6 qu'un seul abb6, dans Heureusement. Il l'a- vait d§peint beau comme un amour, galant et pret a succomber a la volupt6. Le cur6 dans l'histoire que raconte Olympe de Verval a d6di§ sa vie a aider ses paroissiens ... arbitre et conciliateur de tous les d£mel£s de la commune et de chaque famille, il a apais& mille jplaintes, et n'en a excit6 aucune; il a termini mille proces, et n'en a jamais eu aucun: les malheureux n'ont jamais eu de plus tendre consolateur, ni les pauvres un meilleur pere. Enfin il y a cinquante ans que ses legons et ses exemples nous enseignent a vivre en amis et en gens de bien. Plus que tout autre, ce personnage caract6rise le changement dans la presentation des nouveaux contes. Nous allons voir gue Marmontel, toujours int§ress6 a donner une legon de mo rale a ses lecteurs, a supprim6 toute apparence de frivolity dans les Nouveaux contes moraux. L'agencement des faits, 1'acheminement de ses r6cits vers une conclusion morale se feront maintenant sans la distraction momentan£e mais d61as- sante de personnages peu vertueux mais parfois amusants. Dans la cinquieme histoire de La Veill6e, Marmontel donne la parole a Ariste qui serait 1'auteur lui-meme. L'Episode qu'il raconte s'est pass6 a la campagne "chez une femme aimable, singulierement belle, quoique sur son d§clin.' Dans ses Mfemoires Marmontel nous confie: J'ai peint le caractere de Mme. Gaulard dans l'un des contes de La Veill6e. ou, sous le nom d'Ariste, je me suis mis en scene. Ce caractere uni, simple, doux, na- turel, et d'une &galit6 paisible, s'fetait si aisfement accommod§ du mien qu'a peine m'eut-elle connu a Paris et a Croix-Fontaine, elle me d6sira pour soci6t6 intime dans sa retraite de Maisons; et insensiblement je m'y trouvai 175 si bien moi-m§me que je finis par y passer non seulement le temps de la belle saison, mais les hivers entiers, lorsqu'au tumulte et au bruit de la ville elle pr6f6ra le silence et le repos de la campagne. (II, 206) C'est pendant un s6jour chez son amie qu'Ariste a 1'occasion d'aider un malheureux qui est en route vers Rouen ou il veut aller rejoindre sa fille. II n*a qu'un chien pour toute fortune, mais son chagrin a la pens6e de le vendre 6meut Ariste. Le bonhomme souffre d'une plaie a la jambe et Ariste l’emmene a 1’hospice, ou, grace aux bons soins des religieux, le vieillard se remet de sa blessure et regagne assez de force pour reprendre son chemin. Le cur6, a son tour, raconte 1'histoire d'un des gen- tilshommes du voisinage. M. de l'Ormon avait un oncle tres riche dont il 6tait suppos6 partager la fortune avec un cou sin. Mais celui-ci, quoique tres riche lui-meme, voulait etre le seul h6ritier, et dans ce dessein il maintenait des relations assidues avec son oncle, tandis que M. de l'Ormon fevitait de paraitre trop empress^ par crainte d'etre juge int6ress£ surtout a 1'heritage. Grace au cur6 1'oncle re- connait 1'affection sincere de M. de l'Ormon et la malhon- n§tet6 morale de son second neveu. A sa mort, il laisse la totality de ses biens a M. de l'Ormon. Marmontel allait ajouter trois autres histoires a La Veill6e. mais d6ja, avec celle du cur6, le r6cit s'allonge et contient l'essentiel d'un conte de plus d'importance. Dans l'histoire que raconte le cur§, Marmontel met en scene un homme bon, mais colfereux, que la conduite un peu d6sin- . 176 volte d'un de ses neveux afflige profondement. Quand il ap- prend le mariage secret de celui-ci, il le d6sh6rite. C'est alors que le cure rend visite au jeune couple et a leurs en fants "dans la mauvaise petite ferme" ou ils habitent. Mar- montel decrit avec plaisir la vie simple et courageuse qu'ils menent a la campagne. Ce passage rappelle la courte description, que Marmontel a donn6e dans ses Memoires, de la vie qu'il menait avec sa famille dans leur refuge normand, a l'§poque mSme ou il 6crivait ses nouveaux contes: ... dans cette masure, ou nous avions a peine 1'indis pensable n§cessaire, ma femme avait le bon esprit et l'art de restreindre notre d£pense en simplifiant nos besoins, ... Le soin que je donnais a 1'instruction de mes enfants, la tendre part que prenait leur mere a leur Education morale, et, s'il m'est permis de le dire, la bonte de leur naturel, etaient pour nous, dans notre solitude, une ressource inexprimable. (Ill, 327) L’intrigue se complique quand le second neveu dit avoir bruie un testament de 1'oncle, le nommant 16gataire univer- sel. En r6alite il l'a pr6cieusement conserve et pr6tend s'en servir pour refuser a son cousin la part qui doit lui cevenir de droit selon les termes d'un testament plus recent. Naturellement sa malhonn£tet§ sera punie, grace au cure. Ainsi l'6v6nement qui, dans les r6cits precedents, i'avait 6t6 qu'une courte histoire a denouement heureux a acquis des ramifications qui font de la narration du cure un veritable petit roman. Le recit de la marquise de Solange remet en memoire deux contes de la premiere serie: Les Deux infortunees et [<a Bonne mere. Nous y trouvons un amour contraii6, un 177 s6jour au couvent comme dans Les Deux infortunfees, une mere §clair6e comme dans La Bonne mere et grace a cette mere une conclusion heureuse. Dans 1'entourage de la marquise, un jeune homme, Villarc6, passe pour etre tres 616gant et plein d'esprit. Seule la soeur de la marquise le juge trop lyger et vain pour etre regu chez elle. Sa fille Caliste, niece pr6f6r6e de Madame de Solange, s'6prend de Villarc6 mais reconnait 1'impossibility de tout attachement a cause des sentiments de sa mere. Caliste se retire dans un couvent et quelque temps plus tard d§cide de prendre le voile. Au cours des visites qu'elle rend a sa niece, la marquise com mence a comprendre que la jeune fille veut renoncer au monde a cause d'une inclination que sa mere refuserait d'approu- ver. Entre temps Villarcfe a chang6 de caractere, il est devenu "modeste, r6servy, sage dans ses propos comme dans sa conduite." La mere de Caliste le regoit, et quand le jeune homme lui avoue l'amour qu’il porte a sa fille, elle consent a leur mariage, car elle veut par-dessus tout que Caliste soit heureuse. C ’est la marquise de Solange qui va au con vent porter la bonne nouvelle, 6v§nement le plus heureux de sa vie. Dans le salon de Madame Geoffrin, Marmontel avait sou- vent rencontre un autre habituy, "le pryfyry de Madame Seoffrin, l'yieve de Boucher, le bon Carle Van Loo,dont 10Pierre de sygur, Le Rovaume de la rue Saint-Honory. fladame Geoffrin et sa fille (Paris, 1898), p. 54. — 178 il avait d6ja fait la connaissance chez M. de la Popeliniere. c . ' Cest dans la maison somptueuse du financier que la femme de Van Loo "la premiere, avec sa voix de rossignol, ... avait fait connaitre les chants de l'ltalie" (I, 230). Le baron de Drisac, qui raconte la huitieme histoire de La Veill6e, d6crit ses bons amis, Carle Van Loo: "il n'y avait pas de meilleur peintre, il n'y avait pas de meilleur homme," et sa femme qui "avait la voix d'un rossignol." Autour du clavecin, une soci£t6 d'artistes, de let- tr6s, de bons bourgeois amis de Carle, exprimaient leur ravissement pour cette nouvelle musique, dont Madame Van- loo nous faisait la premiere connaitre et sentir les beautfes. Grace a la recommandation que Carle Van Loo lui avait donn§e pour un chirurgien, Drisac se remet d'une blessure de juerre tres grave. Quand, a son tour, le peintre a besoin 3'aide pour se d&barrasser d'un importun, qui l'a provoqu^ sn duel, Drisac insulte le provocateur et venge, avec son §p£e, 1'offense faite a Van Loo. Les aventures de Drisac, car il ne s'agit guere ici d'un seul 6v6nement heureux, sortent du cadre ordinaire au- quel Marmontel nous avait habitues. Il a assaisonn6 le tout d'un soupgon de panache, de cape et d'6p6e. Drisac pourrait Itre un cousin, bien 61oign6 admettons-le, du d'Artagnan de Courtil de Sandras. Gascon, sans nul doute, puisqu'il dit :rouver chez les Parisiens "une franchise que j'aime fort, une fiert§ que je ne hais point, de la gaiet6, souvent de L'esprit, de la verve, et une vivacit6 d ’imagination qui me 179 rappelait mon pays." Drisac arrive dans la capitale "a l'age de vingt-ans ... avec mon patrimoine dans un porte- feuille tres mince, et la promesse d'un brevet de lieutenant d 'infanterie, sur lequel je fondais toutes mes esp6rances et mes projets d 'ambition." La maniere dont il cherche que- relle au provocateur de Van Loo rappelle 11 escapade d'un mousquetaire en mal d'escrime. Plusieurs ann^es plus tard ce que Drisac se rappelle avec plaisir, nous le voyons bien, c'est le succes de son adresse de batailleur et la joie qu'il avait eue a pr§dire a son ami Carle Van Loo que son ennemi ne regarderait ~|>lus les ouvrages de grands artistes comme Van Loo "du meme oeil" parce que son oeil droit s'6- tait trouvfe "enfil§ au bout de 1'6p6e de Drisac. Conclusion peu conforme aux donn§es du sujet g6n6ral de La Veill&e. Qu'a cela ne tienne, Marmontel nous affirme que la veritable recompense de 1'action de Drisac, c'est 1'affection qu'il regoit de ses amis. Madame de Norlis, heureuse dans son mariage, voit son mari se tourner apres quelques ann6es vers une autre. Nor lis voudrait obtenir un divorce, sa femme refuse de le lui accorder. Pendant plusieurs mois une guerre sournoise s'en gage entre les deux femmes. La jeune veuve, que Norlis aime et voudrait 6pouser, envoie des pr6tendants a Madame de Sforlis pour la forcer a s'int6resser a un autre homme. Tous ses efforts §chouent. Monsieur de Norlis continue a rfecla- ner un divorce, et il force sa femme a inviter sa maitresse 180 chez elle. Mais en vain. Madame de Norlis refuse de c6der le terrain parce qu'elle est "mere, et la mere de ses en fants." Le jeune veuve, 6mue devant tant de dignity, avoue sa d6faite. Ce petit conte, la derniere histoire de La Veill6e, nous rappelle quelques Episodes des premiers contes, notam- ment de La Femme comme il y en a peu et du Bon mari. Le jeune Anglais auquel la maitresse de M. de Norlis essaie (3' intferesser Madame de Norlis est une curieuse figure, car il semble promener son ennui, sa lassitude a travers le nonde, comme le fera toute une g6n§ration quelques ann^es plus tard: ... rien dans le monde ne m'attache a la vie. Mon coeur languit et se dess^che comme une plante qui n'a point de racines. Ma famille est 6teinte; me voila jeune et seul. Je ch6ris ma patrie, je donnerais mon sang pour elle; eh bien, je ne puis m'y souffrir. J'attribuais cet ennui au climat; j ’ai cherchfe un soleil plus pur, un ciel plus doux, et j'en ai joui quelque temps; mais bientot je ne sais quel nuage en a obscurci la lumiere. AhJ le nuage est dans mon ame; c'est le froid dont elle est saisie qui condense autour d'elle cet amas de vapeurs. ittadame de Norlis ne peut s'empecher d'ajouter "Je me sou- viens de ces paroles dont la nouveautfe m'6tonna." Mais nous sommes encore loin d'Obermann et de Ren6. L'Anglais sait garder son sang-froid britannique, il offre a Madame de Nor- Lis dix mille livres sterling de rente et un coeur qui n'a jamais aim£. "Au reste," lui dit-il, "je ne vous demande iju'une pr6f6rence 6ventuelle; et si le divorce n'a pas lieu, je retire ma motion." _ ^ Ainsi, en neuf histoires, Marmontel a chants les lou- anges de 11 amour paternel et filial, de la probity, de la bont6 envers les moins fortunes. Puis la legon se fait raoins claire, a mesure que les contes s'allongent et que Marmontel se laisse aller, comme l'a notfe Saint-Surin, "au plaisir de raconter." On retrouve ce meme plaisir de raconter dans un autre conte, Les Souvenirs du coin du feu, qui ne fut public qu'a- pres la mort de 1'auteur, en 1801. Dans ce conte, un groupe le "convives a cheveux blancs" essaie de faire revivre le oass6, pour oublier surtout, comme le font les vieilles per- sonnes, de tout temps, les conditions d^plorables qu'a cr66es la jeune generations ... tous ces noeuds [familiaux] sont presque rompus; et d'une annee a 1'autre, les dissensions domestiques, s'enveniment en vieillissant: plus de cordialite entre parents: les freres mdmes et les soeurs se haiSsent. Les peres et les meres sont deiaisses par leurs enfants. Benjamin Franklin est l'hote de cette reunion et il recom- mande a ses amis frangais de former une societe qui leur donnera a tous le moyen de vous preserver des ennuis de la solitude, et de vous rendre heureux encore. Les jeunes gens vivent ensemble; en cela seul, imitez-les; formez un cercle des meilleurs et des plus estimables citoyens de votre age; et la, les yeux tourn^s vers vos belles ann§es, laissez votre pens6e revenir sur vos traces, et vos 5mes se ra- jeunir en respirant encore 1'air de votre printemps. iia soci§t£ se forme, les membres se r^unissent pour diner snsemble et avant de passer a table, ils causent garment. 182 La premiere anecdote, qui met en relief une mere ja- louse des soins que son fils regoit de sa nourrice, mene a une discussion de 1'amour maternel qui pourrait n'etre vrai- ment que de 1'amour-propre exalt§. L'exemple d'un jeune officier qui persevere a montrer sa reconnaissance envers l'homme qui lui a sauvfe la vie, mene le lecteur a conclure qu'il est des bienfaits qui sont sans prix. C'est ce que 1'histoire de deux freres illustre clairement. L'un r6duit tout en salaire et il est d6test6 de tous, 1'autre accepte avec gratitude les services qu'on lui rend, et tout le monde l'aime. Si la reconnaissance est sincere et modeste, il faut 1'accepter telle qu'elle est. Un vieux grenadier a pass6 sa vie a servir les families de ses bienfaiteurs car c'^tait le seul moyen, en son pouvoir, de montrer sa gratitude. La conversation change de direction et la derniere his toire des Souvenirs du coin du feu prend une tournure plus compliqufee. Elle veut montrer que la v§rit6 sur la nature d'un homme se fait parfois connaitre au-dela du tombeau. Ainsi une belle jeune fille apprend apres la mort de son bienfaiteur, qu'en r§alit6 c'6tait son propre argent qu'elle recevait de lui. Loin d'etre bon envers sa pupille, le tu- teur n ’6tait qu'un malhonnete homme. Cette histoire rappelle 16gerement les circonstances qui donnent naissance aux aventures de Philippine dans Les D6ieuners du village. Ayant comme sous-titre Les Aventures 183 de 1'innocence. Les D6ieuners du village sont divis^s en trois parties: La Fenetre, Le Couvent et le petit bois. Le Presbvtere et l'hopital. Une petite vieille qui a le teint "d'une belle poirane d 'api conserv6e pendant l'hiver" raconte a ses amis, au cours de plusieurs dejeuners, I'histoire de sa jeunesse. C'est surtout le r£cit des difficulty qu'elle a eues a sur- monter avant de connaitre le bonheur. C'est une histoire plutot rocambolesque. Devenue orpheline tres tot, Philip pine est tenue enferm6e dans une chambre par un oncle et une tante qui veulent la prot^ger des dangers que pr^sente le monde. De sa fenetre, la jeune fille aperqoit "un Apollon en robe de chambre d'indienne." Leur amour se manifeste d'un balcon a 1'autre; pendant que Philippine s'occupe de ses oiseaux, le jeune homme, Closan, arrose un rosier. Sans s'etre jamais parl§, les amants ne peuvent plus se voir quand Philippine est envoy6e dans un couvent. A partir de ce moment, le hasard, la coincidence r6glent les aventures 3u jeune couple. Un petit chien que le jeune homme avait fait parvenir a Philippine servira de lien commun, en meme temps que de fil d'Ariane, car c'est grace a 1'animal qui est pass& de main en main que les amants seront finalement r§unis. Mais que de complications, de d^guisements, de fuites et de poursuites! et ce n'est qu'au dernier moment que les deux jeunes gens se reconnaitront. Marmontel a laiss6 courir son imagination. Toutefois 184 il n'a pas su l'empecher de perdre haleine, car l'emploi soutenu du hasard pour tirer les ficelles de son histoire affaiblit le romanesque de l'aventure et le convertit en fantastique. Le Franc Breton, qui parut au Mercure de France imm6- diatement apres La Veill6e nous prfesente, en une cinquan- taine de pages, une histoire que Saint-Surin a trouv£ "fort aimable." C ’est une histoire charmante, en effet, mais qui souffre d'avoir 6t§ §tir6e par une succession de paragraphes explicatifs qui tournent au verbiage. Pl<§mer, n6gociant de Nantes, aide un jeune homme, Mon- talde, a recouvrer sa santfe. Comme le bon Samaritain de l'Evangile, Plfemer paie 1'hotelier qui h£berge Montalde. Celui-ci raconte a son bienfaiteur les circonstances qui l'ont entrain^ si bas. Toute sa vie il semble avoir jou6 de malchance et quand finalement l'arm&e meme refuse de 1'ac cepter, il tombe malade et c'est a ce moment-la que Pl^mer vient a son aide. Pl§mer l'emmene a Nantes et le fait en- trer dans ses affaires. Montalde devient amoureux de la fille du n6gociant, mais il en souffre, car il croit ainsi :nal payer de retour la bont§ de P16mer a son 6gard. Un soir il sauve la vie de son bienfaiteur qui se noyait, et apres les torrents de larmes, P16mer arrache enfin au jeune homme L'aveu de son amour pour sa fille, qui l'aime aussi. Marmontel n'est pas all§ chercher loin les details de La vie de Montalde avant sa rencontre avec P16mer. II les a -------------------------- J05 simplement choisis parmi ses souvenirs de jeunesse. Comme Marmontel, Montalde est auvergnat, de famille pauvre et ai- mante; lui aussi se croit poete et vient a Paris chercher fortune. Au lieu de Voltaire c’est d’Alembert qui accueille Montalde, et quand la po6sie de celui-ci n'a aucun succes, il devient pr§cepteur dans une famille noble. Quand il doit quitter son poste, car il dfeplait a la maitresse de maison, ce qui n ’6tait pas arriv§ a Marmontel, il devient le secre taire d'un ambassadeur. Mais comme Marmontel, heias! il s'attire la colere d'un due, ami de son maitre, quand sa maitresse semble lui pr6f£rer Montalde. Le manage Piemer est sympathique; Piemer est un brave homme, et nous regrettons que Marmontel n'ait pas accorde plus de place, dans son conte, aux occupations de cette fa mille bourgeoise. Car, pour la premiere fois, nous sommes Ians un milieu bourgeois, et il nous faudra attendre La Lecon du malheur pour nous retrouver dans un autre milieu Icommergant, celui-ci en Hollande ! C'est chez son ami Watelet que Marmontel fait la con- i naissance d'un jeune couple en instance de depart pour la Hollande. Il apprend 1'histoire du jeune mari. Mari6 une premiere fois, il fait des d6penses folles, s'endette, gas- pille la dot de sa femme pour maintenir un train de vie trop §lev6 pour leurs moyens. Sa femme meurt en couches; son oeau-pere lui, reclame la dot et ses crfanciers le harcelent. Pour pouvoir payer ses dettes, il part pour la Hollande ou 186 il trouve du travail chez un n^gociant, Odelman, ami de Watelet. C'est au cours d'un voyage en Hollande que ce der nier fait la connaissance du jeune homme. Celui-ci lui re met une somme d'argent pour repayer ses crfeanciers, du moins en partie. De retour a Paris, Watelet parle de la probit6 fonciere du jeune infortun6 chez des amis, et aussitot le maitre de maison decide qua ce serait l'6poux parfait pour sa fille. II acquitts le reste des dettes de l'6xil§ volon- baire et quelque temps plus tard le mariage se fait. II est inutile de souligner combien la premiere partie ie 1'histoire du jeune mari rappelle celle de M61idor dans La Femme comme il y en a peu. De plus d 'int§r§t pour nous est la description que Marmontel nous donne de Watelet, car an d^crivant son ami, il a, en fait, 6nonc6 pour nous le erincipe qui a guid6 sa propre carriere litt^raire: ... il s'6tait fait lui-meme artiste et homme de lettres, non pas avec ce brillant succes qui 6veille et provoque l'envie, mais avec ce demi-talent qui sollicite 1'indul gence, et qui, sans §clat, sans orages, obtenant de l'estime et se passant de gloire, amuse les loisirs d'une modeste solitude, oh d'une soci£t& b6n§vole, assez sage pour y borner le cercle de sa renommfee, et pour ne cher- cher dans le monde ni admirateurs ni jaloux. Avec L 'Erreur d 'un bon pere. II le fallait, et La Cas sette Marmontel veut exposer a ses lecteurs les tourments, Les malheurs qu'une action imprudente ou un jugement trop ::apide peut apporter dans la vie d'un homme et parfois meme dans celle de toute sa famille. Dans L 'Erreur d 'un bon pere, comme le titre l'indique, Le pere ne reconnait pas 1'affection que lui porte son fils. 187 Nous devons §tre indulgents envers ce pere car la veritable coupable est la maratre qui, pour faire valoir ses deux fils, maltraite Alexis, 11 enfant du premier lit. Alexis prend la fuite, et ce ne sera que bien plus tard que le pere, maintenant veuf et solitaire, et le fils se retrou- veront. Pour introduire ce conte, Marmontel s'est servi d'une visite qu'il 6tait all6 rendre a Voltaire avec Vauvenargues et Cideville. C'est Cideville qui raconte 1'histoire tandis que Voltaire et Vauvenargues y ajoutent quelques reflexions. D’apres Marmontel, Voltaire voudrait hater le r£cit, car les descriptions l'ennuient: "Tout cela, dit Voltaire, avec de l'harmonie pourrait etre agr£able en vers; mais, mon ami, 1'art de conter en prose, c'est de d^crire 16gerement et de passer vite a la scene." II d6sespere quand le conteur mele a la presentation des personnages des images empruntfees a la nature: "Adieu 1'etude, disait Voltaire, le jardin va tout envahir." II n'hesite pas a se servir d'une conclusion que nous connaissons deja: ... j'aurais dit a ces deux epoux: Tenez-vous la, faites-moi des enfants bien sains, bien vigoureux; qu'- ils aiment comme vous la nature et la poesie, qu'ils ap- prennent de leur pere a lire Virgile et Horace, et a cultiver leur jardin. 4ais le sage Vauvenargues se permet de faire la legon a Vol taire, legon d'ailleurs que dans d'autres circonstances Mar- nontel avait faite au misanthrope par l'entremise de M. de Laval dans Le Misanthrope corricr6: 188 ... si je rencontrais un homme d'une probite vigoureuse, et dont la bonte naturelle etlt autant de ressort que celle d'Alexis; si a cote de lui je trouvais une femme habitude des l'enfance a des moeurs simples et modestes et a se rendre heureuse par des gouts innocents; je ne leur ferais pas 1'injure de les tenir eloignfes du monde; je les presserais au contraire d'aller lui apprendre a rougir. Le rare mferite, en effet, que celui d'etre bon parmi les bons! C'est en face du vice, et du vice ef- fronte, qu'il est beau d'etre vertueux. Voltaire essaie d'avoir le dernier mot: A la bonne heure, dit Voltaire, cela est plus beau, j'en conviens, mais si, dans le monde, Alexis devient un libertin, et Natalie une friponne, je le mets sur votre conscience; et ce n'est pas moi qui reponds que cela n'arrivera point. Cideville rassure ses amis. Alexis et sa jeune femme sont cites "pour exemple des vertueux manages que le monde n'a point gates." II le fallait presente les memes protagonistes que Laurette: un jeune noble et une jeune fille de basse condi tion, mais les circonstances sont diffferentes. D'Orcilly a §pous£ une servante de campagne et ses amis regrettent cette mesalliance: "on ne pouvait pas croire qu'un homme aussi bien se fut rabaiss6 jusque-la.” Mais d'Orcilly explique a an ancien compagnon d'armes les raisons de son mariage et ses sentiments sur le sujet de la mesalliance: Je respecte 1’opinion sur 1'article de la naissance; la noblesse est un sentiment que j'ai toujours eu dans le coeur, et qui ne mourra qu'avec moi; et cependant j'ai fait un mariage qui repugne a ce sentiment; mais il est des situations ou le vrai noble se degrade, s’il craint de se m&sallier; telle a ete la mienne. En effet, pour prot6ger la reputation de sa maitresse qui &tait "mari6e a un homme d'un etat honorable" il laisse _ 18g croire qu'il est en r6alit6 11amant de sa femme de chambre. La jeune paysanne, accus^e de moeurs faciles, perd tout soutien, meme celui de son pere. Un vieux cure la recueille lui vient en aide, comme dans Les Dejeuners du village le cure de Mareuil avait donne asile a Philippine. Mais le jeune noble souffre de remords, et apres des mois de re cherche il retrouve la jeune fille qu'il finit par dpouser comme "il le fallait." Ce petit conte, dans lequel 1'action est plutot re- streinte, monte en 6pingle le probleme de la mesalliance. Marmontel avait effleur6 la question dans Laurette. A la fete du village les invitees du chatelain avaient traite Laurette avec un dedain ecrasant et son amant n'avait guere pense a l'epouser avant de l'emmener a Paris. Dans II le fallait une femme de haute condition sacrifie sans scrupule la reputation et la vie d'un paysanne: C'est elle ou moi, vous n'avez plus que le choix de votre victime; allez-vous me sacrifier? Sans doute il est cruel d'abandonner une innocente; mais son obscurite, 1'61oignement, 1'absence, la feront bientot oublier. On pardonne tout a son age; la faute qu'on lui attribue n'est, parmi ses pareilles, d'aucune consequence; et vous pouvez, par vos bienfaits, la dedommager amplement. Au lieu que moi, dans mon etat, avec un mari, des enfants, exposee aux regards du mondeI D'Orcilly veut r6parer le mal qu'il a fait a la jeune fille, mais seulement avec de 1'argent. C'est le cure de campagne qui, sans indulgence, lui fait la legon: seul le mariage :r6parera les grands torts du jeune noble: ... votre conscience interroge la mienne; la mienne lui r6pond; c'est a vous seul de decider. Je sais qu'il vous — 190 faut du courage pour suivre mon avis; mais ce courage en vaut bien un autre; car c'est celui de l'honneur veri table et de l'eternelle 6quit6. Passant a La Cassette, rien dans ce conte ne justifie, a notre avis, 1'opinion de Saintsbury, qui l'a jug6 parmi les meilleurs que Marmontel ait Merits. M. de Livernon a exile sa femme, qu'il croit infidele, dans un chateau de province. Neuf ans plus tard, mourante, elle remet une cassette a sa fille que M. de Livernon avait gardee aupres de lui. Cette cassette contient naturellement le r6cit des circonstances qui ont fait croire a son infi- deiite. Le mari apprend la v6rit6, va demander pardon a sa femme et le bonheur retrouve redonne la sante a Madame de Livernon. Ce conte presente, a nos yeux, les elements principaux du genre larmoyant: un mari qui se croit trompe, une femme gui se sait faussement accus&e mais que la dignity empeche de se defendre, son exil loin de sa fille, une maladie de la derniere extremite, une cassette qui contient une explica tion de plus de dix pages ecrites par la mourante, et une reconciliation au cours de laquelle les attendrissements et Les larmes font finalement place a la legon que Marmontel youlait faire a ses lecteurs: ... sans la pleine intimite d'une confiance qui n'admet aucune espece de reticence, il n'y a jamais d'estime in alterable pour les coeurs meme les plus unis. L'inquie tude, le soujpgon couve et germe dans le silence; si la plainte differe de s'exhaler, elle s'aigrit; il faut cou- per racine aux mesintelligences du moment qu'elles naissent, et l'on a eu raison de dire que le soleil ne doit jamais laisser en se couchant de nuage entre deux 6poux. Deux contes tres courts, Pal6mon et La Cote des deux amants, ont £t£ inspires a Marmontel, le premier par un ta bleau de Poussin, le second par une discussion qu'avaient engag£e Fontenelle et quelques amis sur 1'immortality de 1' ame. Pal6mon raconte la triste histoire d'un jeune couple d'Arcadie. Tous deux sont par6s de toutes les graces, et ils remportent les prix de beauty, de chant et d'agility. Le jour de leur mariage, le jeune athlete a la voix d'or est tu6 par un serpent et sa fiancfee meurt de chagrin. Dans La Cote des deux amants Fontenelle et ses amis discutent a perdre haleine sur les rapports qui existent entre le corps et 1'ame et sur 1'immortality de celle-ci. Pour prouver que l'ame ne meurt pas, l’un des interlocuteurs raconte 1'histoire de deux jeunes amoureux, Mathilde et Edmont. Le pere de Mathilde, le bien nomm§ M. de Rancoeur, hait la jeunesse du pays depuis la mort de ses trois fils. Sa fille est en age d'etre marine et il la promet a qui la portera au sommet d'une cote. Plusieurs 6chouent. Edmont, qui aime la jeune fille et est aim£ d'elle, arrive au haut de la colline avec Mathilde dans ses bras. Mais 1’effort a 6t6 trop grand; il meurt d'ypuisement. Folle de douleur, Mathilde expire a son tour. Les ames des deux amoureux re- viennent g6mir et se promener a 1’endroit de leur tragddie. 192 L1histoire seihble peu convaincante a Fontenelle, mais il cache son scepticisme: Je laissai done croire a mon monde qu'apres ce qu'on m'avait fait voir, ma metaphysique devenait inutile; que des raisonnements ne valaient pas des faits si publique- ment av6r6s; et au moment ou je vous parle, je suis cite, dans tout le voisinage de la Cote des deux Amants, pour l'un des incrfedules que l'on a convaincus de 1'appari tion des esprits. Ce probleme de la nature de 1'ame est justement ce qui empeche Thales d'accepter le tr§pied d'Helene, dans le conte intitule Le Trfepied d'Hfelene. Le tr6pied doit etre offert "au plus sage des sages." Thales le refuse parce qu'il ne □eut pas r6soudre l'6nigme de l'ame. Solon se laisse tour- menter par une jeune esclave. Bias ne veut rien au monde gue retrouver son chien. Chilon manque de stolcisme car il a des faiblesses de pere. La misanthropie et l’envie rongent le coeur de Phizon. Cl6obule qui dirige les af faires publiques de sa ville ressent une impatience terrible ievant 1'ignorance et la sottise de certains de ses conci- toyens. Pittacus est sur le point d'abdiquer car il a be- soin de 1'approbation universelle et il a un detracteur. Aucun de ces sages ne peut done accepter le tr6pied. Ils se rendent a un banquet ou chacun doit donner sa definition de La sagesse. Au nom de tous les convives, Bias conclut que "le vrai sage n ’est pas un mortel." Le tr£pied d'Helene sera envoye a Delphes, pour y servir de siege a la pretresse 3'Apollon. Le Tr6pied d*Helene fut publie en janvier 1792. Neuf 193 ans plus tard sera public le dernier conte de Marmontel qui ait pour scene 1'antiquity grecque: Les Promenades de Pla ton en Sicile. Comme dans La Veill6e et Les Souvenirs du coin du feu, nous avons ici toute une s6rie de contes. Mar montel y preche une philosophie de contentement et de sou- mission devant la bont6 et la sagesse de Dieu. Le narrateur de ces contes, Platon, se trouve en Sicile, et c'est au cours de promenades solitaires qu'il est le tfemoin de plu sieurs petits drames, et qu'il aide les habitants de l'xle de ses conseils. Le d6sespoir que Damon ressent depuis la mort de Pythias lui fait oublier ceux qui l'aiment. Platon lui rap pelle que 1'homme doit etre philosophe devant les vicissi tudes de la vie et jouir des biens qu'elle lui offre. Le petit conte pastoral qui suit veut montrer le malheur que la conduite irresponsable d'un homme apporte dans la vie de plusieurs personnes. Mais, grace a Platon, le bonheur re- nait pour le bucheron et pour celle qu'il avait abandonn6e au moment ou elle allait mettre leur enfant au monde. Platon nous pr6sente ensuite un petit traits d'6conomie domestique. II peint pour nous une famille id6ale dans la- quelle le patriarche gouverne et guide toutes les activit6s de ses descendants. Dans le conte suivant, le refus de la jeune Liriope de choisir entre deux pr^tendants, malgr§ son amour pour l’un d'eux, cause un petit drame dont Platon est le t6moin. Celui que Liriope aime toxribe gravement malade et 194 au seuil de la mort fait preuve d'une telle magnanimity que son rival s'efface. Le malade recouvre la sartty dans le bonheur. Grace a Platon le h6ros du cinquieme conte force un homme a lui rendre une cassette remplie d'or qu'il s'£tait appropri6e par fourberie. Pour terminer ces Promenades Marmontel raconte, par l'entremise de Platon, l'histoire d ’Achymynes, fils de Darius. Avec 1*impatience de son age, le jeune homme aurait voulu pouvoir lire dans l’avenir, trouver le moyen d ’aliyger le travail des homines, de supprimer tous les maux qui les accablent, et de prolonger leur vie. Finalement il obtient 3'un mage un rubis qui lui permet de voir dans l'ame de ceux :jui l'entourent. Malheureusement il y dycouvre surtout de La jalousie, de l'envie, de 1'ambition et il en devient my- Lancolique. Quand le jeune homme rapporte le rubis, le mage Lui fait donner une potion qui lui fait oublier les raisons de sa tristesse. La morale a tirer de cet apologue est que personne ne doit avoir la pr6tention de perfectionner 1'oeu vre de Dieu et que 1'homme doit respecter les bornes que la lature a mises a son intelligence. Avec L'Ecole de l'amitiy et Les Rivaux d 'eux-memes nous 6 s cevenons au XVIII siecle et plus exactement au cercle mon- dain que Marmontel avait si longtemps fryquenty. Pour ycrire L'Ecole de l'amitiy, Marmontel a choisi parmi ses souvenirs l'histoire d'une jeune femme dont le : _ . ^ caractere avait fetfe f ormfe par 1'amour feclairfe de sa mere et par les conseils d'un ami de la famille. Cet homme, quoique cfelibataire, parlait avec autoritfe du soin d'observer, d'feclairer, de diriger le naturel dans 1'feducation des enfants, de le manager, de 1'aider, d'user envers lui d'indulgence meme en le corrigeant, surtout, disait-il, dans le sexe le plus faible et le plus flexible. La jeune fille se croit amoureuse de lui, il ne peut lui of- frir que l'amitife d'un homme plus agfe qu’elle, dont la con- naissance de l'ame ffeminine fait un conseiller sans pareil. Avec le consentement de la mere de Delphine, il fetablit un plan d ’action: Laissez done la simple amitife doucement amuser le loisir de son ame; je ne veux que deux ans pour perfec- tionner ce bel ouvrage de la nature, et pour n'y laisser rien a dfesirer, ni a sa mere, ni a son fepoux. Sous cette guise, Marmontel donne un programme d'feducation pour jeunes filles qui leur ferait reconnaitre le caractere frivole "des lfegeretfes, des caprices, des airs d'fetourderie et de dissipation qui fetaient a la mode parmi les jolies femmes." Delphine apprend d'Alcime a observer pour recon naitre le bon et le mauvais dans le caractere des gens. Comme l'oisivetfe est dangereuse pour les jeunes filles, il lui recommande de savoir s'occuper. Les passe-temps fri- iroles, tels que la danse et le chant, retrouvent "leur gaitfe simple et naive" a la campagne, il faut done s'en mfefier a la ville. Par-dessus tout il lui conseille une vie active, tremplie d ' occupations ffeminines car "une femme ennuyfee se lg6 voit sans cesse a la merci d'une sociStS sans laquelle elle ne peut vivre." Ces conseils, qui ne prSsentent rien d'original, font de L'Ecole de 1'amitiS une legon de maintien a 1'usage des jeunes filles. Le role qu'avait tenu Madame du Troene dans La Bonne mere est rempli ici par un homme. Alcime veut faire de Delphine un modele de modestie et de vertu qui saura attirer les regards d'un homme jeune, lui-meme "d'ex- cellentes moeurs." Avec 1'arrivSe sur la scene de M. de Neray, qui rSunit toutes les qualitSs de coeur et d'esprit nScessaires pour en faire un prStendant honorable, le role d'Alcime prend fin. Delphine, devenue amoureuse, ressent tous les tourments d'un amour naissant, les changements 3’humeur qui 1'accompagnent. A mon rSveil, je me trouvai chagrine. Je le fus tout le jour. Tout me contrariait. Mes crayons Staient mal taillSs, ma main Stait mal assurSe, mon "piano" me parut discord, je m'ennuyai a ma toilette, et aucun de mes livres favoris ne put m'amuser. Duand la presence d*Alcime ne suffit plus a son bonheur, Delphine sera enfin prete a accepter les responsabilitSs du nariage. Elle connaitra la joie d'avoir en sa possession "les deux plus grands biens de la vie, l'ami le plus parfait at l'6poux le plus accompli." Les Rivaux d'eux-memes ont pour objet, eux aussi, de nontrer les diverses Stapes dans le dSveloppement de 1'amour sntre deux jeunes personnes. La progression de leurs ----------------- sentiments est soigneusement guid6e et entretenue par leurs parents. Un gentilhomme de Touraine et une de ses voisines se- raient heureux de voir leurs enfants unis. Varanzai vou- drait simplement les destiner l'un a 1'autre, Madame de Blosel, qui s'accuse elle-meme d'etre "fantasque et peut- etre un peu romanesque" pr£fererait qu'ils se plaisent avant meme de se connaitre. Pour que "leurs esprits, leurs gouts, leurs caracteres se soient presse'ntis et connus" avant qu'ils se voient pour la premiere fois, le fils de Varanzai, Raimond et la fille de Madame de Blosel, Adele, s'6criront sans d6voiler leur veritable identi/t6. L'intrigue se prepare dans une atmosphere de pr6ciosit6 que l'fechange de lettres ne fait qu'aggraver. Les deux jeunes gens se racontent, dans leurs lettres, de petites anecdotes qui sont en fait des canevas de contes. Dans l'histoire que raconte "Camille," sa mere lui fait la legon en lui montrant l'§goIsme de sa conduite vis-a-vis d'une petite amie de la campagne, tandis que le pere d '"Hippolyte" montre a son fils le manque de profondeur de son jugement quand il donne son avis sans r6fl§chir aux consequences qu'il pourrait avoir. "Camille" et "Hippolyte" commencent a s'aimer. Enfin leurs parents d£cident qu'il est temps qu'Adele et Raimond se voient, mais toutefois sans qu'ils 3achent qu'ils se sont 6crit sous d'autres noms. Ils se sentent attires l'un vers 1'autre et ils souffrent de se 198 croire infideles chacun a son correspondent. Raimond decide de s'61oigner. Aux adieux leur secret, enfin, leur 6chappe, et tout est d£voil£. Sans se rendre compte des moments p6- nibles, a notre avis, qu'ils ont fait passer a leurs en fant s, les parents se r^jouissent de leur petit complot. Nous avons gard6 pour la fin de notre analyse trois contes qui nous semiblent presenter un int^ret r6el, chacun pour une raison diffferente. Les Bateliers de Besons. qui furent publics en trois parties le 5 mai, le 2 juin et le 7 juillet 1792, deviennent un conte d'aventures extraordinaires, apres un d6but assez prosalque. Le Petit voyage met en scene Madame Geoffrin et quel- jues amis, en particulier M. de Mairan. Ce conte ne fut public qu'apres la mort de Marmontel, et ce dernier ne nous a laiss6 aucune indication sur les circonstances de sa com position. Madame Geoffrin 6tait morte en 1777, M. de Mairan an 1771 a l'age de quatre-vingt-treize ans, et nous devons croire que les propos que Marmontel attribue a son vieil ami Hairan refletent en r§alit6 les sentiments de 1'auteur. II expose ainsi ses id6es sur la politique, sur les lois, sur Le gouvernement, et quoique nous y trouvions surtout la pen- 36e d'un vieillard qui avait connu les affreux moments de la involution et v6cu assez longtemps pour etre le t6moin de ses exces, nous pouvons y voir en meme temps la philosophie d'un esprit conservateur qui est de tous les temps. 199 Enfin Les Solitaires de Murcie donnent un excellent exemple de la vacillation qui existe toujours a cette 6poque dans le genre romanesque entre le conte et le roman propre- ment dit. Marmontel le qualifie de "conte moral," mais nous verrons quand nous 6tudierons sa technique que si nous par- tons de la definition du conte qu'il nous a lui-meme donn£e, Marmontel n'a pas su, ou n'a pas pu, maintenir la difference qu'il avait voulu etablir entre le conte et le roman. Comme La Veiliee et Les Souvenirs du coin du feu. Les Bateliers de Besons ont comme point de depart un sejour a la campagne. Dans ses Memoires Marmontel nous parle avec plai- sir des promenades philosophiques qu'il faisait en compagnie d'amis aux environs de Paris; il se souvient en particulier des pique-niques qu'ils faisaient ensemble sur les bords de la Seine "car le r6gal de ces jours-la etait une ample mate lote, et nous parcourions tour a tour les endroits renomm6s pour etre les mieux pourvus en beaux poissons." Au d6but du conte nous voyons Marmontel en promenade sur le bord de la Seine avec deux jeunes femmes. A la vue d'une cabane, leur conversation roule sur le fait qu'un homme de peu doit connaitre le bonheur plus ais6ment qu'un lomme de haute condition parce qu'il se contente de peu. Le parfum d'une excellente matelote, 6manant de la maisonnette, smbaume l'air, et les promeneurs voudraient pouvoir partager Le repas des pScheurs. Avec la promesse d'une matelote pour Le lendemain ils apprennent que ce m€me plat a plu a des 200 potentats de 1'Inde et de la Perse, car les habitants de la cabane ont connu une vie mouvement6e gui leur a fait par- courir le monde avant de les dfeposer dans un coin paisible de la campagne parisienne. Les pecheurs r6galeront leurs invites non seulement d'une matelote mais du r§cit de leurs aventures. Sans aucun doute, ces aventures rappellent quelques-uns des details de la satire du roman d'aventures qu'est Candide. Les p6rip6ties s1accumulent aussi dans Les Bateliers de Besons, sans toutefois le ressort de l'hyperbole dans le grotesque qui caract§rise le roman de Voltaire, car Marmon tel ne veut attaquer aucune doctrine philosophique, ni ridi- culiser aucune institution sociale. II veut simplement mon- trer que le hasard qui semble r6gir la vie des gens n'est au fond qu'une longue s6rie d'6v§nements qui se lient entre eux mais dont nous ne voyons pas les rapports: "le hasard n'est gu'un escamoteur habile, qui d6robe a nos yeux ses tours de gobelets. " Le d6sir de voyager a entrain6 le jeune batelier jus- gu'aux Indes ou ses talents de cuisinier le font remarquer. Apres quelques changements de fortune qui le font passer en ?erse, puis en Syrie, il se retrouve a Alep, sans argent. La, il voit pour la premiere fois celle qui deviendra sa femme. Elle est sur le point d'etre vendue comme esclave, mais il ne peut l'acheter et il regagne la France ou il 201 Sevient batelier, se jurant d'obtenir un jour la liberty de la jeune fille. C'est au tour de la jeune bateliere de raconter son histoire. N6e en Russie d'un pere frangais et d'une mere russe, elle est enlev§e par les Tartares avec son pere et tous deux sont r^duits en esclavage. Le pere connait plu- sieurs maitres, et d'Asie il est envoys servir le dey 3'Alger. Un service qu’il rend a son maitre lui vaut sa Liberty et il rentre en France. Entre temps, les ennuis de la jeune fille sont tout autres. Quand Petit de Juleville fecrivait: "D’ailleurs ces Contes ne sont point ennuyeux, certains meme sont jolis et il ne s'y trouve qu'une seule histoire de s6rail, il oensait a Soliman II. Dans Les Bateliers de Besons le r6cit 3es aventures de la bateliere en est une autre, et sa con- duite dans le s6rail d'un sultan rappelle celle d'Elmire dans Soliman II. Sa vivacity d'esprit, qui lui permet d'6- chapper au sort des autres captives, ressemble a celle de Roxelane. Vendue et revendue, elle finit par toiriber entre Les mains d'un vieux Cypriote de moeurs 16geres. L'Episode 3erait peu remarquable si Marmontel n'avait mis en scene la femme du vieux libertin. La fagon dont elle secoue son mari rappelle une bonne bourgeoise de France plutot que l'6pouse 3oumise d'un mahom^tan: ■^Petit de Juleville, op. cit., p. 484. 202 Le prophete aura dit ce qu'il aura voulu; moi, je sais bien ce que je sais, et ce n'est pas a des gens comme toi qu'il a permis plus d'une femme. Allons, la belle, sui- vez-moi, vous serez sous ma garde. Ah I je t'en donnerai des esclaves de dix-huit ansi Enfin le bateau qui emmene la jeune esclave au Caire est at- taqu6 par une galere de Malte, et apres une derniere aven- ture dont elle se d§gage toujours innocente, elle arrive en France ou elle retrouve non seulement le jeune batelier mais aussi son pere que l'ancien cuisinier avait recueilli a son d6barquement d 'Alger. L'ensemble de ces r^cits forme un conte qui rappelle par son accent lfegerement licencieux certains Episodes des contes de la premiere s6rie. C 'est dans Les Bateliers de Besons que Marmontel retrouve un peu de cette insouciance qui, apres tant de pages pesamment moralisantes, nous semble somme une bouff^e d'air frais. Nulle part il n'a mieux d£- :nontr6 qu'il pouvait et savait raconter sans appesantir la narration de details superflus, de longs passages d^clama- toires, de d£veloppements ennuyeusement stagnants. L'action dans Les Bateliers de Besons se meut avec vivacity, et ac- compagn&e de l'odeur et de la saveur de cette matelote dont Marmontel 6tait si friand, elle nous donne, un instant, L'illusion de la vie. Le seul mouvement dans Le Petit voyage est celui de la voiture de Madame Geoffrin qui 1'emmene avec ses invites a Ghcitillon. Le plus jeune des voyageurs, Flozen, sert d'agi- :ateur a la pens6e de Mairan-Marmontel. Le d6sir du jeune 203 homme de remplacer les fausses id6es par des v§rit§s doit etre temp6r6 , selon Mairan, par le besoin de prudence et de mesure; car ce qui, en th^orie, parait vrai et juste, ne vaut parfois rien dans la pratique. Flozen insiste sur la n6cessit€ de dire la verity, mais on lui r§pond qu'elle peut devenir un poison pour le peuple. La multitude a plutot be soin d'opinions qui lui offrent des exemples de bont§ mo rale, d'utility publique. Loin de ne suivre que la voix de la nature, il faut d^velopper dans l'homme 1 'instinct moral qui lui permettra de reconnaitre 1 'honnetetfe et la vertu et de rejeter la mauvaise foi. Ce meme instinct moral a donn§ naissance aux lois sociales qui suppl^ent la loi naturelle et s'il existe tant de lois oppos§es et tant de gouverne- ments diff§rents, le climat et le lieu en sont responsables. Abandonnant la discussion que la consideration de L1Esprit des lois avait amende, Marmontel fait quelques re flexions sur les sentiments qui gouvernent sa pensee. Nous pouvons aisement croire qu'au moment ou il 6crivait ces lignes, les idees de liberty et d'egalite avaient acquis une force inoule et Marmontel voulait remettre ces principes dans le contexte de leur origine et de leur application pos sible. L'egalite n'existe nulle part dans la nature; 1'6- galite sociale est tout aussi chim6rique, puisque les hommes ne sont pas tous 6galement utiles a la soci- 6t6 ; tous les talents utiles ne sont pas §galement rares ni 6galement prfecieux. L'homme dont le g&nie invente ce que l'homme inepte execute, l’homme dont la sagesse est la lumiere de tout un peuple, l'homme dont la valeur en est la garde et la defense, doit n^cessairement trouver 204 a le servir des avantages que n'a pas le droit d'attendre l'homme qui, dans la foule, ne rend a la soci6t§ qu'un service obscur et comraun. Mais il est un droit inn6 , inviolable, et Marmontel l'§nonce clairement: Les hommes naissent tous avec le meme droit de se ser vir innocemment de leurs facultSs naturelles, et de faire tout pour le bien, a la reserve du mal d ’autrui. Ce droit-la est inn6 , et il doit etre inviolable. C'est ce droit que la soci6t§ doit garantir a tous: ... la seule 6galit§ qui jamais ait pu s'6tablir et sub sister entre les hommes, l'6galit6 de garantie et de pro tection sous la loi, est un bienfait, non pas de la na ture, mais de la soci6t6 qui nous a r6unis. Quant aux titres de naissance, sans fortune, ils ne sont rien et le bon sens du peuple ne s'y m§prend pas: Que lui importe a lui, artisan, laboureur, homme de peine ou de nfegoce, que celui qui l'emploie et qui lui donne a vivre s'appelle Antoine Lisimon, ou se fasse appeler le comte de Tufiere? Sa simple bonhomie n'a rien a d6m§ler avec l'orgueil du comte et la fatuity du marquis; pourvu que leurs 6cus soient des bons, il ne leur conteste ni leur nom, ni leurs armoiries. Ce qui lui importe, c ’est d'etre leur 6gal devant la loi et sous la loi; c'est de n'avoir a craindre d'eux ni 1 'usur pation, ni 1 'oppression, ni l'insulte; et rien n'est plus ais6 que de l'en garantir. Ce sont de fausses id6es d'6galit§ et de liberty qui mettent en danger 1 'existence d'un peuple et le livrent a l'anar- chie. Marmontel 6tablit une distinction tres nette entre les deux formes d'existence d'un peuple: L'existence physique d'un peuple n'est qu'un moment. Son existence politique est non seulement collective, mais successive. Elle a le cours d'un fleuve, dont cha- que g6n6ration n'est qu'un flot, que chasse le flot qui le suit. Le peuple doit done se garder de changer dans son gouverne- 205 ment, dans ses lois, et dans ses institutions ce qui pour- rait etre utile aux generations futures. Le bouleversement de la Revolution en Prance devait etre suivi, au cours du dix-neuvieme et du vingtieme siecles, par de nombreux troubles a travers le monde entier. Au- jourd'hui, les reflexions de Marmontel sont tout aussi vala- bles qu'elles l'etaient a la fin du XVIIIs siecle: Voyez un homme dans le vin, plus sa tete est troubiee, plus il chancelle et va tombant et se heurtant a chaque pas, plus il s'impatiente qu'un ami secourable veuille le relever, le soutenir et le conduire. II en est de meme du peuple: plus il est etourdi, eperdu,^egare, plus il outre la pretention d ’etre abandonne a lui-meme. Dans cet etat, 1'amour de la domination et celui de 1'in- dependance sont ses passions effrenees. C'es«t peu de n'dtre point esclave, il veut etre maitre et tyran. Son premier mouvement est de tout renverser, de tout rompre, et de tout detruire ... Ainsi aucune institution, aucune convention, rien de lui ne sera durable. Son Edifice politique sera fonde sur un sable mouvant, que boulever- sera sans cesse le vent des passions contraires; et, re- duit a la condition d'un etre 6ph6mere et fragile, il doit s'attendre que l'avenir lui rendra le mepris qu'il a pour le passe. Au premier abord, Les Solitaires de Murcie sembleraient n'dtre qu'un conte parmi tant d'autres, et en effet nous y trouvons quelques-uns des proc6d6s, des ficelles dont Mar- nontel s'est servi a plusieurs occasions. C'est une his- toire d'amour, la narration des 6v6nements tragiques qui ont cause une mort et une longue separation remplie d'angoisse entre le h6ros et 1 'heroine. Maurice Formose aime Vaierie de veiamare, mais son pere la fiance a un autre. Les jeunes amoureux decident de fuir ensemble. Malheureusement Maurice tue son rival qui avait 206 voulu les surprendre. Il doit fuir seul. Cependant il ne quitte pas l'Espagne, car, quoique sans nouvelles de Valerie, il ne veut pas quitter le pays ou ils se sont aim6s. II vit done dans la solitude d'un coin de la province de Murcie. C'est la le coeur m£me du r6cit. La separation de deux amoureux avait d§ja 6te mise en scene dans Les Dejeuners du village, publies dans le Mercure de France six mois avant Les Solitaires de Murcie, mais Philippine et son "Apollon" ne nous paraissent jamais reels. Ce sont des pantins dont Marmontel se sert pour raconter une histoire un peu saugre- nue et surtout invraisemblable; nous ne les prenons vraiment jamais au s6rieux. Les amants des Solitaires de Murcie sont tout autrement congus et presentes. Qu'il l'ait fait sciem- ment ou non, Marmontel a su donner au recit de Maurice For- xiose une simplicite, une force de persuasion qui nous fait croire a la tragedie qui leur a apporte tant de malheur. Le jeune solitaire sait dfetailler pour nous, sans exag6ration n61odramatique, les Stapes psychologiques de cet amour fu- neste. La passion nait dans le coeur de Maurice Formose, absolue, irresistible, dfevorante, quand il voit Val6rie pour La premiere fois: Je la vis, je ne vis plus qu'elle, et l'un de ses re gards abaiss£s sur mes yeux, ayant perc£ jusqu'a mon ame, acheva d'y allumer ce feu qui ne devait s'6teindre jus qu'a mon dernier soupir. Nous sommes en Espagne ou les jeunes filles de bonne Eamille ne lient pas de relations avec des inconnus, mais Maurice sauve la vie du frere de Val6rie, L&once, et, ainsi, 207 il est pr£sent§ a la famille du marquis de V61amare. Ses yeux amoureux, son imagination passionn^e cherchent dans la jeune fille les moindres signes d’ tme reciprocity de senti ments. Vaiyrie parait seulement reconnaissante; 1'amour de Maurice s'entete, et le jeune homme veut convaincre la jeune fille de 1 'empire qu'elle a sur lui. II voudrait faire re- vivre les temps de la chevalerie pour jouer l'"Amadis" de- vant son "Oriane." L6once, croyant a un jeu, s'y prete avec entrain. Tout en acceptant les hommages de Maurice, Vaiyrie essaie de le d6courager. Maurice apprend de L§once que sa soeur vient d'etre promise a un jeune noble. Devant la re action violente de son ami, L6once se rend compte que ce que Vaiyrie et lui avaient pris pour du badinage est en reality une passion fougueuse dans le coeur de Maurice. II arrange une entrevue entre Vaiyrie et Maurice pour que celui-ci puisse se dyclarer, Maurice va ensuite demander la main de la jeune fille au marquis. En attendant sa ryponse, les leux amoureux se voient, Vaiyrie toujours remplie de ten- dresse innocente, Maurice refrynant sa passion. Mais sa passion s'irrite du long dyiai imposy par le silence du mar quis, et il envoie des lettres brulantes d'amour a la jeune Eille qui commence a se laisser prendre au jeu. Le pere en- Ein dycide que Vaiyrie ypousera son premier prytendant. flaurice apprend la nouvelle de Vaiyrie meme. "Je l'ycoutais avec une douleur muette, sans pleurer et sans respirer. Mon ^oeur ytait serry, mes yeux ytaient arides, un feu ardent 208 avait s6ch6 mes larmes et d§vorait mon sang." La passion du jeune homme delate et il accuse alors la jeune fille de du plicity. Dans son §garement il voudrait se tuer, mais Vale rie l'en empeche en se saisissant de son yp£e. La jeune fille ^perdue tombe dans les bras de Maurice, et dans le paroxysme de la passion et de l'affolement elle se donne a lui. Sans r£vyier ses raisons au marquis, Valerie lui de- nande la permission de faire un sfejour dans un couvent. Peu de temps apres, elle sait qu'elle attend 1*enfant de Mau rice. Elle donne un rendez-vous secret a son amant et ils accident de fuir en France. Mais quand il quitte la jeune fille, Maurice est attaquy par son rival et L£once. En se defendant il tue le premier et blesse 1'autre. Pour sauver l'honneur de la famille, le marquis de vyiamare impose le silence sur 1 'affaire tandis que le pere du mort obtient la ^ondamnation de Maurice par contumace. Vaiyrie a disparu; Formose doit fuir sans savoir ce qu'elle est devenue. De- puis neuf ans il vit seul dans une cabane, sur une montagne dans le sud de l'Espagne. Si Marmontel avait termini son conte a ce moment-la dans son histoire, nous pourrions voir dans Les Solitaifes de Murcie I'esquisse d'un roman dans lequel la fatality d'une passion amoureuse a des consyquences tragiques pour Lous ceux qui en sont tymoins. Aucune aventure extravagant^ aucune coincidence extraordinaire, a moins que ce ne soit au 209 d§but du r§cit quand celui que Maurice sauve se trouve etre le frere de la belle inconnue. Tout dans cette partie du conte donne l'apparence d'une r6alit6 vivante. La passion du h6ros, Maurice Formose, s'enflamme d'un seul regard et dans l'amiti6 a trois qui se d§veloppe entre Maurice, Vale rie et L§once, le frere et la soeur croient se livrer a un jeu innoceiranent agr^able, tandis que 1 'imagination passion- n6e de Maurice le rend pret a d£fendre de son sang la vie de sa bien-aim6e. La jeune fille, tendre, aimable, passe de la reconnaissance envers le sauveur de son frere a 1 'amour qui, dans un instant d 'affolement, lui fait oublier ses obliga tions de fille ob6issante. Nous la voyons ouvrant peu a peu son coeur a 1'amour obstin6 de Maurice, sentant s'6veiller en elle un sentiment, plus fort que celui de l'amiti6 , au- quel elle finira par succomber. Malheureusement Marmontel a plac6 ce petit roman d 'a- mour dans une progression d'6v6nements d6ja connue de ses lecteurs. Il a choisi le comte de Creutz comme narrateur, et il nous fait subir les longueurs de son introduction et le sa presentation du h6ros, Maurice Formose, dont le comte a fait la rencontre au cours d'une randonnfee a travers le sud de l'Espagne. Le solitaire vit de 1'argent que lui donne un petit n£goce d'aromates et le comte gagne sa con- fiance, car lui-mSme est botaniste, disciple de Linn£. Finalement le jeune homme lui raconte sa triste histoire. Quand il la termine, Marmontel trouve des moyens familiers 210 pour amener une conclusion heureuse. Le dieu de la coinci dence entre en jeu et, peu de temps apres les confidences du solitaire, le comte de Creutz, au cours d'une autre visite, ne le trouve plus seul. Un jour, apres un violent orage, le ciel ayant repris la s6r6nit6 qui lui est naturelle dans cet heureux cli- mat, j'allai revoir mon solitaire. Je le trouvai tout occup^ d'un jeune enfant de l'age de 1 'Amour, et aussi beau que lui. 3uoique le denouement doive encore attendre plus de vingt pages, le comte de Creutz, sous la plume de Marmontel, ne peut plus longtemps garder le secret, qui, d'ailleurs, pour Les lecteurs fideles de Marmontel n'est qu'un secret de polichinelle. O DieuI si Formose avait su quel 6tait cet enfant qu'il pressait dans ses bras! s'il avait su que cette mere qu'il voyait 6plor6e a 1 'autre bord, 6tait sa chere Valerie! Oui, mon ami, c'6tait Val6rie elle-meme. Je vous le cacherais en vain, vous l'avez d§ja pressenti. itfous perdons tout intferet a voir se nouer heureusement tous Les fils de cette histoire qui nous avait donn6 , un moment, 1 'illusion d'avoir 6t6 v§cue et non pas fabriqu^e. Ainsi, les dix-sept contes que Marmontel a composes sur !Le dfeclin de sa vie ont ceci en commun: la conclusion de chacun de ces contes offre au lecteur un aspect de la philo- sophie bienveillante de 1'auteur envers 1'humanity. Nous n'y trouvons plus de personnages de moeurs douteuses ou a tendances franchement libertines. Meme la maltresse de M. de Norlis dans La Veillfee est une femme respectable, "hon- n§te ... et severe dans ses principes" insiste Marmontel. — . 211 Trois contes prfesentent une s6rie d'anecdotes plus ou moins longues, tiroes de souvenirs que les narrateurs rap- pellent avec plaisir. Dans La Veill6e chaque histoire doit forc^ment avoir une conclusion heureuse puisqu'il s'agit de raconter un des 6v§nements les plus heureux dans la vie de chaque invite. Dans Les Souvenirs du coin du feu, la morale de chaque petit conte cr6e le lien necessaire avec celui qui suit, et ainsi se fait 1 'enchainement d'une discussion qui part de la consideration de 1 1 amour maternel pour aboutir a la conclusion que parfois la veritable valeur d'une personne se fait connaitre apres sa mort. Dans Les Promenades de Platon en Sicile, Platon est le seul narrateur, et ce sont les observations qu'il tire de chaque episode qui en con stituent la morale. Huit contes traitent un aspect des moeurs contempo- raines. Le Franc Breton et La Lecon du malheur donnent un sxemple de l'aide providentielle qu'un homme mur peut appor- ber a un homme plus jeune qui se trouve dans des cirCon stances difficiles ou meme catastrophiques. II le fallait met en scene le dfeclassement presque automatique aux yeux de ses pairs de celui qui se m£sallie. Dans La Cassette, un mari soupqonneux exile sa femme, comme dans Les Deux infor- :un6es un mari libertin avait fait enfermer la sienne dans in couvent. L'hferolne, dans Les Dfeieuners du village, est aussi envoy§e au couvent; dans son cas, c'est pour la sous- :raire aux dangers du monde, mais comme dans La Cassette 2^2 1'amour finira par triompher. L'Erreur d'un bon pere ne veut rien prouver si ce n'est que les actions d'un etre mal intentionnfe peuvent amener des complications malheureuses ^ue seul le temps peut effacer. L'Ecole de l'amitie est un petit traits sur 1 'Education qu'il faut donner aux jeunes filles, tandis que Les Rivaux d'eux-memes essaient de sou- ligner les precautions que devraient prendre tous les pa rents d'enfants en age d'etre mari^s, pour assurer leur bonheur. Pal6mon et La Cote des deux amants. inspires 1'un par an tableau, 1 'autre par une discussion, racontent tous deux I'histoire tragique d'un jeune couple que la mort empeche de sonnaitre le bonheur d'etre l'un a 1'autre. Dans le premier sonte, le destin, sous la forme d'un serpent, tue le jeune amoureux; dans le second, la fatality prend les traits d'un pere brutalement rancunier. Dans les deux histoires, les leux jeunes filles meurent de douleur. Le Trfepied d'H61ene veut illustrer plaisamment, parfois comiquement, qu'il n'est pas donn£ a l'homme d'etre un veri table sage. Tous ces contes reprennent des themes familiers et I'ajoutent rien a notre connaissance de Marmontel, techni- cien du conte. Des contes que nous avons trait£s en dernier lieu, Les Bateliers de Besons se singularisent par la vivacity du re sit, Le Petit voyage par la presentation de la philosophie 213 politique de l'ecrivain. Ce dernier conte nous aide surtout a etoffer 1’image de Marmontel, citoyen du Nouveau Regime, que nous avions obtenue a la lecture du troisieme volume des Memoires. Nous avons egalement note l'int§r§t particulier des Solitaires de Murcie; et c'est a ce conte, entre autres, que nous devrons revenir quand nous essaiei?ons de r^capituler les points essentiels de l'apport de Marmontel dans le genre du conte. Au cours de notre analyse des contes, anciens et nou- veaux, nous avons non seulement donn6 les grandes lignes de l'histoire que Marmontel raconte dans chacun, mais nous avons souligne en meme temps tout ce qui, a notre avis, peut €£ s encore int6resser le lecteur du XX siecle. Nous avons voulu faire ressortir le dSsir de Marmontel de suivre les dict^es de la mode et surtout sa volonte de plaire a son public. Le succes de ses contes, a leur parution, atteste sa rSussite. Pour notre etude, les contes de Marmontel nous intSressent surtout par les variations qu'ils ont apportees, toujours sous le titre de "contes moraux," dans le d^velop- pement du conte. Ces elements nouveaux s'insinuent presqu'a L'insu du lecteur, car c'est par la presentation de cer- taines nuances dans la psychologie de ses personnages que Marmontel a cree un lien, t6nu il est vrai mais non moins r^el, entre le conte et le roman. Cependant, avant de met- tre en relief ce qui constitue ces nuances, nous allons re- 214 sumer les aspects principaux de la composition descontes, les regies invariables dans la technique de Marmontel. J CHAPITRE VII LA TECHNIQUE DE MARMONTEL, CONTEUR L'analyse que nous venons de terminer a montre, nous l'esp§rons, qu'en d6pit des trente ans qui les ont s6par6es, les deux series de contes pr^sentent au lecteur une homo- g6n6it6 dans 1 'inspiration qui surprend quand on considere la p^riode tumultueuse que cet intervalle represente. A peine peut-on accuser Marmontel d'avoir abandonne, en 1790, toute nuance libertine dans l'agencement de ses r6cits ou dans la psychologie de ses personnages. II n'a fait que continuer, a quelques details pres, dans la voie qu'il s'6- tait trac6e dans le premier groupe de contes. Dans notre etude de sa technique nous nous permettrons, par consequent, de consid6rer les quarante contes sans tenir compte des an uses qui ont s6pare la publication des deux groupes, en no- tant toutefois, quand il y aura lieu, ce qui caract6rise plus nettement l'une ou 1 'autre s£rie. C'est un fait incontestable, comme l'a note Lenel, que les Nouveaux contes moraux sont en general plus longs que ceux du premier groupe. Si nous refusons de considerer La 7eiliee et Les Promenades de Platon en Sicile chacun comme an seul conte, puisqu'ils sont tous deux composes d'une _______ 215 216 s6rie de petits contes, nous remarquons que, dans 1 'Edition des Oeuvres completes de 1819, la longueur des contes pu blics entre 1755 et 1765 est de onze a vingt-cinq pages tan- dis que ceux publics apres 1790 ont de treize a trente-huit pages. Le plus long est justement celui dont nous avons signal^ les af£init§s avec un roman, c'est-a-dire Les Soli taires de Murcie. Deux sont tres courts: Lausus et Lydie, Annette et Lubin n'ont que sept pages chacun. Nous avons vu que Marmontel avait tir6 1'inspiration de ses premiers contes d'observations qu'il avait faites quand il 6crivait pour le theatre. II est, nous semble-t-il, peu surprenant de voir que "bientot les Contes de Marmontel furent une mine f§conde exploit6e pour le theatre par Favart, Voisenon, Rochon de Chabannes, Desfontaines, etc. . .."^ Et c'est la ce qui frappe tout d'abord a la lecture de cer- bains contes de Marmontel: les rapports 6troits que leur composition montre avec le d6roulement d'une piece de the atre. Sur ce point Leigh Hunt ne s'est pas trompS: "With respect to the general plan of the Moral Tales, they are a species of narrative dramas" (p. 220). Comme Lenel avait youlu faire ressortir la sinc§rit6 , l'honnetetfe de Marmontel an leur opposant la sophistication de Rousseau, de meme Leigh Hunt avait voulu, un siecle auparavant en 1806, faire valoir les talents de conteur de Marmontel en les comparant ^Hoefer, Nouvelle bioqraphie g6n6rale depuis les temps les plus reculfes iusqu'a nos jours. XXXIII, 902. — 217 a ceux de Voltaire: Voltaire is occasionally gross and inelegant; Marmon tel is never so. Voltaire is sometimes scandalously ob scene; Marmontel is never so. Voltaire evidently appears to possess an impure mind, and a fancy which is equally at home in the lowest as in the highest life; Marmontel is everywhere the polished gentleman. (p. 221) Comme dans le cas de Lenel, le parti pris de Leigh Hunt l'a pouss6 a 1 '6xag6ration, mais il a su tout de meme r6su- mer en quelques lignes les 616ments principaux de la struc ture d'un grand nombre de contes. The Moral Tales ... have their fables, and their char acters and their peculiar scenery: the fable is some action of life and manners. The fidelity of the painting to the original in life constitutes its chief excellence. It is this, in fact, which may be termed the peculiar talent of Marmontel. He selects for his fable some cer tain action, something which we see daily passing in the comestic intercourse of life, and with equal judgment and accuracy follows it through all its parts with a representation as exact as lively. His tale is thus a domestic picture, a representation of manners as seen in the action he has chosen for his subject.^ Plusieurs contes pourraient etre facilement divis^s en an certain nombre d'actes qui, partis d'une introduction aourte mais en meme temps explicative, menent a une conclu sion presque toujours pr6visible. Ainsi, dans Alcibiade ou Le moi, Marmontel oppose a Alcibiade qui "voulait etre aim£ pour lui-meme" cinq femmes qui l'aiment, chacune a son tour at a sa fagon. Dans la derniere scene de cette petite comp ile Socrate fait la legon au jeune fegoiste et lui conseille 3'6pouser la seule jeune fille du groupe. 2 Leigh Hunt, Classic tales, serious and lively, p. 220. 218 Des 11 introduction de Soliman II nous savons que le sultan s'ennuie. Apres trois actes consacr^s a d^crire ses succes aupres d'Elmire et de D61ia et son 6chec aupres de Roxelane, une conclusion rapide nous est offerte: il Spouse Roxelane qui lui avait rfesistfe. Des quatre flacons qu'Alcidonis regoit de la f6e Salante, trois lui feront connaitre les diverses nuances de 1'amour: autant d'actes que de flacons dans Les Quatre fla- :ons ou les aventures d'Alcidonis de M6qare. Tous les contes a Episodes pourraient etre ainsi divis6s en autant 3'actes que d'Episodes: Le Scrupule, Tout ou rien, Heu- reusement, L'Heureux divorce, Le Mari sylphe. Ces contes ont tous pour sujet principal la poursuite de 1 'amour, sous Les apparences 16gerement licencieuses que le public sem- blait pr£f6rer. Ils pourraient done etre consid6r§s comme 3e petites comedies de salon, et si nous nous rappelons que 4armontel faisait la lecture de ses contes dans les salons 3e ses amies, nous ne pouvons nous empdeher de croire qu'il a simplement mis en prose de petits canevas qu'il avait du ;r6server pour la composition de comedies, au temps ou il se oroyait homme de theatre. Pour l'6tude du d^veloppement du conte en g§n§ral, ces contes a Episodes pr^sentent un intferet tres restreint. L'accent licencieux y prfedomine. Ce sont des aventures di- /ertissantes racontfees dans le seul dessein d 1int6resser le 219 lecteur et de retenir son attention sans engager son intel ligence ni son coeur. C'est au moment ou Marmontel a abandonnfe la veine li- cencieuse pour la veine moralisatrice que nous pouvons com- mencer a 6tudier les diff^rents aspects de la structure qu'il a donn§e a ses contes. Comme nous 1'avons dit a plusieurs reprises, Marmontel ne poss6dait pas une imagination de grande envergure. Au cours de 1 'analyse de ses contes nous avons retrouvi des souvenirs de lectures et de conversations, des analogies entre plusieurs contes, et l'emploi r6p6t§ de certaines situations et de certains personnages. II nous parait assez ^tonnant que le chroniqueur des M6moires, qui nous a laiss6 quelques pages m§morables sur 1 'intimity familiale de son milieu paysan, ainsi que des paragraphes justement appr£ci6s sur les habitues des salons parisiens qu'il fr^quentait, il nous parait meme regrettable, dirons-nous, que ce meme 6cri- yain n 'ait pas su ou n'ait pas voulu utiliser ses dons d'ob- servateur pour donner 1 'illusion de la vie au monde qu'il a 2r66 pour ses lecteurs. Le milieu qu'il a choisi pour ses contes a 6t6 , a peu 3'exceptions pres, celui du haut-monde, a mi-chemin entre la cour et la petite noblesse de province. En cela il n'a fait :jue suivre l'exemple de ses pr£d6cesseurs. The French author, unlike his English colleagues, is exclusively interested in the morals and manners of aris tocratic society. His heroes and heroines are all drawn from the quality and if, by a rare exception, they are 220 represented as of humble condition, it is merely to pro vide a romantic situation and, by contrast, to emphasize their rise to fame and f o r t u n e . ^ Mais nulle part dans les contes de Marmontel nous ne retrou- vons "la belle Desfourniels" ni la spirituelle Madame de Marchais, ni la piquante Comtesse de Chabrillant dont il nous a fait les portraits dans ses Mfemoires. Les femmes qu'il nous prfesente sont avant tout des Spouses ou des meres, parfois des maratres ou meme des soeurs que leur role seul anime et fait agir. A peine pouvons-nous retenir le nom d'Agathe, 1'heroine espiegle et taquine du Connaisseur et celui des trois amoureuses dont Marmontel a fait les vic- bimes dans Laurette, La Berqere des Alpes et Les Solitaires 3e Murcie. Il en est de mdme pour les hommes. II les a peints dans leurs fonctions de peres, de fils, de freres et parfois d'amants. Quelquefois il a mis en scene un carac- bere plutot qu'un personnage, comme dans Le Philosophe soi- aisant, Le Connaisseur et Le Misanthrope corriq6, mais Mar montel est rest6 sans m6chancet6 a leur 6gard? et meme le soi-disant philosophe, Ariste, pourrait, s'il le voulait, se remettre du ridicule dont l'ont couvert ses manigances. Trois portraits d 'amoureux sortent un peu de l'anonymat qui semble envelopper les personnages de Marmontel: le jeune ] provincial dans Le Connaisseur. d£pass& au d6but du conte par les manieres de la ville, qui arrive a ses fins grace a 3 F. C. Green, The Eighteenth Century French Critic and •:he Contemporary Novel. MLR (1928), XXIII, 179._______________ 221 la vivacitfe d'esprit d'Agathe, Fonrose, le h§ros languissarxt de La Berqere des Alpes qui veut mourir de dfesespoir, et Maurice Formose, le passionn6 tragique des Solitaires de Murcie. Marmontel a situ6 seulement deux de ses contes dans le cercle de la bourgeoisie commergante. D6ja, dans La Mau- vaise mere, il s'^tait servi d'un "riche et honnete nSgo- ciant" de province pour Stablir les raisons du d6dain que sa femme, de sang noble, ressentait pour lui et ses semblables. II faut attendre Le Franc Breton et La Lecon du malheur pour faire la connaissance de "P16mer, riche n6gociant de Nantes, homme simple, franc, un peu brusque, tete vive, bon coeur, vrai breton" et celle d^'Odelman, riche n6gociant ... homme lionorable dans sa maison autant qu'avare dans son commerce." Ces deux personnages n*existent, cependant, que pour le role gu'ils jouent aupres du h6ros des contes dans lesquels Mar- nontel les a places. P16mer et Odelman sont la pour tendre ane main secourable a un infortunfe digne d'etre sauvfe. I Issu d'une longue lign6e de paysans, Marmontel aurait i I ?u peindre pour nous des tableaux de la campagne remplis de v€rit6, mais nous sommes encore loin de George Sand et de ses romans champdtres. Toutefois il nous confie dans 1'in troduction des Bateliers de Besons; "J'ai toujours aim€ la campagne. Comme elle est aujourd’hui 1'asile et le repos de :na vieillesse, elle fut autrefois la joie et les d£lices de non jeune age ..." et a plusieurs reprises il en a fait le 222 refuge de ses personnages quand ils veulent fuir les exces de la vie citadine, comme B61ise dans Le Scrupule, M^lidor et Ac61ie dans La Femme comme il y en a peu, Alceste dans Le Misanthrope corriq§. Le milieu paysan n'aurait probablement pas int6ress6 ses lecteurs, et Marmontel a donn6 un role tout a fait se- condaire aux quelques paysans qu'il a introduits dans ses contes. Le pere de Laurette repr§sente l'honnetetfe du pay san en meme temps que le sens de 1'honneur qui doit appar- tenir a tout homme, quelle que soit sa condition. Ce n'est toutefois pas le petit paysan de village, puisque c'est au cours d'un voyage d'affaires a Paris qu'il retrouve sa fille. La famille de paysans qui a 61ev§ la jeune Juliette Ians une des histoires de La Veillfee vit dans une jolie pe tite maison, possede une belle vache noire et vit des pro- luits d'un champ, d'une vigne et d'un jardin. Mais malgr6 la dignity, la modestie et l'honnetet6 que Marmontel leur aecorde, nous ne voyons pas vivre ces paysans devant nos yeux. Les Savoyards qui ont recueilli Adelaide dans La Ber- jere des Alpes ne nous paraissent jamais r6els, car Marmon tel nous les pr6sente comme une image d'Epinal: "Un vieil- Lard et sa femme, tels qu'on nous peint Philemon et Baucis, vinrent au-devant de leurs hotes avec cette honnetet6 villa- geoise qui nous rappelle l'age d'or." Au couple de voya- jeurs qu'elle vient de rencontrer, la jeune bergere dfecrit ainsi 1'habitation des paysans qui l'ont h6berg6e: "ces 223 cabanes sont habitues par des malheureux, et vous y serez mal log6s." Mais quelques lignes plus bas Marmontel nous en fait une peinture diff6rente: Les voyageurs, en entrant dans la cabane furent sur- pris de l'air d ’arrangement que tout y respirait. La table 6tait d'une seule planche du noyer le plus poli; on se mirait dans l’6mail des vases de terre destines au laitage. Tout pr6sentait 1'image d'une pauvrete riante et des premiers besoins de la nature agr6ablement satis- faits. Sous apprenons que c' est grace a la bergere que la cabane est si attrayante, et nous ne pouvons qu'imaginer comment (/■ivaient les paysans avant son arriv6e. Cette description acquiert, cependant, une importance plus grande si l'on essaie de noter avec soin la place que Marmontel a faite a la peinture du cadre dans lequel il si- :ue ses contes. Marmontel est bien de son siecle, et dans Les Elements de litt6rature il declare a ses lecteurs: "En g6n6ral, si la description est peu importante, touchez 16- gerement; si elle est essentielle, appuyez davantage; mais ohoisissez les traits les plus int6ressants” (p. 370). II est tout aussi vague sur l’apparence meme de ses personnages qu’il l’est dans la presentation du milieu phy sique dans lequel ils vivent. Nous avons d6ja attir6 1'at tention du lecteur sur la banalite des portraits physiques que Marmontel nous a donn6s de ses h6ros et de ses heroines. h cause de ce manque de precision dans les details descrip- 1:ifs, il nous est assez difficile de nous faire une id6e concrete de l'apparence de ses personnages; mais, a tout 224 prendre, cette lacune est de peu d ’importance pour la con- duite du conte, tel que l'a congu Marmontel. Marmontel est fegalement vague dans les descriptions d'intferieurs plus fortunes. Laurette quitte la maison paternelle pour suivre son amant. Nous savons qu’elle a longtemps soupirfe "pour des lambris dorfes," mais sur la de- naeure que lui offre le comte de Luzy une seule phrase suffit a Marmontel: "sa maison fetait un palais de ffee? tout y avait l'air de 1'enchantement." Quand, dans L'Heureux divorce, Marmontel veut nous con- vaincre de la reputation de connaisseur et d ’homme de gout d'un de ses hferos en nous dfecrivant sa maison de campagne, il nous en fait une peinture tellement abstraite que nous ne pouvons vraiment imaginer ce qu'il appelle "un chateau de fee": ... Des bosquets ornes de statues, des treillages fagon- nfes en corbeilles et en berceaux, decorent tous les jar- dins connus; mais le plus souvent ces richesses, etaiees sans intelligence et sans godt, ne causent qu'une admira tion froide et triste, que suit de pres la satiete. Ici l'ordonnance et 1'enchainement des parties ne fait, de mille sensations diverses, qu'un enchainement continu. Le second objet qu'on dfecouvre ajoute au plaisir que le premier a fait? et l'un et 1'autre s 1embellissent encore des charmes de 1'objet nouveau qui leur succede sans les effacer. ?assons a l'intferieur du chateau: Le luxe intferieur du palais rfepond a la richesse des dehors. Tous les arts se sont dispute le soin et la gloire de l'embellir. Les marbres, les mfetaux, ce prfe- cieux argile femaillfe de mille couleurs, tout ce que 1*In dustrie a invents pour les dfelices de la vie, y est feta- 16 avec une sage profusion? et les voluptfes, filles de 1*opulence, y flattent l'ame par tous les sens. 1225 C'est avec regret que nous pensons a la description merveil- leusement dEtaillEe d'un autre chSteau, celui dont Rabelais fit l'abbaye de ThEleme. La maison du riche nEgociant de Nantes, qui aurait pu inspirer a Marmontel le tableau d'un intErieur cossu, dans Le Franc Breton, nous est peinte en une seule phrase: "la maison de PlEmer Etait le modele de l'ordre." Marmontel avait eu pour dessein de "rendre la vertu aimable"; il s'Etait done proposE de le faire en Ecrivant des contes dans lesquels les actions des personnages illus- treraient certaines qualitEs ou, au contraire, certains dE- fauts, et dont la conclusion forcerait le lecteur a apprE- cier les consequences, bonnes ou mauvaises, qui en dEcoulent. Ayant considErE le cadre et les traits individuels des per sonnages comme superflus, Marmontel plonge immEdiatement dans l'histoire qu'il veut raconter. Quand la legon a faire part d'une morale facile a dEga- jer, il l'Epelle lui-mEme des les premieres lignes: Parmi les productions monstrueuses de la nature, on peut en compter le coeur d'une mere qui aime I'un de ses enfants a 1'exclusion de tous les autres ... C'est de cet Egarement, si commun et si honteux pour 1'humanitE, que je vais donner un exemple. (La Mauvaise mere) Le soin d'une mere pour ses enfants est, de tous les devoirs, le plus fidelement observe dans la nature ... Quel eut EtE, par exemple, le sort de mademoiselle du . Troene, si le ciel n'eut fait expres pour elle une mere comme il y en a peu? (La Bonne mere) Le malheur d'un pere occupy de la fortune de ses en fants, est de ne pouvoir veiller lui-meme a leur Educa tion, plus intEressante que leur fortune. (L'Ecole des peres) 226 On ne corrige point le naturel, me dira-t-on, et j'en conviensy mais entre mille accidents combines qui com- posent un caractere, quel oeil assez fin dfemelera ce na ture! ind616bile? Et combien de vices et de travers on attribue a la nature, qu'elle ne se donna jamais! Telle est, dans 1'homme, la haine de 1*homme: c'est un carac tere factice, un personnage qu'on prend par humeur, et qu'on garde par habitude, mais dans lequel 1' ctme est a la g§ne, et dont elle ne demande qu'a se d61ivrer. (Le Misanthrope corriqfe) On ne cesse de dire aux jeunes femmes combien delicate et fragile est la fleur de leur innocence, et combien est glissant pour elle le sentier du devoir et de l’honne- tet6. On ne dit pas assez aux jeunes hommes combien pour eux les lois de la probite sont sfeveres, et dans quel labyrinthe de malheur et de honte un seul pas au dela des bornes du vrai, du juste et de l'honnete, se trouve quel- quefois les avoir engages. Je vais en donner un exemple. (II le fallait) Parfois le paragraphe d 'introduction resume avec une concision remarquable le noeud de 1'intrigue: Dans l'age ou il est doux d'etre veuve, C6cile ne laissait pas de penser a un nouvel engagement. Deux ri- vaux se disputaient son choix. L'un, modeste et simple, n'aimait qu'elle; 1'autre, artificieux et vain, 6tait surtout amoureux de lui—m£me. Le premier avait la con— fiance de C6cile; le second avait son amour. (Tout ou rlen) Dans quelques contes la presentation d'un des person- nages principaux etablit le ton g6n6ral de l'histoire— satirique dans Le Connaisseur: ceiicour, des l'age de quinze ans, avait £t£ ce qu'on appelle un petit prodige. Il faisait des vers les plus galants du monde; il n'y avait pas dans le voisinage une jolie femme qu'il n'etit c6l6br£e, et qui ne trouvat que ses yeux avaient encore plus d'esprit que ses vers. C ’6tait dommage de laisser tant de talents enfouis dans une petite ville. Paris devait en £tre le th^Stre; et l'on fit si bien, que son pere se r6solut a l'y envoyer. directe et presque terre a terre dans Le Franc Breton; P16mer, riche n6gociant de Nantes, homme simple et franc, un peu brusque, t€te vive, bon coeur, vrai breton, 227 faisant un voyage a Paris, s'y ytait logy dans un petit hStel d'une rue assez solitaire. C'ytait l'honune du monde le moins avare et le plus 6conome; il n'avait connu de sa vie aucun des besoins de la vanity. gracieuse et 16gere dans Les Dejeuners du village: J'avais pour voisine de campagne une petite vieille, d ’un naturel aimable et d'une figure ou l'on voyait en core toutes les traces de la beauty. Son teint avait perdu sa fleur; ce n'ytait plus le duvet de la p£che, mais c'ytait le poli et m§me un peu du vermilion d'une belle pomrne d'api conservfee pendant l'hiver ... a son d&sir de plaire, aux traits de sensibility qui lui 6chap- paient, surtout aux graces de son esprit et a celles de ses manieres, il n'est personne qui n'eut dit comme Fontenelle, que "1'Amour avait pass£ par la." Quelquefois la rapidity avec laquelle Marmontel campe ses personnages produit un tyiescopage dans leur prysenta- tion qui nuit a l'efficacity de 1'introduction: L'un de ces bons peres de famille qui nous rappellent l'age d'or, Fyiisonde, avait mariy Hortence, sa fille unique, au baron de Valsain, et sa niece Am§lie au pry- sident de Lusane. Valsain, galant sans assiduity, assez tendre sans jalousie, trop occupy de sa gloire et de son avancement pour s'ytablir le gardien de sa femme, la laissait, sur sa bonne foi, se livrer aux dissipations d'un monde ou, rypandu lui-meme, il se plaisait a la voir briller. Lusane, plus recueilli, plus assidu, ne respirait que pour Amyiie, qui, de son coty, ne vivait que pour lui. Le soin mutuel de se complaire les occupait sans cesse; et pour eux le plus saint des devoirs ytait le plus doux des plaisirs. Parfois 1'introduction mene le lecteur a s'attendre a une intrigue diffyrente de celle qui suit. Ainsi, au pre mier abord, les traits que Marmontel prete a son hyroxne dans 1'introduction de La Cassette ne senibleraient pas avoir de rapport avec la teneur du conte, puisque c'est l'histoire d'une femme traitye cruellement et injustement par son mari: 228 Hortense de Livernon avait regu de la nature des qua- litEs qui se trouvent ensemble dans une jeune femme, mais qui sont rarement d'accord; elle Etait nEe avec une ame honnete, un coeur sensible et un esprit lEger. Elle avait eu deux Educations qui ne s'accordaient guere mieux; l'une aupres de sa bonne mere, qui lui recomman- dait sans cesse d'etre modeste et raisonnable; et 1*autre devant son miroir, qui, tous les matins, lui rEpEtait qu'elle Etait belle et faite pour avoir les plus bril- lants succes. Cette frivolitE est d'importance minime dans le dEroulement de l'histoire, car le point essentiel de ce petit drame est que le bonheur d'un mEnage peut etre dEtruit par un malen- tendu que quelques mots d 'explication auraient pu Eclaircir. Dans la deuxieme sErie de contes, Marmontel a mis en scene, a plusieurs reprises, des amis dont il a fait les narrateurs. Dans Le Philosophe soi-disant il nous avait prEsentE "une de ces sociEtEs qu'on appelle frivoles, et qui ne demandent qu'a s'amuser"; plus tard, pendant les troubles de la REvolution, c'est un groupe semblable qui forme alors "une sociEtE d'amis retirEe a la campagne [qui] apres s'etre inutilement fatiguEe de rEflexions et de prEvoyances, cher- chait quelques moyens d'y faire diversion." Mais cette sociEtE s'est assagie, et c'est a la narration des petits contes qui forment La VeillEe qu'elle prend maintenant plai- sir. Dans Les Solitaires de Murcie, Marmontel prEpare nos esprits a 1'atmosphere mElancolique qui baigne le rEcit en faisant du narrateur un de ses amis les plus chers, le comte de Creutz: 229 J'avais pour ami un Su6dois si heureusement organist, si sensible aux beautfes de l'art et a celles de la na ture, que lorsqu'il nous rendait les impressions qu'il en avait regues, ses r6cits ressemblaient aux reveries d'un poete. Au contraire, 1'esprit moqueur et sceptique de Fonte- nelle, le narrateur de La Cote des deux amants. fait de ce conte un exemple convaincant du role de 1'imagination dans la cr6dulit£ du commun des mortels. Le caractere lourdement moralisant de L 1Erreur d 'un bon pere est all6g§ par les interruptions souvent spirituelles de Voltaire, par celles toujours plaisamment raisonnables de Vauvenargues, car c'est en compagnie de ces deux amis que Marmontel entendit Cideville raconter l'histoire du bon pere. Enfin, dans Les Souvenirs du coin du feu, Marmontel donne en introduction la justification, la raison d'etre de ce deuxieme groupe de contes: La jeunesse vit d'esp6rance, la vieillesse de souve nirs: Montaigne l'a dit avant moi, on 1'avait dit avant Montaigne. Lesque's sont les plus doux ou de ces souve nirs ou de ces espferances? Si j'osais decider, ce serait en faveur des souvenirs de la vieillesse. Ils sont ac- compagn6s de regrets, j'en conviens, et m£l§s de quelque amertume; mais il en est comme des liqueurs, dont l'amer- tume meme est agr§able au gofit, lorsque leur douceur la tempere. Ce qu'il y aurait de d§chirant dans nos regrets est 6mouss6 par l'age, la nature a pris soin d'en affai- blir 1'impression, et, dans 1'61oignement, nos plaisirs et nos peines ne sont plus que comme des songes, que l'on aime a se retracer. Partis d'une introduction qui sert en g£n£ral a la pre sentation soit d'un des personnages principaux, soit de la Legon de morale que Marmontel a 1'intention de proposer, les 230 contes suivent dans leur d6veloppement un plan qui connait peu de variations. Nous avons d6ja not6 que, dans la composition des contes a Episodes qui appartiennent a la veine licencieuse, Marmontel a simplement fait subir a son h6ros ou a son he roine une s6rie d'aventures qui l'amene a une conclusion parfois philosophique comme dans Les Quatre flacons, parfois piquante comme dans Heureusement. Dans le quatrieme conte, rout ou rien. le choix entre les galants de 1'heroine se r6duit a deux, et nous voyons poindre la voie dans laquelle va s'engager Marmontel. Floricourt est le type meme de l'6go!ste incapable de rendre une femme heureuse, tandis que 1'amour patient d'Eraste nous fait pressentir sa victoire finale. Dor6navant la vertu triomphera dans tous les contes de Marmontel. Le premier "conte moral," Les Deux infortun^es, est divisfe en deux Episodes, racontfes par les deux heroines. Marmontel se sert ici de la formule du narrateur dont il se servira dans tous les contes de la seconde s§rie a 11 excep tion du Tr6pied d'Hfelene, des Rivaux d 1eux-memes et de La Cassette. Cependant, dans ce dernier, le retour sur le pass£ se fait par l'entremise de la lettre que 1'heroine £crit sur son lit de mort. Ainsi, des les premiers contes, Marmontel a mis en oeuvre les principes qui caract6risent leur composition: une exposition succincte, un d^veloppement a sens unique, ---------------------------------------------------------------231 c'est-a-dire sans ramifications qui entrainent le lecteur au-dela de la conclusion voulue par 1'auteur, enfin cette conclusion meme qui dans presque tous les cas n'offre aucun §16ment de surprise. En effet, 1'introduction nous donne souvent la clef du conte, et des l'exposition nous pressen- tons l'ordre et la progression des 6v6nements, des Episodes gui suivent. La simplicity de la composition se maintient jusqu'a la fin du conte, et la conclusion semble d6couler logiquement de 1'intrigue. Dans ses conclusions, Marmontel s'est parfois servi de :tioyens qui nous semblent bizarres, alors que lui les jugeait simples et familiers. "A la v6rit6 des caracteres j'ai vou- Lu joindre la simplicity des moyens, et je n'ai guere pris 4 que les plus familiers." Ainsi, dans Tout ou n e n . le geste menagant de son amant envers un oiseau qu'elle aime dessille les' yeux a cycile. Allez, monsieur, lui dit-elle avec horreur; ce dernier trait vient de m'yclairer sur votre affreux caractere; j'y vois autant de bassesse que de cruauty. Sortez de chez moi pour n'y rentrer jamais. ... Floricourt sortit, frymissant de honte et de rage. L'oiseau revint cares- ser sa belle maitresse; et il n'est pas besoin de dire qu'Eraste se vit rappeiy. jucile, l'hyroine de L'Heureux divorce, fait peindre des Larmes sur son portrait et le fait porter chez son mari pour Lui montrer son chagrin et son repentir. Depuis ce jour, la tendre union de ces ypoux sert d'exemple a tous ceux de leur age. Leur divorce les a convaincus que le monde n 'avait rien qui put les dydom- 4 Contes moraux. p. 10. _ 232 mager l'un de 1'autre; et c'est ce que j'appelle un di vorce heureux. Dans Les Rivaux d 'eux-memes, la mere d'Adele et le pere de Raimond voient I'anxi6t6 de leurs enfants quand ceux-ci se croient infideles, I'une a Hippolyte, 1'autre a Camille, mais ce n'est qu'en exprimant leur douleur a haute voix que les jeunes gens d6couvrent 1'imbroglio: Ah' grand dieu! quel bonheur on nous m6nageait! Nous 6tions rivaux de nous-m£mesi A ce transport de joie les parents accoururent; et ils trouyerent leurs enfants, l'un a genoux de 1'autre, dans un ravissement qui ne peut s'exprimer. La conclusion peut etre elle-meme fortement morale, par exemple quand elle montre les recompenses de la vertu, comme dans Laurette: Deux coeurs faits pour la vertu furent ravis de l'a- voir retrouv6e. Cette image des plaisirs celestes, 1’ac cord de 1'amour et de 1'innocence ne leur laissa plus rien a desirer que de voir les fruits d'une union si douce. Le ciel exauga le voeu de la nature; et Bazile, avant de mourir, embrassa ses petits-enfants. Chez Marmontel la fin du conte et la conclusion a en tirer sont 6troitement li£es. Dans Le Bon mari Hortence renonce a I | jses plaisirs mondains quand son mari lui r-ippelle ses de- i j/oirs de mere et d'6pouse: Viens, mon ami, dit Hortence, voila pour moi la plus chere et la plus touchante de tes legons. J'avais oubli£ que j'6tais mere, j'allais oublier que j'6tais ton 6pouse; tu m'en rappelles les devoirs, et ces deux liens r6unis m'y attachent pour toute ma vie. kelson peut §pouser la jeune Indienne, dans L'Amiti6 a 1'6- jreuve, grace a la bont6 et au bon sens de Blanford qui fait a son ami un reproche et une legon, en m£me temps: entre " 233 amis il ne faut permettre aucune dissimulation: Vous £tes un enfant, lui dit Blanford, il fallait me tout avouer. N'en parlons plus; mais n'oublions jamais qu'il est des 6preuves auxquelles la vertu meme fait bien , de ne pas s' exposer. Dans Le Misanthrope corrige. M. de Laval resume en conclu sion le point essentiel de cet expose contre la misanthro- pie: Crois-moi, mon ami, ... sois homme, et vis avec les hommes; c'est 1'intention de la nature: elle nous a donn6 des defauts a tous afin qu'aucun ne soit dispense d'etre indulgent pour les d6fauts des autres. Parfois la conclusion seirible exprimer un sentiment intime de Marmontel quand on se rappelle les circonstances de ses der- nieres ann6es. Ainsi le vieux narrateur de Paiemon vient de finir la tragique histoire de sa fille et de son fiance: Mais insensiblement ses larmes perdirent de leur amer- tume; une douce et tendre familie peupla sa solitude, l'6gaya quelquefois, et apres avoir ete longtemps le plus heureux des pasteurs d'Arcadie, et longtemps le jplus malheureux, il acheva de vieillir content de la derniere consolation qui reste a 1'homme vertueux, dans les af flictions sans remede, la douceur de faire du bien, et de laisser de soi de tendres souvenirs. i Nous avons donne dans notre analyse des contes les principales legons de morale que Marmontel avait voulu of- frir a ses lecteurs: le triomphe de la vertu, la recompense 3e l'honn£tet6 et de la fid£lit£, les joies de 1'amour fa- nilial, les obligations morales entre parents et entre amis, 1'importance de 1'education des enfants, enfin tous les pr6- ceptes que la vie quotidienne devrait mettre en pratique. C'est pour cela que, comme l'a note Petit de Juleville: “ 234 ... A partir de Marmontel, la morale d6chain6e s6vit im- pitoyablement dans le conte. Les dernieres ann§es du siecle verront naitre a foison les contes d'Education a 1'usage des enfants. Ce sera une avalanche de bons con- seils sous la forme d'historiettes morales. Car les id6es se Marmontel restent dans le domaine de la r6alit6 de tous les jours. Nous ne trouvons nulle part 1'exposition de grands concepts. Tout comme ses personnages fevoluent dans une soci6t6 que ses lecteurs connaissent et acceptent sans effort, de meme les id£es que Marmontel offre a son public sont rSduites au niveau le plus facile a conce- voir: celui des rapports quotidiens entre individus. La n§cessit§ imp6rieuse de pratiquer la tolerance entre les diffferentes classes de la soci§t§ est d6montr6e dans Laurette et II le fallait. L'attaque contre 1'intolerance religieuse est esquiss^e dans L*Amitie a l*6preuve, et de- veloppee dans Beiisaire et Les Incas. Le probleme des maux que cause la civilisation est pose dans plusieurs contes, toutefois ce sont les exces qui en sont attaques. L'etat de nature offre a 1'homme des bienfaits, surtout sous forme de tranquillite et de simplicite, mais tout homme peut tirer parti des progres qu'amene le developpement de la civilisa tion. Ainsi M. de Pruli dans Le Scrupule et M. de Laval Sans Le Misanthrope corriq6 aident les paysans de leur vil lage a amfeliorer leur sort grace aux nouvelles m6thodes de l'industrie agricole. 5 Petit de Juleville, Histoire de la lanque et de la litt&rature francaises des origines a 1900. p. 484. . 235 Loin d 'avoir le culte de la forme et d'y consacrer un travail acharn6, Marmontel avouait candidement: "Peu de gens ont besoin qu'un livre, dont la lecture est pour eux un g reve intdressant, soit bien 6crit." Si nous en croyons Marmontel, il §crivit plusieurs de ses contes "tout d'une haleine, au courant de la plume": Alcibiade, Soliman II. Annette et Lubin, La Bercrere des Alpes. II £tait particu- lierement heureux de sa tentative de supprimer les "dit-il" et les "dit-elle" pour donner plus de rapidity a son r6cit, car il avait voulu reproduire les nuances de la conversation telles qu'il les percevait: ... quand c'est moi qui raconte, je me livre a 1'impres sion actuelle du sentiment ou de 1’image que je dois rendre: c'est mon sujet qui me donne le ton. Quand je fais parler mes personnages, tout l'art que j'y emploie est d'etre present a leur entretien, et d'6crire ce que je crois entendre. (Contes moraux. p. 11) "On lui a reproch§ d'avoir copi6, sans gout et sans fid§lit§, le langage de la soci§t6 de son temps," nous dit barante, mais lui-meme trouve la prose de Marmontel "remplie {d'616gance et de facility."7 Nous avons, au cours de notre i analyse, not6 les caract&ristiques essentielles du style de Marmontel, relev6 la bizarrerie de certaines images, souli- gn§ la platitude de certaines expressions. Nous pouvons at- tribuer ces d^fauts, surtout le dernier, au vocabulaire de 1'6poque. En meme temps, nous avons remarqu^ que Marmontel g Essai sur les romans dans Oeuvres, III, 569. 7 Barante, De la Litt6rature francaise pendant le dix- auitieme siecle. p. 276. 236 avait su manier l'ironie dans les rares occasions ou son re- fus d'attaquer les hommes ou les coutumes le lui avait per- mis. Lenel a jug6 le style de Marmontel "sobre, vigoureux, 8 s . en quelque sorte honnete et loyal" a la pens^e de 1'auteur. Sainte-Beuve lui a accordy "une expression 616gante et pry- 9 cise dans tout ce qui n'ytait que travail litt6raire," mais il a d§fini "le Marmontel" dans les lettres de Mirabeau, 6crites du Donjon de Vincennes, comme "le faux-gout, le faux ton exalte du moment, les fausses couleurs" (IV, 32). Quand la sensibility ou "sensiblerie" envahit les contes de Marmontel, les reproches que Barante a faits a 1'oeuvre romanesque de Rousseau peuvent etre appliques a Marmontel: | C'est cette uniformity d'un meme style toujours des tiny a peindre des impressions exaltyes, et a les racon- ter en dytail. Rien ne repose; jamais de paroles simples ne viennent replacer le lecteur dans la nature habi- tuelle.10 Grimm, qui s'ytait fait un jeu de dynigrer tous les efforts Marmontel, ycrivait: "C'est un homme de bois ... quand 11 touche aux choses dyiicates et lygeres ... et ses gros doigts, lorsqu'ils en approchent, me font venir la chair de 8 6 x Lenel, Un Homme de lettres au XVIII siecle; Marmon- :el, p. 244 g Sainte-Beuve, Causerles du lundi, IV, 516. 10Barante, op. cit., p. 238. 237 poule."^ La condamnation est trop severe. Tout au plus pourrions-nous dire avec Saint-Surin: ... l'616gance et la facility, voila les caracteres de son style; quelquefois, a la v6rit6, cette §16gance est un peu affectfee, et cette facility est un peu diffuse. ^ "^Grimm, Correspondance litt&raire. V, 377. 12 Saint-Surin, Nouvelle biographie universelle. an- cienne et moderne, p . 37. CONCLUSION Etant ainsi arrives au terme de nos recherches et de notre analyse des contes de Marmontel, nous pourrons mainte- nant soutenir de fagon plus cohesive les principes que nous avons exposes dans 1'introduction de notre etude. Nous avons essay6 de justifier les theses essentielles que nos arguments voulaient faire ressortir. Des les premieres pages, nous avons signaie le ph6no- mene assez frappant du»succes extraordinaire de 1'oeuvre llitteraire de Marmontel pendant la vie de 1'auteur, suivi de 1‘oubli presqu'imm6diat, et a peu pres total, de son oeuvre a la mort de Marmontel. On lit encore ses Memoires, on en cite surtout quelques passages; mais, malgre 1'enthousiasme de Leigh Hunt, de Saintsbury, et de Lenel, les Contes moraux sont, de nos jours, aussi completement negliges, pour ne pas dire aussi m§pris§s, que 1'oeuvre de Marmontel dramaturge. Comment pourrait s'expliquer le contraste entre le succes contemporain et l'oubli posthume? Nous avons souligne, dans la biographie de Marmontel et dans l'6tude du milieu f6minin ou il avait trouv§ un public aimable, que Marmontel avait par-dessus tout desire plaire a ses contemporains. II se voulait, par consequent, de son epoque; il r£ussit a n'etre jue de son 6poque. A notre avis, 1'explication du contraste _______________________________ 238__________________ 239 signal^ reside surtout dans ce fait. II a 6t6 dit que: "L1accord parfait de ces Contes avec 1'esprit du temps ou ils ont paru est pr6cis6ment ce qui leur nuit de nos jours Nul mieux que Cr6billon fils n'a su noter le caractere §ph6- mere d'un succes de mode: Chaque siecle, chaque ann6e mime, amene un nouveau gout. Nous voyons les auteurs qui n'^crivent que pour la mode, victimes de leur lache complaisance, tomber en meme temps qu'elle dans un 6ternel oubli. ... Tout au teur retenu par la crainte basse de ne pas plaire assez a son siecle, passe rarement aux siecles a venir. Le 25 mars 1765, Voltaire §crivait a Marmontel: Mon cher confrere, vos contes sont pleins d'esprit, de finesses et de graces, vous parez de fleurs la raison, on ne peut vous lire sans aimer 1'auteur. Je vous remer- cie de toute mon ame des moments agr^ables que vous m ’a- vez fait passer.3 Cette expression "moments agr£ables" resume peut-etre mieux que toute autre la port§e des contes de Marmontel. Marmon tel, comme le montrent ses Mfemoires, est essentiellement le produit des salons de Paris. Il pourrait etre 1*exemple tieme de 1'homme de lettres du XVIIIs siecle dont Lanson a dit: ”L'homme de lettres, au XVIIIs siecle, vit dans le I monde, 6crit pour le monde, et ne se plait a lui-m§me que 4 parce qu'il plait au monde." ■^Larousse, "Marmontel," dans Grand dictionnaire univer se! francais (Paris, 1865-1890), p. 1072. 2 Cr§billon fils, Contes dialogues, p. 5. 3 Voltaire, Correspondance, LVII, 233. 4 Lanson, L'Art de la prose, p. 143. 240 C'est la connaissance du milieu mondain de cette 6poque qui aide a p§n6trer le veritable sens et 1'importance des contes de Marmontel, car ils ne guident point; ils refletent plutot les conditions sociales de la seconde moiti6 du XVIII® siecle: Les lettres, au lieu de disposer, comme quelques-uns le disent, des opinions et des moeurs d'un peuple, en sont bien plutot le r^sultat; elles en dependent imm6- diatement; et on ne peut changer la forme ou 1'esprit j d'un gouvernement, les habitudes de la soci6t6, en un mot les relations des hommes entre eux, sans que peu apres, la litt§rature n'6prouve un changement correspon- dant.* Rappelons comment sont n6s les contes de Marmontel. Ayant 6crit le premier pour aider son ami Boissy, Marmontel comprit imm6diatement qu'il avait enfin trouv§ la maniere litt^raire qui allait consacrer son succes. Les contes qui suivirent furent d'abord, comme le premier, des divertisse ments de salon, des lectures a haute voix que Marmontel transforma sans grande difficult^ en textes destines a la publication. II nous a confife dans ses M&moires qu'il guet- I jtait l'effet produit sur son auditoire pour juger s'il avait i iatteint son but, celui de plaire, ou si, au contraire, il 1’avait manquS. Car ses lecteurs 6taient du meme monde que ses auditeurs— peut-etre devrions-nous dire "lectrices" et "auditrices"; son public, compost des habitues des salons parisiens et des abonn^s du Mercure de France. §tait aristo- cratique ou de la haute bourgeoisie, et il 6tait essentiel- 5 Barante, De la Litt6rature francaise pendant le dix- iuitieme siecle, p. 37. 241 lenient f^minin. Marmontel n'eut nul besoin de se cacher sous l'anonymat, d'emprunter un pseudonyme saugrenu a la maniere de son protecteur Voltaire, ou d'enfouir ses meil- leurs Merits dans les tiroirs de son bureau comme son ami Diderot. Le jeune Limousin 6tait venu chercher fortune a Paris, et il n'^tait pas question de choquer le public ou m£me simplement de mettre en Evidence certains problemes de l'6poque. Pour atteindre son but, il s'agissait surtout, pour Marmontel, de divertir, de rassurer, de justifier la morale utilitaire de la haute bourgeoisie de son temps. Dans la preface des Contes moraux, Marmontel avait con fix a ses lecteurs: "j'ai tach§ partout de peindre, ou les moeurs de la soci6t£, ou les sentiments de la nature; et c'est ce qui m'a fait donner a ce recueil le titre de CONTES MORAUX" (p. 10). En r£alit6, comme nous l’avons vu, c'est le conte intitule Les Deux infortun£es qui, le premier, a §t§ appel§ un "conte moral," et des contes qui furent pu- - ^Dlifes dans le Mercure de France dix seulement furent ainsi i qualifies: Les Deux infortun6es. La Mauvaise mere. La Lecon du malheur, Les Solitaires de Murcie, L'Ecole de l'amiti§, Le Tr6pied d 'H61ene, Il le fallait, Les Bateliers de Besons. Les Rivaux d 'eux-memes et La Cassette. La juxtaposition, sous le titre g§n6ral de "contes moraux," de ces contes a d'autres qui appartenaient indubitablement a la veine licen- cieuse ou satirique, a 6t6 la cause des reproches que plu- sieurs critiques ont exprim^s a l'fegard de Marmontel: 242 On regrette qu'entrain§ par le d§sir de plaire a son siecle, il ait plus d'une fois oubli6 le dessein qu'il annonce d 'avoir eu d 'introduire une morale saine dans ses compositions les moins graves. II est certain qu'il s'6carte de son objet, en n'inspirant pas toujours un assez grand 61oignement pour les moeurs relach^es dont il pr^sente le tableau. Leigh Hunt avait d6ja pr£sent6 la meme objection, mais il n 1avait pas trouv6 la negligence de Marmontel entierement nuisible: It has been objected to Marmontel, and it must be con fessed with great justice, that the moral is almost the only part of the fable which Marmontel seems to have ne glected. A tale is certainly more perfect, which, in addition to its other recommendations, inculcates some maxim of life and lesson of morals. But as long as a considerable part of our lives must necessarily be em ployed in amusement, as long as it is necessary to divert the attention from graver considerations by alternate re laxation, so long must it never be objected to a writer, that he contributes a large proportion to the general stock of pleasure. It is not necessary that the same writer should both instruct and amuse ...^ R^trospectivement, Marmontel avait voulu afficher des buts hautement moraux et fedifiants; mais, en r6alit6, il n'avait fait que suivre la mode et verser dans le licencieux &16gant quand cette veine etait encore de mise. Toujours a l'affut des bonnes graces du public, Marmontel invente le "conte moral" quand le "larmoyant" et le "sensible" com- nencent a 6vincer de plus en plus la mode du licencieux. 'ailleurs, en tant que r^dacteur en chef du Mercure de ranee, le role de Marmontel 6tait quasi-officiel; une : 6 Saint-Surin, Nouvelle biographie universelle. ancienne at moderne. XXVII, 33. 7 Leigh Hunt, Classic tales, serious and lively, p. 226. 243 certaine respectability s'imposait et surtout il ne fallait pas faire tache. Meme Bfelisaire, qui regut la censure de la Sorbonne, et Les Incas. pronaient des id£es qui avaient, de- puis plusieurs annees d£ja, leurs partisans fervents dans les meilleurs salons de la capitale. Lenel avait vu en Marmontel un 6crivain "franchement pr£cheur et moraliste." Selon lui, les Contes moraux avaient 6t£ Merits pour aider a la r^forme des moeurs de l'ypoque. Le but de Marmontel aurait 6t6 surtout d'ins- truire, de montrer a ses lecteurs leurs devoirs, leurs obli gations de parents, de fils, d'hommes sociables. Rien dans la lecture des contes ne confirme cette opinion, a notre avis. Marmontel nous parait beaucoup moins comme un mora liste ou un §crivain p£dagogique que comme un des premiers exemples achevfes du "slick writer"— et nulle part davantage que dans ses contes. II ne les a pas Merits pour exposer des id§es qui lui tenaient a coeur, comme Voltaire; ou pour se d61ivrer d ’une passion ou d'une obsession, comme Rous seau; ou pour la joie de cr6er une oeuvre autonome et par- tant intellectuellement honnete, comme Diderot. Marmontel, au contraire, ne perdit jamais de vue son public, un public ais£, cultiv6 et surtout f^minin, et c'est pour ce public- la qu'il 6crivit. L'atmosphere des salons qu'il fr£quentait §tait telle que: Un conteur sans talent comme Marmontel, des poetes aussi m6diocres que Delille et Thomas ont pu passer pour des ytoiles de premiere grandeur; on congoit fort bien, du reste, que les gens du monde puissent se laisser a 244 1'occasion seduire par une habile et reposante mediocrite, autant et plus que par la puissance originale qui fatigue et deconcerte. Aujourd'hui Marmontel trouverait sa place dans les revues feminines, hebdomadaires ou mensuelles, qui, grace a leurs petits romans sterilement congus et habilement pr6sent6s, prfetendent offrir a leurs lectrices le reflet du monde qui les entoure. Mais n'accablons pas Marmontel. Nous avons vu que Voltaire, Diderot et bien d'autres "Lumieres" se plai- saient en sa compagnie et apprfeciaient ses contes. Nous ne pouvons done en vouloir aux lecteurs ni surtout aux lec trices de Marmontel de 1'avoir parfois confondu avec ses associes plus illustres. Remarquons, en passant, que 1'im- pitoyable Grimm ne s'y est pas trompe. Nous pouvons mettre a l'actif de Marmontel le fait incontestable que, n'etant ni rustre ni depourvu d'un certain esprit, il avait su se re- faire a 1'image d'un litterateur a la mode et se cr6er un public fidele. Mais une fois disparu son public— la Revolu tion l'engloutira presque totalement— les contes de Marmon tel perdront tout interSt d'actualite dans l'etat de change- ment politique, economique et litteraire qu'amenera la Revo lution. II est significatif, nous semble-t-il, que 1'inte- ret pour les Contes moraux subsista surtout en Angleterre, qui ne connut pas de Revolution et ou la haute bourgeoisie Q 0 Marguerite Glotz et Madeleine Maire, Salons du XVIII siecle, Nouvelles editions latines (Paris, 1949), p. 19. 245 put continuer a s'adonner a la lecture de contes qui flat- taient ses pr6jug6s moraux. Pour nous, qui avons lu les contes de Marmontel avec un siecle et demi de recul, ce ne sont ni ses contes licen cieux, ni ses contes franchement moralisants qui nous int6- ressent. Les premiers appartiennent a la fin du catalogue des r6cits inspires de la veine Cr£billon, d6ja moribonde a cette £poque; les seconds ouvrent la voie a un genre qui s'6puisera assez rapidement. Ce qui a apport£ le plus d'int&ret a notre lecture, c'est la consideration de contes tels que La Berqere des Alpes, Laurette, L'Amitife a 11e- preuve, Les Dejeuners du village et surtout Les Solitaires de Murcie, car ces contes remettent en question les diffe rences qui existent entre le roman et le conte. Marmontel, que Horatio E. Smith appelle "a pioneer Q theorist," avait suggere que la difference entre le roman et le conte etait plus qu'une question de longueur: ... un recit qui ne serait qu'un enchainement d'aven- tures, sans cette tendance commune qui les reunit en un point et les r6duit a 1'unite, ce r£cit serait un roman et non pas un conte. -*-0 Ce point central serait dans le cas de Marmontel une morale §difiante que quelques personnages demontrent par leurs ac tions, dans un cadre restreint. La distinction que Marmon tel voulait etablir entre le roman et le conte serait done Q Horatio E. Smith, "The Brief Narrative in Modern French" (PMIA. 1917), XXXII, 582. ^Supra, p. 66.________________ 246 valable surtout pour le conte "moral." Dans l'61oge qu'il composa comme Avant-Propos des Oeuvres completes de Marmontel, 1'abb6 Morellet a d6fendu 1'importance du conte moral et a insists sur les difficulty du genre, difficulty que, selon lui, Marmontel avait su vaincre: ... il n'est pas ais6 ... d 1imaginer une fiction de peu d'6tendue, de la bien conduire sans le secours du mer- veilleux, et par une suite d'6v6nements pris dans la vie commune, de faire naitre 1'int^ret en un petit nombre de pages: et ces difficulty, Marmontel les a toutes vain- cues.H C'est en voulant faire au conte moral une place a cot6 du roman que 11abb6 Morellet a mis en Evidence le rapproche ment possible entre les contes que nous avons city en der nier lieu et le roman proprement dit: On ne peut pas mettre le conte moral a cot6 du grand roman qui peint la naissance, les progres, les effets des passions, et qui, presque a l'6gal de la trag6die, remplit a son gr§ notre ame de sentiments doux ou ter- ribles. (Morellet, p. xiv) he conte moral, dans le cadre 6troit que lui imposait le but de 1'auteur, ne pouvait exposer au lecteur les d6veloppe- ments psychologiques, les situations int^ressantes par leur nomplexitfe que le roman avait commence a presenter. Mais, quand Marmontel 61argit le plan de son conte, il / introduisit des 616ments qui devaient engager le coeur en m§me temps que 1'imagination du lecteur. Dans La Bergere des Alpes. nous avons remarqufe l'feclosion timide mais ^AbbS Morellet, Eloge de Marmontel, dans Oeuvres de ] flarmontel, p. xiv._______________________________________________ 247 discernable d'un prEromantisme reconnaissable: l'harmonie de la nature avec les Emotions humaines, la fatality de la passion, les sentiments douloureux qu'Evoque le souvenir de temps plus heureux, Laurette aurait pu etre le roman d'une amoureuse, dEchirEe par la lutte entre son amour et ses de voirs filiaux. L'AmitiE a 1'6preuve prEsente le meme combat intErieur, mais du point de vue masculin, entre 1'amour et la loyautE. Les DEieuners du village, en dEpit de 1'extra vagance des pEripEties, est l'histoire d'un couple d'amou- reux que rien ne peut dEcourager dans la poursuite du bon- bieur. Enfin 11 intrigue des Solitaires de Murcie surmonte les procEdEs habituels de Marmontel pour rEvEler 1'Ebauche 3'un roman passionnel qui offre une peinture vraie des Emo tions humaines. Nous reconnaissons les sentiments qui agitent l'ame de ces personnages de Marmontel. Pour nous faire l'Echo de Paul Morillot, des que nous pouvons vraiment nous mettre a la place de ValErie et de Maurice, par exemple, Les Solitaires de Murcie ne sont plus simplement un conte. Le public des dEbuts du XIX siecle ne s'y est pas trompE: La Berqere des Alpes. Laurette et Les Solitaires de Murcie furent les trois contes de Marmontel les pdus prisEs a cette Epoque, comme leurs frEquentes rEEditions le prouvent. Marmontel avait su abandonner la veine licencieuse pour Lancer le conte moral. Il 1*avait fait en pleine connais- sance de cause, et nous devons croire que c'est en poussant plus loin 1'observation des moeurs, en approfondissant 248 l'6tude de la psychologie humaine qu'il 6tait arriv6 X en deviner les aspects qui allaient captiver sous peu 1' imagi1 - nation du public. Nous ne pouvons nier qu'il n'a fait qu'esquisser ces aspects; il appartiendra a d'autres de faire oeuvre de romancier. BI BL IOG R AP H IE BIBLIOGRAPHIE Abrantes, duchesse d'. Une Soiree chez Madame Geoffrin. Bruxelles, 1837. &dam, Antoine. Histoire de la litt^rature francaise au XVIIe siecle, ed. Domat. 5 vols. Paris, 1956. Aldis, Janet. Madame Geoffrin. Her Salon and Her Times. London: Methuen & Co., 1905. Bachaumont. M6moires secrets pour servir a l'histoire de la Rfepubligue des lettres en France depuis 1762 iusqu^ nos jours. Londres: J. Adamson, 1777-1789. 31 vols. Barante, M. de. 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Asset Metadata
Creator
Buchanan, Michelle
(author)
Core Title
Les 'Contes Moraux' De Marmontel. (French Text)
Degree
Doctor of Philosophy
Degree Program
French
Publisher
University of Southern California
(original),
University of Southern California. Libraries
(digital)
Tag
Literature, Modern,OAI-PMH Harvest
Format
dissertations
(aat)
Language
English
Contributor
Digitized by ProQuest
(provenance)
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Knodel, Arthur J. (
committee chair
), Belle, Rene F. (
committee member
), Berkey, Max Leslie, Jr. (
committee member
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committee member
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committee member
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Permanent Link (DOI)
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Unique identifier
UC11359210
Identifier
6510089.pdf (filename),usctheses-c18-171816 (legacy record id)
Legacy Identifier
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Dmrecord
171816
Document Type
Dissertation
Format
dissertations (aat)
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Buchanan, Michelle
Type
texts
Source
University of Southern California
(contributing entity),
University of Southern California Dissertations and Theses
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