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Les Trois Visages De Roger Martin Du Gard: Le Romancier, Le Dramaturge, L'Homme. Une Etude Des Contrastes De Contenu Et De Style Dans Les Romans, Pieces De Theatre Et Les Ecrits Personnels De Ro...
(USC Thesis Other)
Les Trois Visages De Roger Martin Du Gard: Le Romancier, Le Dramaturge, L'Homme. Une Etude Des Contrastes De Contenu Et De Style Dans Les Romans, Pieces De Theatre Et Les Ecrits Personnels De Ro...
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LES TROIS VISAGES DE ROGER MARTIN DU GARD:
LE ROMANCIER, LE DRAMATURGE, L'HOMME
UNE ETUDE DES CONTRASTES DE CONTENU ET DE STYLE DANS
LES ROMANS, PIECES DE THEATRE ET LES ECRITS PERSONNELS
DE ROGER MARTIN DU GARD
by
Judith Rosenberg
A Dissertation Presented to the
FACULTY OF THE GRADUATE SCHOOL
UNIVERSITY OF SOUTHERN CALIFORNIA
In Partial Fulfillment of the
Requirements for the Degree
DOCTOR OF PHILOSOPHY
(French)
October 1973
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received.
Xerox University Microfilms
300 North Zeeb Road
Ann Arbor, Michigan 48106
74-9087
ROSENBERG, J u d ith , 1931-
LES TROIS VISAGES D E R O G E R MARTIN D U GARD:
LE ROMANCIER, LE DRAM ATURG E, L'HOMME. U N E
ETUDE D ES CO NTRASTES D E C O N TE N U ET D E STYLE
D A N S LES RO M ANS, PIECES D E THEATRE ET LES
ECRITS PERSO NNELS D E R O G E R MARTIN D U G ARD.
[French Text]
U n ive rsity o f Southern C a lifo rn ia , Ph.D., 1973
Language and L ite ra tu re , modern
University Microfilms. A XEROX Company, Ann Arbor, Michigan
© 1974
JUDITH ROSENBERG
ALL RIGHTS RESERVED
THIS DISSERTATION HAS BEEN MICROFIIMED EXACTLY AS RECEIVED.
UN IV E R SITY O F S O U T H E R N C A LIFO R N IA
T H E G R A D U A TE S C H O O L
U N IV E R S IT Y PARK
LOS A N G E LE S , C A L IF O R N IA 9 0 0 0 7
This dissertation, •written by
Judith Rosenberg
under the direction of h Dissertation Com
mittee, and approved by a ll its members, has
been presented to and accepted by The Graduate
School, in p a rtial fu lfillm ent of requirements of
the degree of
D O C T O R O F P H IL O S O P H Y
\ J Dean
Date.6J^UJ^JLhd J i l . .
DISSERTATION COMMITTEE
Chairman
ACKNOWLEDGMENTS
I wish to express my gratitude and appreciation to
Dr. Arthur J. Knodel for his valuable guidance and inspira
tion in the course of my research. I also wish to thank
Dr. Max Berkey for all the help he has provided me as a
graduate student.
TABLE DES MATIERES
Page
ACKNOWLEDGMENTS ...................................... ii
INTRODUCTION ........................................... 1
Chapitre
I. L'EVEIL D'UNE VOCATION ....................... 9
II. DEBUTS LITTERAIRES ........................... 2 0
III. JEAN BAROIS..................................... 31
IV. DU CAHIER GRIS A L ' ETE 1914................... 46
V. L 1 ETE 1 9 1 4 ..................................... 65
VI. LA CONCLUSION QUI SE DEGAGE DES THIBAULT . . 76
VII. LE DRAMATURGE.................................. 88
VIII. L 1EPISTOLIER: STYLE ET VOCATION
LITTERAIRE.................................. 105
IX. PREOCCUPATIONS POLITIQUES ..................... 135
X. CONTRASTES ENTRE L'OEUVRE ET LES ECRITS
PERSONNELS.................................. 147
XI. CARACTERISTIQUES DE ROGER MARTIN DU GARD . . 174
iii
Page
CONCLUSION............................................. 215
BIBLIOGRAPHIE CHOISIE ................................ 2 39
iv
INTRODUCTION
Jusqu'en 1937, l'annee ou apparait la plaquette de Rene
Lalou,'*' aucune monographie n'avait ete ecrite sur Roger
2
Martin du Gard. M§me aprfes la consecration du Prix Nobel
en 1937 decerne a l'ecrivain pour son roman L'ete 1914
3
(1'avant-dernibre partie des Thibault). l'oeuvre litteraire
de RMG continue d'etre ignoree a quelques exceptions pres,^
par la critique universitaire. Comment expliquer ce manque
d 'inter§t durant deux decades de la part des critiques pour
une oeuvre qui non seulement avait attire un public nom-
breux pendant les annees 1913-1939, au moment de sa paru-
tion, mais qui est aujourd’hui encore, comme le dit Camus,
"de notre temps"? II semble que RMG ait ete relativement
meconnu jusqu’aux annees 196 0 en partie parce que le format
et le style de son oeuvre le placent en dehors du groupe des
ecrivains de 11apres-guerre, et en partie parce que les
critiques de son epoque n'avaient pas eu le recul necessaire
quelquefois pour juger une oeuvre. Comparons, par exemple,
1
la critique de Claude-Edmonde Magny avec celle de Catharine
Savage (en ce qui concerne RMG)— deux critiques egalement
honnetes et fines, mais deux optiques tout a fait diffe-
rentes. Ainsi, pour Magny, RMG fait partie de la tradition
litteraire du 19e siecle, alors que pour Savage, il a re-
ussi t la fusion d'une forme traditionnelle avec des pro-
blemes contemporains. Il faut ajouter que RMG ne faisait
rien pour attirer 1'attention des critiques sur lui. Bien
au contraire, durant toute sa vie (et merae apres sa mort,
grace a son testament), RMG a farouchement preserve sa vie
des curiosites du public. Dans une lettre adressee au
Dr. Roger Froment en 1957, l'annee qui precede sa mort,
l'ecrivain exprime son soulagement d'avoir redige son testa
ment litteraire. Il est tout content d'avoir "reussi a
quitter le Nord, a livrer a la Bibliotheque Nationale trois
grosses cantines pleines d 1archives, scellees pour un quart
\ / \ 7
de siecle et definitivement a l'abri des tripatouillages."
Ces archives se divisent en deux groupes: le premier
(qui comprend son journal et sa correspondance avec sa
femme, avec sa fille et avec Marcel Coppet) doit rester sous
scelles pour vingt ans au moins et jusqu'a la mort de sa
fille unique Cristiane. Le deuxieme groupe, depose a la
Bibliotheque Nationale en 1958, comprend les manuscrits des
3
oeuvres publiees et inedites, et doit rester sous scelles
dix ans apres sa mort. RMG avait autorise Jean Delay a
publier sa correspondance avec Andre Gide et Jacques Copeau
dix ans apres sa mort, et avait remis a Jean Schlumberger
le soin de publier la correspondance RMG-Schlumberger, mais
jusqu'a present, cette correspondance n'a pas 6te publiee.^
Cependant, le professeur Maurice Rieuneau travaille a une
publication de la correspondance generale de RMG qui com-
prendra, outre les lettres inedites echangees avec Schlum
berger, d'autres lettres qui seraient d'un inter§t extreme,
telles celi.es echangees avec l'abbe Hebert, Jacques Copeau,
Felice Sartiaux, Dorothy et Jane Bussy et Rene Lalou.
Le testament litteraire de RMG explique done en partie
le silence relatif qui s'etait etabli a son sujet, puisqu'il
etait pratiquement impossible d'avoir acces a ses papiers
personnels. Depuis 1968, selon les dernieres volontes de
l'ecrivain, les manuscrits deposes a la Bibliotheque Natio
nale ont ete mis a la disposition des chercheurs, et cette
source d 1 informations a ete d'un apport considerable pour
1'etude de 1'oeuvre litteraire de RMG. Neanmoins, cette
nouvelle source d 'informations se revele utile surtout pour
1'etude du processus createur chez l'ecrivain. Pour ce qui
est de la vie personnelle de 1'auteur, deux autres sources
4
d 1 informations se revelent d'une importance extrdme. La
premiere est 11 etude de Rejean Robidoux sur 1'element reli-
9 ✓
gieux chez RMG parce qu'elle contient de nombreux details
biographiques nouveaux, et aussi parce que cette etude donne
de nombreuses citations tirees des lettres echangees entre
l'abbe Hebert et RMG. La deuxieme source d ’informations
est, bien entendu, 1'ensemble de la Correspondance Andre
Gide-Roger Martin du Gard^^ et la Correspondance Jacques
Copeau-Roger Martin du Gard. ' * ’' * ' II est done possible au-
jourd'hui, a l'aide de ces nouvelles sources d 'informations,
de se former une idee plus precise de ce qu'etait RMG, non
seulement en tant qu'ecrivain, mais aussi en tant qu'homme.
D'une maniere generale, 1'evaluation et la classifica
tion de RMG en tant qu'ecrivain se sont etablies autour des
Thibault. Or, ces neuf volumes, s'ils constituent sans
aucun doute, le plus gros de 1'oeuvre de RMG, ne repre-
sentent, malgre tout, qu'une partie de celle-ci et ne peu-
vent done nous donner une image totale de 1'auteur, ni en
tant qu'homme, ni en tant qu'ecrivain. Il faut ajouter aux
Thibault le theatre de RMG (bien qu'il n'existe que trois
pieces publiees), et les nouvelles— Vieille France et Con
fidence africaine. Puis, en marge de cette oeuvre crea-
trice, il y a les ecrits personnels— Notes sur Gide, son
12
journal, la Correspondance Gide-Martin du Gard. et la
Correspondance Copeau-Martin du Gard.
L'objet de la presente etude est de montrer, d'une
part, les points de rencontre, et d'autre part, les diffe
rences qui existent entre RMG en tant qu'homme, et RMG en
tant qu'ecrivain. Car, bien que 1'oeuvre reflete inevi-
tablement son createur, elle est en m§me temps une chose en
dehors de lui. D'ailleurs, l'auteur ne disait-il pas qu'il
n'etait satis fait que lorsque ses personnages se deta-
chaient de lui pour devenir autonomes?
Nous allons essayer de montrer qu'en depit du fait que
RMG avait dit: "Tout ce que j'ai a dire passe automatique-
ment dans Les Thibault," il avait eu beaucoup de choses a
dire qui, en fait, n'ont pas trouve leur place dans cette
oeuvre. Par exemple, qui soupqonnerait que le RMG de ces
volumes oil dominent le serieux, la tristesse, d'ou le rire
est pratiquement absent, est le mdme que celui qui utilise
une langue hardie, drue, presque rabelaisienne, dans La
gonfle et dans Le testament du Pere Leleu? De m§me,
l'extrdme sobriete de ton dans Les Thibault cede la place
dans la correspondance a un torrent impetueux, ou, par mo
ments, les emotions sont exprimees sans retenue et dans un
style qui contraste d'une maniere frappante avec celui des
Thibault.
D'ailleurs ce n'est qu'en ajoutant a 1'etude de
1‘oeuvre litteraire celle des ecrits personnels (etude
forcement limitee, puisque certains documents restent encore
inaccessibles), qu'on peut entreprendre d'arriver a une
connaissance plus profonde de RMG, parce que les ecrits
personnels sont les seuls qui nous permettent de tracer en
partie 1'evolution de la pensee de l'ecrivain. La publica-
13
tion de son oeuvre litteraire se termine en 1940. Or,
comme l'ecrivain ne meurt qu'en 1958, il y a dix-huit ans de
sa vie qui restent, pour ainsi dire, en dehors de sa vie
creatrice. Cette lacune sera comblee, en partie, au moment
ou l'on publiera le manuscrit du "Journal du Colonel Mau-
mort" auquel RMG travailla a partir de 1941 jusqu'au moment
de sa mort. En tenant compte de cette lacune, nous essaye-
rons d'aboutir dans la conclusion de notre travail a une
fusion des multiples aspects de la personnalite de RMG. Les
publications futures des autres documents de 1'auteur aide-
ront a confirmer ou a invalider nos analyses.
7
NOTES POUR L'INTRODUCTION
^Rocrer Martin du Gard (Paris: Gallimard, 1937).
2 ✓
Etant donne la longueur du nom d 11 auteur, les
lettres RMG seront utilisees pour 1'abreviation du nom de
Roger Martin du Gard.
3
Les citations de 1'oeuvre de Roger Martin du Gard ont
ete tirees de 1'edition des Oeuvres completes dans 1'edition
de la Bibliotheque de la Pleiade (Paris: Gallimard, 1955).
4
Il paraxt malgre tout quelques etudes sur RMG avant
les annees I960, telles celles de Claude-Edmonde Magny,
Histoire du roman francaise depuis 1918 (Paris: Editions du
Seuil, 1950) et Henri Peyre, The Contemporary French Novel
(New York: Oxford University Press, 1951).
5
Voxr note precedente.
^Roger Martin du Gard (New York: Twayne, 1968).
7
Lettre de RMG a R. Froment (1957), Nouvelle Revue
Francaise. No. 72 (decembre 1958), p. 966.
8 ✓ , ,
Les details de ce testament litteraire sont donnes
par Melvin Gallant, Le theme de la mort chez Roger Martin du
Gard (Paris: Klincksieck, 1971), p. 72.
9
Roger Martxn du Gard et la religion (Paris: Aubier,
1964) .
102 vols. (Paris: Gallimard, 1968).
11
2 vols. (Parxs: Gallimard, 1972).
8
12 ✓
Les extraits publies du journal de RMG se trouvent
dans Souvenirs autobiographiques et litteraires. dans la
Correspondance Gide-Martin du Gard, et dans la Correspon
dance Copeau-Martin du Gard.
13
A part le petit volume de souvenirs intitule Notes
sur Gide (Paris: Gallimard, 1951).
7
CHAPITRE I
L 1EVEIL D'UNE VOCATION
Ne jamais confondre le veri
table homme qui a fait l'ouvrage
avec 1'homme que l'ouvrage fait
supposer.
— Paul Valery
La particule dans le patronyme de Roger Martin du Gard
n'indique pas un caractere nobiliaire, pas plus qu'elle ne
nous renseigne sur le lieu de naissance de l'ecrivain. En
effet, RMG est ne non pas dans le Gard, mais a Neuilly-sur-
Seine, le 23 mars 1881. "Du Gard," avec la particule, avait
ete simplement adopte au 18e siecle par un des Martin de
1'ascendance de RMG pour se distinguer des autres Martin.
RMG est eleve a Paris dans un milieu extrtmement bour
geois . Son ascendance est constitute en grande partie de
gens de robe. "Pas de militaires* pas d'artistes" nous
indique RMG dans ses Souvenirs.^ Et pourtant, par un myste-
rieux acheminement genetique, c'est bien une vocation
9
10
artistique qui va se reveler des 11 adolescence chez RMG.
Cette vocation litteraire prend naissance au cours d'une
rencontre fortuite, quand, au hasard des vacances a la cam-
pagne, il fait la connaissance d'un garqon, Jean, qui tout
de suite lui inspire une grande admiration. Admiration bien
naturelle, car Jean a deux ans de plus que Roger, est deja
lyceen, mais surtout, est ecrivain en herbe. Jean compose
de "veritables tragedies" en plusieurs actes, "comme dans
ses livres de classe" (I, xlii). Comble de bonheur, un
certain soir, ce jeune Ecrivain de tragedies confie a Roger
ses "'oeuvres completes" transcrites dans un gros cahier
relie de toile grise a tranches rouges . Le cahier gris,
titre du premier volume des Thibault, atteste de 1'impres
sion profonde que devaient laisser chez RMG les souvenirs de
cette amitie d'enfance.
Cette vocation litteraire, si precoce, puisque RMG
lui-m£me, des l'£ge de treize ans compose des vers et de
breves nouvelles, de son propre aveu "d'un mauvais gofit
inimaginable," explique peut-§tre le c&te un peu cancre du
jeune collegien. En desespoir de cause, son pere decide de
lui faire quitter l'Ecole Fenelon durant son annee de
seconde et le met en pension chez un ancien normalien, Louis
Mellerio. RMG y restera jusqu'a son retour a l'Ecole
11
Fenelon pour son ann^e de rhetorique.
Ce changement de vie devait avoir des repercussions
profondes dans la vie de RMG. Pour la premiere fois, et
justement a un £ge ou l'on est tres influengable, il quitte
le milieu familial pour vivre dans un milieu tout a fait
oppose. En effet, les Mellerio, jeune couple universitaire,
ne sont pas bourgeois comme les membres de sa famille. Au
contraire, ils sont tres cultives, intellectuels, et m£me
artistiques dans leur maniere de vivre. De plus, leur
bibliotheque, qui est assez bien fournie, surtout en ce qui
concerne les oeuvres du 19e siecle, est mise a la disposi
tion du collegien. Le jeune RMG devore toutes ces oeuvres,
et a, en outre, le plaisir de discuter ses lectures avec
ses jeunes hdtes qui s'efforcent de guider avec beaucoup de
sympathie et patience son sens critique.
En depit de cette "orgie de lecture," RMG trouve malgre
tout le temps de travailler serieusement, et il forme des
.habitudes de travail qu'il devait conserver toute sa vie.
II dit de Mellerio: "C'est lui qui m'a initie a la dure et
fructueuse experience du travail: j’ai appris avec lui a
m'abstraire, a triompher par la volonte, des refus, des
ecarts de 1'esprit; c'est lui qui m'a fait comprendre et
gotiter les prodiges qui se peuvent obtenir par une
12
application solitaire, intense et tenace" (Souvenirs [I,
xlvii]). Une de ces habitudes qu'il maintient, et quelque-
fois jusqu'a l'exces, fut celle de donner une place pri-
mordiale au plan, a la structure de son oeuvre.
De ce jour-la, j'ai repousse la tentation a laquelle
j'avais beaucoup cede, de me lancer a l'aveuglette en
me fiant a ma facilite de plume [...] C'est Mellerio,
avec sa marotte du plan, qui m'a inculque cette notion
que tout ecrit [...] doit avoir les caracteres et les
qualit.es d'une construction [...] que le travail de
l'ecrivain [...] a de profondes analogies avec le tra
vail de l'architecte ou de 1’ingenieur. (I, xlvii)2
A cette formation intellectuelle acquise chez Mellerio,
vient s'ajouter celle de l'Ecole des Chartes. RMG, apres
avoir ete recale aux examens preparatoires de la licence-
es-lettres a la Sorbonne, passe les concours et devient
chartiste. II reqoit un dipl6me d 'archiviste-paleographe
apres la soutenance de sa these sur Les ruines de l'Abbaye
de Jumieqes. De cette formation de chartiste, RMG garde un
godt profond pour l'histoire, gotit qui allait fortement
marquer son oeuvre. De ses etudes de chartiste egalement,
RMG conserve le respect de la documentation meticuleuse* de
la son besoin presque maladif de fiches, de notes, avant
d 'entreprendre une oeuvre quelconque. Ce n'est pas tout a
fait sans raison que Marc Beigbeder allait faire cette
cruelle remarque au sujet de la derniere oeuvre entreprise
13
par RMG, "Le journal du Colonel de Maumort": "Pathetique de
faits divers, pour stir: un avoue, a cause de l'&ge se noie
3
dans ses dossiers."
Ainsi, gr&ce a Mellerio et gr£ce a ses etudes de char
tiste, RMG apprend a dompter ses impulsions premieres.
"[...] je me suis toujours astreint a rassembler le plus de
renseignements possibles, a accumuler notes et fiches, afin
de reduire au minimum les risques d'erreur, et de me pre-
munir contre les entrainements de 1'improvisation" (Souve
nirs [I, li] ) .
Une autre source d'une importance extreme dans le
developpement artistique de RMG est I1affection et 1'admira
tion profonde que lui inspire l'abbe Hebert, le directeur de
l'Ecole Fenelon. C'est l'abbe Hebert qui, lorsque RMG est
&ge de 17 ans, lui recommande la lecture de La guerre et la
paix. "La decouverte de Tolstoi a certainement ete l'un des
evenements les plus marquants de mon adolescence; et sans
doute celui qui a eu sur mon avenir d ’ecrivain, 1'influence
la plus durable" (I, xlviii). L'influence de Tolstoi
l'oriente definitivement, d'une part, vers le roman de
longue haleine, et d'autre part, dans le but qu'il se pro
pose en tant qu'ecrivain: observer et deerire la nature
profonde des dtres telle qu'elle est derriere les
14
apparences exterieures .
Nous avons vu l'effet profond qu'avait cause sur le
jeune Roger la rencontre de son premier ami "ecrivain," le
jeune Jean. II est facile alors d 'imaginer 1'influence des
amis litteraires dont RMG fait la connaissance en 1913,
quand Gaston Gallimard, apres la parution de Jean Barois.
le presente a "la bande" de La Nouvelle Revue Francaise.
Tout de suite, il se voit traite en camarade par Leon-Paul
Fargue, Jacques Riviere, Alain Fournier, pour ne citer que
quelques noms parmi ces ecrivains celebres. Particuliere-
ment importante est l'amitie profonde qu'il forme avec Andre
Gide et avec Jean Schlumberger, car pour la premiere fois il
trouve: "[...] une accueillante famille spirituelle, dont
les aspirations, les recherches etaient semblables aux
miennes, et ou je pouvais prendre place sans rien aliener
de mon independance d ’esprit" (I, lxiii). Toute aussi
importante, surtout en ce qui concerne sa carriere, est
l'amitie qu'il forme avec Jacques Copeau qu'il rencontre
egalement en 1913. Cette rencontre a lieu le jour m6me oil
Copeau allait ouvrir pour la premiere fois les portes de
son theatre, le Vieux-Colombier. RMG avait ete convie a
assister a la repetition qui precedait l'ouverture ce jour-
la. RMG nous donne une description tres vivante de ses
15
impressions de Copeau tel qu'il le voit pour la premiere
fois au Theatre du Vieux-Colombier: "[...] le torse moule
dans un chandail vert epinard, la m&choire enfoncee dans une
echarpe flottante en laine ecossaise, coiffe d'un chapeau
mou a larges bord qui semblait emprunte au capitaine de La
ronde de minuit, Copeau se demene comme un demon" (I, lxv).
II est interessant de comparer des reactions de Copeau
lorsqu'il rencontre 1'auteur de Jean Barois, dont il avait
deja entendu parler par Gide et par Gallimard. II remarque
a celui-ci quelques moments apres sa rencontre avec "Jean
Barois" (c'est de cette maniere qu'il avait adresse RMG pour
la premiere fois— "Eh bien, Jean Barois, vos impressions?"),•
"Ce qui me plait chez votre ami, c'est qu'il n'a pas du tout
4
l'air d'un homme de lettres." Bien des annees plus tard,
Copeau allait evoquer de nouveau ses premieres impressions
sur RMG de la maniere suivante: "Un homme d'une trentaine
d'annees, de corpulence presque majestueuse, les mains
belles, la mine ouverte et malicieuse, le v£tement simple
et raffine, quelque chose de 1'ecclesiastique, du diplomate
et du libertin, tres XVllle siecle et portrait peint par
Perronneau" (p. 23).
Un mois plus tard, apres avoir assiste de nouveau a une
repetition du Vieux-Colombier, RMG, a qui Copeau avait
16
demande une fois de plus ses impressions sur une piece de
Jean Schlurriberger osait exprimer avec franchise ses cri
tiques et suggerer certains changements de mise en scene.
Copeau, enchante aussi bien des conseils de RMG que de sa
franchise 11 invite dans sa loge, et c'est la que se noue
une amitid dont l'intensite est surprenante et qui rappelle
litteralement "le coup de foudre" des amities adolescentes.
Nous allons voir plus tard que cette amitie allait subir de
profonds changements, mais elle allait cependant survivre a
toutes les crises et se maintenir jusqu'a la mort de Copeau.
Cette rencontre avec Copeau est extrdmement importante,
car elle a lieu au moment ou RMG se trouve dans une periode
d 1 incertitude en ce qui concerne sa voie. Certes, il est
deja profondement encourage par la reaction de Gide, qui
avait dit a la lecture du manuscrit de Jean Barois: "Manus -
crit des plus remarquables a publier sans hesiter" (p. 21),
mais il n'a pas encore surmonte les doutes serieux sur ses
capacites d'ecrivain qu'avaient provoque en lui le peu de
succes de DevenirI et l'echec de "Une vie de saint."
C'est ce desarroi qui explique peut-dtre pourquoi RMG
se lance avec une telle fougue dans les projets de theatre
de Copeau et qu'il renonce pour quelques temps au roman.
Nous allons voir, que quelques anndes plus tard, RMG,
17
allait, en fait, se detourner presque entierement du the
atre pour se consacrer au roman, mais il n'allait jamais
oublier, 1'enrichissement considerable qu'il avait acquis
au contact de Copeau durant ces annees remplies de discus
sions interminables sur le theatre et la litterature. C'est
pourquoi RMG note a propos de Copeau:
C'est au romancier, a 1'apprenti-psychologue, que son
amitie a surtout ete d'un profit inestimable. [...]
Apres Tolstoi, et comme Tolstoi, Copeau m'a appris a
mieux regarder: a degager de ses apparences la nature
secrete des £tres. (Souvenirs [I, lxxiv])
Enfin, le r6le de la femme de RMG dans sa vocation
litteraire ne doit pas £tre meconnu, bien qu'elle y jou£t
surtout un r6le passif. II est d'ailleurs difficile d'ima-
giner la personne qu'etait cette femme, car RMG, comme nous
le verrons en detail plus tard, ne nous donne que de tres
rares informations en ce qui concerne sa vie privee. Nous
savons qu'Helene Foucault etait profondement religieuse, et
il serait evidemment tres tentant de voir en elle le proto
type de la Cecile de Jean Barois. Mais, pour en revenir a
son r6le dans la carriere de son mari, il semble, selon les
quelques remarques de RMG que nous possedons a ce sujet,
qu'elle ait toujours accepte avec un effacement total les
conditions de vie que cette carriere imposait.
18
Ce sont toutes ces influences, celle de ses maitres, de
ses lectures, de ses amis, qui viennent contrebalancer des
reactions comme celles de sa grand'mere qui, devant les
velleites litteraires de son petit-fils, s'eerie: "Je ne
veux-pas que le nom de mon mari soit siffle au theatre des
5 \
Batignolles," ou de son maitre a l'Ecole des Chartes, le
savant Lefevre-Pontali, qui le previent des risques qu'il
prend dans cette carriere quand il lui dit: "Le roman, on
sait a quoi ga menel Voyez Zola! II en est mort et as-
phyxie" (I, 10).
NOTES POUR LE CHAPITRE I
Oeuvres completes. I, xli.
2
Les points entre crochets indiquent une elipse de ma
part; les points sans crochets sont celles du texte cite.
3 /
"Un mystere de simplicite," Nouvelle Revue Francaise.
No. 72 (decembre 1958), p. 1024.
4
Correspondance Copeau-Martin du Gard. I, 22 .
^Jean Delay, Preface a Correspondance Gide-Martin du
Gard, I, 10.
CHAPITRE II
DEBUTS LITTERAIRES
En depit des sombres predictions que nous avons men-
tionnees au chapitre precedent, RMG debute malgre tout dans
sa carriere litteraire avec "Une vie de saint" qu'il com
mence a ecrire en 1906 alors qu'il sejourne en Afrique avec
sa femme, tout de suite apres leur mariage. Dans cet ou-
vrage— qu'il finit d'ailleurs par abandonner apres 18 mois
d'efforts— il se propose d'ecrire en detail la vie d'un
moine depuis son enfance jusqu'a sa vieillesse en tragant
tous les details de son evolution religieuse. II lit les
debuts de ce qu'il avait congu comme un long roman dialogue
a un ami, Gustave Valmont, qui ne lui cache pas sa decep
tion. RMG, comme il le fera maintes fois, m£me lorsqu'il
sera au sommet de sa carriere, accepte la critique severe
d'un ami et renonce a terminer 1'oeuvre. C'est un echec
assez douloureux, puisqu'il n'a pas le courage de se remet-
tre au travail pendant plusieurs mois encore. Si cette
20
21
oeuvre est un echec, elle ne represente pourtant pas une
perte de temps totale, puisque deja dans ce debut, RMG
s'etait essaye a cette technique a laquelle il tenait tant,
le roman dialogue— technique qu’il allait perfeetionner dans
Jean Barois deux ans plus tard.^
Apres avoir decide de ne pas achever "Une vie de
saint," RMG se trouve dans une periode de decouragement qui,
si elle etait la premiere, etait loin d ’etre la derniere de
sa carriere d'ecrivain. Il se laisse hanter par 1'idee
qu'il se lance dans la mauvaise voie, il doute de ses dons
artistiques, et il est obsede par 11 idee qu'il va devenir
un "rate." Pensees noires, mais quel excellent sujet pour
le deuxieme ouvrage qu'il entreprend apres avoir meubl£ la
fin de l'hiver 1928 en suivant en amateur des cours de
psychiatrie donnes par les plus fameux specialistes de
1'epoque dans les h6pitaux de Paris!
✓ N 2
DevenirI. qu'il dedie a Jean de Tinan, a toutes les
faiblesses d 'une oeuvre de jeunesse. D'ailleurs, RMG n'a
que vingt-sept ans lorsqu'il ecrit ce roman. On y trouve
trop de longueurs, des repetitions, un style souvent trop
recherche, des envolees lyriques que l'ecrivain de la matu-
rite va severement condamner. Pourtant, ce premier roman
non seulement connait un succes relatif au moment de sa
22
parution en 1908, mais garde encore une certaine importance
aujourd'hui, d 'une part parce qu'il nous donne de precieux
renseignements autobiographiques sur RMG, et d'autre part,
parce que nous y trouvons deja certaines preoccupations
fondamentales de 1*auteur.
Nous avons deja remarque que RMG dtait d'un laconisme
remarquable en ce qui concernait sa vie privee. Mais dans
Devenir], il transpose certaines experiences personnelles
et utilise comme modeles pour ses personnages des personnes
qu'il a connues dans la vie reelle. Il commence par se
deerire lui-mdme dans le personnage de Bernard Grosdidier—
portrait extr£mement fidele, si on le compare a son modele.
Bernard, "le Gros," est un jeune chartiste, lui aussi, et
son physique laisse quelque peu a desirer, tout comme celui
de l'ecrivain. D'ailleurs, RMG ne nous cache pas qu'il
souffrait de son apparence physique: "Je n'aime guere la
donner [sa photo], j'ai toujours souffert comme un collegien
3
boutonneux de mon physique [...] Voici le portrait qu'il
nous donne de lui-m£me, e'est-a-dire de Bernard dans Deve
nir 1 :
Le "Gros" etait laid, d'une laideur ridicule mais sympa-
thique. II etait grand, large d'epaules et ventru,
presque une difformite vu son &ge [...] L'impertinence
un peu lourde du nez, 1'ironie plus fine des yeux,
donnaient a la physionomie une expression goguenarde,
23
qui deplaisait d'abord. Elle efit certainement deplu
davantage sans la bonhomie generale des traits, par-
tic ulier erne nt de la bouche, et sans une certaine qualite
du regard, qui possedait une douceur nuancee et une
sorte d'insistance expressive assez personnelle. (I, 10)
Quel delicieux portrait egalement, plein d'ironie affec-
tueuse, que celui que nous donne RMG de la famille des
Mazerelle et qui comporte sans doute maintes ressemblances
avec la famille de l'ecrivain! Nous savons que 1'ascendance
de RMG consistait surtout de gens de robe. Le jeune heros
de Devenir!. Andre Mazerelle, lui aussi fait partie de la
bourgeoisie de robe. "Ils n'ont rien d 1intellectuel, mes
ascendants, voila tout... mais rienl... " (I, 6), pas plus
que les ascendants de RMG chez qui on ne trouvait "pas de
militaires, pas d'artistes," mais chez qui, par contre, on
trouvait "du bon sens et une cuisiniere epatante" (I, xli).
C'est dans ce milieu doming par le sens pratique d'un pere
aux horizons assez bornes et dans 11 entourage d'une mere
tout a fait effacee que le jeune Mazerelle— tout comme le
jeune RMG— r£ve de devenir romancier. Lui aussi se voit
contrecarre dans sa vocation litteraire par son milieu
bourgeois. Mais il ne faut pas pousser trop loin le paral-
lele entre le vrai RMG et celui que nous retrouvons sous les
traits d'Andre Mazarelle, car deja dans Devenir1. RMG effec-
tue le dedoublement d'un personnage, comme il va le faire
24
plus tard dans Les Thibault avec Jacques et Antoine. C 1est
que tres t6t, RMG se rend compte de la dualite fonciere de
sa nature, des contradictions entre ses aspirations intel-
lectuelles, ses gotits artistiques, et certains besoins
d'ordre materiel, de routine, qu'il a berites de son milieu
bourgeois. Il nous donne un exemple concret de cette con
tradiction en comparant Andre, qui mdprise son cadre bour
geois et Bernard, qui tres t6t se lasse du decor bohdme ou
se reunissent "le groupe des huit" et qui prefere se retirer
a la campagne pour travailler. De nouveau, il souligne le
contraste entre Andre le velleitaire qui ne fait que parler
de litterature, mais qui est incapable d'un effort suivi,
et Bernard, le taciturne, qui rumine de grands projets, mais
qui a pour principe: "La litterature, faites-en si vous
voulez; mais, pour Dieu! n 'en parlez pas [...] En tout cas,
n'en parlez jamais avant d'en avoir fait de la bonne, et
longtemps" (I, 21).
Quand il decrit fidelement ses reactions et celles des
personnes qu'il a rencontrees dans la vie, RMG, deja dans
Devenir1, se montre un romancier de vocation. "Le Gros,"
Andre, M. Mazerelle, nous interessent parce qu'ils sont
vivants et authentiques. Le contraste avec les personnages
. , 4
inventes, tels que Ketty Varine, est frappant. Ketty,
25
cette mysterieuse etrangere qui va 6tre le premier grand
amour d'Andre, est decrite avec des epithetes vagues: "Des
yeux fluides, d'une lumiere blonde" (I, 100), qui n'arrivent
pas a nous convaincre. Tout sonne faux dans la description
de la jeune femme sans attaches sociales, sans famille, sans
parler des aspects presque masculins de son caractere, comme
sa franchise et son manque de coquetterie vis-a-vis d'Andre.
Quel contraste avec le personnage de Valentine Druel-
Dethieux que le jeune homme a rencontree gr&ce a ses rela
tions mondaines et qu'il croit vouloir epouser. De cette
jeune fille de la bourgeoisie, qui etait sans doute le pro
totype de toute une categorie de jeunes filles du milieu
mondain de RMG, 1'auteur nous donne un portrait tres vivant
en m£me temps qu'une critique indirecte. Dans une descrip
tion digne de Saint-Simon, RMG peint ce milieu bourgeois ou
les jeunes gargons de bonne famille menent une vie sterile,
mais sans complications, ou la vie en apparence sans soucis
de ces jeunes filles a marier, est une vie qui est en rea-
lite vide et solitaire.
L'insouciance des jeunes filles semblait une fable peri-
m£e. Aucune d'elles n'etait vraiment heureuse: mais
toutes ne s'en rendaient pas egalement compte [...] Andre
fremit d'effroi et de pitie en decouvrant qu'aucun £tre
au monde n'est plus "seul" qu'une jeune fille. (I, 145)
M§me lorsqu'il s'agit de personnages secondaires, RMG
excelle a souligner les traits marquants d'un caractere.
Nous avons deja rencontre "Le Gros," mais il y a aussi le
reste du groupe avec qui Andre aimerait passer son temps.
Fink, si vulnerable et si touchant; Jem, dont la gr£ce
mievre est mise en relief par l'animalite de son inseparable
Coczani; Cayrouse, deja marque par les "tics" de l'Ecole
Normale; enfin, Halliez, dont 11 intelligence lucide et
calculatrice surprend parmi ses compagnons encore si naifs .
En plus des experiences vecues, nous trouvons egalement
dans Devenir1 11 echo des preoccupations artistiques du jeune
RMG. En parlant de la forme qu'il va adopter pour les nom-
breux ouvrages qu'il projette d'ecrire, Andre dit:
Je commencerais: une description; le recit d'un fait:
un dialogue; un fragment de journal; un monologue; un
bout de lettre; d'autres faits; d'autres analyses; d'au-
tres dialogues... Des documents, enfin, comprends-tu?
(I, 25)
Voila deja enoncee la forme qui va £tre celle de Jean
Bar o is .
De m£me, dans Devenir1. RMG examine certains problemes
qui devaient le preoccuper toute sa vie: la solitude, la
souffrance physique, la mort, 1'importance du d^terminisme
social et historique. Andre est absolument obsede par la
27
peur de se trouver seul; la mort de Denise prefigure en
quelque sorte la terrible agonie du pere dans Les Thibault;
Andre est marque par son milieu a un moment donne dans le
temps, et deja apparait la note pessimiste qui deviendra une
des caracteristiques de 1'oeuvre de RMG.
Somme toute, Devenir1 contient en germe les donnees
essentielles de 1'oeuvre de RMG, et fait deja pressentir
certaines qualites de 1'oeuvre de sa maturite. Denis Boak
resum4 tres justement la valeur de cette oeuvre de jeunesse
quand il dit a propos de DevenirI: "DevenirI is an inter
esting novel, yet it is not a great one" (p. 19).
Apres le succes relatif de Devenir!. RMG reprend con-
fiance en lui-m£me et projette un nouveau roman qui devait
s 1intituler Marise. Une fois de plus, il se propose d'e-
crire une longue monographie sur la vie d'une femme en pas
sant par les differents stages de son developpement depuis
l'enfance jusqu'a la vieillesse. Mais, tout comme pour sa
premiere monographie, il renonce a achever ce roman et
detruit toutes ses notes preparatoires, a I1exception d'un
fragment.
II developpe ce fragment en une longue nouvelle qu'il
intitule L'une de nous et qu'il publie, tout comme Devenir1.
a compte d'auteur. Un deuxieme echec dont il est tres vite
28
conscient: "Je n'ai pas tarde a prendre conscience de
l'absurdite que j'avais commise en faisant editer cette
nouvelle d'un 1naturalisme‘ surann^, d'une sensiblerie et
d'un mauvais goCtt deplorable" (Souvenirs [I, iv] ) . Cinq ans
plus tard, il donna la permission a la librairie Grasset de
passer des brochures invendables au pilon.
II subsiste cependant un element tres interessant de ce
roman avorte, le projet que RMG s'etait fait de developper
en detail le sujet de la vieillesse. II est fascinant de
constater, tout comme le fait l'ecrivain lui-mdme, que ce
sujet le preoccupe alors qu'il a a peine trente ans. Com
ment expliquer chez un homme jeune, sain, et actif, cette
preoccupation avec la vieillesse? La premiere idee qui
vient immediatement a 1'esprit est sans doute qu'il a dfi y
avoir une experience traumatique dans l'enfance de l'ecri
vain qui doit §tre la cle de cette preoccupation anormale
avec le sujet de la vieillesse. Nous savons en fait, gr£ce
\ ✓ 5
a une nouvelle intitulee Noizemont-les-Vierges ou RMG
transpose des evenements de sa vie reelle, qu'il requt un
choc terrible quand il assista, alors qu'il £tait £ge de
neuf ans, a la mort de son arriere grand'mere qu'il aimait
profondement. C'est sa premiere realisation concrete de la
mort: "[...] la mort etait sur moi, je comprends enfin que
29
ma grand'mere n'etait plus la-haut, que grand'mere etait
morte, que jamais plus, jamais plus... " (p. 44). Or cette
aieule etait d'un &ge tres avance; il n'est done pas im
possible de concevoir qu'inconsciemment, RMG ait associ^ a
son experience traumatique de la mort sa conception de la
vieillesse. Dans ce cas, a 1'obsession de la mort, qui
allait marquer si profondement 1'oeuvre et la vie de l'^cri-
vain, allait s'ajouter egalement sa preoccupation avec la
vieillesse. Ces deux preoccupations marquent profondement
la premiere oeuvre de la maturite: Jean Barois.
30
NOTES POUR LE CHAPITRE II
C'est ce que RMG appelle sa "grande idee," qui con-
siste a "[...] concilier les avantages de l'art romanesque
[...] avec les privileges de l'art dramatique."
2
Ecrivain peu connu aujourd'hui, mais qui avait joui
d'une certaine celebrite a la fin du 19 siecle. Son roman
le plus connu— Penses-tu reussir?— fait les delices du jeune
groupe depeint dans Devenir1 et qui se reunit chez le "Gros"
pour y parler litterature: "Sous le premier pretexte, quel-
quefois, sans meme avoir la pudeur d'en chercher, 'le Gros'
atteignait sur ses rayons un livre debroche, et cherchait
des passages appropries a la mentalite du jour. C'etait
souvent du Tinan. Bernard le lisait bien parce qu'il le
possedait a fond, et ils l'ecoutaient de meme parce qu'ils
le savaient par coeur" (Devenir! [I, 54]).
3 \
"Lettres a un ami," Nouvelle Revue Francaise, No. 72
(decembre 1958), p. 1149.
4
Selon Denis Boak, RMG s'est inspire du personnage de
Astine Aravian dans Les deracines de Barres pour creer Ketty
Varine (Roger Martin du Gard [Oxford: Clarendon Press,
1963], p. 13).
5
C'est un recit qu'il redige en 1919 et qui devait con-
stituer le premier chapitre de ses souvenirs d'enfance.
Mais en 192 5, afin de respecter son contrat avec un editeur
beige, il publie ce recit sous le titre de Noizemont-les-
Vierges (Liege: A la Lampe d'Aladin, 1925).
CHAPITRE III
JEAN BAROIS
Tu verras le destin de ce
livre. Tout ce qui est idee pure,
discussion theorique, vieillira,
dessechera, mourra.^
Telle est la destinee que predit RMG pour Jean Barois
dans une lettre adressee a son cousin Pierre Margaritis
quelques semaines avant la mort de ce dernier en 1918. Dans
une autre lettre de cette m£me serie, RMG exprime son regret
de ne pas avoir conserve pour Jean Barois ce qui avait ete
le titre original de son premier livre d 'importance:
S 1affranchir (p. 1133). En effet, des son enfance, Jean
Barois doit s'affranchir physiquement de l'empreinte de la
tuberculose, et spirituellement de celle de la religion. II
faut noter ici que l'ecrivain dedie ce livre, ou les themes
de la foi religieuse et du culte sont violemment attaques
par moments, a un pr^tre, l'abbe Hebert, qui, comme nous
l'avons deja remarqu4, avait conquis l'admiration et
31
32
l'affection du jeune lyceen. Quel meilleur temoignage de
la profonde estime et confiance que conserve l'ecrivain pour
l'abbe Hebert que cette dedicace qu'il lui adresse dans Jean
Barois, vingt ans plus tard?
A M. Marcel Hebert
Votre sensibilite religieuse ne peut qu'§tre blessee
par certaines tendances de ce livre. Je le sais; et je
vous remercie d'autant plus d'en avoir accepte la dedi
cace .
Votre nom, au seuil de ces pages n'est pas seulement
le temoignage du respectueux et vivace attachement que
je vous porte depuis vingt ans [...] (I, 2 08)
Si RMG d^die ce livre a l'abbe Hebert, c'est qu'il sait
trouver en celui-ci non seulement un ami, mais aussi une des
personnes les plus aptes a apprecier son roman. En effet,
l'abbe Hebert, tout comme Barois, s'etait petit a petit
eloigne du catholicisme traditionnel, sans toutefois perdre
la foi, comme le fait le protagoniste du roman. Au con-
traire, apres §tre arrive au stage du "compromis symboliste"
dont RMG allait directement s 'inspirer dans Jean Barois,
l'abbe avait trouve la paix dans une foi fervente en depit
des persecutions dont il fut l'objet de la part des autori
tes ecclesiastiques
II est tres tentant pour le lecteur peu averti d 'iden
tifier Barois avec son createur, car tout de suite certaines
analogies entre les Barois et les Martin du Gard se
33
presentent a l’esprit. Helene est profondement religieuse
tout comme Cecile, et Roger est tout a fait detache de la
religion tout comme Jean. C'est justement ce que l'ecrivain
voulait eviter, puisqu'il ecrit dans une lettre adressee a
Mme Henriette Charasson, le 30 juillet 1916:
Je vous donne ma parole qu'aucun des personnages du livre
n'est un portrait. Je n'ai rencontre dans mon entourage,
ni Cecile, ni sa mere, ni Breil-Zoeger, ni Luce... Eh
bien non! Je ne suis pas du tout Jean Barois. (Citee
par Robidoux, p. 115)
Mais dans une autre lettre adressee a l'abbe Hebert, le
30 juin 1910, il exprime des preoccupations bien semblables
a celles de Barois quand il ecrit:
Le respect des croyances paralleles aux miennes, c'est
deja tres dur, mais voir l'erreur s'insinuer depuis le
plus jeune &ge dans la mentalite de ses enfants alors
qu'ils sont sans defense, et que tout a sur leur cer-
veau une incalculable empreinte, c'est une angoisse
terrible. Et puis, avons-nous le droit d'accepter cette
complicite consciente qu'est dans ce cas la tolerance et
la concession? (Citee par Robidoux, p. 96)
C'est justement parce que Barois refuse de faire des
concessions, qu'il ne pourra acquerir sa liberte intellec-
tuelle et spirituelle qu'au prix de sacrifices enormes.
Cette liberte va lui cotiter son poste de professeur de
sciences naturelles, amenera la rupture de son mariage avec
Cecile qui ne peut accepter la perte de la foi chez son
34
mari, et la separation avec sa fille qui va §tre elevee par
sa mere.
Libere des "chaines du mariage," Barois va pouvoir
desormais se consacrer entierement a la revue de philosophie
et de sociologie qu'il fonde et qui a pour titre Le Semeur.
En juin 1896, Barois apprend au hasard d'une conversation
de cafe qu'il y a eu possibility d'erreur judiciaire dans
la condamnation de Dreyfus. Desormais, Le Semeur va §tre a
la disposition des Dreyfusards tels que Luce, Bernard
Lazare, Breil-Zoeger, etc., qui vont se consacrer a la
rehabilitation de Dreyfus.
L'affaire Dreyfus occupe une place importante dans ce
roman, pour tout dire, m£me trop importante, puisqu'elle
prend le pas, par moments, sur 1'intrigue et sur 11 etude
psychologique des personnages. C'est peut-§tre ce qui
explique la reaction de Bernard Grasset, qui, au regu du
manuscrit de Jean Barois essaie de dissuader RMG de publier
3
son roman: "Ce n'est pas un roman, c ’est un dossier," lui
dit-il. Ce qui explique egalement le desarroi de Bernard
Grasset a la lecture de Jean Barois. c'est que RMG avait
adopte pour ce vaste projet la forme du roman dialogue. Il
dit au sujet de cette forme:
35
Pour une oeuvre aussi 4tendue que Jean Barois, c 1etait
sans doute une gageure pleine de risques d'adopter
cette forme inhabituelle, cette suite de scenes dialo-
guees, ces lettres, ces documents inseres dans le texte
[...] Mais je n'avais pas songe a ces risques, car cette
conception du roman, je la portais en moi depuis long-
temps. (Oeuvres completes. I, lviii)
D'ailleurs, RMG etait tres conscient de ce probleme:
comment eviter le didactisme, les discussions dogmatiques
qui transforment les personnages en porte-paroles d 'idees
abstraites? C'est qu'il avait perqu, tout comme le dit tres
justement David L. Schalk, que: "Only through an informing,
an injection of dramatic content into the ideological and
moralizing section of a work, can these sections attain a
4
real vitality." II resoud ce probleme avec succes quand il
nous montre les personnages affectes d'une maniere person-
nelle par les evenements. Par exemple, les quelques lignes
qui d^crivent 1'ecoeurement de Barois, la surprise horri-
fiee de Julia lorsqu'une bande de Dreyfusards viennent bri-
ser les vitres du Semeur. reussissent a nous transmettre
beaucoup plus vite 1'atmosphere de violence et de haine que
les longs passages discursifs qui decrivent la division du
pays en deux groupes. Mais, lorsque, page apres page, nous
assistons a un compte-rendu ddtaille des developpements de
1'affaire, nous finissons par oublier les protagonistes du
roman, pour nous interesser surtout aux evenements histo-
riques . C'est pourquoi l'element ideologique et sociolo-
gique est beaucoup plus justifie et plus reussi dans Jean
Barois que l'element historique, car il est impossible pour
une personne vivant en France au debut du 2 0e siecle de ne
pas prendre position dans le conflit Foi-Raison qui carac-
terise cette epoque. Certes, durant 1’affaire, les con-
temporains de Dreyfus avaient pour la plupart pris position
en ce qui concernait son cas. Mais, a 1'exception de
quelques-uns, son proces n'affectait pas directement leur
vie personnelle. II n'en etait pas de m§me en ce qui con
cernait le debat sur la foi et la raison, car la maniere
selon laquelle un individu resoud ce debat affecte toute sa
vie jusque dans les moindres details. Nous avons vu comment
la prise de position de Barois sur la question religieuse
avait totalement bouleverse sa vie. A partir du moment ou
il place sa foi dans la science, et non plus dans la reli
gion, il devient litteralement un autre homme, avec des buts
et des valeurs differents de ce qu'ils avaient ete aupara-
vant. C'est pourquoi, m£me lorsque Barois se lance dans de
grandes discussions philosophiques, le personnage demeure
vivant et nous interesse, car nous pouvons nous identifier
avec lui, m§me si nous ne sommes pas d'accord avec les
37
conclusions qu'il tire sur le sens de la vie.
A supposer m§me que le protagoniste arrive a resoudre
de sens, est-il a m£me de pouvoir diriger sa vie en toute
liberte? Des cette premiere oeuvre d 'importance, RMG se
prononce pour la negative. "C'est pour ceux qui souffrent
du terrible conflit contemporain entre une heredite mystique
latente et une education scientifique qui lui est inconci-
5
liable, que j'ai sciemment, voulu Ecrire ce livre." Pour
RMG, l'homme est condamne a subir 1'influence de sa famille,
de son milieu, et de son epoque. II a beau se revolter,
rejeter les notions qu'on lui a inculquees dans son enfance,
il reste malgre tout marqu^ par celles-ci d'une maniere
irremediable. (Cette conclusion de la part de l'ecrivain ne
nous etonne guere, car l'on sait a quel point il avait ete
influence par les theories de Taine et de Le Dantec.)
C'est pourquoi l'abbe Joziers n'est guere frappe par les
d^sirs de revolte du jeune Jean lorsqu'il essaie de rejeter
la religion qui lui a ete inculquee en tant qu'enfant. "Les
libre penseurs? Ce sont des naxfs, le plus souvent, qui
s'imaginent que nous pouvons penser librement. Mais les
fous seulement pensent librement... " (Jean Barois (I, 27]).
RMG insiste un peu lourdement sur cette notion du d^termi-
nisme. Pour illustrer l'incapacite de l'homme a surmonter
38
son Education premiere, il nous montre Barois qui, alors
m£me qu'il vient de faire une conference brillante sur
"l'Avenir de 1'Incroyance," prononce les mots du "Je vous
salue Marie" quand il se croit sur le point de mourir a la
suite d'un accident. Barois est tellement bouleverse par
cette reaction subconsciente de sa part, qu'il decide de
rediger son testament lorsqu'il sort intact de 1'accident.
"Ce que j'ecris aujourd'hui ayant depasse la quarantaine,
en plein equilibre intellectuel, doit de toute evidence,
prevaloir contre ce que je pourrai croire a la fin de mon
existence, lorsque je serai physiquement et moralement
diminue par l'£ge ou la maladie" (I, 351).
Tres habilement, avec ce testament, 1'auteur nous pre
pare pour le dernier stage de la vie du heros . Jeune en
core, a l'3ge de quarante-cinq ans, Barois retombe au stage
initial de sa vie. Sa sante est menacee tout comme elle
1'etait au d£but du roman, et petit a petit, sa decheance
physique le ramene dans le sein de l'eglise. Ainsi, le
cycle est complet et le cercle se referme sur le protago-
niste implacablement broye par son heredite physique et
spirituelle. Toute 1'evolution de Barois, ses luttes phy
siques, mentales et spirituelles finissent par se solder par
un echec complet. Comme coup de gr&ce, m£me son testament,
39
qui devait temoigner de sa croyance dans la science et le
progres, est detruit par Cecile apres la mort de son mari.
II nous reste maintenant a elucider pourquoi l'ecrivain
a choisi une destin^e aussi tragique pour son heros et pour
quoi il l'a traite si durement en nous le montrant comme un
pauvre fantoche d'homme sur la fin de sa vie. Une des rai
sons apparentes est, bien sCir, qu'en depit de son desir de
rester objectif, RMG ressent envers la religion officielle
une animosite profonde. Cette animosite n 1etait pas due a
une reaction personnelle de sa part, car selon son propre
aveu, il s'etait detache sans difficulte de la religion.
II avait par contre assiste aux profonds conflits qui avai
ent dechire l'abbe Hebert durant son evolution religieuse
et avait ete revolte par les persecutions qu'il avait eu a
subir des autorites eccl^siastiques. Il avoue d'ailleurs
la violence de ses reactions envers l’eglise quand il dit:
"[...] Barois m'avait pour un temps purge, delivre de haine
7 / /
[...]" Mais sa veneration pour l'abbe Hebert n'explique
qu'en partie cette virulence anti-clericale, non seulement
quand il ecrit Jean Barois. mais encore lorsqu'il a termine
cette oeuvre: "Mais ga s'amasse de nouveau au fond de moi"
(I, 17). Cette derniere remarque semble justifier la theo-
rie de Rejean Robidoux qui maintient que RMG n'etait pas
40
tout aussi detache de la question religieuse qu'il ne le
pensait au moment ou il ecrivait Jean Barois. Selon Robi
doux, ce detachement qui devait aboutir a un agnosticisme
paisible pendant toute la vie de I1auteur, aurait ete
accompli apres la redaction de Jean Barois et non pas dans
la premiere jeunesse de RMG, en depit de plusieurs remarques
de la part de 1'auteur telle que celle-ci:
Je n'ai jamais eu de pitie. Des avant ma quinzieme
annee, 1 'extreme tiedeur de mes sentiments religieux,
conformistes, evoluait deja vers une complete indiffe
rence; que la reflexion, 1'absence en moi de tout besoin
de foi, les lectures, ont tres rapidement transforme en
une paisible certitude agnostique qui n'a jamais vacille.
(Correspondance Gide-Martin du Gard. II, 472)
Si l'on envisage la theorie de Robidoux en tenant compte
d'une des caracteristiques de RMG— la mise au point de ses
propres idees et emotions par le truchement de personnages
fictifs, elle semble effectivement tres acceptable. These
qui coincide bien avec la remarque suivante de Jean Delay:
0
."[...] Jean Barois fut une catharsis de ressentiments."
D'ailleurs, le cas de l'abbe Hebert n'est pas la seuie
cause des ressentiments de RMG envers la religion. Il s'y
ajoute la conception personnelle de l'ecrivain en ce qui
concerne la religion. Pour lui, la religion ne represente
pas une source de joie, de paix, et de confiance, mais au
41
contraire, une source de tourments et d'angoisse. L'^cri-
vain illustre a maintes reprises les effets n^gatifs, selon
lui, de la religion. C'est elle qui emp£che le jeune Jean
de lutter pour vivre pendant sa maladie, puisqu'elle lui
promet le bonheur apres la mort. C ’est la religion qui
ruine le manage des Barois, qui aveugle Cecile au point de
la rendre incapable de communiquer avec son mari malgre son
amour pour lui. C'est encore la religion, qui, au lieu
d'aider Barois a mourir, le remplit d'effroi, car il a peur
de l'enfer. Quel meilleur exemple du manque d 'objectivite
de 1'auteur sur la question religieuse que le contraste
entre la mort lamentable de Barois en depit de sa foi et
celle remplie de dignite et de calme de l'athee Luce?
Cependant, RMG r^ussit dans une certaine mesure a
garder 1'objectivite dont il rdve quand il nous montre qu'il
n'est pas si simple, ni a la portee de chaque dtre humain de
vivre en dehors de la religion. Il faut des Smes fortes
pour surmonter "la terreur de perdre la foi" dont parle le
jeune Jean au moment ou il s'^loigne de la religion.
L'ecrivain va jusqu'a reconnaitre que pour l'dtre humain
pour qui une explication rationnelle de sa mort ne suffit
pas, l'espoir d'une survie est d'un grand secours. Luce dit
a l'abb^ Levys qui a obtenu la conversion de Barois:
42
Vous lui avez offert la survie, et il s'y est accroch^
ddsesperement, coirane tous ceux qui ne peuvent plus
croire en eux, qui ne peuvent plus se contenter de la
vie reelle... C'est votre mission, je le sais bien...
Et je dois reconnaitre que l'Eglise a acquis en ces
matieres une incomparable experience! Votre au-dela
est une invention merveilleuse [...] Ah, c'est la trou
vaille de votre religion, monsieur l'Abbe, d'avoir su
convaincre l'homme qu'il ne doit plus chercher a com-
prendre. (I, 492)
D'ailleurs, RMG reconnait qu'il n'y a pas que la reli
gion qui limite les facultes rationnelles de l'homme. II
voit a la source de cette limitation tout exces, qu'il soit
d'ordre religieux ou autre. (C'est cette mefiance de tout
fanatisme qui allait l'empdcher de prendre parti dans les
mouvements politiques de 1'apres-guerre.) C ’est ce fana
tisme de Barois qui fait la faiblesse de son caractere. II
ne connait la juste mesure pas plus dans ses sentiments
religieux que dans ses idees. C'est cet emportement dans
ses convictions qui l'empdchent de percevoir les differents
aspects et les multiples possibilites dans une situation
donnee. Ainsi, quand Cecile le supplie de 1'accompagner a
l'Eglise dans l'espoir que ses prieres l'aideront a avoir
un enfant, Barois est incapable de realiser que le souhait
de la jeune femme, aussi irrationnel qu'il puisse paraitre,
n'a pourtant rien de choquant pour une personne croyante.
De mdme, le d^sir de sa fille de devenir une religieuse
n'apparait monstrueux a Barois que parce qu'il ilimine les
motifs emotionnels qui sont a la base de ce choix. Barois
ne peut itre que tout d'une piece et s'emballe fougueusement
dans la voie ou il se lance a un moment donne. Toute la vie
de Barois n'est qu'une accumulation d 'emballements, qu'il
s'agisse de sa lutte contre l'Eglise, de son engouement pour
la science, ou de la defense de Dreyfus. Cet aspect fana-
tique du caractere de Barois est mis en relief par le per-
sonnage qui lui fait pendant dans le roman: Luce, qui
represente sans doute pour l'ecrivain le type ideal d'un
itre humain. Tout comme le Barois de la maturite, Luce est
incroyant, courageux, prdt a se donner dans 1'affaire Drey
fus, et croit dans la science et le progres. Mais, par
contraste avec Barois, il n'est jamais emporte ni par les
illusions ni par le desespoir. Ainsi, quand, au moment de
se lancer dans la bataille pour Dreyfus, Barois dit: "II
n'y a pas a hesiterl," Luce repond: "J'ai hesite cepen-
dant." De mime, a la fin de sa vie, Barois se laisse em-
porter par des sentiments excessivement nigatifs . En re
gardant en arriere, il ne voit qu'une sirie de disillusions,
renie ses valeurs les plus cheres, et se laisse obseder par
la hantise de la mort, hantise qu'il ne pourra apaiser que
par son retour a la foi.
44
S'il est dur envers son heros, RMG ressent neanmoins
de la compassion pour lui, car il voit en Barois le proto
type d'une generation victime d ’une ^poque donnee. II fait
dire a Luce:
Son education catholique s'est bris^e un jour contre la
science [...] Malheureusement, notre conscience morale,
dont nous sommes si vaniteux, nous la tenons par here-
dite, de plusieurs centaines de generations mystiques.
Comment rejeter un pareil patrimoine? C'est lourd...
(Ij 491)
Cette m§me question qui dans Jean Barois se resoud par
la negative pour le protagoniste, va se poser a maintes
reprises dans Les Thibault.
>
■J.
45
NOTES POUR LE CHAPITRE III
^Lettres de RMG a Pierre Margaritis (1918), Nouvelle
Revue Francaise. No. 72 (decembre 1958), p. 1132.
2
11 expose sa doctrine religieuse personnelle dans un
ouvrage intitule Souvenirs d'Assise en 1901.
3
C'est Gaston Gallimard qui lui propose de soumettre
son manuscrit au groupe de la Nouvelle Revue Francaise. et
qui publiera son roman.
4
Roger Martrn du Gard; The Novelist and History
(Ithaca: Cornell University Press, 1967), p. 77.
5 ✓ \
"Projets de preface a Jean Barois." Nouvelle Revue
Francaise, No. 84 (decembre 1959), p. 112 3.
^Gide note dans son Journal, le ler mars 192 7, ce
passage souvent cite: "Longue conversation avec RMG, tapi
dans son materialisme comme un sanglier dans sa bauge. Le
Dantec et Taine sont ses evangiles" (Journal. 1889-1939,
Bibliotheque de la Pleiade [Paris: Gallimard, 1951],
p. 831).
7
Cite sans indication de date par Jean Delay dans la
Preface a Correspondance Gide-Martin du Gard. I, 17.
8 \
Preface a Correspondance Gide-Martin du Gard, I, 17.
CHAPITRE IV
DU CAHIER GRIS A L'ETE 1914
II y a un intervalle de sept ans entre la publication
de Jean Barois en 1913 et la mise au point du plan des Thi-
bault en 192 0. Durant ces annles, occupies pour la plupart
par ses devoirs de marechal des logis pendant la premiere
guerre mondiale, RMG ne publie qu'une farce— Le testament du
Pere Leleu. Cependant, ces ann^es vont fortement marquer
son oeuvre. Pour la premiere fois, sans doute, RMG entre
en contact direct avec les souffrances physiques, avec les
morts innombrables causees par la guerre. Sa revolte devant
l'inhumanite et l'absurdite de celle-ci sont a la source de
son pacifisme in^branlable. II ecrit a Copeau en 1914:
Que de sang, mon pauvre ami, quelle affreuse chose que
toute cette jeunesse fauch^e. Vous n'avez pas notion
de ga, vous autres, a Paris, il faut voir ces linges
sanglants, ces figures jaunes et encore imberbes, et
toutes ces tombes fraiches dans tous les cimetieres du
cheminl J'en ai le coeur si serre, je ne puis accepter
l'horreur de ce prix, je suis un bien pietre soldat
franqais. (Correspondance Copeau-Martin du Gard, p. 153)
46
47
S1il est avant tout absorbe durant ces armies de guerre
par les evenements quotidiens, RMG trouve, cependant, le
temps de reflechir sur sa carriere d'ecrivain. Reflexions
dont nous trouvons 1’express ion dans une serie de lettres
qu’il adresse a son cousin Pierre Margaritis durant l'ann^e
1918. Bien que RMG soit deja Sge de 38 ans au moment ou il
ecrit ces lettre, il n'a encore pas resolu le probleme de
son orientation artistique. Il ecrit dans une de ces let
tres: "II me semble m'apercevoir que mon propre, c'est
d'exprimer non pas des idees, mais des sensations, des
caracteres, des personnages, des £tres humains. Et dans
une autre lettre, il ajoute: "Il s'agit de decider pour
l'ecrivain entre [...] beaucoup moins de cul sur une chaise
et beaucoup plus de nez au vent" (p. 1124). Et l'ecrivain
conclut: "Si je veux ecrire des recits, faire oeuvre de
sensibilite [...], il faut etouffer le chartiste et res-
suciter le poete de mes quinze ans" (p. 1144).
Effectivement, par contraste avec Jean Barois, les six
premiers volumes des Thibault sont presque entierement
depourvus de tout element didactique, et les temoignages
historiques, tels les renseignements donnes par Rumelles a
Antoine dans La consultation sur les evenements qui prece
dent la premiere guerre mondiale, sont rares. Dans ces
48
premiers volumes * le chartiste a bien cede la place au
romancier et l'ecrivain se laisse emporter par ses dons
naturels de createur de personnages fictifs et de b&tisseur
habile d'intrigues complexes.
S'il y a changement d 1 orientation entre Jean Barois et
Les Thibault. les themes qui seront developp^s dans Les
Thibault seront pourtant les rndmes que ceux que nous avons
rencontres, en partie, dans Jean Barois, et deja mdme, pour
certains, dans les oeuvres de jeunesse.
De nouveau, la question religieuse occupe une place
preponderante dans Les Thibault. Mais, cette fois-ci,
l'ecrivain reussit beaucoup mieux qu'il ne l'avait fait dans
Jean Barois a nous donner une presentation objective de ce
sujet. C'est-a-dire qu'au lieu de projeter ses sentiments
sur ce que la religion represente pour lui, il se contente
d'observer qu'elle existe et qu'elle affecte profondement
la vie de certains de ses personnages. C'est la difference
de religion qui, en grande partie, explique le contraste
frappant qui existe entre le milieu familial des Thibault
et celui des Fontanins. D ’un cdte, une religion plus
douce et plus tol&rante, de 1'autre, une religion plus
exigeante et plus severe. Toute la vie de Monsieur Thi
bault, tout comme celle de Madame de Fontanin, leurs
49
decisions majeures, leurs reactions durant des moments de
crise, sont directement influencees par leurs croyances
religieuses. Airisi, quand J^rdme meurt, Therese trouve
rapidement le calme grSce a sa foi, bien qu'elle soit boule-
versee par la mort de l'homme qu'elle n'a jamais cesse
d'aimer. Quand Monsieur Thibault refoule son orgueil pour
se soumettre devant l'abbe Vecard, c'est qu'il reconnait et
accepte chez celui-ci son autorite religieuse.
RMG veut bien conceder que la religion puisse aider
l'homme a vivre. N'a-t-elle pas aide Madame de Fontanin a
surmonter les vicissitudes de sa vie, et n'a-t-elle pas
contribue a radoucir jusqu'a une certaine mesure le carac-
tere despotique de Monsieur Thibault? Mais de nouveau comme
il l'avait deja fait dans Jean Barois. RMG se pose la ques
tion: M£me si la religion aide l'homme a vivre, a quel
point 11 aide-t-elie a mourir? Certes, durant toute sa vie,
Monsieur Thibault trouve une grande satisfaction dans la
croyance de l'au-dela. Mais cette croyance ne lui est
d'aucune aide quand il realise pour la premiere fois qu'il
est sur le point de mourir. Sa revulsion physique devant
la mort, son desir farouche de continuer de vivre alors rndme
qu'il souffre terriblement l'emportent sur sa foi, et ce
n'est qu'apres d'atroces souffrances, aussi bien mentales
50
que physiques, qu'il arrive a trouver un semblant de paix
dans les paroles du pr£tre qui l'assiste durant sa fin:
C'etait fini: arrache par le tourbillon, roule sans
merci, il se sentait sorabrer definitivement, et sa der-
niere lueur de conscience ne lui servait qu'a mieux
mesurer le neant] Pour les autres, la mortj c'etait
une pensee courante, impersonnelle: un mot entre les
mots [...] "Remercions Dieu," continuait l'abbe.
"Prions de toute notre £me, et Dieu vous viendra en
aide." Monsieur Thibault tourna la t§te. Au fond de
sa terreur bouillonait un reste de violence [...] Le
blaspheme lui monta aux levres: "Dieu? Quoi? Quelle
aide? C'est idiot, a la finI" [...] (La mort du pere
[I, 1257])
RMG regut de nombreuses louanges, de la part de Gide
entre autres, pour cette puissante evocation des derniers
moments du pere. Il ecrit a RMG:
Je viens de lire l'agonie du pere Thibault avec 1'emo
tion et la satisfaction la plus vive. C'est excellent;
et voici qui vient balayer toutes les critiques, objec
tions et restrictions dans la louange, dont vous auriez
grand tort de vous inqui^ter. (Correspondance Gide-
Martin du Gard. I, 360)
Cependant, pour un critique d 'orientation religieuse comme
Charles Moeller, cette mort avait ete deform^e par l'ecri
vain qui, en tant qu'agnostique, ^tait incapable d 'imaginer
une mort chretienne. D'ailleurs, pour Moeller, toute
1'etude de RMG en matiere de religion est basee sur une
fausse premisse puisque c'est un sujet qui, selon lui, et
selon toute pensee croyante, est en dehors du domaine
51
, 2
rationnel.
II importe peu en ce qui concerne l'objet de cette
etude de determiner si la critique de Moeller est justifi^e
ou non- II nous interesse plus de constater, comme le fait
Robidoux, qu'il est paradoxal de la part de RMG d'attribuer
tant de place dans son oeuvre a la question religieuse alors
qu'il se trouve denue de tout sentiment religieux. Ce para-
doxe s'explique en partie parce que l'ecrivain constate que
la religion occupe une place importante dans la vie des
hommes. II se doit done en tant qu'ecrivain objectif
d'observer et de decrire cet aspect de la vie dans son
oeuvre. Cependant, derriere l'ecrivain objectif qui s'ef-
force et qui reussit d'ailleurs beaucoup plus que dans Jean
Barois a "faire belle part a 1'adversaire," perce de nouveau
la conception personnelle de 1'auteur en matiere de reli
gion. II constate une fois de plus, que m§me si la religion
explique a l'homme le sens de la vie, elle ne reussit cepen-
dant pas a donner un sens a sa mort.
Si la religion ne reussit a donner un sens a la vie,
ou l'homme va-t-il se tourner pour trouver le fil directeur
de sa vie? Est-ce vers 1'Amour? Jean Delay dit a propos de
RMG: "La passion amoureuse n'inspirait pas le romancier de
L'appareillage." C'etait le colume detruit par RMG en 1931
52
et ou il s'agissait justement, selon 1'auteur, de "l'amour
le plus insens^, le plus logique, le plus banal." Au de-
meurant, il ne semble pas qu'elle ait tenu dans sa vie une
place pr^pond^rante. II la redoutait comme une "source
3
perpetuelle de douleurs." C'est effectivement un tableau
plutdt sombre que nous donne RMG de 1'Amour dans son oeuvre
romanesque. Quelques soient les formes que prennent cet
amour, qu'il s'agisse de l'amour profond&ment charnel qui
existe entre Antoine et Rachel, de l'amour cerebral entre
Jacques et Jenny, cet amour ne peut £tre qu'une solution
ephemere dans la vie des personnages. II est rare d'ail-
leurs de voir, dans Les Thibault, l'amour sous une forme
reciproque. Mais plutdt, comme dans les tragedies raci-
niennes, les personnages aiment mais ne sont pas aimes.
Antoine aime Rachel, mais celle-ci finit par lui preferer
Hirschj Anne de Battaincourt aime Antoine, mais ce dernier
se lasse vite d'elle- Gise aime Jacques, mais lui aime
Jenny. M£me lorsque les personnages s'aiment d'un amour
reciproque, les circonstances exterieures viennent rapide-
ment mettre fin a leur amour. Jacques et Jenny sont separes
par la guerre au moment m£me ou ils ont finalement reussi a
admettre qu'ils s'aiment.
Ce que RMG voit dans l'amour, a part de rares moments
53
de bonheur, c'est une serie de souffrances. Antoine,
Jacques, Jenny, Gise, mdme 1'impassible Meynestrel, souf-
frent quand ils aiment. Une des raisons de cette souffrance
est, selon RMG, 1'incapacity fonciere des £tres a communi-
quer entre eux, mdme quand ils s'aiment. Quand Jacques et
Jenny se rencontrent pour la derniere fois, ils se trouvent
incapables de partager leurs problemes, pour Jenny celui qui
consiste a ne pouvoir abandonner sa mere, pour Jacques celui
de continuer a se vouer a sa lutte contre la guerre.
Ils demeurerent pendant quelques secondes sans se regar-
der, paralyses, silencieux [...] Elle se sentait irre-
mediablement solitaire au centre de ce drame personnel,
incommunicable, ou Jacques n'avait aucune part, et auquel
il resterait toujours Stranger. Lui aussi, a cette
minute, il se sentait irremediablement distinct d'elle.
(L'ete 1914 [I, 673])
Ce que RMG voit egalement dans l'amour, c'est une illu
sion, une idee qu'on se fait de la personne aim^e qui ne
correspond guere a la realite. Antoine dit en refiychis-
sant sur l'amour de Jacques et de Jenny:
Un malentendu qui n'aurait sans doute pas dur£, mais qui
se prolonge maintenant dans le souvenir qu'elle garde de
Jacques, et qui perce dans tout ce qu'elle dit de luii
(C'etait une id£e a laquelle il tenait qu'il y a fatale-
ment, a la base de tout amour passionne, un malentendu,
une illusion genereuse, une erreur de jugement: une con
ception qu'on s'est faite l'un de 1'autre, et sans la
quelle il ne serait pas possible de s'aimer aveuglement.
(Epilogue [I, 839])
54
Nous retrouvons dans ce passage un £cho des paroles de Jean
Barois quand il exprime son opinion sur l'amour:
A seize ans, voyez-vous, on se fait de l'amour une idee
follement mystique. On place son rdve si loin, tene
ment hors des possibilites de la vie, qu'on ne pourrait
rien trouver dans la realite qui le satisfasse; alors on
se fabrique de toutes pieces un objet imaginaire. (Jean
Barois
Pour RMG, l'amour, loin de donner un sens a la vie,
fait souvent perdre a 1'individu tout sens de direction et
de proportion. L'ecrivain nous donne plusieurs exemples de
l'effet paralysant que cree l'amour dans la vie des per
sonnages . La vie de Gise, par exemple, se passe a esp^rer
durant sa jeunesse le retour de l'homme qu'elle aime, et la
fin de son existence est consacree a partager avec Jenny le
culte du souvenir de Jacques. Le bilan de la vie de Gise
est, somme toute, une vie ratee a cause d'un amour sans
espoir.
Ce que RMG reproche egalement a l'amour, c'est qu'il
empdche 1'individu d'utiliser ses facultes rationelies .
L'ecrivain rejoint Proust quand il nous montre comment la
personne amoureuse est incapable de voir les choses d'une
maniere raisonnable. Anne de Battaincourt, qui pourtant est
une femme de tdte, perd tout sens de proportion quand elle
s'attend a voir son amant quitter le chevet de Jerdme
55
mourant pour venir la rejoindre. De m6ne, elle perd tout
sens de dignite quand elle ne cesse d'appeler Antoine au
telephone, bien qu'elle sache qu'il ne va pas lui repondre.
Elle est d'ailleurs consciente d'etre en quelque sorte
envodtee et incapable de contr6ler ses propres actions.
"Elle courut, se faufilant dans la foule, furieuse de ceder
a cette passion qui la fouillait, mais sans force pour lui
resister" (L'ete 1914 [II, 569]). Rachel de m§me agit d'une
maniere tout a fait irrationnelle, et ne peut ni comprendre
ni contrdler 1'emprise que Hirsch a sur elle. Elle dit a
Antoine a propos de son depart pour l'Afrique, ou elle va
rejoindre Hirsch: "Ce que je fais est fou, et rien n'a pu
m'empdcher de le faire" (La belle saison [I, 1041-1042]).
RMG avait eu 1'occasion de constater les ravages pro-
voquls par l'amour dans son propre entourage, chez Copeau,
par exemple, lorsque celui £tait tomb£ follement amoureux
d'une jeune actrice de sa troupe, Susanne Bing, et qui, lui
aussi, tout comme Anne de Battaincourt, se trouvait inca
pable de contrdler ses Emotions.
Je creve de misere, mon vieux, de chagrin, de jalousie.
[...] Je ne peux plus supporter cela. J'ai pleure comme
un imbecile, ce soir, devant elle. J'ai pass£ une soi
ree affreuse a lui ^crire. Et, puis, tout a coup, au
milieu de cet absurde d^sordre passionne, j'ai pense a
vous [...]. (Correspondance Copeau-Martin du Gard I, 131)
56
C'etait le mdme manque de contrdTe “qu'il avait constate
chez Gide lorsque celui-ci £tait venu passer une apres-midi
chez RMG qui 1'avait convie a une lecture de sa piece La
gonfle et qu'il avait et6 distrait de la lecture par le
spectacle suivant:
A peine avais-je commence ma lecture que, de 1'autre
c6te de la baie, a environ trois cents metres de nous,
deux beaux adolescents sont venus fl£ner sur la jetee:
puis ils sont descendus dans les rochers pour se bai-
gner. Aussitdt Gide s'est empare de ma jumelle.— "Je
vous ecoute, cher . . . Continuez... " Et, pendant l'heure
qu'a continue ma lecture, il n'a pas detach^ les yeux
de la lorgnette. Je lisais mal; j'etais d^pite, furieux;
je sentais son attention entierement accaparee par la
vue de ces jeunes garqons nus qui batifolaient au bord
des vagues, et dont la brise nous apportait pas instants
les rires et les cris. II aurait certes vendu son &me
pour que le Diable fasse tomber mon manuscrit a la mer,
et qu'il puisse courir vers la jetee... Des que j'ai
eu termini le dernier acte, il est parti se "degourdir
les jambes," sans un mot sur ma piece. (Correspondance
Gide-Martin du Gard. I, 662-66 3)
II faut remarquer cependant, que RMG, habituellement,
fait une distinction tres nette entre l'amour et la sexu
ality, et qu'en fait, il considere la derniere d'une maniere
tres positive. RMG accepte la sexualite chez l'homme non
seulement comme un aspect essentiel de sa nature, mais la
decrit mdme comme le seul palliatif auquel il puisse avoir
fecours durant des moments de crise. Les critiques de RMG
ont souvent remarqu^ qu'il existe tout au long de son oeuvre
57
un curieux entrelacement entre le desir et la mort— Jean
Barois et C^cile au chevet du mourant, Antoine et Rachel
operant un petit malade, Jacques et Jenny menaces par la
guerre.
II se peut qu'il y ait a la source de cette curieuse
association le sentiment de la part de l'ecrivain que l'acte
sexuel etant le symbole m£me de la vie, il permet a l'homme
d'^chapper temporairement a la confrontation de la mort.
Mais cette attitude positive et tolerante de la part de
1'auteur envers 1'aspect physique de l'amour ne change rien
a la conception de celui-ci qui ne voit dans l'amour— cette
fois-ci dans tous ses aspects— qu'une autre source de souf-
frances pour l'homme. II devait d'ailleurs resumer ses
id^es sur la question en disant: "Le sentiment qui fleurit
naturellement dans mon Sme n'est pas l'amour mais l'ami-
tie."
C'est justement le sujet de l'amiti^ qui est aborde
des les premieres pages du Cahier gris. Et quelle amitie!
Si intense, qu'elle paraft m6me louche aux directeurs des
deux lyceens. Ils vont jusqu'a accuser Jacques et Daniel
d'avoir des relations homosexuelles. Des l'abord, cette
amiti£ atteint un degre d'intensite beaucoup plus ^leve chez
Jacques que chez Daniel. Celui-ci, pourtant, aime
58
profondement Jacques, mais parce qu'il est de temperament
different, et parce qu'il est moins affame de tendresse que
son ami, il ne se donne pas avec autant de passion que
Jacques dans leur amiti£. D'ailleurs, comme dans l'amour,
les deux amis se sentent terriblement seuls par moments et
incapables de se communiquer leurs sentiments. Daniel res-
sent cette solitude quand il realise pour la premiere fois
qu'il lui est impossible de tout dire, m§me a son meilleur
ami.
[...] pour la premiere fois, il fallait cacher quelque
chose a Jacques, et quelque chose d'essentiel. L'enor-
mite de ce secret, entre eux, l'etouffa. II fut sur le
point de s 'abandonner, de tout dire; mais non, il ne le
pouvait pas. (Le cahier gris (I, 644])
Ce manque de communication va agumenter au fur et a
mesure que les deux jeunes gens s'engagent dans des voies
differentes et a mesure que le contraste entre leur tempe
rament augmente. Jacques devient de plus en plus farouche,
gauche, torture, alors que Daniel se laisse emporter par
l'atavisme sensuel qu'il a herite de son pere, et que sa
nature nonchalante et m£me quelque peu veule, n'essaie en
aucune fagon de surmonter. D'ailleurs, quand Jacques va
rendre visite a Daniel apres son retour du penitencier, il
realise tristement qu'il a suffi d'une separation d'un an
59
pour mettre leur amitii cruellement a 1'epreuve. Petit a
petit, Jacques sent que: "De minute en minute son ami lui
devenait etranger. Un regard curieux, un peu moqueur, dont
Daniel l'enveloppa, acheva de le glacer1 1 (Le p^nitencier [I,
792]). D'ailleurs Jacques se rend nettement compte qu'il
n'existe plus entre Daniel et lui qu'un simulacre de leur
ancienne amitie. C'est pourquoi, lorsqu'il est sur le point
de citer cette amitie comme une preuve de la Constance de
ses affections et pour prouver a Jenny qu'il est tout a fait
capable de se donner entierement dans son amour pour elle,
il s'abstient de mentionner Daniel.
— "Etes-vous capable de vous attacher a un §tre plus
qu'a tous les autres? et pour toujours?— demande
Jenny.
— "Capable de m'attacher a un £tre?"— faillit-il dire.
— "Et mon amitie pour Daniel?"—
Mais l'exemple ^tait fallacieux, puisque cet attache-
ment n'avait pas echappe a 1'action du temps. (L'ete
1914 [II, 400] )
L'amiti^ entre Jacques et Daniel est d'ailleurs la
seule vraie qui existe dans Les Thibault. ce qui est re-
marquablement peu pour une oeuvre d'aussi longue haleine.
Certes, il y a les amis de Jacques de "La Parlotte." Mais
ces amis, malgre l'estime et 1'affection que Jacques ressent
pour eux, sont plut&t des compagnons de lutte que des £tres
avec qui il puisse vraiment partager sa vie personnelle.
60
En fait, ces amis font ressentir plus lourdement encore a
Jacques comme il est seul et incapable de communiquer avec
les autres. D'ailleurs, tous les braves du groupe de
Geneve, s'ils respectent Jacques pour son intelligence et
pour son devouement a la cause, lui rappellent cruellement
qu'il n'est pas vraiment un des leurs et qu'il est condamne
a rester en d^pit de lui-m£me un bourgeois.
Jacques resume 1'image que ses camarades se font de lui:
Culture classique... Formation bourgeoise. . . Il ne se
sentait ni inferieur ni sup^rieur a ses camarades: il
se sentait autre; [...] (L'ete 1914 [II, 78])
Antoine, lui aussi, confronte sa solitude lorsqu'il
realise apres sa visite au Dr. Philip qu'il est incurable.
Sa premiere reaction est de se refugier aupres d'une per-
sonne qui pourrait 1'aider a surmonter le choc que lui a
cause cette terrible nouvelle. Mais il se rend compte, sans
toutefois comprendre pourquoi, qu'il n'a personne.
Et plusieurs minutes, [...] il reflechit a cette chose
inexplicable: pas un ami! II s'atait toujours montre
sociable, obligeant; il s'etait acquis 1'attachement de
tous ses malades; il avait toujours eu la sympathie de
ses camarades [...] mais il n'avait pas un seul ami!
II n'en avait jamais eu!... Jacques lui-m£me... "Jac
ques est mort sans que j'aie su m'en faire un ami"...
(Epilogue [II, 907])
M§me les liens de famille, selon RMG, sont vou^s a la
■faillite a cause de cette inaptitude fonciere de l'homme a
61
communiquer ses sentiments. Dans la famille des Fontanin,
par exemple, en depit de 1'atmosphere detendue et confiante
que Madame de Fontanin essaie de creer, les £tres se heur-
tent par manque de communication. Pour Jenny, Madame de
Fontanin n 1est pas comme elle pensait l'£tre, une mere
aimante et comprehensive, mais une mere qui ne l'a au fond
jamais comprise, ni peut-£tre vraiment aimee non plus. M£me
lorsque Jacques et Antoine desirent le plus intensement
exprimer la sincere affection qu'ils ont l'un pour l1autre,
ils sont paralyses par la maladresse et se murent chacun
dans un ressentiment cre4 par leur manque de communication.
C'est encore le manque de communication qui fait d'Oscar
Thibault un individu entierement m^compris de ses enfants.
Ceux-ci n'ont vu en lui qu'un despote emmure dans sa graisse
et dans sa religion, alors que, comme nous le revele la
lecture de ses papiers intimes apres sa mort, il y avait en
lui tout un fonds de sensibilite et un amour profond pour
ses enfants qu'il s'etait trouve incapable d'exprimer durant
sa vie.
Si ni la religion, ni la famille, ni l'amour et ni
1‘amitie ne reussissent a donner un sens a la vie, vers quoi
l'homme peut-il se tourner durant son existence? Pour
Antoine, au cours de sa premiere jeunesse, la question ne
62
se pose pas. En ce qui le concerne, toute discussion sur
le sens de la vie n'est que rh^torique et surtout, une perte
de temps. Jeune, aise, avec une carriere brillante en vue,
il n'a pas connu a l'encontre de Jacques, ni les tourments
d'une adolescence compliquee, ni les problemes qui assail-
lent Jacques dans sa maturite. Pour lui, la vie represente
un heureux melange entre la profonde satisfaction qu'il
trouve dans sa profession de m^decin et les jouissances sans
complications de sa robuste nature physique— la bonne nour-
riture, le confort, les femmes faciles. Quand il se compare
a Jacques au moment ou il sort celui-ci du Penitencier, il
resume non sans egoisme et fatuite sa satisfaction d'etre
tel qu'il est:
II le plaignait [Jacques]j mais il eprouvait surtout une
jouissance tres vive a §tre Antoine, cet Antoine equi-
libre, si bien organist pour §tre heureux, pour devenir
un grand m^decin. II eut envie d'accelerer 1'allure, de
siffler gaiement. (Le p^nitencier [I, 717])
Mais cette joie de vivre d'Antoine, basee sur sa sante et
sa force physique, sa vie active, qui ne lui laissent guere
de temps pour les speculations d'ordre metaphysiques, n'est
que de courte duree. Petit a petit, et en depit de lui-
m£me, il se voit force de se poser certaines questions sur
sa vie et sur le sens de la vie en general. Certaines idees
63
qu'il avait reussi jusqu'alors a ecarter de ses pensees
viennent l'assaillir lorsqu'il assiste impuissant a l'agonie
de la petite Hequet. Certes, il a deja a ce moment une
abondante experience de la souffrance humaine, mais parce
que dans ce cas particulier il est incapable de faire quoi
que ce soit pour sauver la malade, tout son equilibre de
m^decin qui est bas£ sur 1'action est ebranle: "Il se sen
tait atteint jusqu'au trefonds: atteint dans sa confiance
en lui, dans sa confiance en I1action, en la science, en la
vie" (La consultation [I, 1119]). Pour la premiere fois,
Antoine s'entend dire des mots que 1'Antoine optimiste et
satisfait n'aurait jamais prononces: "Non, la vie est
absurde, la vie est mauvaise, se dit-il avec rage, comme
s'il s'adressait a un interlocuteur obstinement optimiste:
et cet ent£te, b§tement satisfait, c'etait lui, c'etait
l'Antoine de tous les jours" (I, 1119). Ainsi Antoine
rejoint la communaute humaine, et, comme tous les hommes,
connaft l'angoisse metaphysique lorsqu'il ne peut trouver
de reponse a la question: Quel est le sens de la vie?
Cependant, chaque £tre humain finit par repondre d'une
maniere ou d'une autre a la question. Nous allons voir
celle que nous offre RMG dans la fin des Thibault.
64
NOTES POUR LE CHAPITRE IV
^"Lettres a un ami," p. 112 0.
2
Charles Moeller, Litterature du XXe siecle et chris-
tianisme. Vol. II (Paris: Casterman, 1953).
3
Correspondance Gide-Martin du Gard. I, 52.
4
Correspondance Gide-Martin du Gard, I, 53.
CHAPITRE V
L'ETE 1914
Nous avons remarqu<£ dans le chapitre precedent qu'An-
toine avait evolu<£ psychologiquement et qu'il avait com
mence a entrevoir certaines complexites de la vie qu'il
avait jusqu'alors ignorees. Du jeune homme confortablement
etabli dans son materialisme de grand bourgeois et dont les
perspectives sur la vie et les dtres humains £taient fort
limitees, il se transforme petit a petit en homme plus sen
sible, plus comprehensif. Ce changement est dti en partie a
sa liaison avec Rachel qui lui fait decouvrir tout un monde
dont il ne soupqonnait mdme pas 1'existence, et en partie,
au contact personnel qu'il va avoir avec la souffrance et
avec la mort: pendant l'agonie de Monsieur Thibault, puis
durant la guerre d'ou il rentrera condamnl a mort.
Jacques aussi a beaucoup chang^ depuis le Cahier gris.
Mais chez lui, c ’est une Evolution qui va a 1'inverse de
celle d'Antoine dans la mesure ou, terriblement malheureux
65
66
dans son adolescence— par contraste avec Antoine, "d'aplomb,
a sa place" dans la vie— il trouve pour quelque temps un
certain repit de soi-m§me et de son milieu, lorsqu’il se
refugie en Suisse et se joint aux revolutionnaires du mouve-
ment socialiste. La, il peut oublier pendant quelque temps
toutes ses vicissitudes, qu'il s'agisse de ses deceptions
amoureuses ou de ses conflits avec son pere.
L1evocation du pass£ soulevait en lui des sursauts de
rancoeur. Rien, dans 1‘existence qu'il avait v^cue ne
trouvait gr£ce [...] Traque par les siens, par la soci-
Ste, par les conditions de la vie [...] Traque par il
ne savait quoi, qui semblait venir aussi de lui-mdlne.
(La mort du pere [I, 1319])
Pour la premiere fois, Jacques a trouv£ un sens a sa vie—
se consacrer a la revolution socialiste, a "11 edification
de la soci^te future." En se donnant corps et &me a la
cause, Jacques se trouve lib£r£ de toutes "ses bdtes
noires." Mais cette tr£ve avec son ennemi le plus acharn^,
lui-m£me— ce Jacques torture depuis l'enfance par d 'innom-
brables questions et conflits— n'est que de courte duree.
Bient6t, Jacques devra reconnaitre qu'il y a definitivement
un gouffre entre lui et ses camarades du groupe de Geneve,
que mdme leur idealisme et leur devouement a la cause ne
pourront combler. Parce qu'il est incapable d'agir sans
d'abord refl^chir, Jacques va done se trouver oblige une
67
fois de plus a confronter ses anciens problemes auxquels
viennent s'ajouter ceux cr^s par la meance de la guerre.
Ainsi, pour Jacques, a ses problemes sur le sens de sa vie
individuelle, viennent s'ajouter ceux qu'il partage avec la
communaute humaine. Antoine rejoint cette communaut^ a
partir du moment ou lui aussi est pris dans l'engrenage de
la guerre. C'est la que se trouve le point de rencontre
dans 1'evolution respective des deux freres, ce moment ou
leurs destinies individuelles se trouvent inextricablement
mdl^es a la destinee collective.
Les critiques n'ont pas manqu£ de remarquer qu'il y
avait dans la sdrie des Thibault une demarcation tres nette
entre les six premiers volumes et ceux de la fin: L' 6te
1914 et Epilogue. En effet, RMG cede une fois de plus a
l'attrait de l'Histoire, et tout comme dans Jean Barois, le
romancier s'efface devant le chartiste. L'ecrivain £crit a
ce propos au moment ou il d^truit L'appareillage pour entrer
dans le vif de L'ete 1914: "Je me sens de plus en plus
historien et de moins en moins romancier."'*' Et voici ce que
l'ecrivain se propose de mettre en relief dans ce roman:
"Le premier plan, c'est la guerre, 1'exaltation de juillet
1914, les personnages emportes dans la tourmente" (I, 547).
II est curieux de voir 1'auteur changer de nouveau
68
d 'orientation— du roman psychologique au roman historique—
alors qu'il connaissait les difficultes cr^es par cette
forme du roman gr£ce a son experience avec Jean Barois.
Mais, en depit de ces difficultes, en depit de 1*effort
gigantesque de documentation que ce changement demandait,
et au prix d'un sacrifice considerable— la destruction de
L1appareillage plus qu'a moitiE acheve— RMG, dans L1ete
1914, va entreprendre de faire revivre pour nous une pEriode
de l'histoire. Desormais, le roman va osciller entre deux
plans: celui des Evenements internationaux et celui des
destinEes personnelles des personnages. De nouveau, comme
dans Jean Barois, le roman est envahi par de longues dis
cussions idEologiques, des discours didactiques. Et les
dialogues ou l'auteur se contentait de faire parler les
personnages sont remplacEs par de longs monologues intE-
rieurs, par l'analyse introspective des caracteres princi-
paux. De plus en plus, la voix de l'ecrivain se fait en
tendre derriere celle des personnages .
Ce changement d'orientation de la part de RMG est sans
doute dti, en partie, au fait qu'il y a un Ecart de quatre
ans entre la parution de La mort du pere en 1929 et 1933,
1'annEe ou il dEtruit L'appareillage. Au bout de cet espace
de temps, l'ecrivain n 'envisageait plus la fin des Thibault
de la mdme maniere qu'il l'avait fait neuf ans auparavant
lorsqu'il avait redige son plan general. D'ailleurs, RMG
nous donne une explication tres logique de ce changement
quand il dit:
Oui, il est indispensable de vivre longuement entre
chaque oeuvre; un livre comrae nous l'entendons, doit
exprimer toute une p^riode de la vie de son auteur;
il doit avoir la couleur de cette p&riode, et ce n'est
qu'apres avoir evolu£ et change de couleur que l'on
sent a nouveau le besoin de dire ces choses nouvelles.
(I, 152)
Or, il y avait eu justement de grands changements dans
la vie de 1'auteur entre 1929 et 1933, l'ann^e ou RMG de-
truit L1appareillage qui devait constituer le septieme
volume des Thibault selon le plan original. Tout d'abord,
le serieux accident de voiture de l'^crivain en 1931, ou,
pendant ses deux mois d'hospitalisation, ol avait eu ample-
ment le temps de refl^chir a son oeuvre. D'autre part, des
1926, RMG avait commence a dtre s^rieusement preoccupe par
des questions d'ordre politique, et avait ete certainement
influence par certains de ses amis tels que Gide et Malraux
qui s'^taient profondement engages dans le communisme. RMG,
lui, se tenait obstin^ment a l'ecart de tout engagement
politique en ddpit des sollicitations de ses amis et admi-
rateurs qui auraient aim£ le voir prendre position dans ce
70
domaine. Mais RMG se m^fiait du communisme coirane de toute
autre ideologie qui enr^gimente les esprits, et il lui
importait peu que cette ideologie fut de la droite ou de la
gauche. Comme le remarque tres justement Jean Delay: "Si
au temps de Jean Barois le militarisme lui avait paru cor-
respondre a une ideologie de droite, li<£e au capitalisme, il
decouvrait un militarisme de gauche, lie au communisme, qui
2
ne lui paraissait pas moins redoutable."
Une fois de plus, il s'agissait pour l’ecrivain de
mettre au point ses idees par le truchement de personnages
fictifs, et comme les id^es de l'ecrivain etaient souvent—
surtout a partie de 1933, l'annee qui marque l'ascension de
Hitler au pouvoir— d 1ordre politique, ces preoccupations
sont refletees dans 1'oeuvre. De nouveau, l'ecrivain
cherche dans la creation romanesque une catharsis de ses
sentiments, mais alors que dans Jean Barois, il s'agissait
d'une catharsis de ses sentiments religieux, dans L'^te
1914, il s'agit d'une mise au point de ses id£es politiques.
Dans Jean Barois. RMG avait montre comment le protago-
niste avait ete incapable, en fin de compte, de se liberer
de l'empreinte de son education religieuse. Jacques, de
m£me, a la suite de nombreuses meditations introspectives,
finit par reconnaitre que lui non plus n'est pas aussi
lib^re qu'il le croyait de son education bourgeoise. Cer-
tes, il a reussi ais^ment a rejeter les valeurs materielles
de son milieu original, et supporte tout aussi bravement
que ses camarades prol^taires le denuement total ou il vit.
Mais lorsqu'il s'agit de deraciner en lui certaines habi
tudes, entre autres, celle que Meynestrel considere "la plus
foncierement bourgeoise de toutes," l'habitude de mettre
1'esprit lui-m£me a la base de tout, il doit reconnaftre
qu'il n'a pas l'etoffe d'un vrai revolutionnaire puisqu'il
refuse d'abandonner "le libre esprit d'examiner, le libre
jugement de conscience." Une autre decouverte que Jacques
fait egalement durant les interminables discussions de "La
Parlotte" c 'est qu'il existe en lui, cdte a c6te avec ses
id£es liberales, un profond besoin d'ordre et de mesure qui
ne peut accepter les moyens extremes proposes par certains
de ses camarades. Pour Mithoerg, par exemple s 'il faut
utiliser la violence pour realiser 1'abolition de la societe
presente, il faudra passer outre toute consideration morale
et se concentrer sur le but a obtenir. Mais pour Jacques,
qui ici est le porte-parole direct de l'ecrivain, la vio
lence, quelle que soit la cause pour laquelle elle doit dtre
exercee, ne peut 6tre que n4faste. "Pas de haine, pas de
violence. Non! Pour qa, vous ne m'aurez jamais avec vous!"
72
(L'etd 1914 [II, 71]).
Si Jacques est traque dans cette impasse— ne pouvant
accepter ni le status-quo d'une soci^te dont il a rejete les
valeurs, ni les alternatives qu'on lui propose en echange—
c 1est que pour RMG, il ne peut exister qu'une forme possible
du progres de la societe: celle qui est basee avant tout
sur le respect de 1'individu, et non pas celle qui sacrifie
l'individu a la cause. Nous retrouvons 1'£cho des paroles
de Jacques dans une lettre adressee par 1'auteur a Andre
Gide :
Je suis, avant tout, par temperament, par raisonnement,
et par longue habitude d'esprit, un de ces personnages
qu'on ridiculise volontiers a l'heure actuelle: un
pacifiste. A tort ou a raison, mais profondement, je
suis d'abord hostile a la violence. (Correspondance
Gide-Martin du Gard. II, 57)
Tout comme Jacques, ^galement, RMG continuera, jusqu'-
aux dernieres minutes qui precederent la guerre, a esperer
que celle-ci serait evitee, et preferait toute autre alter
native plutdt que la guerre. II peut paraitre surprenant
d 'entendre RMG ^mettre des paroles telles que celles-ci:
"II ne s'agit pas de pleurer sur la Tchecoslovaquie [...]"
(II, 155) au moment ou ce pays avait ete annexe par Hitler
a la veille de la guerre. Mais cette remarque est moins
choquante si l'on tient compte du fait que l'ecrivain
73
gardait encore l'espoir a ce moment que cette annexation
allait effectivement eviter la guerre. II explique d'ail-
leurs: "II s'agissait de choisir entre l'abandon de nos
allies et une guerre generate— dont ces allies auraient fait
les premiers frais— et ou cinquante millions d'£tres humains
auraient ete sacrifies" (II, 155).
Et finalement, tout comme Jacques encore, l'ecrivain
connaitra la rage, 1'ecoeurement, et le decouragement total
lorsqu'il va lui falloir accepter, qu'une fois de plus,
l'humanite etait prdte a se lancer dans le carnage de la
guerre.
C'est peut-dtre pour se punir lui-m§me d'avoir ete si
naif, d 1 avoir espere qu'en depit de tous les signes con-
traires la guerre pourrait £tre evitee, que RMG a choisi
pour Jacques une mort violente et absurde. Il devait dire
a propos de cette mort: "Jacques a vecu et est mort comme
3
un imbecile." En reprochant a Jacques de s 'dtre laiss£
emporter par ses illusions, c'est lui-m§me que l'ecrivain
blcime, car, comme tous les efforts de Jacques avaient ete
vains, y compris le sacrifice de sa vie, les efforts de RMG
pour convaincre ses contemporains de prendre une leqon des
erreurs de l'histoire avaient egalement ete inutiles.
On peut se demander pourquoi 1'auteur, dans h'4te 1914,
avait decide de supprimer Jacques, alors que dans le plan
qu'il avait etabli en 192 0, son protagoniste continuait de
vivre jusqu'au moment ou il est tu4 durant la guerre. II
est possible que 1'auteur, en supprimant Jacques, ait voulu
taire en lui-m£me tous les sentiments qui avaient ete
jusqu'alors exprimes par le truchement de ce personnage.
Nous savons que les deux freres Thibault representsient dans
les grandes lignes les tendances oppos^es de l'ecrivain:
Jacques, son c
Antoine, son c6te bourgeois, conventionne1. Avec 1'holo
caust e de la guerre, au moment ou RMG achevait L'ete 1914,
tout ce que Jacques representait de jeunesse, d'^lan, d'es-
poir dans un monde meilleur, allait ceder la place a Antoine
qui allait desormais nous parler du monde dans lequel vivait
RMG au moment ou il achevait L'ete 1914— un monde bien
proche de celui de Tolstoi: "C'est un monde sans r£ves,
sans chimeres, sans illusions, un monde terriblement vide et
4
m£me un monde sans Dieu."
75
NOTES POUR LE CHAPITRE V
^Correspondance Gide-Martin du Gard. I, 428.
2
Preface a Correspondance Gide-Martin du Gard. I, 95.
^Lettre de RMG a Marcel Lallemand, let fevrier 1945,
Nouvelle Revue Francaise. No. 72 (decembre 1958), p. 1145.
4
RMG avait lu cette phrase dans le Tolstoi de Stefan
Zweig.
CHAPITRE VI
LA CONCLUSION QUI SE DEGAGE DES THIBAULT
Lorsqu'apres la mort de Jacques, Antoine demeure de-
sormais le seul porte-parole de l'ecrivain, il acquiert en
m£me temps certaines caracteristiques que RMG avait jusqu'-
alors projetees sur le personnage de Jacques. II est vrai
que m£me au moment ou ce dernier etait encore en scene,
Antoine avait deja evolue dans son developpement psycholo-
gique. Mais a partir du moment ou il demeure seul, cette
evolution est encore plus prononcee. Un des changements les
plus importants dans cette evolution, c 1est-qu'Antoine— qui
se distinguait de son frere par son goGt de 1'action, ayant
pour devise: "Vivre, c'est agir, apres tout I Ca n'est pas
philosopher... Mediter sur la vie? A quoi bon?" (L‘^te
1914 [II, 146])— herite de son cadet ce besoin perp^tuel de
justement "remettre toujours tout en question." Les circon-
stances, d'ailleurs se pr£tent a cette evolution psycho-
logique du caractere d'Antoine. Jusque-la, celui-ci avait
76
77
reussi a ^carter de son esprit certaines questions lanci-
nantes d'ordre philosophique ou m^taphysique gr&ce a son
activite d^bordante et a sa joie de vivre qui 1'avaient en
quelque sorte immunise contre 1'analyse introspective.
Mais, lorsqu'il revient de la guerre, sa vie active se
transforme en une vie d'invalide, ou seuls les soins requis
par son traitement de gaze viennent interrompre .le train de
ses pensees.
Parallelement a 1'evolution du caractere d'Antoine, la
forme du roman evolue elle aussi, et l'ecrivain, en choi-
sissant comme format celui d 'un journal pour le dernier
volume des Thibault: Epilogue, passe en m&ne temps du roman
objectif au roman subjectif. Jusqu'a L'ete 1914. RMG avait
reussi, dans une certaine mesure, a creer des personnages
distincts de lui-m^me. Mais, a partir de 1'Epilogue, les
distances entre Antoine et son createur deviennent de plus
en plus minimes, et, souvent, la voix du personnage et celle
de l'ecrivain ne font qu'un. D'ailleurs, Gide notait dans
son Journal des 1927, c'est-a-dire dix ans avant Epilogue:
Longue conversation avec Roger Martin du Gard— tapi dans
son materialisme comme un sanglier dans sa bauge... Il
apparait, au bout de quelque temps, qu'un de ses Thibault
l’habite, de sorte que c'est moins Roger qui parle,
qu'Antoine. Ce qui me rassure un peu, mais bien peu,
car il ne me parait pas que 1'auteur, ici, domine en rien
78
son personnage, ni qu'il s'en puisse beaucoup 4chapper.
(p. 831)
Claude-Edmonde Magny, elle aussi, souligne 1'envahissement
graduel mais quasi-total dans 1'Epilogue de 1'element sub
ject if quand elle dit: "Echec supreme du roman 'objectif1
que cette supreme confusion, dans un semblable destin, de
l'auteur et de l'une de ses creatures" (p. 350).
Claude-Edmond Magny n 'exagere guere quand elle ne fait
plus de distinction entre RMG et Antoine. En effet, a
1'exception de la confrontation avec la mort qui attend
Antoine a son retour de la guerre— et m§me de ce point de
vue-la, la situation n'est pas tellement differente pour RMG
puisque l'ecrivain, lorsqu'il ecrit Epilogue se considere
souvent au terme de sa vie— le monde qui attend Antoine
lorsqu'il est blesse est une transposition directe du monde
de l'ecrivain a la veille de la deuxieme guerre mondiale.
De mdhie, les reflexions, les questions et les conclusions
que porte Antoine sur ce monde, sont bien semblables a
celles de l'ecrivain sur le sien.
Les questions que se pose Antoine ne sont pas nouvel-
les, mais l'homme qui se les pose n'est plus le m§me.
Antoine est d'ailleurs tres conscient de ce changement en
lui quand il dit, en comparant ce qu'il avait ete avant la
79
guerre a ce qu'il est devenu quatre ans plus tard:
L'hoimne jeune, qui tant de fois avait telephone la., se
dressa devant lui, florissant, fier de sa force, auto-
ritaire, toujours presse, infatigablement heureux de
vivre et d'agir. Entre cet homme et lui, il y avait
quatre annees de guerre, de revolte, de meditation; il
y avait des mois de souffrances, une decheance physique
momentan^e, un vieillissement precoce, qui pas un ins
tant, ne se laissait oublier. (Epilogue [II, 785])
Ce changement a profondement transform^ Antoine, et lui
donne une optique differente sur la vie. Tous ses jugements
anterieurs qu'il croyait fermement ancres, toutes ses va-
leurs, sont remis en question. II s'etonne, par exemple,
de l'extrdme importance qu'il attachait aux choses mate-
rielles, de la joie qu’il avait eprouve a dilapider la for
tune de son pere pour se meubler luxueusement. II mesure
avec degoCtt les fissures que 1'argent avait cremes dans sa
force de caractere, et va mdme jusqu'a dire: "[...] sans la
guerre, j 'etais foutu" (II, 820), car il se rend compte que
sans celle-ci, il se serait laiss£ entrainer dans une vie
facile b&tie sur une fausse image de lui-m£me. C'est gr&ce
a la guerre egalement qu'Antoine a eu 1’experience de la
solidarite humaine, de l'entre-aide et du devouement des
camarades de combat avec qui il a partage la peur et la
souffrance. Mais ce qu'il a surtout ramen£ de la guerre,
c'est le souvenir des horreurs qu'il a connues et qui le
(,
80
poussent a conelure: "Ce qui est monstrueux, ce n'est ni
ceci, ni cela: c'est la guerre tout court!" (II, 872).
Toutes ces pensees noires qu'Antoine remue lorsqu'il
contemple ce monde bouleverse par la guerre, qu'il s'agisse
de sa propre decheance physique ou de celle des autres,
comme celle de Daniel, par exemple, lui donnent une vision
deja bien triste de la vie. Mais tout cela n'est rien en
comparaison du choc qui 1'attend lorsqu'il apprend au cours
de sa consultation avec le Dr. Philip qu’il est irrem^di-
ablement condamne. Le choc initial est foudroyant, et
1'auteur nous dorme, comme chaque fois qu'il aborde le sujet
de la mort, une description puissante des emotions que res-
sent Antoine a 1'annonce de la sienne. "Les tortures de
l'enfer. Je ne peux pas encore y penser sans £tre ressaisi
par un froid affreux, un tremblement de tout l'^tre. Per-
sonne ne peut imaginer" (II, 912). Antoine constate que
toute son experience de la mort en tant que m^decin ne l'a
pourtant pas prepare a accepter la sienne:
Ces mots, savoir qu'on est perdu, ces mots que j'4cris,
qui sont pareils a d'autres, et que tout le monde croit
comprendre, et dont personne, sauf un condamne a mort,
ne peut penetrer integralement le sens... Revolution
foudroyante, qui longuement fait le vide total dans un
£tre. (II, 921)
Petit a petit, Antoine va essayer de surmonter l'etat
81
de stupeur et d'isolement ou l'a plonge cette nouvelle, et
entreprend de noter dans un agenda les progres de la mala-
die, afin que ses notes puissent etre utilisees pour traiter
d'autres malades. Ce faisant, il reconnalt qu'il demeure en
lui un profond desir de se survivre en faisant oeuvre utile.
Parallelement a 1'agenda, il consigne quotidiennement dans
ce qu'il appelle "le carnet pour les spectres" les pensees
qui viennent l'assaillir. Il note qu'il persiste en lui un
intense desir de vivre que rien ne peut surmonter, pas meme
la certitude qu'il est condamne a mourir. "Je ne peux plus
me faire d'illusions, he suis bien oblige de constater,
d'attendre 1'irremediable; mais je ne peux pas consentir ni
etre complice par la resignation" (II, 920). Ce d^sir de
vivre est si intense qu'il balaie tous les arguments qu'An
toine essaie d 'invoquer pour 1'aider a accepter sa mort plus
paisiblement. Par exemple, ses reflexions sur la place
infime que tient son existence dans la multitude humaine:
"Naissances et morts se succedent a un rythme ininterrompu.
Chaque annee, trois millions d'§tres cedent la place a trois
millions de vies nouvelles" (II, 988). Ou encore, la reali
sation que l'Univers est incomprehensible a l'homme, et que
celui-ci n'est qu'un chaxnon dans 1'evolution aveugle de la
nature. En speculant ainsi sur l'origine et le sens da la
82
vie, Antoine obtient quelque repit de ses pensees sur lui-
m£me. Mais ce repit n'est que de courte duree, car au
tournant de chaque pensee, 1'id^e de sa mort revient l'ob-
seder et envahir toutes autres preoccupations: "Mort, mort.
Idee fixe. En moi, comme une intruse. Une ^trangere. Un
parasite. Un chancre" (II, 979).
Nous avons deja remarque que, des ses romans de jeu-
nesse, le theme de la mort avait tenu une place importante
dans 1'oeuvre de RMG. Nous avons egalement observe que
c'est par le truchement de ses personnages que l'ecrivain
avait cherche, tout au long de sa carriere, soit a clarifier
ses idees, soit a resoudre ses problemes interieurs. Melvin
Gallant definit tres clairement cette caracteristique de
1'auteur quand il dit: "Ainsi, Martin du Gard fait vraiment
de ses personnages ces £tres hantes par les problemes qui le
preoccupent tout en essayant d'exorciser a travers eux le
spectre de ses obsessions" (p. 208). Or, s'il y a une
obsession qui domine tout autant 1'oeuvre que la vie de
l'ecrivain, c'est justement celle de la mort, et comme
Antoine est, dans 1'Epilogue, le personnage qui reflete le
plus les obsessions de 1'auteur, il n'est guere surprenant
de voir la place importante qu'occupe le theme de la mort
dans ce dernier volume des Thibault.
Nous avons remarque au debut de cette etude qu'il y
avait dd avoir a l'origine de cette obsession avec la mort
une experience traumatique dans l'enfance de l'ecrivain. II
semble aussi que cette preoccupation de RMG avec la mort
soit due a deux tendances marquees de son caractere. L'un,
son ardent amour de la vie; 1'autre, sa conception materia-
liste de 1‘existence. Pour celui qui croit a l'au-dela, la
mort peut £tre a la rigueur acceptee avec calme sinon avec
joie. Elle n'est pas consideree dans ce cas-la comme le
terme d'une existence, mais plutdt comme un stage de celle-
ci. Or, pour RMG, la notion d'une survie apres la mort
etait inconcevable. Cette philosophie materialiste de
l'ecrivain, qui donne comme limite a la destinee humaine
son 4ph£mere existence terrestre, allait avoir comme con
sequence pour RMG une horreur de plus en plus profonde de
la mort au fur et a mesure qu'il se voyait vieillir. C'est
parce qu'il refuse "le saut m^taphysique" que RMG redoute
tellement la mort puisqu'il n'a aucun recours contre cette
accablante notion que, quel que soit le cours d'une vie
humaine, il faut que celle-ci aboutisse au n£ant. Or, quel
sens peut avoir la vie, si 1'on sait a l'avance que tout
aboutit "aux germinations eternelles"? "A rien" dit Antoine
quand il m^dite sur le sens de la vie.
84
A rien du tout [...] Des millions d'dtres se forment sur
la crotite terrestre, y grouillent un instant, puis se
decomposent et disparaissent, laissant la place a d'au-
tres millions, qui demain se desagregeront a leur tour.
Leur apparition ne "rime" a rien. La vie n'a pas de
sens. (II, 988)
Cette position philosophique de RMG frdle celle des
ecrivains existentialistes dans la mesure ou, comme eux, il
souligne "l'absurde" de toute existence qui est limitee par
la mort. De mdme, la prise de position de l'ecrivain en
face de ce monde absurde est egalement tres proche de celle
de Camus lorsque, comme ce dernier, il opte pour la vie
malgre tout, mdme si elle n'a pas beaucoup plus de sens que
les constructions d'un enfant jouant avec des cubes multi
colores .
Chacun de nous, sans autre but que de jouer (quels que
soient les beaux pretextes qu'il se donne), assemble
selon son caprice, selon ses capacites les elements que
lui fournit 1'existence, les cubes multicolores qu'il
trouve autour de lui en naissant. Les plus doues cher-
chent a faire de leur vie une construction compliquee,
une veritable oeuvre d'art. II faut t&cher d'etre parmi
ceux-la pour que la recreation soit aussi amusante que
possible... Chacun selon ses moyens. Chacun avec les
elements que lui apporte le hasard. Et cela a-t-il
vraiment beaucoup d 'importance qu'on reussisse plus ou
moins bien sa pyramide? (II, 988)
Ce pssage devait donner lieu a des interpretations variees .
Pour Rejean Robidoux, par exemple, cette page est une des
plus sombres dans 1'oeuvre de RMG. Pour Melvin Gallant, par
85
contre, ce passage exprime la grandeur de l'homme en m£me
temps que sa vulnerability. "Dans cet univers absurde,
11 image des enfants jouant avec les cubes multicolores sem-
ble aussi belle que celle de 'Sisyphe heureux' de Camus"
(p. 2 07) .
Nous constatons ici deux points de vue: celui de
Robidoux qui souligne l'eldment pessimiste de l'oeuvre et
celui de Gallant qui, au contraire, voit dans l'oeuvre de
RMG un hymne a la vie. Il serait peut-dtre plus juste de
simplement constater ces deux aspects dans l'oeuvre de RMG
plutdt que d'essayer de determiner la part respective de
chacun d 'eux.
C'est effectivement une note bien pessimiste qui se
degage a la lecture des Thibault, due a la description des
multiples souffrances aussi bien physiques que mentales.
Les nombreuses morts decrites sans merci jusqu'au dernier
r£le de l'agonie, les maladies qui font souffrir, et pour
lesquelles il n'y a pas toujours de remede, les blessures
qui atrophient la vie d'dtres en pleine jeunesse, la deche
ance de la vieillesse avec ses signes precurseurs de la
decomposition, font partie de la condition humaine que
l'ecrivain nous decrit. Mais, parallelement a cette lamen
tation sur la misere humaine, sur la solitude fonciere des
86
§tres, sur l'incapacite de l'honune de trouver un sens dans
la vie, il se d^gage des Thibault un amour intense de la vie
telle qu'elle est, et le d^sir de "[...] s'efforcer a 6tre
le moins malheureux possible au cours de cette ephemere
vill^giature" (II, 988).
C'est pourquoi 1'auteur condamne tout autant la mort de
Jacques que celle de Thierry, car toutes les deux mettent
fin a ce qui pour RMG reprdsente "l'unique tresor," c'est-
a-dire la vie.
C'est d'ailleurs cet amour de la vie, qui rend si
poignants les derniers moments des personnages que l'ecri
vain fait mourir dans Les Thibault. M£me Luce, dans Jean
Barois, qui est pourtant le seul a accepter sa mort avec
s^renite, s'eerie a la derniere minute; "C'est si beau la
vie... " (I, 342).
Cette oscillation entre le pessimisme le plus sombre,
par moments, et une ardente joie de vivre a d'autres,1 est
egalement caracteristique des ecrits personnels de RMG, et
aussi, bien qu'a un degre moindre, dans ses pieces de th4-
£tre.
1
87
NOTES POUR LE CHAPITRE VI
\jn des titres que RMG avait considere pour Les Thi
bault en 192 0 etait Ombre et lumiere.
CHAPITRE VII
LE DRAMATURGE
II faut remarquer, lorsque nous parlons du th4£tre de
RMG, que 1'auteur n'avait publi^ qu'une partie de ses pie
ces. D'autres, sous forme inedite, sont conserv^es a la
Bibliotheque Nationale. Parmi ces dernieres se trouve "Deux
jours de vacances," dont le titre ^tait originellement "Pres
des mourants," que RMG ecrivit en 1915.^ L'auteur devait
ecrire a propos de cette piece:
Me voila parti dans un drame, "un drame noir," je dirais
"Ibsenien"... Mais je persiste a avoir pietre estime
pour cette forme d'art. J'ai eu vingt fois la tentation
de muer ma piece en roman.^
Cette remarque est assez surprenante si l'on se rap-
pelle que durant ces premieres velleit^s litteraires, RMG
avait ete serieusement attire par le theatre. II dit
d'ailleurs a ce propos: "Si je n'avais pas 6te envotite des
11 adolescence par 1'exemple de Tolstoi, c'est vers l'art
dramatique, sans doute, que je me serais de prime abord
88
89
oriente" (I, xxviii).
Cette attirance vers le theatre allait 6tre ravivee
lorsque RMG fait la connaissance de Copeau en 1913. II se
sent particulierement encourage a se diriger a nouveau vers
le theatre apres la reaction enthousiaste de son nouvel ami
a qui il avait fait la lecture de sa farce paysanne— Le
testament du Pere Leleu, et qui avait ete tenement enthou-
siasme par cette piece, qu'il la fit representer au Vieux-
Colombier le 7 fevrier 1914. En outre, a cette epoque, RMG
est tout a fait sous 1'emprise de Copeau, et comme pour
celui-ci le theatre passe avant tout, il est naturel que
RMG, qui partage quotidiennement a ce moment, la vie de
theatre de son ami, se laisse persuader de s'engager, lui
aussi, dans cette voie. C'est sans doute pourquoi RMG
choisit comme forme pour un sujet qu'il avait en t§te celle
d'une piece de theatre plutdt que d'un roman. Cette piece
allait devenir "Pres des mourants." II est curieux de
remarquer qu'au moment m§me ou il travaille sur cette piece,
il £crit cependant a Gide: "J'ai eu vingt fois la tentation
de muer ma piece en roman" (I, 132).
Apres les annees de guerre, il est pres de nouveau a
se consacrer au theatre et s'engage avec enthousiasme dans
la renovation du Vieux-Colombier aux cdtes de Copeau. C'est
90
a ce moment qu'il entreprend de realiser une nouvelle "Com-
media dell'arte" qu'il comptait intituler la "Comedie des
Treteaux." Cette idee lui avait ete suggeree par Copeau,
qui lui avait ecrit le 16 fevrier 1916:
Je voudrais former au Vieux-Colombier une troupe (six
ou huit personnes) de farceurs, d 'improvisateurs, qui
ne se m^leraient pas aux autres com^diens, mais consti-
tueraient un noyeau original d 'ou je crois qu'une nou
velle comedie pourra naitre. Voila en gros, r£vez la-
dessus, mon vieux.^
Mais lorsque RMG soumet a Copeau la premiere comedie sati-
rique qu'il avait redigee pour cette "nouvelle comedie" et
qui s'intitulait "Malandrin secoue ses maitres," il se voit
assez cruellement rebute. "Q'est-ce que tu nous offres?"
lui demande Copeau. "Toute la question est la. Dans cette
premiere farce tu t'enferres [...] Tu ne m'inspires pas.
[...] Nous devons renoncer a §tre des gens de lettres ecri-
vant pour la scene" (I, 42-43). RMG se contente de remar
quer tristement: "Tu as tout foutu par terre" (I, 43), mais
n'est pas encore totalement decourage par les critiques de
Copeau puisqu'il entreprend une nouvelle comedie: "Holl£-
ira." Mais, lorsque l'ecrivain lit sa piece a Copeau,
celui-ci se montre, une fois de plus dequ du travail de son
ami. Cette fois-ci, c'est le coup de gr£ce pour RMG, car il
admire tellement Copeau qu'il ne lui vient m£me pas a 1'idee
91
de douter de la validite de ses critiques.
Si, a partir de ce moment, RMG renonce a ecrire pour le
theatre, il decide cependant de demeurer aux cdtes de Copeau
jusqu'a la reouverture du Vieux-Colombier. C'est durant
cette p^riode de travail intense dans le sillage de Copeau,
lorsqu'il se sent "devore vif par le Minotaure" (selon tous
les temoignages, Copeau exigeait de ses collaborateurs un
travail intense et une soumission presque totale a ses vues
sur le theatre), que RMG commence a ressentir un desen-
chantement profond dans 1'entourage de Copeau. Il commence
a se rendre compte qu'au lieu d'etre "freres d'armes,"
Copeau et lui etaient, en fait, tres differents aussi bien
dans leur nature que dans leurs visions artistiques. A
partir de ce moment, et de plus en plus durant cette annee
1919, 1'admiration intense de RMG pour Copeau fait place a
une desaprobation totale, et aboutit finalement a un requi-
sitoire violent contre Copeau et contre toute sa conception
du theatre. Lorsque le Vieux-Colombier rouvre finalement
ses portes, RMG note dans son journal:
Je souffre terriblement. Je suis degu jusqu'au plus
profond. Si c'est ga le theatre que j'ai r§ve, si
c'est a ga qu'aboutissent mes longs espoirs et mes
efforts, je suis trahi et ja n'ai qu'a me retirer
meurtri. Et si c'est ga le theatre, si, d^finitivement,
il est impossible de sortir davantage de la convention,
du faux-semblant, alors vomissons le theatre en son
92
entier, Vieux-Colombier compris, et enfermons-nous dans
nos bibliotheques! (Correspondance Copeau-Martin du
Gard, II, 862)
Cette ann4e 192 0 marque ddfinitivement un tournant dans
la conception que RMG va desormais garder du theatre. Dore-
navant, il considerera ses pieces de theatre comme un simple
divertissement, comme une evasion lorsqu'il est decourage
par son travail de romancier. Desormais il redonne a son
theatre la place secondaire qu'elle avait prise dans sa
carriere d'ecrivain avant sa rencontre avec Copeau. II
avait d'ailleurs nettement exprime ses idees la-dessus
lorsqu'il repondit a Gide, qui lui avait ecrit a propos du
Testament du Pere Leleu qu'il avait eu "l'extrdme plaisir de
4
voir que l'auteur de Jean Barrois [sicj savait rire,"
Je ne cherche pas a hierarchiser quand mdme, ni a jau-
ger ma farce d ’apres le canon de Faust... mais je tiens
pourtant a lui donner dans ma vie litteraire (pardon de
cette affreuse expression), son veritable echelon. C'est
une pochade; ...mais ce n ’est pas d'avantage. (II, 127)
En effet, c'est une merveilleuse pochade que nous offre
RMG avec Le testament du Pere Leleu. Tous les elements du
comique y sont utilises pour declencher le sourire ou le
franc rire du spectateur, qu'il s'agisse du physique des
personnages--le pere Alexandre, "mal rase, sec comme un os"j
la Torine "aux levres epaisses, a la poitrine molle"— ou de
93
la langue drue et savoureuse des gens qui ne m^chent guere
leurs mots.
Pourtant, m§rae dans cette farce, il se degage, sinon de
la tristesse— etant donne que tous les personnages sont plus
ou moins des vilains— mais, au moins, une impression sor-
dide. La Torine ne s 'inquiete des souffrances, pourtant
tres reelles, du pere Alexandre que parce qu'elle ne veut
pas le voir mourir avant qu'il n'ait pu rediger son testa
ment en sa faveur. De m£me, ni le pere Leleu, ni le pere
Alexandre n'ont aucune intention de remunerer les services
de leur servante et ne la considerent guere davantage qu'une
possession materielle de plus. D'ailleurs, La Torine ne
merite guere mieux, car elle nous est montree comme une
creature cauteleuse, qui manigance, et qui utilise 1'amour-
propre et la convoitise des deux vieillards pour arriver a
ses fins.
Ainsi, elle aiguillonne la colere du pere Alexandre en
insinuant que sa femme 1'avait tromp£ avec justement celui
a qui il se propose de laisser sa fortune, et elle allume la
convoitise du pere Alexandre en faisant miroiter devant lui
tous les biens qu'il pourrait obtenir s'il suivait ses con-
seils. C'est bien la misogynie de l'ecrivain qui perce
derriere ce portrait de la servante, et on devine presque un
94
sourire de satisfaction de 11 auteur lorsqu'il nous montre la
Torine tout aussi bernee, malgre sa ruse, que l'avocat de
Maitre Pathelin.
D'autres caracteristiques de 1'auteur que nous avons
deja rencontrees apparaissent de nouveau, bien que tres
brievement cette fois-ci, dans Le testament du Pere Leleu.
Entre autres, le besoin presque compulsif chez RMG de mettre
les choses en ordre. Nous avons mentionne dans 1'introduc
tion de cette etude combien 1’auteur avait ete soulage
lorsqu'il avait termine son testament litteraire. La Torine,
elle aussi, essaie de convaincre le pere Alexandre de redi-
ger son testament. Elle lui dit a ce propos: "Mais si tout
est bien en regie, en bonne ecriture, c 1est tout autre
chose: on est quasiment tout degage" (II, 1142). Et le
notaire, lui aussi rench^rit: "Alors, pere Alexandre, nous
voulons done cette fois mettre nos affaires en regie? C'est
toujours une bonne chose; qa tranquillise 1'esprit, et l'on
se sent souvent mieux, apres" (II, 1159).
Tres brievement aussi, a travers une seule remarque du
pere Leleu qui dit a propos des cures: "Les boites-a-
sermons, qa ne me plait point" (II, 1161). Nous retrouvons
bien derriere cette expression pittoresque l'antipathie
fonciere de RMG vis-a-vis du clerge.
95
Enfin, tout aussi surprenant qu'il puisse paraitre dans
une farce, le theme de la mort, et celui de la souffrance
sont abordes une fois de plus. Par 1'interm^diaire du pere
Alexandre, l'auteur nous montre de nouveau que l’homme est
seul dans ses souffrances, et seul dans l'agonie. En depit
du contexte comique, cette mort du pere Alexandre est une
des plus tristes, car, par contraste avec les autres morts
dans Les Thibault, elle n 'inspire aucune compassion humaine.
Pour la Torine, cette mort n'evoque qu1 une certaine crainte
superstitieuse, et quant au pere Leleu, il dit a ce sujet:
"La mort, c'est une graine puante qui a ete semee bien avant
nous: faut la prendre comme elle pousse" (II, 1153).
Ce manque de compassion caracterise egalement les per-
sonnages de La gonfle. Ici aussi, c'est la luxure et la
cupidite qui menent les personnages, a 1'exception de la
Nioule, qui est le souffre-douleur q u 1 on exploite et qu'on
abuse parce qu'elle est incapable de se defendre. De nou
veau, une note sordide se degage malgre le comique irre
sistible de la piece.
Pourtant, si RMG souligne le sordide aussi bien dans
Le testament du Pere Leleu que dans La gonfle, il n'emane
pas de ces pieces de note condamnatoire. Dans celle-ci,
l'ecrivain ne bl£me pas Andoche, en depit de toutes les
96
manigances de celui-ci. Au contraire, il semble plut<5t rire
de concert avec ce finaud lorsque ce dernier reussit a ber-
ner son monde. Une fois de plus, 1*auteur se contente de
constater qu'il existe toutes sortes de creatures dans ce
monde; et c'est ce qu'il se propose de nous montrer dans la
description de ce milieu primitif ou les sentiments et les
convoitises sont crCtment exprimes par des personnages de
formes, certes, par la caricature, mais singulierement
reels, et qui ne different d'autres personnages de RMG que
par leur manque de raffinement. Par exemple, il n'y a pas
une grande difference entre la sensualite de Jerdme de Fon-
tanin abusant de jeunes servantes et celle du veterinaire ou
d'Andoche a la poursuite de la Nioule. Mais, pas plus dans
le cas de M. de Fontanin que dans celui des protagonistes
de La gonfle, 1'ecrivain ne critique ni ne condamne les
sentiments de ses personnages.
C'est cette mdme attitude tolerante de 1'auteur (atti
tude dont Gide etait tres conscient puisqu'il avait dedi-
cace l'exemplaire de RMG des Souvenirs de la Cour d'Assises
de la maniere suivante: "A Roger Martin du Gard, par qui
5 x
criminel, je souhaiterais d'etre juge" ) qui se degage de
Un taciturne. C'est pourquoi la remarque d'Armand est tres
logique lorsqu'il s'^crie: "Quel imbecile!" quand il
97
d^couvre que le taciturne Thierry s 1est suicide (Un taci-
turne [II, 1353]). En effet, Armand est ici le porte-parole
direct de 1'auteur. Or, nous avons deja remarque que RMG
avait une attitude remarquablement objective et tolerante
envers la question sexuelle et qu'a son avis, toutes les
formes de la sexualite etaient acceptables. C'est pourquoi,
selon Armand, il etait stupide de la part de Thierry de se
suicider au moment ou il avait decouvert ses sentiments
homosexuels envers Joe. Pour Armand, il voit dans la crise
de son ami un phenomene que celui-ci n 1est pas seul a con-
fronter, et duquel il n'est pas n^cessaire d 1 avoir honte.
C'est pourquoi il dit a Thierry: "(^a peut arriver ces
choses-la. Q peut arriver... a des gens tres bien." Et
lorsque Thierry exprime sa honte d 'avoir des tendances homo-
sexuelles, il le reconforte en lui disant: "Honte? Qu'est-
ce que la honte vient faire la? Comme si chaque temperament
n'avait pas ses particularites, des qu'il s'agit d'amour"
(II, 1346).
Si dans son theatre, tout comme dans son oeuvre roma-
nesque, la sexualite sous toutes ses formes ne deconcerte
pas RMG, il n 'en est pas de mdme en ce qui concerne 1'amour
quand celui-ci est considere en dehors de ses manifestations
physiques. C'est pourquoi Armand a soin de preciser a ce
sujet: "Seulement je suis trop sage pour ne pas m'appliquer
a toujours considerer les choses de 1'amour sous 1'angle
de... la nature" (II, 1297). Une fois de plus, dans les
pieces de theatre de RMG, la conception pessimiste de 1'au
teur sur 1'amour se fait voir, m§me dans les deux comedies.
M£me la Bique, dans La gonfle, en depit de ses caracteris-
tiques grotesques, est tout de mdme a plaindre, car, a sa
maniere, elle aime son Andoche et souffre de voir que cet
amour n'est pas reciproque. Dans Un taciturne, nous re-
trouvons, comme nous l'avions deja vu dans Les Thibault, la
chaine des amours non partagees. Wanda a ete aim4e de
Thierry, mais elle aime Isabelle. Celle-ci est egalement
aim4e d'Armand, mais elle, Isabelle, aime JoS, qui lui est
aime de Thierry. II n'existe qu'un seul amour reciproque,
celui entre Isabelle et Joe, mais cet amour est menace par
Thierry, tout comme 1'amour de Jacques et de Jenny 1'avait
ete par la guerre. Et tout comme entre Jacques et Jenny,
le manque de communication, la solitude fonciere de l'homme,
qui, pour RMG, fait partie integrante de la condition
humaine, est de nouveau exprim^e dans les rapports entre Joe
et Isabelle, en depit de leur amour mutuel. Cette solitude
est encore plus poignante dans le cas de Thierry, puisque
lui souffre non seulement des limitations de la
99
communication humaine, mais en plus, du vide sentimental de
sa vie: "Et jamais, jamais, vous entendez bien, pas une
seule fois dans toute mon existence, je n'ai vu un regard
un peu chaud repondre tout a coup a mon regard... " Ce vide
dans sa vie affecte Thierry au point qu'il va jusqu'a dire:
"C'est par des soirs comme celui-la qu'on aurait la tenta-
tion d'en finir" (II, 1289).
Ainsi, dans le theatre de RMG, nous retrouvons les
themes qui nous sont deja familiers, qu'il s'agisse de la
religion, de 1'amour, de la mort, ou de la solitude humaine.
Certes, les idees de l'ecrivain ne sont esquiss^es ici que
tres rapidement, souvent concentrees dans une forme lapi-
daire, telle celle-ci qui resume 1'opinion de 1'auteur sur
le besoin de conserver un certain traditionalisme: "Les
regies d'autrefois ont fait leurs preuves. En commerce,
comme en morale, justement. II faut voir la sagesse de s'y
tenir" (II, 1265). C'est egalement au moyen d'une simple
phrase que 1'auteur exprime sa misogynie lorsqu'il fait dire
a Wanda: "Une femme, mon cher, surtout devant un homme joue
toujours un r6le." (II est ironique d'ailleurs de voir
1'auteur choisir un personnage feminin pour exprimer cette
idee.)
C'est aussi dans des phrases d'une ou deux lignes, qui,
y-
100
par leur concision-m^me, prennent d 1autant plus de force,
que certaines preoccupations fondamentales de 1'auteur se
font de nouveau percevoir. Une fois de plus, 1'auteur pour-
suit sa qudte sur le sens de la vie quand il fait dire a
Armand: "On est chacun, devant sa propre vie, comme devant
une charade... On cherche le mot... II y en a qui le
trouvent peut-dtre... A la fin, trop tard pour que qa
serve... " (II, 1296).
Une fois de plus, le pessimisme de l'ecrivain en ce qui
concerne les capacites de l'homme a progresser est exprime
par Armand lorsqu'il dit: "J'ai tenement conscience qu'il
est impossible de rien changer a rien!" (II, 1298). C'est
d'ailleurs la mdme idee qu'exprime Andoche, dans La gonfle,
mais dans un style savoureux, lorsqu'il declare dans un de
ses fameux monologues:
A que qu'ga sert ed' branler les reins comme un bourri
trop sangle? T'es dans les brancards, l'ami, faut qu'
tu tires. Point n'est b'soin d'espdrer el' bonheur
complet en q' monde ed' misere, et m'est avis, au sur
plus, qu'i' n' sied point davantage ed' compter el'
trouver dans l'aut'... (II, 12 30)
Enfin, de nouveau, dans Un taciturne, nous constatons
cette vision qui prefigure etonnamment des idees et des
sentiments que 1'auteur allait connaitre et exprimer dans
son £ge mOr et dans sa vieillesse. Ainsi, il fait dire a
101
Armand: "Les vieux finissent presque tous par savoir que
'rien ne vaut la peine'" (II, 1300). Cette phrase fait le
pendant de la remarque suivante que nous alions retrouver
sous une forme ou une autre a plusieurs reprises tout au
long de la correspondance et du journal de RMG:
Je n'ai de courage a rien, et surtout pas a dcrire. Je
fuis jusqu'au cadre-mdme ou j'ai tant trim<£, et je vis
dehors comme un clochard. Je n'ai jamais dte si triste,
si las de tout. J'attends que qa passe. (II, 1301)
De mdme, lorsqu'Armand dit:
Tu vois, Thierry... si differents que nous soyons, toi
et moi, eh bien, devant cette jeunesse-la, phuit! Nous
sommes pareils... Pareillement balayes... Nous sommes
les derniers maillons d'une chaine qui a ete rompue...
bien rompue... (II, 1301)
Ici nous retrouvons le sentiment d'avoir ete depasse par son
temps que RMG allait exprimer a Gide lorsqu'il lui dcrit:
"Rien ne m'interesse autant, aujourd'hui, que de comprendre
en quoi et pourquoi je me sens dans tous les domaines, de
pass 6 par mon temps.
Ainsi, nous retrouvons, sous une forme differente, bien
entendu, certaines caracteristiques de l'ecrivain, et cer-
taines de ses preoccupations que nous avions deja rencon-
trees dans son oeuvre romanesque. Ce qui distingue surtout
son theatre de cette derniere, c'est 1'element comique qui
102
se degage des deux farces. Nous avons remarqud en examinant
Les Thibault que 1'humour etait pratiquement absent dans ses
romans. A peine un soupqon d 1ironie ou de satire par mo
ments, mais jamais une note de tranche gaite, jamais de
situation qui d^clenche le rire, comme celles que nous trou-
vons dans La gonfle et dans Le testament du Pere Leleu.
C'est la premiere fois que nous trouvons dans ce th^&tre
cette solide souche normande de l'ecrivain dont parle C.-E.
Magny lorsqu'elle dit: "Certes, il y a chez Roger Martin du
Gard toute la native truculence d'une robuste nature nor
mande" (p. 322). C'est de mdme pour la premiere fois que
RMG abandonne le style neutre, limpide, rigoureusement
ch&tid auquel il s 'etait scrupuleusement tenu tout au long
des Thibault. II donne libre cours dans son theatre comique
a un style tout autre— savoureux, dru, un style ou les
images pittoresques abondent et auquel 1'usage du dialecte
normand contribue a creer un effet comique irresistible.
Nous allons voir en abordant la Correspondance Gide-
Martin du Gard et la Correspondance Copeau-Martin du Gard
reapparaitre ce style savoureux, extrdmement riche et varie
que Gide, tout comme Copeau, n'allaient cesser d'admirer et
d'apprecier. C'est ce style qui constitue presque la seule
difference profonde entre 1'oeuvre romanesque et le theatre
103
de RMG. En effet, comme nous avons essaye de le souligner
dans les pages precedentes, les idees et les preoccupations
de 1'auteur ne different guere, malgre la forme differente
sous laquelle elles se presentent dans son theatre, de
celles que nous avions rencontrees dans son oeuvre roma-
nesque. RMG avait beau considerer le theatre comme un
divertissement seulement, et essay^ en vain de chercher dans
ses pieces un moyen de s'echapper de lui-m£me et de ses
preoccupations habituelles, celles-ci devaient reapparaitre
presque en depit de lui-m£me dans son theatre, tout comme
elles vont apparaitre tout au long de sa correspondance, que
nous allons aborder dans le chapitre suivant.
104
NOTES POUR LE CHAPITRE VII
\jne autre de ces pieces intitulee "Holle-Ira," qui
date de 1919, n'a pu etre retrouvee dans le dossier RMG
depose a la Bibliotheque Nationale.
2
Correspondance Gide-Martin du Gard, I, 132.
3
Correspondance Copeau-Martin du Gard, I, 41.
4
Correspondance Gide-Martin du Gard. II, 12 7.
^Cite par Delay, Preface a Correspondance Gide-Martin
du Gard. I, 22.
0
Correspondance Gide-Martin du Gard, II, 376.
CHAPITRE VIII
L'EPISTOLIER: STYLE ET VOCATION LITTERAIRE
Vous avez un art epistolaire
qui n'appartient qu'a vous et dont
ne se doutent guere ceux qui ne
vous connaitraient que par vos
livres . ^
On trouve dans les Annexes du deuxieme volume de la
Correspondance Gide-Martin du Gard, un fascinant horoscope
de RMG etabli par un certain Gabriel Tarieu et qui date de
novembre 1934. Parmi d'autres details, dont certains sem-
blent d ’ailleurs tres justes, sur le caractere de 1'auteur
on trouve cette remarque: "Vous avez une nature double,
assez difficile a connaitre, m£me a vous" (I, 514). RMG
etait tout a fait d'accord, puisqu'il dcrivait au sujet des
Thibault au moment ou il projetait cette oeuvre: "Un tel
sujet m ’offrait l'occasion d'un fructueux dedoublement: j'y
voyais la possibility d'exprimer simultanement deux ten
dances contradictoires de ma nature" (Souvenirs [I, lxxxi]).
105
Nous constatons un aspect de ce d^doublement lorsque
nous comparons le RMG de 11 oeuvre litteraire et celui des
ecrits personnels. Le contraste est saisissant entre
l'auteur des Thibault et celui de sa correspondance. D 'un
cdte, un ecrivain qui a pour but d'exprimer sa vision du
monde d'une maniere aussi objective que possible, au moyen
d'un style d^pouille, neutre, mdme presque incolore, et de
1'autre, un homme qui laisse courir sa plume selon ses
humeurs sans essayer de brider d 1aucune faqon les sentiments
qu'il eprouve au moment ou il ecrit. D'un cdte une oeuvre
minutieusement agencee, ou pratiquement chaque detail est
prevu longtemps a l'avance, ou la forme est soigneusement
travaillee avant d'etre definitive, et de 1'autre, un elan
spontane, des pensees confiees au journal lorsqu'elles sont
ressenties au jour le jour; des lettres ecrites souvent rndme
sans dtre relues, ou la pensee jaillit sous le stimulus du
moment, ou les emotions percent quelquefois avec violence
sans que l'auteur essaie de les dissimuler.
Dans 1'oeuvre litteraire, RMG essaie, sans toutefois
y reussir totalement, de rester en dehors de son oeuvre
autant que possible. Le but qu'il se propose est d'dtre un
romancier objectif, et voici la definition qu'il nous donne
de ce terme:
107
Romancier objectif. Ca veut dire que, contrairement a
la plupart des roraanciers contemporains dont la maniere
est essentiellenient de source intime, interieure, moi,
j'ai, avant de pouvoir mettre ma matiere en oeuvre, a
la creer hors de moi, separee, detachee de moi, presque
etrangere a moi. J'ai a donner une vie propre a mes
personnages, et pas seulement a me refleter plus ou
moins en chacun d'eux.^
Dans ses ecrits personnels, au contraire, il est la tout
entier, et lib£r£ de la tutelle de 1'objectivite qu'il
s'^tait imposee lui-m£me pour son oeuvre litteraire, il nous
montre d'une maniere aussi objective que possible le cours
de ses reflexions et de ses sentiments dans sa vie de tous
les jours. Non pas qu'il n'y ait de points de rencontre
entre l'homme et l'ecrivain. Mais certaines preoccupations,
certains traits de caractere de l'homme tel qu'il etait dans
sa vie quotidienne, ne se font voir que dans ses ecrits
personnels.
Nous avions deja remarque, a propos du th^Stre de RMG,
comme il etait surprenant, apres la lecture des Thibault.
de constater que RMG savait rire. Sa correspondance, elle
aussi, revele cette capacite de l'ecrivain pour la gafte, et
sa maitrise du merveilleux style qu'il savait utiliser pour
faire ressortir le ridicule. Ainsi, il cite a Gide la
lettre qu'il avait ecrite a un jeune ^crivain qui faisait
profusion de mots orduriers dans le manuscrit qu'il avait
108
soumis a RMG:
Ne me croyez pas begueule; je sais aussi bien que vous
le relief saisissant que peut prendre soudain dans un
livre convenablement ecrit, un "merde" bien mis a sa
place; ga peut-§tre un grand effet d'art. Mais ces
"cons," ces "conneries," ces "connasses" et autres
gracieusetes dont vous emaillez vos dialogues avec une
profusion morbide, croyez-vous que cela ait ainsi la
moindre saveur, la moindre vertu evocatrice? (I, 412)
Nous sommes loin ici de la langue des Thibault, et dans
les lignes suivantes, l'auteur nous montre qu'il sait effec-
tivement utiliser, aussi bien que quiconque, "l'argot," mais
avec art. Voici la description qu'il donne a Gide de son
impatience avec 1'entourage de Philippe de Rothschild au
moment ou il avait ecrit, sur la demande de ce dernier, un
scenario tire de La b§te humaine de Zola:
Ici, ga barde. Qa barde assez bien. Le "assez" p^jora-
tif vise, non pas le travail, mais la Compagnie. Car
notre Dauphin de la Ploutocratie a eu le culot de reve-
nir ici, suite, non seulement d'une auto, d'un chauf
feur, et d'un valet d'atours, mais... d'une baronne a
bull-dog, qui rit trop haut, se sucre la fraise toutes
les trois minutes, et grille de participer aux entre-
tiens. (I, 554)
Dans sa correspondance, nous ne trouvons guere ce style
"transparent comme de l'eau, et aussi peu excitant qu'elle,"
auquel, tout comme Stendhal, RMG aspirait dans son oeuvre
litteraire. Bien au contraire, dans ces lettres 1'imagerie
est flamboyante, fait appel a tous les sens, trouve des
analogies dans tous les domaines, qu'il s'agisse du paral
lels qu'il etablit entre Gide et lui-m§me lorsqu'il dit:
"N'enviez pas ma retraite. Elle n'est que pour moi. Le
boeuf dans son sillon. Vous vous enliseriez, AlouetteI"
(I, 338), ou du plaisir qu'il a eu a la lecture de certaines
pages de L'ecole des femmes de Gide lorsqu'il lui 6crit:
"Parbleu, les bons raisins croquent a chaque page, dans
cette p£te a vous, qui est l^gere et savoureuse comme une
brioche en mousseline. Rien du kugelhopf... " (I, 321).
Le contraste est saisissant aussi entre la vari4te du style
dans la correspondance de RMG, et la monotonie et la regu
lar ite rarement interrompue du style de 1'oeuvre litteraire.
Dans les lettres, nous trouvons un style qui, selon le sujet
qui preoccupe l'auteur, et selon l'humeur ou il se trouve au
moment ou il £crit, s'adapte etroitement a la pensee de
l'ecrivain. Resolument subjectif, il peut se montrer me-
chant lorsqu'il est franchement contrari^ par une lettre de
Gide: "Je veux remplir une fois de plus ce r6le passif de
papier tournesol... Done, le papier tournesol est devenu
tres fonqe! Je ne suis pas content de cette lettre. Pas du
tout" (I, 559) .
Quelquefois, ce style est digne de la plume de Vol
taire, comme, par exemple, quand, avec une ironie cinglante,
110
il reproche a Gide de preconiser trop legerement la non
violence. II lui ecrit:
Vos vies privees n 'importent guere. Ce qui importe,
c'est le principe spirituel. C'est de ne pas emprunter
les armes de 1'adversaire, c'est de ne pas opposer la
force a la force. Qui perd sa vie la sauvera. Perdez
les vdtres, et ayez confiance. (II, 419)
Quelquefois le style est d'une simplicite exquise,
comme dans ce passage ou RMG decrit a Copeau les impressions
qu'il ressent dans la compagnie d'Agnes Copeau:
Elle m'intimide encore beaucoup, votre femmej [...]
C'est un peu de votre faute; vous m ’avez toujours parle
d'elle avec une tendresse si speciale, si respectueuse
et admirative, que j'arrive devant elle tout embarrasse
de mes imperfections, et comme g£ne de ma forme char-
nelle, qui est particulierement encombrante dans ces
cas-la. (Correspondance Copeau-Martin du Gard. I, 191)
Quelquefois, ce style— qui, normal erne nt se deroule en
de longues phrases— se resserre et aboutit, tout comme cer-
taines maximes de La Rochefoucauld, a une formule lapidaire
ou l'essentiel d'une idee est exprim^ en quelques mots:
"[...] j'ai aperqu que, comme la chastete, l'eclectisme est
la vertu des impuissants" (I, 145).
A d'autre moments, le style est d'un pittoresque deli-
cieux cre6 par des associations d 'idees tout a fait origi
nates. Voici comment l'ecrivain decit a Copeau la visite de
Jean Schlumberger: "Sa visite nous laisse un souvenir
Ill
charmant. Il a su £tre simple et vrai, et passer tres vite
inapergu entre les poules et les fleurs" (I, 137).
Lorsque RMG ressent des emotions profondes son style
devient lyrique, comme dans ce passage ova il exprime sans
retenue ce qu'il ressent au spectacle des souffrances cau-
sees par la guerre:
Je ne puis voir ces jeunes gens qui souffrent sans une
revolte de tout l'dtre, et moins ils se plaignent, plus
ma pitie me prend a la gorge. [...] Je persiste a croire
que vous ne seriez pas moins sensible que moi a ce spec
tacle, et que, comme a moi, les larmes vous viendraient
aux yeux, avec une detresse infinie. (I, 17 0)
C'est encore avec lyrisme que RMG exprime 1'immense affec
tion qu'il ressent pour Copeau durant les premieres annles
de leur amitid. II lui ecrit avant le depart de celui-ci
pour l'Amerique en 1917: "Ah! cette pensee que tu pourrais
/l_ \
ne pas revenir me bouleverse tout a coup et me fait sen-
(c)
tir plus douloureusement par quels intimes liens je tiens
a toi" (I, 237). Claude Sicard, l'editeur de la Correspon
dance Copeau-Martin du Gard remarque a propos du passage
cite :
La variante que nous donnons ici montre la maniere natu-
rellement pathetique de RMG: que son emotion soit au-
thentique et la forme, se fondant sur le binaire, prend
une redondance m^lodramatique. Ses corrections tendent
presque toujours a l'all^gement qui intensifie 1'expres
sion, l'ennoblit et lui confere 1'accent tragique.
(b) Premier jet, ray£: " ... me bouleverse
112
affreusement et me d^sespere... "
(c) Premiere version: " ... par quelles racines
intimes... " (I, 2 37)
Effectivement, ce n'est pas sans une certaine "redon-
dance melodramatique" que RMG exprime la colere que provoque
en lui le spectacle des acteurs de theatre:
Je hais ces gestes lents, ces demarches solennelles,
ces pas cadences qui expriment soi-disant la noblesse
des hauts personnages; je hais ces eclats de voix ir-
reelSj ce tremblement pathetique de la voix, qui enflent
hors de proportion le sens dramatique des paroles; je ne
suis pas pris un instant a ces apparences trompeuses:
ridicules; j'ai plus envie de rire que d'dtre emu, a
voir Leontes en proie a une soudaine jalousie, lever les
bras, se saisir le front, £clater en sanglots etudi4s
tandis qu'il tombe assis au bon moment de la replique;
[...] Tout, tout, pue 1'oeuvre d'art froidement conque,
froidement executee, 1'emotion apprise et etudiee. Ce
manque offensant de la plus ^lementaire sincerite, de
toute veritable fraicheur, de tout naturel, de toute
spontaneite, paralyse mon emotion, et il me semble voir
une vieille catin faire des aguicheries prepar^es devant
sa glace. (II, 864)
Lorsqu'il est emporte par son antagonisme contre
l'Eglise, i.1 n'est pas tres loin du Pascal anti-jesuite des
Provinciales: "II ne s'agit pas d'une religion morte, mais
d'une foi terriblement vivante et virulente devant laquelle
la neutralite sceptique de mon ath^isme invetere est peut-
3
£tre une dangereuse faiblesse."
II faudrait encore citer de nombreux exemples pour
illustrer 1'extreme richesse et vari^te du style de la
113
correspondance de l'auteur, mais une etude detaillee du
style de RMG depasserait le cadre de notre sujet. Les quel-
ques passages que nous avons choisis permettent de compren-
dre pourquoi Marcel de Coppet des 192 0 avait remarqu^ a RMG
apres la lecture du Cahier gris:
II y a en toi, pour ceux qui te connaissent bien, quel-
que chose qui n'appartient qu1 a toi. Ce quelque chose
est difficile a definir, mais existe indeniablement:
tous nos amis sont d'accord sur ce point. Eh bien, ce
tour d'esprit, ce ton, cette saveur sp^cifique, cette
particularity de la pensee et de 1'express ion, ce quel
que chose enfin que tu possedes en propre, je l'aperqois
sans cesse dans ta conversation, dans ta correspondance,
mais jamais dans ton oeuvre. (Souvenirs [I, lxxxiv])
Des remarques de ce genre, qui corroboraient celles
plus ou moins identiques faites par Gide et Copeau, n'4tai-
ent pas sans troubler profondement RMG, ainsi que nous
alions le voir en abordant un des themes qui occupent une
place preponderante dans la premiere partie de la Corres
pondance Gide-Martin du Gard: la vocation litteraire.
Les premieres lettre echangees entre Gide et RMG sont
de la categorie disciple-maitre. En effet, en partie a
cause de la difference d'&ge qui separait les deux dcri-
vains, et en partie a cause du prestige dont jouissait deja
Gide dans les milieux litteraires au moment ou les deux
hommes se rencontrent, RMG garde une distance respectueuse
114
vis-a-vis de Gide. II exprime cette reserve quand il dit:
"Et le respect distant que j'ai, moi, au milieu de mes es-
sais avortes, porte jusqu'ici a ce Gide-la (le Gide que RMG
connaissait par ses lectures)— ce respect, mon Dieu, je
l'avoue, il me g£ne encore dans mes rapports d'homme a
homme.1,4
Mais tres vite, le "Cher Monsieur" des premieres let-
tres fait place a "Mon cher ami," et des 1916, RMG £crit a
Gide en parlant d'une rencontre entre les deux ecrivains
durant une permission de RMG:
Oui, vous avez raison de rappeler cette heure d'inti-
mite devant la Joconde de la rue Mozart. Elle compte
pour moi plus que vous ne pensez certainement. Elle
me permet de penser a vous avec moins de distance,
moins de respect, une plus chaude amitie. (I, 12 9)
Effectivement, lorsque prend fin la premiere guerre mondiale
et que RMG est de retour du front, le silence cre^ par la
guerre est rompu, et les deux ecrivains reprennent contact.
Tres rapidement, leurs relations deviennent celles de deux
amis intimes, et demeureront telles jusqu'a la mort de Gide
en 1953. Le ton qui va se degager des lettres des deux
ecrivains va 6tre tout autre desormais, surtout en ce qui
concerne RMG. Dorenavant, ces lettres vont refl^ter la
pensee, les sentiments, les preoccupations non seulement de
115
RMG l'ecrivain, mais aussi celles de RMG en tant qu'homme
dans sa vie de tous les jours.
Par contraste avec le "Cher Monsieur" des premieres
lettres adressees a Gide, la premiere lettre que RMG envoie
a Copeau le 15 decembre 1913 debute par un "Cher Ami." En
effet, des sa premiere rencontre avec Copeau, RMG avait ete
seduit par le charme de ce dernier, charme que Gide avait
essaye d'analyser dans son journal:
La douceur de sa voix est parfois presque inquietante;
il seduirait naturellement, si parfois il ne cherchait
pas- trop a seduire. Il s'exprime si bien qu'on se defie;
sa voix prend 1'inflexion qu'il veut; son geste n'est
jamais involontaire; j'ai mis quelque temps, he l'avoie,
a admettre que cela pQt etre de bon aloi [ . . . ] Tout, en
lui, gagne a §tre connu, explique, fQt-ce par lui-meme.
(Correspondance Copeau-Martin du Gard, I, 114)
En outre, RMG s'etait tout de suite senti a l'aise dans la
compagnie de son nouvel ami. Il le lui dit d'ailleurs dans
une lettre adressee le ler janvier 1914.
Vous etes de tout ce groupe si sympathique de la
N.R.F., celui vers lequel une inclination personnelle
me pousse le plus imperieusement. Ne souriez pas, je
brave le ridicule pour vous l'ecrire. Si je ne crai-
gnais d'etre bien presomptueux, je dirais: celui dont
je me sens, par nature, le plus proche. J'etais pre-
venu: l'on m'avait dit que vous etiez un grand char-
meur. Mais je crois subir autre chose que cette attrac
tion superficielle. Il me semble avoir des affinites
de temperament et de race, une meme maniere d'etre, de
sentir, d'aimer la vie; 1'autre soir, en vous quittant,
je n'ai pu resister au plaisir de reveiller ma femme
pour lui dire: "Tu sais, Copeau, c'est encore mieux
116
que les autres; et puis, je ne sais pas, je crois sen-
tir que nous sommes de la m£me famille. [...] Voila
pour le moins dix ans,--depuis que j'ai passe l'Sge des
sympathies spontanees— que je n'ai 4prouve pour aucune
nature cet attrait franc et fort. Une declaration en
regie... (I, 113)
C'etait le debut d'une amitie intense, mais qui, par
son intensite m£me, etait destine a decroitre apres quel-
ques annees. En effet, comme le remarque Jean Delay "[...]
une amitie quand elle est passionne peut tout aussi aisement
qu'un amour se tourner en haine, par le m§me ressort du
depit sentimental." En halite, malgre la crise serieuse
que cette amitie allait traverser durant l'annee 1919, au
moment ou, comme nous 1'avons vu, RMG avait ete profondement
de9u aussi bien par Copeau que par son theatre, elle n'al
lait jamais se tourner en haine. En fait, bien que defini-
tivement diminuee, surtout pour ce qui est des sentiments de
RMG, elle allait se maintenir jusqu'a la mort de Copeau en
1949 .
A partir de l'annee 192 0, ce n'est que tres rarement
que RMG partage avec Copeau ses preoccupations litteraires.
En effet, a partir du moment ou il ecrit dans son journal le
18 janvier 1920 "Je me suis aperqu que j'avais un sujet en
tete: la vie de deux freres bien distincts, l'un comme
ceci, 1'autre comme cela" (I, 61), il avait en fait rompu
117
tous ses liens avec le th4£tre. Or, il connaissait les
preferences de Copeau dans le domaine litteraire et savait
qu'il ne trouverait pas chez ce dernier les encouragements
dont il avait besoin pour reprendre sa vocation de roman-
cier. C'est pourquoi il lui ecrit le 14 mai 192 0 lorsqu'il
entreprend le fameux plan des Thibault:
Je travaille sans discontinuer... Je ne te parle de
rien, tu te moquerais de moi. J'ai de grandes tables
couvertes de fiches, comme un 4chiquier, et j'ajuste le
plan d'un livre qui comprend 40 annees et un tas de
personnages. (Correspondance Copeau-Martin du Gard, II,
333)
Gide, par contre, avait ete tres interesse par le projet de
roman dont lui avait parle RMG, et lorsque l'ecrivain lui
lit son plan, il d^borde d 'enthousiasme. RMG ecrit a un
ami:
Quand je lui ai lu mon "plan," ma fabulation generale,
Gide ne pouvait plus rester assis. II marchait autour
de moi comme un lion en cage, riant de son rire infer
nal, se frottant les mains, poussant des interjections,
des gloussements, me faisant reprendre des paragraphes,
disant: "je vois, je vois... Ah, mon vieux, comme je
vous en voudrais si vous ne reussissez pas tout qal"
(I, 658)
C 'est done presque uniquement dans sa correspondance
avec Gide que nous trouvons 1'expression des preoccupations
litteraires de RMG, et simplement de rares remarques sur son
travail, a moins qu'il ne s'agisse de ses pieces de theatre,
118
dans sa correspondance avec Copeau. Comme le remarque tres
justement Jean Delay, "Dans une certaine mesure le deplace
ment vers Gide de 11inter^t de Martin du Gard correspondait
g
a son retour au roman et a son abandon du theatre."
II est tout naturel de voir les preoccupations de
l'ecrivain dominer la premiere partie de sa correspondance
avec Gide puisque ce sont justement les annees durant les-
quelles— a part "Le journal du Colonel Maumort"--toute
l'oeuvre creatrice de RMG avait ete congue et realisee. Ces
preoccupations de RMG en tant qu'ecrivain sont dues en
grande partie au doute qui vient l'assaillir chroniquement
sur la valeur de son oeuvre. Par contraste avec son manque
total d'hesitation lorsqu'il s 'agit d'evaluer l'oeuvre d'un
autre— son sens critique etait d'ailleurs remarquablement
juste— il n'arrivait pas, a quelques exceptions pres, a
pouvoir se detacher de son oeuvre et a la juger objective-
ment. Et, comme il etait extr£mement modeste de nature, il
etait constamment hante par 1'idee que son oeuvre etait
ratee. C'est ce manque de confiance en lui-m£me qui ex-
plique pourquoi 1'opinion de Gide avait tant de prix pour
RMG lorsqu'il soumettait un manuscrit a son ami et que
celui-ci approuvait son travail. Mais, par contre, cette
importance qu'il attachait a 1'opinion d'autrui le rendait
119
extrdmement vulnerable. Ainsi £crit-il a Gide (qui avait
reproche a RMG, a propos d'un episode dans Les Thibault
d'avoir donne la partie belle a l'abbe Vecard durant une
conversation entre celui-ci et Antoine):
Cher Ami, si Antoine ne dit rien de plus, c'est que, ce
"plus" je ne l'ai pas en moi, oil que je cherche: et je
n'ai pu, malgre mes efforts en ce sens, le lui faire
dire I Ah I, que je sens mes insuffisances, dans ce livre-
la! Plus qu'en aucun autre. (Correspondence Gide-
Martin du Gard, I, 363)
On peut vraisemblablement expliquer ce doute chronique
de l'ecrivain sur la valeur de son oeuvre par sa modestie
innee. Mais on peut aussi ajouter a cette explication le
fait que RMG, par le style et le format de son oeuvre
essentielie--Les Thibault— s'etait isole en quelque sorte,
de la communaute litteraire de son epoque. Par contraste
avec les ecrivains, qui, sous une forme ou une autre,
avaient adopte le roman subjectif, qui preferaient, comme le
7
dit Robert Roza, "les sondages psychologiques," RMG, lui,
continuait d'dtre, selon C .-E. Magny, "un naturaliste
attarde," c'est-a-dire un auteur, qui, au contraire, voulait
atteindre a un maximum d ’objectivite, RMG lui m&ne explique
tres clairement ce qui le separait de ses contemporains
lorsqu'il ecrit a Gide a propos de 1’objectivite: "C'est le
don magique supreme, 11enfantement total, la creation toute
12 0
g
pure . C 1est le but."
Ce sentiment d'isolement litteraire etait encore accru
par le mode de vivre de l'ecrivain. Des 192 0, lorsque RMG
commence a etablir le plan detaill£ des Thibault, il se
refugie au Verger D'Augy pour y trouver la solitude complete
qui, durant toute sa vie, devait lui dtre indispensable pour
travailler. II ecrit dans son journal a la date du 26 mai
192 0:
Je suis a Augy depuis quinze jours avec mes parents,
seul. Je suis venu faire le plan des Thibault. Deli-
cieux sejour d'isolement et de travail... Jamais ce
travail-la n'aurait pu se faire a Paris. Jamais. II
y faut deux semaines au moins d 1ensevelissement total
dans le sujet, ne penser a rien d'autre, £tre tout en-
tier a son oeuvre, pendant des jours de suite, sans rien
qui en devie la pensee. (I, 89)
Ce besoin d'isolement pour pouvoir travailler se re-
trouve comme un leitmotiv tout au long de la correspondance
de RMG. Voici un exemple des nombreux refus que Gide a11ait
recevoir de son ami lorsqu'il suggere a ce dernier son desir
de le rencontrer.
Alors, en ce moment, je fais le mort, je me terre, je ne
veux voir personne, je ne veux pas aller a Paris, je ne
veux pas faire un geste qui romprait le bon sortilege.
Je sais bien que ces periodes d'etancheite parfaite ne
peuvent pas durer toujours, mais tant qu'il ne m'arrivera
pas d'evenement imprevisible et fatal qui fera peter ma
cloche pneumatique, je reste dans mon vide, les oreilles
et la queue basses, le nez sur mon grimoire. (I, 32 7)
121
Ce n'est pas parce qu'il ne desire pas rencontrer Gide que
RMG repond par un refus courtois mais ferme, aux invitations
reiterees de son ami. Mais ce qui compte avant tout pour
RMG, c ’est 1'oeuvre creatrice, et c'est cette oeuvre qui,
dans les priorites de la vie de l'ecrivain, relegue au
second plan tout ce qui risque de detourner l'ecrivain de
son oeuvre, ne serait-ce que pour quelque temps. D'ail-
leurs, non seulement RMG ne geint pas sous le joug du tra
vail qu'il s'est impost lui-mdme, mais il trouve, en fait,
une satisfaction profonde a s'absorber entierement dans son
travail, m£me si quelquefois il a 1'impression de s'£tre
enferre dans celui-ci "comme un boeuf dans son sillon."
A partie du moment ou, en 192 0, RMG avait realise le
plan colossal de Les Thibault, il allait durant une periode
de vingt ans travailler sans rel£che, a quelques exceptions
pres, a cette oeuvre de longue haleine. II avait, vis-a-vis
de cette oeuvre la m§me attitude qu'il avait acquise au
moment ou il entreprenait la restauration de sa propri^te
de Tertre, au sujet de laquelle il dit: "J'ai tout dessine,
prevu, combing si m^ticuleusement que je me trouve 'respon-
sable,' et si fort engage personnellement a la bonne execu
tion de cette vaste entreprise que je suis bien maintenant
oblige de la suivre, jour apres jour, et de veiller a la
122
realisation integrale" (II, 102).
II devait garder cette m£me attitude "d1 engagement"
dans son travail jusqu'aux dernieres annees de sa vie. M£me
en 1946, alors qu'il est age de 65 ans, et qu'il decide,
tout en £tant "conscient de cette imprudente folie," d ' en-
treprendre le vaste projet de "Le journal du Colonel Mau-
mort," il ecrit a Gide de nouveau:
Au printemps, je prends le voile! La grande claustra-
tion. Le refus de tout. Solitude et travail. Je ne
puis faire les choses a demi, reserver des heures de
travail dans une existence qui ne lui est pas totale-
ment consacree. J'organise ma vie pour cette consecra
tion et c'est ce qui me soutient contre cette lutte
quotidienne contre les choses et les gens. (II, 336)
Cette dedication a 1'oeuvre litteraire, par son inten
sity et par sa ferveur, peut se comparer a une foi reli-
gieuse dans la mesure ou, pour l'ecrivain, elle donne non
seulement un sens a sa vie, mais aussi un sens a sa mort,
puisque pour RMG, ce n'est que par son oeuvre creatrice
qu'il espere se survivre. Nous avons vu en etudiant le
theme de la mort dans 1'oeuvre de RMG, a quel point des son
plus jeune £ge, l'ecrivain avait ete hante par ce sujet, et
nous avions remarque l'incapacite fonciere de 1'auteur a se
reconcilier avec 1’idee de 1'aneantissement total que lui
imposait sa philosophie materialiste. C ’est parce qu'il est
12 3
incapable de faire le "saut m^taphysique" que RMG attribue
autant d 'importance a son oeuvre, puisque ce n'est que par
elle qu'il espere surmonter 1'aneantissement et l'oubli.
II disait a Jean Delay quelques jours avant de mourir: "A
l'origine de ma vocation litteraire, il y a la terreur de
la brievete d'une vie humaine, le d^sir eperdu de se pro1 -
longer, de survivre quelque temps... La cl£ secrete de ma
vie aura ete l'horreur de l'oubli et de la mort" (I, 117).
Malheureusement, RMG devait perdre cette foi durant les
dernieres annees de sa vie, comme nous pouvons le constater
gr&ce aux lettres que RMG avait ecrites au sujet de la der-
niere oeuvre qu'il avait entreprise "Le journal du Colonel
Maumort." Ces lettres nous permettent de tracer 1'evolution
de 1'auteur en ce qui concerne sa vocation litteraire. Tout
d'abord, ce m§me elan, cette m§me devotion de l'ecrivain a
la t£che, et sa foi en la valeur de son travail. II dit a
propos de son nouveau projet: "[...] si je reussissais a
mettre ce dernier ouvrage sur pied, je crois que j'aurais
donne a mon oeuvre un poids non n^gligeable.. . " (I, 254).
Mais quelques anndes plus tard, aux problemes d'ordre
technique qu'il se pose, viennent s'ajouter d'autres, beau-
coup plus angoissants. Cette oeuvre vaut-elle la peine
d'etre ecrite? L'ecrivain a-t-il quelque chose a dire, a
124
communiquer a ses lecteurs qui vaudrait la peine d'etre
ecrit? RMG resume le dilemme ou il se trouve de la maniere
suivante:
A quoi bon m'atteler corps et &me a cette oeuvre nou-
velle, puisque je connais maintenant les limites que
je ne saurais depasser, puisque je ne peux esp^rer, a
l'£ge ou la vitalite decline, donner a mon oeuvre cette
haute qualite vers quoi je tends [...] Mais un tel livre,
m§me reussi, peut fort bien n'apporter aucune verite un
peu neuve. Alors, a quoi bon? A quoi bon repeter ce
qui a deja ete dit? (II, 448)
M£me les encouragements de Gide, qui, apres avoir lu
quelques pages du "Journal du Colonel Maumort" avait dit a
RMG qu'il avait prefere ces pages a tout ce que son ami
avait ecrit jusqu'alors, ne reussissent a convaincre l'ecri
vain qu'il devait continuer sa t£che. II continue: "Ce que
j'ecris me semble extraordinairement inactuel, et bien peu
fait pour interesser mes contemporains. Simple constatation
qui ne prends pas la forme d'un regret. C'est ainsi, et je
n'y peux rien" (II, 428).
Ainsi, RMG arrive a ce tournant de sa vie ou non seule-
ment il renonce definitivement a terminer cette derniere
oeuvre, mais encore a £tre indifferent a 1'idee de n'ecrire
plus jamais. C ’est ce changement d'attitude, en apparence
si inexplicable, c'est ce desinteressement vis-a-vis de son
oeuvre qui contraste d'une maniere frappante avec 1 ’attitude
12 5
qu'il avait eue toute sa vie en ce qui concernait son tra
vail, qu'il faut essayer d'expliquer.
Si RMG renonce a terminer "Le journal du Colonel Mau-
mort, " c'est en partie parce qu'il se rend compte avec sa
lucidite habituelle qu'au lieu de se conformer a son plan
original— 1'oscillation entre le present et le passe dans
✓ 9
les reflexions d 'un vieux colonel retraite --, et au fur a
mesure qu'il progresse dans son travail, c'est le passe qui
vient occuper une place de plus en plus importante dans les
pages qui s 'accumulent. Des 1943, RMG se rend compte qu'il
se laisse glisser sur la pente du souvenir lorsqu'il ecrit
dans son journal: "C'est le passe seul dont je suis con-
temporain: ce que je puis penser, ce que maintenant je
pourrai dire, ne repond a aucune des interrogations qui se
posent aujourd’hui, que se poseront demain, les hommes
jeunes qui survivront aux desatres actuels" (Souvenirs [I,
cxxi]).
Mdme lorsqu'il essaie de se concentrer sur les evene-
ments contemporains, l'ecrivain, de nouveau avec une luci
dite implacable, se rend compte qu'il a beau faire- il se
sent incapable d'etre au diapason et reconnait qu'il se
trouve depass^ par son temps. II ecrit a Gide: "Tout ahuri
par la prodigieuse chevauchee des ^v^nements, je n'ai m£me
126
pas le temps de rassembler mes id^es qui sont fanees a peine
ecloses, sans cesse depass^es par d'autres, aussi ephemeres
et incertaines." Tout comme Barois dans sa confrontation
avec les jeunes, Tillet et Grenneville, s'etait rendu compte
qu'il lui etait impossible de surmonter le decalage entre
les generations et qui disait: "Les jeunes sont des in
trigues [sic] pour moi,"'1 ’ ^ RMG, lui aussi, exprime la dis
tance qui le separe des jeunes quand il dit a Gide:
Nous sommes des survivants, des anachronismes. Encom-
bres de vieux concepts; pareils a des gardiens de musee
dans leur antiquailies . Nous n'avons plus qu'a deteler;
a nous asseoir sur le pas de la porte, et a regarder se
former de nouveaux corteges . (Spectacle passionnant
d'ailleurs. Mais j'avais r£ve une autre vieillesse
moins inexorablement solitaire, et moins deracinee...)
(II, 319)
Ce n'est pas seulement parce que son oeuvre se tourne
vers le pass£ que RMG pense que son sujet n'offrira guere
d 'inter^t a ses lecteurs, c'est qu'il se rend compte qu'il
se trouve plus que jamais en dehors du courant litteraire.
Nous avons vu que deja, durant les annees trente, au moment
ou ses amis s 'engageaient activement dans la vie politique,
RMG, lui, s ’etait obstinement refus^ a prendre officielle-
ment position. Des 1938, Aragon, qui dirigeait la revue
Commune, se moquait des ecrivains qui ne voulaient ecrire
que pour eux-m&nes, et Sartre quelques annees plus tard
12 7
allait, lui aussi, attaquer "les ecrivains bourgeois" qu'il
opposait aux "ecrivains engages."
Durant les annees quarante, le contraste entre RMG et
les ecrivains contemporains devient encore plus frappant.
En effet, nombreux sont parmi ces derniers ceux qui colla-
borent au journalisme— Camus au Combat. Mauriac et Malraux
a L1 Express— alors que RMG, lui, se refuse a exprimer
publiquement ses opinions sur la situation contemporaine.
Les polemiques politiques, sociales, ou religieuses ont lieu
quotidiennement entre Frangois Mauriac, Andre Breton,
Gabriel Marcel, Jean-Paul Sartre, etc. C'est une epoque de
bouleversements ou toutes les valeurs bourgeoises sont reje-
tees, ou toutes les institutions qui avaient maintenues ces
valeurs sont attaquees, et ou les jeunes demandent un ordre
nouveau. Or, RMG, au fur a mesure qu'il vieillit, continue
de maintenir (sans toutefois y reussir toujours, comme nous
le verrons plus tard) que l'ecrivain n'a qu'une t&che:
celle d'ecrire; et qu'il doit laisser aux "politiciens"
celle de faire de la politique. Nou seulement il refuse
d'exprimer, malgre d 'incessantes sollicitations, ses re
flexions sur les evenements, il va jusqu'a considerer que
les ecrivains qui veulent bien s 'engager dans les debats
actuels "[...] se laissent aveugler par un apparent devoir
128
immediat [...] et negligent leur vrai devoir, qui, semble-
t-il serait de poursuivre leur oeuvre d'ecrivain" (II, 310).
Or, pour Sartre, par exemple, le devoir de l'ecrivain
est justement de participer par ses ecrits aux grands debats
de son temps, car ces ecrits auront une influence directe
sur la maniere dont les problemes seront perqus et resolus
par ses lecteurs. C'est pourquoi il attaque "les ecrivains
bourgeois" qui trouvent dans la litterature "un compromis
entre les velleites de revolte et un besoin herite de sta
bility sociale.
C'est sans doute parce qu'il se sent personnellement
vise par cette remarque que RMG s'exclame avec impatience:
"Ils commencent a me taper sur les nerfs avec leur littera
ture engagee" (II, 383). En effet, au fur a mesure qu'il
vieillit, RMG, gr^ce a son honn£tete habituelle, finit par
reconnaitre que, des deux tendances contradictoires de sa
nature— son besoin de se revolter, et en m£me temps celui de
l'equilibre obtenu par la conservation de valeurs tradi-
tionnelles— c'est en fin de compte la derniere qui domine
1'autre. C'est ce que souligne tres justement Brenner quand
il signale: "[...] la contradiction entre la vie de cet
ecrivain et la signification de son oeuvre, vie bourgeoise
✓ 12
et message revolutionnaire."
Effectivement, dans son oeuvre creatrice l'auteur
avait, par le truchement de ses personnages, attaque syste-
matiquement les solides vertus de la bourgeoisie, les va
leurs acceptes par tradition et habitude, et avait fait
appel a un ordre nouveau, a une soci^te meilleure. Cepen-
dant, dans sa vie reelle, son atavisme bourgeois et son gotit
de 1'ordre et de l'equilibre le rendent de plus en plus
reticent a accepter les changements dans tous les domaines
que preconise la nouvelle generation d'ecrivains, qu'il
s'agisse de changements politiques ou d'un nouveau style
litteraire. C'est parce qu'il est de plus en plus disciple
de Montaigne, aussi bien par sa preference pour le doute
plut6t que pour les certitudes, par son horreur du desordre
politique et social, par "sa m4fiance des entrainements
extremes et des deductions excessives" que l'ecrivain se
sent tellement ali^ne de sa generation. C'est cet heritage
culturel qui provoque l'ecrivain vieillissant a ne voir
autour de lui que fanatisme et partisannerie dans la poli
tique, mauvais gotit et vulgarite dans la litterature. C'est
la confrontation entre ses valeurs qui contrastent dans tous
les domaines avec celles de ses contemporains qui etouffent
petit a petit chez RMG le desir de publier sa derniere
oeuvre et qui lui fait dire au sujet de celle-ci: "II
130
m'apparait tout a coup, combien mon personnage de Maumort va
£tre juge desuet, fossile! Combien mon livre va ramer a
13
contre-courant." Et apres avoir lu Qu'est-ce que la
litterature? de Sartre, il exprime encore son sens d'isole
ment quand il dit:
Bonne occasion pour mesurer combien, et comprendre en
quoi, les points de vue de la generation de Sartre dif
ferent totalement des ndtres. Ce sont des produits d'un
autre climat; mais non des produits degeneres. Bien
instructif pour nous I Rien ne m'interesse autant,
aujourd'hui que de comprendre en quoi et pourquoi je me
sens, dans tous les domaines, depass^ par mon temps.
(I, 476)
En realite, RMG etait beaucoup moins eloign^ qu'il ne
le pensait de la nouvelle generation d'ecrivains. Avec les
ecrivains existentialistes athees, il partage un monde sans
Dieu; avec Camus, le sens de “1'absurde," et la realisation
qu'il n'y a pas d 'explication rationnelle de 1'Univers; avec
Malraux, la tragique vision de la vie, la prise de cons
cience de la condition humaine basee sur le non-sens d'un
monde ou l'homme est condamne a mourir sans savoir pourquoi.
Ce n'est pas par hasard que RMG avait demande a Camus de
pr^facer ses Oeuvres completes, car il sentait bien qu'il y
avait entre lui et Camus de nombreuses affinites, aussi bien
dans leur caractere que dans leur vision de la vie. Et ce
n'est pas par hasard non plus, que Camus dit a propos de
131
RMG:
[...] il est peut-etre le seul (et, dans un sens plus
que Gide ou Valery), a annoncer la litterature d'au-
jourd’hui [...] Son oeuvre est aussi celle du doute,
de la raison deque et perseverante, de 1'ignorance
reconnue et du pari sur l'homme sans autre avenir que
lui-meme. Par la, comrae par ses audaces invisibles ou
ses contradictions acceptees, cette oeuvre est de notre
temps. (I, x)
Camus avait tres bien senti que l'atavisme bourgeois de
RMG ne se manifestait que dans certains aspects limites de
l'homme: son gout de la propriete, de l'ordre, de la juste
mesure. Dans d'autres aspects, RMG reste, meme en vieil-
lissant le meme "homme de gauche" qu'il avait ete dans sa
jeunesse, c'est-a-dire anticlerical, anti-religieux, anti-
militariste, et anti-capitaliste. Mais pour l'ecrivain, il
est tout aussi dangereux de se laisser emporter aveuglement
par le communisme que d'accepter complaisamment le capita-
lisme. RMG ne voit aucune difference entre la soumission
du croyant a un dogme et celle d'un fanatique du communisme.
Toutes les deux exigent le renoncement a 1'individuality,
une adhesion complete, et une tendance a justifier les
moyens par la fin. "J'eprouve actuellement vis-a-vis du
communisme ce sentiment de malaise, d 'insecurite, qu'eveille
en moi le jesuite, cet etre religieux, ferme, qui agit sour-
noisement, aveugle a tout ce qui n'est pas le but, et
132
profondement indifferent a l'honndtete des moyens .
Or RMG justement tenait avant tout a garder le privi
lege de guestionner les moyens quelle que ptit titre la cause
a laquelle ils allaient titre employes. C'est ce refus
d'abdiquer son independance de jugement, de critique, qui
est a la base de son refus constant a s'engager. Pourtant,
il se rend bien compte que: "Bien stir, 1'artiste prend
position, prouve quelque chose, malgre lui" (I, 94). En
fait, RMG prend definitivement position comme nous alions
le constater en essayant de tracer son evolution politique
a travers sa correspondance.
NOTES POUR LE CHAPITRE VIII
^Lettre de Gide a RMG, 26 janvier 1931, Correspondance
Gide-Martin du Gard. I, 435.
2
Correspondance Gide-Martin du Gard. II, 572.
Correspondance Gide-Martin du
WWAO.VA 9
Gard,
I,
419.
Correspondance Gide-Martin du Gard,
I,
129.
5 s
Preface a Correspondance Copeau-Martin du Gard. I,
60.
g N
Preface a Correspondance Copeau-Martin du Gard, I,
63.
7 ✓ *
Rocrer Martin du Gard et la banalite retrouvee (Paris:
Didier, 1970), p. 10.
g
Correspondance Gide-Martin du Gard, I, 141.
9
Voici comment RMG imaginait son sujet en 1942:
"[...] des pensees de toutes sortes sur l'actualite; les
meditations d'un vieillard cultive sur le monde et la vie
[...] le retour en arriere d'un septuagenaire libre de tout
dire sans reticences parce qu'il est seul au monde" (Souve
nirs [I, civ]).
^^Correspondance Gide-Martin du Gard, I, 499.
^ Situations II (Paris: Gallimard, 1948), p. 76.
12
Jacques Brenner, Roger Martin du Gard (Paris: Galli
mard, 1961), p. 87.
134
13
Correspondance Gide-Martin du Gard. I, 104.
14
Correspondance Gide-Martin du Gard. I, 95.
CHAPITRE IX
PREOCCUPATIONS POLITIQUES
Jusqu'en 1931, on ne trouve pratiquement pas de dis
cussion d'ordre politique dans les lettres ^changees entre
RMG et Gide. Mais, des 1932, les ecrivains commencent a
discuter les evenements et les changements qui allaient
bientSt bouleverser 1'Europe.
Un des sujets qui est souvent remis en question est
celui du communisme. Celui-ci donne a RMG, une fois de
plus, 1'occasion de reconnaitre la dualite de sa nature, et
m£me, 11 incompatibility qui existe entre certaines de ses
valeurs. Tout coinme Jacques, dans L1 ete, il rejette le
capitalisme; mais il ne peut non plus accepter le communisme
tant que celui-ci compromet, par les moyens qu'il utilise,
1'ideal politique et social auquel il aspire. L'ecrivain
exprime nettement 1'ambivalence de ses sentiments envers le
communisme lorsqu'il ecrit a Gide (qui, lui, s'etait inscrit
dans le Parti) au grand chagrin de son ami: "Je me sens
135
136
tres proche de tous ces Frangais 4coeures et pr£ts a de
formidables chambardements, mais que la doctrine sovietique
rebute profondement, froisse dans tous leurs instincts
naturels.
II est egalement dans un dilemme en ce qui concerne sa
position de "pacifiste.1 1 II se rend bien compte que Gide
n'a pas tort lorsqu'il insiste pour que son ami exprime
publiquement ses id£es, qu'il s'agisse de ses convictions
pacifistes ou de ses sentiments anti-fascistes. Lorsque,
des 1934, Gide lui ecrit: "Votre nom represente beaucoup,
pour beaucoup de gens . Ne pas se mettre avec ceux-ci,
c'est faire le jeu des autres" (I, 631). RMG lui repond:
De m§me que j'ai deja pris parti, en gros (et depuis
toujours), que je suis pour la "gauche" contre la
"droite," peut-£tre le moment approchera-t-il ou, entre
ces nuances de gauche, il me faudra elire ma couleur,
et me mettre dans les rangs. Pour 1'instant, je ne
suis encore qu'un "anti-"; anti-capitaliste, anti-
etatiste, anti-militariste... (I, 606)
Ce sont d'ailleurs les derniers moments ou l'ecrivain
pourra (tout comme Antoine avait essay£ de le faire dans
Les Thibault) se concentrer sur son travail et eviter autant
que possible de s 'engager dans la politique. En effet, des
1935, RMG avoue a Copeau, avec qui il partage, tout comme
avec Gide, ses preoccupations politiques, qu'il se laisse
137
de plus en plus hanter par les evenements mondiaux qui
deviennent de plus en plus menaqants:
La lecture des journaux me met en boule! [...] Ton
Mussolini, que notre presse pourrie s'acharne a defen-
dre et a exalter, souleve mon indignation quotidienne!
[...] Un de ces monstres napol^oniens que vomit perio-
diquement l'Enfer, pour le malheur du genre humain! Et
devant sa cynique volonte, combien mis^rables, deri-
soires, 1'hypocrisie, la faiblesse, la timidite, de nos
velleites d 1arbitrage diplomatique, et nos demi-
marchandages, etc .. . I (Correspondance Copeau-Martin
du Gard, II, 556)
Desormais, les destinees individuelles se trouvent inextri-
cablement melees aux destinies collectives des nations en
conflit, et l'ecrivain ne peut plus faire comme si de rien
n'etait. En fait, il est tellement preoccupe par les eve-
nements quotidiens qu'il n'arrive m£me plus a trouver refuge
dans son travail. II ecrit a Gide:
Si encore je parvenais comme naguere, a m'evader dans
le travail. Mais, dans cet univers en folie, quand on
a parcouru les journaux, secoue l'etreinte ou l'angoisse
qui pese sur tous les peuples, on a bien du mal a re-
prendre le fil de ses petites histoires. (Correspondance
Gide-Martin du Gard, II, 109)
Ainsi RMG £volue du stage ou il voudrait se tenir a 1'£cart
de tout engagement politique pour arriver a celui ova il se
declare: "Contre la guerre, quelle qu'elle soit, d 'ou
qu'elle vienne" (I, 531).
Entre les annees 1913-1918, nous trouvons un parallele
138
etroit entre les idees politiques de RMG telles qu'elles
sont exprim^es dans ses lettres et celles exprim^es par le
truchement des personnages dans Les Thibault. Chez Antoine,
nous retrouvons sous une forme transpos^e le desir de
l'ecrivain de se tenir a 1'ecart de tout engagement poli
tique, et celui de se consacrer a son travail. Chez
Jacques, le dilemme profond qu'il ressent vis-a-vis du
groupe revolutionnaire durant les discussions a "La Par-
lotte" reflete fidelement celui que ressent l'ecrivain face
au communisme. Les paroles de Jacques sortent directement
de la bouche de 1'auteur lorsque celui-la presente avec
passion ses arguments aux membres extr^mistes du groupe de
"La Parlotte." De mdme, le malaise qu'4prouve Jacques en
tant qu'ancient bourgeois parmi ses camarades proletaires,
s'explique par la conviction de RMG qu'il est impossible de
surmonter le gouffre qui existe entre ces deux classes . II
dit a ce sujet:
[...] Je n'aurai pas 1'illusion d'esp^rer, par une adhe
sion, ftit-elle totale, vaincre la haine inveteree, irre-
missible, de classe qui fait qu'un fils de bourgeois,
malgre toutes les protestations possibles, et surtout
s 'il a une supdriorite intellectuelle quelconque sera
vomi par les proletaires triomphants... (I, 642)
Le parallele existe ^galement entre Jacques qui,
jusqu'a la derniere minute, croit que la guerre sera evitee,
139
et RMG qui, encore en 1938 ^crit a Gide: "Je me cramponne
a mes espoirs de paix. [...] Au fond du fond, je crois en
core que la guerre sera evitee" (I, 149). Mais a partir du
moment ou la guerre est declaree, aussi bien dans le roman
qu'en realite, l'analogie cesse. En effet, Jacques, au
moment ou il realise que tous les efforts des Pacifistes ont
ete vains, non seulement ne se detache pas de son but, mais
au contraire, "s’engage" encore plus que jamais dans un
dernier effort (qu'il sait, d'ailleurs, voue a l'echec) pour
eviter la guerre. RMG, lui, quand il realise en 1939 que
la guerre est imminente, "tourne le dos a 1'Europe et s ' em-
barque pour les Antilles avec sa femme pour une duree de 3
ou 4 mois." Ecoeur^ par la tournure des evenements, il
ecrit a Gide:
II devient vraiment impossible d'etre soi-m^me en Eu
rope [...] L&chete peut-dtre. Tant pis. Je vais pra-
tiquer quelques mois le complet absenteisme... Je n'ai
pas voulu de cette Europe-la. Elle s 'est faite contre
moi, contre tout ce que je pense et ecris depuis trente
cins . Je ne peux rien pour elle. Je lui tourne le dos
pour 3 ou 4 mois sans remords. (II, 161)
Par contraste aussi avec Antoine (qui, apres la mort de
Jacques, demeure le seul porte-parole de l'ecrivain), qui
trouve dans 1'observation des evenements politiques une
echappatoire a ses pensees morbides, RMG, lui regarde d'un
140
oeil de plus en plus sombre les ravages cr^es par la guerre
et prophetise de la maniere suivante: "Des que je leve les
yeux de mes paperasses, c'est pour voir l'horizon s'assom-
brir, 11orage sans precedent qui approche avec une vitesse
acceleree, et qui nous balayera tous, nous et tous nos
petits travaux, et tout ce qui a ete nos raisons de vivre"
(Epilogue [II, 981]).
Il est naturel de trouver une note beaucoup plus pessi-
miste en ce qui concerne les questions politiques chez le
RMG de la correspondance que chez celui de 1'Epilogue, car
au moment ou l'ecrivain terminait Les Thibault, il croyait
encore, comme nous l'avons vu, qu'il serait possible d'evi-
ter la guerre. Entre 1939, l'annee ou RMG termine Les
Thibault, et 1951, l'ecrivain devait perdre les rares illu
sions qui lui restaient en ce qui concernait l'avenir.
Par exemple, Antoine, avant de mourir, gardait encore
l'espoir de voir naitre une Societe des Nations qui evite-
rait desormais la possibility des guerres futures, et c'est
pourquoi il ecrit pour son neveu Jean-Paul: "Bien probable
que cette guerre marquera un pas d^cisif, sinon vers la
fraternitd, du moins vers la comprehension mutuelle" (II,
981). RMG, lui, dcrit a Gide en 1942: "Notre ^ge nous
condamne a mourir avec la vision d'une Europe ensanglantee,
141
meurtrie, livree a un d^reglement indechiffrable; c'est un
2
sinistre sort et il y a bien de quoi £tre tristard."
C'est dans cette progression vers un pessimisme de plus
en plus accentu£ que les idees politiques de l'ecrivain
telles qu'elles sont exprim^es dans 1'oeuvre litteraire
contrastent avec celles que nous trouvons dans sa corres
pondance: pessimisme en ce qui concerne les possibilites
d'eviter les guerres futures, et pessimisme vis-a-vis du
communisme qu'il ne peut considerer comme etant la solution
aux injustices sociales. Des 1931, l'annee ou Gide declare
publiquement son adhesion au parti communiste au grand cha
grin de RMG, qui ne voit dans cette declaration qu'une
"embardee de jeune homme," l'ecrivain, tout comme Jacques
dans L'ete 1914 "qui rue dans les brancards, par moments,"
reprochait au communisme certaines faiblesses, tel son man
que de respect de la liberte individuelle et d'autres fai
blesses que nous avons deja mentionn^es. Cependant, tout
comme Jacques encore, il est encore a ce moment attire par
ce systeme dans la mesure ou il trouve dans celui-ci un
palliatif aux injustices sociales crees par le capitalisme.
Mais a partir du moment ou il detecte dans la politique
russe un militarisme tout aussi redoutable que celui de
militarisme de la droite, RMG condamne le communisme
142
irremediablement. II resume I1evolution de sa pens^e de la
maniere suivante:
Supprimer le capitalisme, c'etait pour moi supprimer les
raisons profondes de cet intolerable etat de guerre per-
manente. Mais, maintenant, je suis plein de doutes sur
ce raisonnement simpliste... [...] La guerre est au bout
de la politique actuelle des Soviets. Cela me suffit
pour les condamner sans appel, mais non sans desespoir.
(L'ete 1914 [II, 60])
Un contraste encore plus prononce existe entre la posi
tion de RMG en ce qui concerne l'Allemagne dans Les Thibault
et celle qu'il exprime dans la correspondance. Nous savons
que l'ecrivain avait ete fortement attire par ce pays ou il
avait sejourne a plusieurs reprises durant les annees qui
precederent la deuxieme guerre mondiale. II ecrit a Gide au
sujet d'un de ces sejours a Berlin:
Les dix jours que j'ai vecus dans ce climat m'ont a tort
ou a raison, donne tres fort le sentiment qu'il me con-
venait sans reserve definitivement et completement. Je
le dis sans vergogne si j'^tais libre et seul, c'est a
Berlin que je viendrais vivre. [...] Si pueril qu'il
soit de tirer des conclusions d'un si bref contact, il
m'a paru vraisemblable que ce soit en Allemagne que
naisse une forme de civilisation nouvelle [ . . .] (Cor
respondance Gide-Martin du Gard. I, 522)
On peut (a la rigueur) comprendre ces remarques de la
part de RMG, puisqu'elles sont faites en 1932, c'est a dire
avant la montee au pouvoir de Hitler. Mais, m§me dans
1'Epilogue, que l'ecrivain termine juste quelques mois avant
143
la declaration de la guerre, RMG fait encore dire a Antoine:
"Je ne crois pas me tromper en pensant que l'Allemagne
d'apres 1930, republicaine, patriarcale, laborieuse et paci-
fique, sera devenue l'une des plus solides garanties de
l'Union europeenne" (Epilogue (II, 977]).
II est probable que les idees d'Antoine sur l’Allemagne
avaient ete redigees bien avant 1939, car elles ne corres
pondent plus a celle de RMG, qui 6crit a Gide a propos des
entretiens de Munich en 1938:
Tout mon espoir impenitent s'accroche aujourd'hui a
1'^ventualite d'une liquidation generale des litiges en
suspens. Mais comment continuer a esperer quelque chose
qui ressemble a un accord europ^en, dans ce continent
partage entre des nouilles et des gangsters. (Corres-
pondance Gide-Martin du Gard, II, 151)
Cette admiration pour l'Allemagne chez RMG allait se
transformer durant les annees de guerre en sentiment de
revulsion. Pour la premiere fois, RMG, dont l'une des
caracteristiques avait ete une tolerance extreme, aussi bien
dans son oeuvre que dans sa vie, pour toutes les faiblesses
humaines, fait sonner non seulement une note condamnatoire,
mais exprime un farouche desir de voir puni tout un peuple
coupable. Deja en 1940, RMG avait observe la reaction de
haine qu'avait provoque le peuple allemand parmi les refu-
gi^s de guerre. II £crit a Copeau:
144
Les autos cribl^es de balles, les femmes et les enfants
entasses sur des tracteurs, des gens hagards, dont les
recits coupent le souffle. Et la haine qui monte, ter
rible; un monde entier, bientdt, qui crie vengeance.
(Correspondance Copeau-Martin du Gard, II, 622)
C'est effectivement un cri de vengeance qui se degage
des lignes suivantes adresses a Gide au moment ou la defaite
de l'Allemagne est imminente:
Je suis cet hallali avec une curiosite douleureuse.
J'attends la curee. Qa va £tre atroce [ . . .] Je n'ai
pourtant, au fond du coeur, aucune piti£ pour l'Alle
magne. J'ai termine 11 autre guerre sans avoir eu, en
quatre ans, aucun sentiment de haine. Je ne puis en
dire autant aujourd'hui. On ne peut pas "comprendre,"
on ne peut pas pardonner! Un peuple capable d'avoir
accepte, et avec exaltation, un regime qui usait ou-
vertement de ces m^thodes; un peuple ou ce regime a pu
recruter une arm^e de fonctionnaires "loyaux" qui ont
consenti a devenir des sauvages tortionnaires [...] Ce
peuple-la ne m^rite aucune indulgence et l'humanite
serait en droit de 1'exterminer [...] On ne peut pas
passer l'eponge et innocenter le peuple allemand, m£me
quand le regime nazi sera tombe. J 1accepte qu'on lui
arrache brutalement et pour longtemps ses griffes.
(Correspondance Gide-Martin du Gard. II, 306)
C'est encore parce qu'il desire voir les coupables
punis que RMG dit en parlant de "1'epuration" qui allait
suivre la liberation de la France:
Je ne demande certes la t£te de personne; mais j'estime
que des empoisonneurs publics comme Maurras, qui ont
vomi quarante ans de suite leur fiel sur notre genera
tion, qui ont depuis 40 ans accumuie les calomnies et
les denonciations avec une mauvaise foi averee, m^ri-
taient parfaitement d'etre mis a 1'ombre. (II, 308)
145
Ainsi, gr&ce a la correspondance de RMG, nous pouvons
suivre l'evolution de RMG en ce qui concerne ses idees poli-
tiques, et constater egalement qu'en depit de son desir
constant de se tenir a l'^cart de toute pol4mique, il avait
ete profondement affecte par les evenements de son epoque et
avait, en fait, bien que presque jamais publiquement, pris
position, et souvent, avec passion, sur les problemes de son
temps.
146
NOTES POUR LE CHAPITRE IX
Correspondance Gide-Martin du Gard, II,
Correspondance Gide-Martin du Gard. II,
60.
273.
/>
k
CHAPITRE X
CONTRASTES ENTRE L'OEUVRE ET LES
ECRITS PERSONNELS
Nous avons remarque dans les chapitres precedents que
c'est tout d'abord la vocation littdraire de l'ecrivain,
puis, a partir de l'avenement d'Hitler au pouvoir, les
questions d'ordre politique qui occupent la plus grande
place dans la correspondance de RM G . Cependant, nous re-
trouvons dans celle-ci, bien qu'a un moindre degre, les
preoccupations d^ja rencontrees dans 1'oeuvre romanesque et
dans le th^&tre de RMG— entre autres, ses preoccupations
avec la question religieuse.
II n'y a pratiquement pas de changement dans la posi
tion de l'ecrivain en ce qui concerne la religion depuis le
moment ou, dans Jean Barois, il avait explore a fonds ses
idees sur cette question. Une fois de plus, nous retrouvons
le conflit chez l'ecrivain— deja illustrd dans Jean Barois —
suscite par la double tendance, d'une part, de respecter les
147
148
croyances des autres et de 1'autre, de se m^fier a l'egard
de toute influence religieuse. Lorsqu'il s'agit de la fille
de RMG, c'est 1'irritation qui l'emporte, et il 4crit a Gide
au moment ou il apprend la conversion de Copeau et de Coc
teau :
Tout ga est atrocement penible.... Cela reveille en
moi des cendres qui refroidissaient (mal), de secretes
rancunes. Qa me touche de trop pres pour qu'on puisse
me demander d'dtre tolerant. Deja vous savez combien
1'emprise religieuse sur Christiane m'a irrite, blesse,
rendu mauvais, haineux. Tous ces evenements alimentent
de mille faqons ma rage secrete [...] Non, je ne puis
accepter, ni respecter. Je me tais, mais j'ai envie
de mordre. (Correspondance Gide-Martin du Gard. II, 2 84)
II faut specifier, cependant, que ce n'est que lorsque
la conversion d 1un personnage notoire est utilisee dans un
but de propagande religieuse que RMG se montre virulent.
Ainsi, il accepte pleinement la conversion de Copeau
lorsqu'il se rend compte qu'elle est d'ordre prive. II note
dans son journal:
Sa conversion, en realite, cree vraiment fort peu de
gdne entre nous. Tant son attitude religieuse ressemble
a son mysticisme. Tant elle est privee, interieure,
sans neophytisme, sans esprit de rayonnement ni de pro
pagande. (II, 688)
Mais lorsqu'il constate la presence d'un pasteur durant
les obseques de Gide, RMG, qui plus que personne avait
horreur de tout exhibitionisme, ne recule pas devant la
149
possibility d'un scandale, et accuse le beau-frere de Gide
d'avoir donne a 1'enterrement de celui-ci un ton religieuse
que RMG savait £tre carrement contraire aux dernieres volon-
tes de son ami.
De m£me, lorsque les dernieres notes de Valery mourant,
qui avait consigne dans un carnet les mots suivants:
"J^sus-Amour, " avaient ete interpretes dans les milieux
religieux comme le signe d 1une conversion de la derniere
minute, RMG n ‘avait epargn^ aucun effort pour prouver le
manque de preuves necessaires pour aboutir a une telle con
clusion. II ecrit a ce sujet dans une lettre a Julien
Green, qui avait rapporte cet incident dans son journal et
qui, lui, acceptait la theorie de la conversion:
Que deviendra le carnet de Valery? On n'en sait rien.
Mais par respect pour la verite historique,--et, ce
disant, je me souviens que je suis un ancien chartiste—
il ne faudrait pas que sous 11 influence de ce Journal
[...] de pieuses &mes, soient encouragees [ . . .] a de-
naturer les faites, les textes, et a rendre "edifiante,"
"consolante, " la fin de Valery [....] Des 11 instant ou
la legende s'emparera de la derniere pensee de Valery,
(qui n'est rien de plus qu'une remarque historique tout
a fait dans sa maniere), pour en faire le cri pascalien
dont vous vous faites l'echo: "Jesus-Amour," la voie
est ouverte a toutes les plus tendancieuses imaginations.
(II, 565)
Durant toute sa vie, RMG garde une aversion pour les
conversions de la derniere minute. Aversion dont nous
150
trouvons 1'expression dans la mort lamentable qu'il choisit
pour son heros dans Jean Barois . Et c'est parce qu'il
redoute de vaciller lui-mdme dans sa position d'agnostique
qu'il est profondement soulage de constater que mdme la mort
de sa femme n'a pas ebranle son refus de toute metaphysique
religieuse. Il ecrit a Gide:
Ce n'est pas par hasard que j'ai 6crit Jean Barois a
trente ans. Le drame de la conversion, le drame du
vieillard agnostique, mine par 1'&ge et la maladie,
terrifie par l'approche de la mort et d'un retour au
n^ant, qui revient aux croyances de son enfance et se
raccroche aux esp^rances de l'au-dela m'a toujours
hante. Non que j'aie jamais positivement redoute pour
moi la fin de Barois.... Malgre tout, j'ai garde un
soupqon d'inquietude sur ma fermete morale. Je me suis
toujours dit: "Tu es faible, tu es peureux... Qui
sait, de quels reniements tu es capable, a la veille
de ta mort, par peur panique, par impossibilite de re-
garder en face un neant sans espoir? Ou bien, si tu
as le malheur de perdre ta femme, par impossibilite de
supporter 1'idee de l'absence definitive, irremediable"
[ . . .] (II, 473)
Et il constate avec soulagement que mdme pendant sa veiliee
funeraire aux c6tes de sa femme, pas un instant 1'idde d'un
au-dela apres la mort ne vient effleurer son esprit.
Si RMG avait pu se rassurer sur la fermete inebranlable
de son agnosticisme religieux, il allait en mdme temps avoir
a subir les consequences de cette "fermeture metaphysique"
dont parle Magny lorsqu'elle dit a propos de RMG:
151
Le monde de Roger Martin du Gard refuse absolument le
sublime, s'interdit d 1en poser la possibility aussi
est-il mure dans son tragique interieur. Et c'est cette
"fermeture m^taphysique" deliberee de la part de 1'au
teur, qui lui donne a la fois sa grandeur et son carac-
tere des£sp4re. (p. 331)
Copeau, lui aussi, souligne cette "fermeture metaphysique"
de RMG lorsqu'il lui £crit a propos de 1'Epiloque:
Tu as ecrit un livre vraiment affreux. Un livre de
desespoir. Tu le sais, et tu l'as voulu ainsi: [...]
Je reconnais que ton realisme sans issue n'a fait qu'en-
registrer le cours des evenements de notre epoque. [..-]
Mais je me demande si ce pessimisme ne comporte pas une
part de delectation romantique et si, apres tout, il
n'est pas plus facile, plus commode a l'ecrivain de se
laisser entrainer par la negation, de suivre les basses
traces, que de se maintenir assez haut au-dessus de la
vie pour y discerner la lumiere a c6te de 1'ombre et la
part du bonheur aussi grande, et, peut-6tre plus grande
que celle du malheur. (Correspondance Copeau-Martin du
Gard, II, 613)
RMG a beau lui repondre que ce n'est pas par choix que:
"Ces pensees sombres sont mon lot, depuis bien longtemps"
(II, 615), Copeau insiste a nouveau:
Je te suis volontiers dans ta sincerite, mais il y a
toujours un moment ou elle s 'Sgare en des regions de
delectation morose. Tu t'y plais . Tu y tombes comme
dans un piege. C'est ton romantisme a toi. Tout le
monde a le sien. Et c'est le chcit.iment de ceux qui ne
croient a rien. II me semble que tu ne cultives en toi
que le negatif et la negation. (II, 618)
Si Copeau avait tort de voir une part de delectation
romantique dans le pessimisme de RMG, il avait cependant
152
raison lorsqu'il attribuait ce pessimisme foncier de RMG a
son manque de foi non seulement dans les valeurs metaphy
siques, mais aussi dans les valeurs humaines.
En effet, par contraste avec les ecrivains existentia-
listes athees qui, au sortir de la confrontation avec un
univers sans explication, £taient parvenus a accepter un
monde reduit a des dimension humaines et a y trouver un sens
malgre tout, RMG, lui, ne reussit jamais a accepter "l'ab-
surde." C ’est parce qu'il ne peut accepter un monde ou il
ne trouve pas d 'explication pour justifier le mal, les
souffrances physiques, la mort, qu'il se degage un pessi
misme profond de tous les ecrits de l'ecrivain, et surtout
de ses ecrits personnels. Certes, deja dans 1'Epilogue,
nous trouvons l'expression de ce pessimisme lorsque, avant
de mourir, Antoine constate que "la vie n'a pas de sens."
Mais, il ecrit neanmoins a 1'intention de son neveu:
Au nom de quoi vivre, travailler, donner son maximum?
Au nom de quoi: Au nom du pass^ et de l'avenir. Au
nom de ton pere et de tes fils, au nom du maillon que
tu es dans la chaine... Assurer la continuite. Trans-
mettre ce qu'on a requ, le transmettre am^liore, en-
richi. Et c'est peut-dtre qa, notre raison d'etre. [...]
Tout ce que nous avons espere, tout ce que nous aurions
voulu, tout ce que nous n'avons pas reussi a faire, il
faudra que tu le realises, mon petit. (Epilogue [II,
989] )
De m£me, les dernieres lignes de Vieille France indiquent,
153
malgre la note sombre de cette nouvelle, que l'ecrivain
conserve quand m£me une certaine foi dans la destin^e
huraaine, puisqu'il fait dire a Mile Ennberg: "Que vienne
enfin le regne d'une Societe nouvelle,— mieux organis^e,
moins irrationnelle, moins injuste,— et l'on verra peut-£tre
enfin ce que l'Homme peut donner!" (II, 1102).
Ces deux citations resument le credo philosophique
auquel RMG avait abouti au moment ou il pouvait concevoir un
ideal humain sans base metaphysique. Mais les deceptions de
la vie, la guerre, la perte de sa foi sur la valeur de son
oeuvre litteraire, la constatation des limitations humaines,
tout cela a11ait contribuer a donner a RMG une vision de la
vie encore plus sombre que celle qu'il nous en donne dans
son oeuvre. Ce n'est pas tellement de 1'oeuvre litteraire
de RMG que se degage selon Robidoux "une immense et froide
desesperance" (p. 330), car celle-ci contient, en depit des
innombrables descriptions de souffrances, un amour intense
de la vie, et exprime encore une certaine foi dans le pro-
gres humain. Mais les ecrits personnels, en particulier la
correspondance des dernieres annees, refletent effectivement
un pessimisme sans espoir, la pensee d'un homme qui non
seulement a perdu foi en sa propre vie, mais m£me sa foi
dans l'humanite. Voici la conclusion de RMG lorsqu'il fait
154
le bilan de sa vie;
J'ai cherch^ en vain un sens, un but a la vie, a la
condition humaine, et je sais maintenant qu'on m'en-
terrera bredouille. II est bien probable que l'homme
n'a pas de destin en ce monde, ni en aucun autre.
C'est dommage. Un univers moins^incoh^rent, moins
absurde serait plus confortable.
C'est en tenant compte de cette derniere remarque, et d'au-
tres encores plus sombres qui sont exprim^es dans la cor
respondance, que la critique de Boak semble justifier
lorsqu'il dit: "En fin de compte, c'est la religion qui est
montree sous son meilleur jour, malgre les opinions de
1'auteur, puisqu'elle evite a ceux qui l'acceptent la deso-
lante solitude metaphysique des personnages comme Antoine,
Jacques et leur createur" (p. 72).
A ce sentiment de solitude metaphysique qui fait partie
integrante de 1'oeuvre et de la vie de RMG, il faut ajouter
celui de la solitude creee par 1'inaptitude fonciere de
l'homme a communiquer ses sentiments. Ce theme, qui tra
verse aussi bien 1'oeuvre romanesque que le theatre de RMG,
est repris ^galement dans la correspondance et dans le
journal de l'ecrivain. Nous avons vu comment Mme de Fonta-
nin et Jenny, malgre leur affection profonde l'une pour
l'autre, s 'etaient trouvees mutuellement incomprises, et
comment Oscar Thibault etait mort sans avoir jamais reussi
155
a communiquer a ses fils 1'affection profonde qu'il avait
eue pour eux. RMG, lui aussi, ressent toute sa vie les
limitations de la communication humaine, et ses rapports,
mdme avec ceux qui lui sont le plus proches, se soldent
souvent, eux aussi, tout comme chez ses personnages, par un
echec. De Christiane, les premieres annees de la corres
pondance nous donnent 1'image d'une jeune fille qui allait
§tre pour son pere une source de joie constante. RMG £crit
a Gide en parlant de la jeune fille: "Elle m'ecrit des
lettres qui m'emeuvent bien fort* et peut-£tre ne s 1en
2
doute-t-elle pas." Mais lorsque Christiane epouse le
meilleur ami de son pere, Marcel de Coppet, les relations
entre RMG et sa fille allaient souvent dtre terriblement
tendues, et de nombreuses divergences d'opinions avaient
presque abouti a une rupture complete.
II faudra sans doute attendre la publication du texte
integral du journal pour savoir ce qui s 'etait passe exacte-
ment au moment du mariage de la fille de RMG. L'auteur,
avec sa discretion habituelle, ne donne que de tres rares
indications sur sa vie privee. Mais, malgre tout, lorsqu'il
est emporte par la colere ou le chagrin, il surmonte la
mefiance que lui inspire le manque de discretion de Gide et
lui confie: "Vous ne pouvez pas comprendre, cher ami, par
156
quels laminoirs je passe depuis trois mois I Comme je me
felicite d'avoir garde tout ce trouble pour moi, en moil
[...] Quels ravages ils font, avec leur A-mour [sic]1" (I,
383). Et au moment ou sa fille se prepare a partir pour
l'Afrique apres son mariage, RMG resume en quelques
les barrieres qui se dressent dans les affections humaines.
D'ailleurs aucune distance ne peut malgre l'espace,
aggraver celle qui s'est faite, malgre moi, malgre nous,
dans le coeur. Au contraire, je compte presque sur cet
eloigement pour me rendre Christiane moins "etrangere"
qu'elle ne m'est apparue, cette semaine. Pas une parole,
pas une pensee, m§me, qui ait un son que je reconnaisse.
(I, 85)
La retenue de RMG est encore plus evidente lorsqu'il
s'agit de ses relations avec sa femme. Mais quelques
remarques— comme celle que nous citons ici— indiquent que
malgre la tendresse profonde qui existait entre les deux
epoux, les problemes cre^s par un manque de communication
adequate n'avaient pas ete resolus, m§me apres 40 annees de
vie commune. De nouveau RMG se plaint a Gide:
J'ai retrouve une Helene convalescente, mal remise d'une
interminable epreuve de grippe, de fievre, de solitude,
et, je crois, d 'ennui. Bien pitoyable, avec cette sensi-
bilite retive et toujours a vif, ces complexes sans re-
mede, cette lutte quotidienne entre des velleites con-
ciliantes et d'imperieux penchants a la rudesse, au refus,
a la revolte, a 1'insatis faction perpetuelle. Passons...
(C'est aujourd'hui le 40e anniversaire de notre mariage,
il y a des fleurs dans tous les vases, un grand desir
silencieux d'entente et d'oubli...). (II, 339)
157
Dans l'amitie egalement, RMG allait connaltre maintes
deceptions et apprendre a accepter que les ententes par-
faites ne pouvaient exister que d'une fagon intermittente.
Certes, il avait durant toute sa vie connu de nombreux et
fideles amis, et savait mieux que quiconque reconnaitre les
qualites de ceux-ci, comme en temoignent les lignes sui-
vantes qu'il avait consignees a son journal apres une visite
de Marcel de Coppet au Tertre.
II y a des moments ou je suis, en le regardant vivre
sous mes yeux, saisi d ’un tel desespoir a 1’idee que
cette presence n'est que provisoire, qu'il va echapper
de nouveau, disparaitre [...] que j'en arrive serieuse-
ment a regretter qu'il soit revenu, par peur de ce que
je vais encore avoir a souffrir lorsqu’il repartira.
(I, 691)
Malheureusement, cette amitie qui remontait a 1903, allait
£tre profondement ebranlee lorsque, malgre 1'opposition de
RMG, sa fille avait epouse Marcel de Coppet.
Quant a son amitie pour Gide, celle qui surpasse par
son influence dans la vie de RMG m£me celle de Copeau, elle
devait elle aussi traverser maintes vicissitudes. Certes,
ce qui caracterise cette amitie entre les deux ecrivains est
surtout 1'extreme admiration et affection que ces deux
hommes avaient l'un pour 1'autre, et dont RMG dit: "II y a
trente ans que qa dure.... Trente ans sans une anicroche.
158
La joie et la fierte de ma vie!" (II, 422)
Mais aussi, en depit de son admiration pour Gide, RMG
allait souvent £tre exasp^re par la conduite de son ami, et
avec sa lucidite habituelle il percevait et condamnait les
faiblesses de caractere du grand homme. C'est pourquoi nous
trouvons maintes lettres ou, avec une franchise inouie, il
critique severement son ami soit sur son travail soit sur sa
conduite. Ainsi il lui £crit apres un sejour en sa compa-
gnie chez une Mme Gould dans un milieu que RMG n'avait pas
juge digne de son ami:
Ah, ce dejeuner de dimanche dont je me faisais si grande
f#te pendant mon voyage avec Pierre. Le souvenir que
j'en garde est d 'une amertume sans precedent! En vous
voyant beatement emprisonne dans ce faste de milliar-
daire, comble de pueriles attentions, de presents coO-
teux, gave de fruits confits, abreuve de champagne, loge,
chauffe, nourri, blanchi, servi, et bassement flagorne
par surcroit, c'est bien un sentiment voisin de la honte
que j'ai ressenti! J'ai passe la deux heures de detresse,
les seules deux heures atroces que notre amiti£ m'ait
infligees en trente ans! (II, 479)
Nous ne sommes pas tres loin ici de la reaction de Jacques
qui, lui aussi, lorsqu'il revoie enfin Daniel apres son
sejour au Penitencier, est terriblement choque lorsqu'il
constate certaines faiblesses chez l'ami qu'il idol^tre
depuis des annees. Tout comme Jacques egalement, RMG con
state que, malgre son amitie pour Gide, Copeau, et d'autres,
159
il n'y a cependant personne a qui il puisse confier ses pen-
sees les plus intimes. II note dans son journal:
Coppet n'est plus mon confident depuis son mariage.
Gide ne reqoit de moi que des confidences timorees,
intermittentes, aussitdt regrettees; sur nos relations,
plane le spectre gelifiant de Journal [de Gide] et le
souvenir de mille indiscretions deplorables. La petite
Dame [Mme van Rysselberghe] ne peut evidemment recevoir
n 1importe quelle confidence, et motre intimite n'exclut
pas une certaine retenue. Et quant a Copeau, avec
lequel je suis assez libre, cette liberte ne depasse
pas non plus certaines limites. (II, 520)
C'est dans son amiti£ avec Copeau que RMG avait ete le
plus dequ, et en partie par sa propre faute, car c 'etait
lui, beaucoup plus que Copeau, qui avait trop idealise cette
amitie. En effet, Copeau, bien que tres touche par les
effusions amicales de RMG, avait essaye de moderer 1'admi
ration intense que celui-ci lui manifestait, et avait en
courage RMG a considerer leur amitie d'une maniere un peu
plus detachee. Ainsi quand RMG lui parle de leurs simili
tudes de nature, Copeau lui repond:
II est vrai, mon ami, que nous nous ressemblons. Je
crois bien apercevoir quelles sont nos ressemblances.
Mais je suis peut-Stre encore plus frapp^ de nos diffe
rences. Elies vous a paraitront peu a peu [...] Oserai-
je vous dire que c'est vous qui changerez le plus. [...]
II me semble que vous aurez des crises a traverser parce
que, si je ne me trompe, vous avez vecu jusqu'a present
sur certaines certitudes un peu etroites que vous vien-
drez a reviser. (Correspondance Copeau-Martin du Gard.
II, 197)
160
L'avenir allait prouver la justesse des remarques de
Copeau3 et nous avons vu comment RMG s 'etait rendu compte,
petit a petit, que non seulement Copeau et lui etaient, au
fond, tres differents aussi bien par leur nature que par
leur orientation artistique, mais qu'il y avait certains
terrains ou toute communication etait impossible. Par
exemple, ils ne pouvaient partager un sujet qui allait tenir
une importance enorme dans la vie de Copeau a partir de sa
conversion en 1936— la foi religieuse, pas plus qu'il ne
pouvaient s'entendre sur le sujet du theatre depuis que RMG
avait quitte le Vieux-Colombier en 192 0.
C'est cette limitation dans leurs rapports amicaux que
RMG souligne lorsqu'il ecrit a Copeau:
Il y a des choses que je ne peux plus te dire. II y a
un accord secret, sous-entendu, foncier, tacite, rela-
tif, au fond m§me de la pensee, de la sensibilite devant
la vie, qui ne peut plus exister. II y a une limite
infranchissable a nos mises en commun. (II, 513)
Tout comme ses personnages, 1'auteur confronte la mort
d'une maniere directe a plusieurs reprises, et nous retrou-
vons dans quelques lettres, 1'expression des sentiments et
des reflexions de RMG au sortir de ces confrontations. Nous
avons mentionn4 que le premier contact avec la mort eut lieu
lorsque l'ecrivain, a un tres jeune &ge, avait perdu sa
161
grand'mere a laquelle il etait tres attach^. L'enfant avait
6te bouleverse par la perte de cette aieule, mais au moins
il n'avait pas eu a subir le spectacle de ses souffrances,
puisque cette mort avait ete tres soudaine. De m^me, la
mort de son pere, emporte par une congestion, avait laiss^
chez l'ecrivain moins le souvenir d'une mort p^nible que le
regret d 1 avoir perdu a tout jamais 1'occasion de communiquer
profondement avec l'homme dont il etait issu. II ecrit a
Gide au lendemain de cette mort:
Je suis encore tout transi de ce contact avec la mort.
Et mon pere est parti sans que je sache qui il £tait,
sans que nous ayons, en 40 ans, trouve deux minutes pour
le regarder en face, nous atteindre dans la profondeur
de chacun de nous. C'est affreux. Et quelle leqon.
(Correspondance Gide-Martin du Gard, I, 248)
Lorsqu'il perdit sa mere, RMG se trouva le temoin
impuissant et horrific de la longue maladie accompagnee de
souffrances qui preceda cette mort. Cette experience allait
marquer profondement l'ecrivain et ancrer en lui plus que
jamais la hantise de la mort et celle des souffrances physi
ques . II ecrit a Gide au moment ou sa mere est sur le point
de mourir:
Nous retrouvons un pauvre £tre qui ne quitte plus son
lit, qui souffre, et que degradent les plus hideuses,
les plus humiliantes miseres... Deux moisI Je ne crois
pas possible de surmonter deux mois 1'interrogation de
162
ces yeuxi C'est abominable, et je me reproche d 'avoir
si peu de courage. (I, 2 53)
II faudra des mois avant que RMG r^ussisse a surmonter
l'angoisse qu'il eprouve apres la mort de sa mere en 192 5,
et en fait, ce n'est que durant les dernieres annees de sa
vie que RMG allait reussir a surmonter totalement sa hantise
de la mort. C'est pourquoi Melvin Gallant a tout a fait
raison de voir dans la conception de la mort de RMG le fil
directeur de toute son oeuvre, et, dans une certaine mesure,
de sa vie. Cependant, gr£ce a la tendance qu'avait l'ecri
vain a projeter sur ses personnages les problemes qui le
hantaient, il arrivait en quelque sorte a se liberer de ces
problemes, comme l'explique tres justement Gallant.
Martin du Gard fait vraiment de ses personnages des
£tres hantes par les problemes qui le preoccupent tout
en essayant d'exorciser a travers eux le spectre de ses
obsessions. Le roman a done chez lui une dimension
cathartique. (p. 2 08)
C'est peut-£tre cette "dimension cathartique" que lui
offre son oeuvre qui explique pourquoi RMG semble beaucoup
moins obsede par 1'idee de la mort dans sa correspondance
que dans son oeuvre. A 1'exception de la description de la
mort de Jacques Riviere, qui rappele par son intensite et
son pouvoir suggestif celle de M. Thibault, l'ecrivain ne
163
mentionne guere dans ses lettres "les visions d'horreur"
qu'il a eues, car il s'est en quelque sorte lib&re de ces
visions en les amalgamant dans son oeuvre. L'on sait, par
exemple, que la mort de M. Thibault dans La mort du pere
avait ete directement inspiree par la mort de la mere de
RMG. De m§me, en decrivant dans Devenir 1 ,1'atroce fin de
Denise, 1'auteur avait projete dans ce roman la vision du
danger qui avait menage sa femme durant son accouchement.
C'est sans doute le souvenir ineffagable de ces visions
de la mort qui explique 1'importance qu'attribue RMG a la
maniere dont on meurt. Ici nous constatons un changement
entre la conception (de ce qu'il considere comme une mort
exemplaire) que nous donne l'ecrivain dans son oeuvre, et
celle qu'il nous en donne dans sa correspondance. Dans son
oeuvre litteraire, les personnages veulent une mort lucide,
telle celle de Luce dans Jean Barois, qui sans doute reali-
sait pour le jeune ^crivain la mort auquel il aspirait.
Dans la vie reelle, et surtout en vieillissant, RMG n'aspire
plus a une mort lucidej bien au contraire, il confie a Roger
Froment: "Je souhaite a tous ceux que j'aime l'euthanasie
3
des consciences obscurcies." Et il ecrit a Gide a la suite
de la mort d'Agnes Copeau: "La mort a dti £tre instantanee
[...] La mort que je nous souhaite a tous!"^
164
En vieillissant, RMG allait apprendre a accepter sans
trop de revulsion 1'idee de sa propre mort. II allait
perdre le sentiment que la jalousie de la part des mourants
envers les vivants etait inevitable, sentiment qui explique
sans doute 1'etrange demande que RMG avait faite a ses
proches en 1921 alors qu'il n 1etait Sge que de 40 ans. II
avait demande: "Graver sur ma tombe, si les circonstances
le permettent: 'Sum quod eris.'" Un peu plus tard, il
avait demande que son epitaphe fdt: "Hodie mihi, eras tibi"
(Froment, p. 970). L'ecrivain avait illustre d'une maniere
saisissante ce sentiment de jalousie, qu'il considerait
comme inevitable chez un mourant dans ce passage ou il de
er it les derniers moments du Dr. Barois.
Les yeux du mourant, qui vaguaient, effleurent Cecile,
puis Mme Pasquelin, et soudain se fixent sur Jean avec
une hostilite categorique, une lueur de rancune, puis
une supplication dechirante, aussitdt dissipee. Jean
a compris cet eclair: — Tu vis, toil (Jean Barois [I,
258] )
Nous retrouvons le m§me sentiment chez M. Thibault agoni-
sant, et chez Antoine lorsque celui-ci apprend qu'il est
condamne.
En vieillissant, RMG allait se rendre compte qu'il
redoutait beaucoup moins 1'id^e de la mort qu'il ne 1'avait
fait durant sa jeunesse, et Andre Brincourt note a ce propos
165
apres avoir rendu visite a l'ecrivain en 1953: "Roger
Martin du Gard pretend que seuls les jeunes craignent la
mort (lui donnent une importance) et que les vieillards ne
5 ✓
la redoutent pas." Le choix du verbe pretendre, utilis^
par Andre Brincourt, est maladroit, car il implique 1'idee
que RMG se leurrait quand il croyait avoir surmonte sa han-
tise de la mort. Effectivement, de nombreuses lettres de sa
correspondance temoignent de 1'importance que 11ecrivain
continue a donner a ce sujet. Cependant, ce qui ressort de
ces lettres, c'est que ce n'est plus la mort en soi que
l'ecrivain redoute, mais la maniere dont il va mourir.
C'est la crainte d'une mort indigne qui se degage de
ces lignes adressees a Copeau:
Ma fin a bien des chances d'offrir le lamentable spec
tacle de la peur, de la faillite, de la deroute la plus
miserable, de 1'indignite.... Si tu apprends que j'ai
disparu dans une mort brutale, ne regrette rien, et dis-
toi que je l'aurai 4chappe belle! Et que j'aurai eu de
la veine, jusqu'au bout. (Correspondance Copeau-Martin
du Gard. II, 615)
C'est pourquoi il observe chaque detail durant l'agonie de
Gide et qu'il note avec une gratitude immense la fin sereine
de son ami. Il ecrit dans son journal: "Le calme de cette
fin est bienfaisant- ce renoncement, ce consentement exem-
plaire aux lois naturelles, sont contagieux. II faut lui
166
savoir ion gre infini d'avoir su mourir aussi bien" (Notes
sur Andre Gide [II, 142 3])
Nous sommes loin ici de la note dechirante qui perce
dans la lettre de 1935 oil RMG dcrit a propos de la mort:
"Pour moi, je ne vois que 11 inconscience qui peut eviter au
✓ 6
mourant un atroce sentiment de vanite et de desespoir." Et
nous sommes eloignes Egalement de la note existentialiste
qui 4mane des lignes suivantes ecrites en 1938: "On a tout
dit sur la mort, mais elle nous deconcerte toujours; et
devant elle, nous sommes toujours pareils au premier homme
qui a vu mourir son frere et qui a dd avoir si fort le sen
timent d'une injustice et le sentiment d 1une absurdite" (II,
136) .
Cette evolution dans la pensee de RMG sur le sujet de
la mort suit un cours logique. Au debut de sa correspon
dance, nous trouvons, tout comme dans l'oeuvre creatrice,
1'expression de la revulsion physique et mentale qu'eprouve
l'ecrivain a 1'id^e de la mort. Mais, a la fin de sa cor
respondance, aussi paradoxal que cela puisse sembler a prime
abord, c'est au moment ou sa vie arrive a son terme, que RMG
redoute le moins la confrontation avec la mort. Le paradoxe
disparait si l'on tient compte des faits suivants. Tout
d'abord, chez RMG, le d^sir de laisser les choses en ordre
167
avant de mourir: nous avons vu que 1'auteur avait soi-
gneusement regl^ sa succession litteraire et personnelle au
moment ou, plusieurs annees avant sa mort, il avait consi-
dere sa carriere litteraire comme achevee. Ensuite, le
changement d'attitude de l'ecrivain est dti a ce que RMG
appelle "l'optique de la mort," et qu'il definit de la ma-
niere suivante:
Je suis quotidiennement frappe par cet infranchissable
abime qui est creuse entre les hommes qui vivent, agis-
sent, projettent, souhaitent, combinent, realisent, et
ceux qui ont compris l'inanite de tout, et qui continu-
ent a vivre, bien sdr, mais avec 1'optique de la mort....
J'ai deja quitte ce monde ou les hommes s'essoufflent
a vivre leur vie derisoire. C'est ce que j'appelle
l'optique de la mort.''
Ainsi, RMG rejoint Jacques qui au cours des derniers
moments de sa vie pense a :
[...] Antoine, Daniel, Jenny.... Tous ceux que son
souvenir evoque involontairement, et tous ces hommes,
ces femmes qui l'entourent, font partie du monde dont
il n'est plus: ce monde des vivants, pour lesquels
l'avenir existe, et qui continuent sans lui leur tra-
versee... (L'ete 1914 [II, 692])
II rejoint aussi Antoine, qui, lui, apres la tristesse des
"jamais plus" qu'il ressent a 1'idee de mourir, finit par
connaitre la lassitude finale qui accompagne "l'optique de
la mort" dont parle RMG et dont nous trouvons 1'expression
dans cette lettre qu1Antoine ecrit a Jenny dans 1'Epilogue:
168
"Pour celui qui sait qu'il va mourir, tout devient si in
different, si Stranger" (Epilogue [II, 910]).
Tout comme Antoine egalement, RMG allait evoluer du
stage de l'horreur de la mort a celui du detachement graduel
de la vie, et tout comme son heros dont les dernieres pa
roles sont: "Plus simple qu'on ne croit" (II, 1011),
l'ecrivain allait confronter paisiblement cette mort qu'il
avait tant redoutee pendant toute sa vie. Roger Froment,
le m^decin et ami de RMG qui avait assiste aux derniers
moments de l'ecrivain, temoigne de la fin sereine de celui-
ci lorsqu'il dit:
[...] contraste saisissant pour beaucoup qui ne sont
pas m^decins, entre une veritable terreur initiale de
l'oubli et de la mort [...] et la simplicite de cette
fin. Simplicite dtie, non seulement a la mort fulgu-
rante de la crise cardiaque, mais au paisible achemine-
ment vers le desir du repos final. (p. 965)
Le pessimisme accru de RMG, et son lent acheminement
vers la mort, allaient accroitre chez l'ecrivain son gotit
inne de la solitude, et une tendance a se replier de plus en
plus sur lui-m§me. C'est sans doute en partie a cause de
cette circonstance, que nous trouvons dans les ecrits in
times cette note personnelle qui est pratiquement absente de
1'oeuvre creatrice. En effet, 1'oeuvre litteraire est la
transposition du monde exterieur dont 1'auteur essaie de
169
nous donner une image aussi fidele que possible, mais
presque jamais la description directe de son monde inte-
rieur. Ce n'est qu'a de rares moments que le regard de
l'ecrivain se tourne vers lui-m£me. Dans les ecrits per
sonnels, par contre, RMG s ’abandonne sans reserve a l'obser-
vation de son propre caractere avec la m£me fascination
qu'il avait eue a observer le monde exterieur. C'est avec
la m£me lucidite et minutie qu'il avait employees a analyser
ses personnages et les evenements, qu'il note ses propres
reactions lorsqu'il s'observe dans une espece de dedouble-
ment de lui-m§me et devient son propre spectateur. II ecrit
dans son journal:
Oui, si j'y pense, ma pensee durant tous ces mois de
liberte et de fl&nerie, a surtout travaille sur moi
[...] Attitude tres nouvelle chez moi, que cette obser
vation passive, animale, sans but, et totalement desin-
teressee. Autrefois, malgre tout (et en forqant un peu
les choses) je dirais que mon gotit a observer avait un
but pratique; 1'observation se traduisait souvent par
"une note" ecrite, un apport que je thesaurisais, "en
vue" de l'oeuvre. En tout cas, j'observais avec 1'in
tention plus ou moins nette de m'instruire, de conclure,
de formuler. (Correspondance Gide-Martin du Gard, II,
521)
Par contraste, lorsque RMG s'observe lui-m^me, il n'a aucune
arriere-pensee sinon comme il le dit lui-m§me:
Pour le plaisir d ’assister au spectacle, de regarder
jusqu'au fond dans la vie d'un £tre, de cet dtre qui
est moi et que je connais plus intimement qu'un autre,
170
avec la surprise enivrante de decouvrir des ablines pro-
fonds... Sans plus. Je m'ablmais rdveusement dans ces
perspectives sans fonds. (II, 522)
Nous trouvons ce m§me contraste entre le subjectif et
1'objectif dans le temoignage que nous donne RMG d'une cer-
taine Epoque. Dans 1'oeuvre, le chartiste se documente
soigneusement et essaie de donner d'une maniere aussi pre
cise que possible, un compte-rendu des evenements qu'il
relate. Les critiques de RMG sont unanimes a reconnaftre
que l'ecrivain offre dans son oeuvre litteraire un tableau
fidele de 1'epoque et du milieu ou evoluent ses personnages.
Dans ses Merits personnels, c 'est une description tout a
fait subjective que nous donne RMG de 11epoque ou il vit et
des evenements dont il est le temoin.
Par exemple, dans le domaine de la litterature,
lorsqu'il considere le groupe des ecrivains de l'apres-
guerre, RMG ne trouve aucun auteur qui, selon lui, vaille
la peine d'dtre lu. II ecrit a Gide a ce propos:
Je voudrais vous recommander quelque lecture, et je viens
de passer en revue les volumes que j'ai requs depuis
l'automne,— sans en trouver un seul a vous indiquer...
Tout est-il mediocre ou sommes-nous devenus incapables
de gofrter la jeune litterature? (II, 445)
Dans cette m§me lettre RMG ajoute a propos de ces ecrivains:
"Leurs livres ne sont pas totalement ennuyeux; mais, la
171
lecture achevee, il n'en reste rien" (II, 445).
II est possible que les ecrivains dont parle RMG aient
ete effectivement d'ordre secondaire. Mais, il n'en demeure
pas moins qu1en 1949, l'annee dont date cette lettre, Ber-
nanos publie Le dialogue des Carmelites, Aragon Les commu-
nistes, Simone Weil L 1enracinement, et que Sartre, Simone
de Beauvoir, Camus et Malraux sont a 1'apogee de leur car-
riere litteraire.
Comme RMG ne specifie pas qu'il fait une distinction
entre les ecrivains que nous venons de nommer et d'autres
sans valeur, il semble bien que 1'auteur ffit incapable,
effectivement, de "gofiter la jeune litterature" m§me a son
meilleur. Quelle meilleure preuve de subjectivisme dans ses
opinions sur la litterature contemporaine que cette remarque
faite au sujet de Camus: "Et sachons voir que Camus,— je ne
dis pas par son oeuvre, bien que tout de m§me!--mais par sa
valeur d'homme, sa tenue morale, 1'elevation et la logique
d'une pensee qui ne cesse de croitre comme un bel arbre, est
celui de sa generation qui donne le plus grand espoir" (II,
415) .
Ce qui se d^gage de cette confrontation entre 1'oeuvre
et les ecrits personnels de RMG, c 'est 1'existence, d'une
part, de similarites profondes, et d'autre par l'evidence de
172
certaines divergences, Dans l'oeuvre, l'homme s'efface le
plus souvent devant l'ecrivain objectify dans les ecrits
personnels, au contraire, c'est l'homme subjectif qui
domine. Dans le chapitre suivant nous allons essayer de
faire la synthese de ces deux aspects de RMG.
173
NOTES POUR LE CHAPITRE X
^Lettre de RMG a Felix Sartiaux, ler novembre 1943,
citee par Robidoux, p. 330.
2
Correspondance Gide-Martin du Gard. I, 318.
3
"Sa mort," Nouvelle Revue Francaise, No. 72 (decembre
1958), p. 970.
4
Correspondance Gide-Martin du Gard. II, 486.
5
"Au printemps 1953, dans son petit appartement de
Cimiez," Le Figaro Litteraire. 30 aoGt 1958, p. 5.
6
Correspondance Gide-Martin du Gard, II, 56.
7
Lettre de RMG a Marcel de Coppet, 18 mars 1958,
Nouvelle Revue Francaise, No. 72 (decembre 1958), p. 1162.
CHAPITRE XI
CARACTERISTIQUES DE ROGER MARTIN DU GARD
Parmi les traits de caractere de RMG qui expliquent en
grande partie 1'oeuvre de l'ecrivain, sa force de caractere
joue un rdle primordial. En effet, c'est cette force de
caractere qui allait lui permettre de mener jusqu'a sa fin
ce projet colossal que representait Les Thibault: projet
qui allait exiger de la part de l'ecrivain un travail plus
ou moins constant durant vingt annees de sa vie. Alors m£me
qu'il est le plus decourage par son travail, decouragement
dti en grande partie, sans doute, a l'ampleur du projet et
aussi a la lassitude inevitable qui decoule d'un travail de
si longue haleine, RMG continue cependant a peiner sur
l'ouvrage, aiguillonne par cette force interieure qui le
pousse a vouloir terminer ce qu'il a entrepris . II decrit
le joug qu'il s'est impost lui-m§me lorsqu'il dit a Gide a
qui il reprochait justement de ne pas ecrire 1'oeuvre large
et panoramique que "j'attends de vous": "Pour moi je
174
175
commence mon livre. II est tout entier devant moi comme un
long avenir a vivre jour apres jour, et j1en eprouve a la
fois de l'effroi et une certaine securite."^
Tres vite, RMG allait constater que ce "sentiment
d'effroi" etait tout a fait justifi^, car des 1'achevement
du Cahier gris, les doutes viennent l'assaillir sur la
valeur de ce premier volume des Thibault. Ce n'etait qu'un
debut, mais mdme pendant les annees a venir l'ecrivain
allait passer invariablement du stage de 11enthousiasme
qu'il eprouvait au moment ou il entreprenait un roman, a
la lassitude qui naissait au fur et a mesure que 1'oeuvre
progressait, et, enfin, lorsque 1'oeuvre etait terminee, au
doute angoissant sur la valeur de celle-ci. Alors mdme
qu'il a deja termine les quatre premiers volumes de Les
Thibault, et qu'il a done pu se rendre compte du succes de
son oeuvre, l’ecrivain est repris par ses doutes habituels.
II ecrit a Gide au moment ou il se prepare a se remettre au
travail:
Terriblement tap£ par la fScheuse idee que j'ai eue,
pour me re-engrener, de relire mes 4 Thibault. J'en
suis litteralement an^anti. Ce que qa m'a paru creux,
mince, pauvre de pensee, court de vision! Le succes
m'apparait aujourd'hui incomprehensible. (I, 295)
Cependant, gr&ce a cette force de caractere, et gr£ce
176
a ce demon interieur qui le force a vouloir achever tout ce
qu'il entreprend, qu'il s'agisse de la restauration de sa
propriete du Tertre, ou de Les Thibault, RMG finit toujours
par se remettre a l'ouvrage. En fait, non seulement il se
remet a l'ouvrage, mais au fur et a mesure qu'il progresse
dans sa carriere d'ecrivain, il s'impose des standards de
plus en plus rigoureux dans son travail. C'est pourquoi il
ne recule pas devant l'enormite du sacrifice— un volume
pratiquement acheve— lorsqu'il detruit en 1931 L'appareil-
lage t volume qui devait faire suite a La mort du pere, parce
qu'il n'est pas satisfait de son travail. Cet acte prouvait
que ce n'etait pas des paroles en l'air qu'il ^mettait
lorsqu'il ecrivait a Gide des la redaction du premier volume
des Thibault: "Si j'etais aussi courageux et consciencieux
qu'on le dit dans ma l^gende, je recommencerais tout, je
recrirais tout" (I, 22 0) .
Cette force de caractere, cette exigence dans le tra
vail, cet effort acharne et quotidien dans le travail,
manquaient tout a fait a Gide, au grand chagrin de son ami
qui ne pouvait se reconcilier a 1'idee que Gide, lui, etait
incapable de fournir un effort de longue haleine. Sans
arr£t il admoneste celui-ci dans l'espoir de le voir changer
sa methode de travail:
177
Vous savez ce que je pense de toutes vos fins de livre.
On sent qu'un beau jour, apercevant la fin, vous avez
mis les bouchees doubles et boucl£ en bravoure. Mais
cette fois, il ne faut pas, il faut travailler sans
impatience et sans penser au terminus. (I, 217)
Malgre les evidences de nombreuses annees qui auraient
dti convaincre RMG que Gide n'allait jamais ecrire une oeuvre
de longue haleine, il continue a harceler son ami afin qu'il
ecrive ce que RMG pourra considerer un "grand chef-d'oeuvre":
Le jour ou vous ecrirez 1'oeuvre large et panoramique
que j'attends de vous, tout ce que vous avez ecrit
jusque-la paraitra une serie d'etudes preparatoires,
Sprement consciencieuses, fremissantes de genie, mais
de genie contenu, volontairement limitees, des etudes
parfaites, mais des etudes, enfin. (I, 154)
II allait egalement harceler Copeau pour qu'il termincit
une piece de theatre, La maison natale, qu'il avait commen-
c^e en 1914 et qui avait absolument enthousiasme RMG. Au
risque d 'impatienter Copeau il lui ecrit:
Le Colombier [le theatre de Copeau s'appelait le Vieux-
Colombier] sans sa maison natale promise, attendue,
c'est un ecrin vide. Il faut que le chef du Colombier
soit autre chose qu'un metteur en scene de genie ou un
acteur intelligent. Pensez-y, mon vieux, pas de fail-
lite, ne vous ^parpillez pas en mille projets a facettes
merveiIleuses. (Correspondance Copeau-Martin du Gard.
I, 143)
L'insistance de RMG peut se deduire de la remarque suivante
de Copeau: "Quand je vous dis que je travaille qa veut dire
Maison Natale. Et il faudra bien que je finisse par la
178
faire cette piece pour que vous me foutiez la paix" (I,
146). En fait, Copeau ne termina cette piece que neuf ans
plus tard, en 192 3, car il n'etait pas plus dans sa nature
que dans celle de Gide de se soumettre a la discipline men-
tale et physique que RMG, lui, s'etait impos^e dans le tra
vail. Au moment ou il entreprend La belle saison, RMG
s'exile volontairement a Claremont, loin des distractions
de Paris, et il nous donne une description de sa vie quasi-
monacale dans les lignes suivantes qu'il adresse a Gide:
Je mene une existence merveilleuse1 Je reste seize
jours de suite sans sortir [...] sans marcher autrement
qu'en long et large dans ma roulotte de trois metres
carres. Je vis d'oeufs durs dans des salades, et d'une
soupe au lait le soir. Je travaille neuf ou dix heures
par jour, dans une joie frebile, enivrante [...] Je ne
pense absolument a rien d'autre qu'aux Thibault; je
suis eux. C'est fou. (Correspondance Gide-Martin du
Gard, I, 213)
Si c'est gr&ce a cette force de caractere, a cette
discipline dans le travail, que RMG reussit, a 1'exception
du "Journal du Colonel Maumort," a achever 1'oeuvre qu'il
avait entreprise, c'est gr£ce a la lucidite de l'ecrivain
que cette oeuvre allait acquerir une de ses autres caracte-
ristiques essentielles— son aspect objectif. Cette lucidite
allait jouer un r6le essentiel dans la vie de l'ecrivain, au
moment ou RMG traverse une crise profonde en 1919, l'annee
179
cm il se rend compte qu'il doit faire un choix dans sa voca
tion litteraire et determiner une fois pour toute la veine
dans laquelle il veut ecrire. Cette crise est due en partie
a l'ambiguite du caractere de l'ecrivain et aux tendances
opposees de sa nature. D 'un cdte, un profond sens de la
mesurej de 1'objectivite, acquis sans doute, en grande par
ties au cours de sa formation de chartiste, et fortifie par
la lecture de Taine, Renan, et Le Dantec. De 1'autre, un
£tre qui £tait capable de se laisser emporter avec fougue
par ses idees et ses sentiments. Ce n'est qu'a travers les
ecrits personnels que nous pouvons constater des tendances
contradictoires dans la nature RMG, car, comme nous 1'avons
constate a plusieurs reprises, dans son oeuvre creatrice,
l'ecrivain allait bannir tout ce qui aurait pQ reveler le
c6te, vibrant, spontanne, et chaleureux de sa nature.
C'est surtout dans son journal et dans sa correspon
dance avec Copeau, que nous decouvrons un homme que 1’auteur
des Thibault ne laisse guere soupgonner. C'est au moment ou
il rencontre Copeau en 1913, et durant les annees 1913-1919,
que nous trouvons d 'innombrables exemples de la fougue et de
l'elan dont RMG £tait capable. II ecrit a Marcel de Coppet
le 18 janvier 1914 a propos de son amitie avec Copeau:
180
C'est delicieux de sentir s'accrocher deux sympathies
qui se cherchent. Nos entretiens [ .. . ] baignent dans
cette atmosphere pure et probe d'une amiti£ qui ne veut
s'appuyer que sur des choses vraies; [...] Mais nos
coeurs, a ces heures-la ont seize ans! [...] II est
fait pour t 'enchanter [ . . . ] (Correspondance Copeau-
Martin du Gard, I, 117)
C'est de mdme une admiration sans bornes qui se degagent des
lignes suivantes que RMG 6cr±t a son ami Pierre Margaritis
le ler decembre 1915:
J'ai passe 4 jours au Limon, pres de Copeau. C'est fou.
II est enivrant. II a des projets immenses et solides.
realisables. Nous allons assister a une genese formi
dable du theatre, dans le double sens du beau et du bien.
(II, 788)
Ce sont encore des remarques exaltees sur Copeau que RMG
consigne dans son journal le 2 juillet 1919, lorsqu'il
retrouve son ami apres le sejour de celui-ci en Am^rique
durant les dernieres annees de la guerre.
Je ressens, jusqu'au fond de ma volonte, les rayon-
nements de cette energie animatrice qui 4mane de lui.
J'ai bu le cordial jusqu'a l'ivresse. Et j'ai cette
ivresse du haschich qui, dit-on, donne une telle illu
sion de l^gerete et de force, d 'imponderabilite, sur-
tout, que 1'on s'elance joyeusement par la fendtre
ouverte. Toutes les limites reculent, l'espace parait
inepuisablement ample et libre.... Pour moi aussi,
aujourd'hui, toutes les possibilites m'appartiennent.
(II, 825)
Cette admiration intense qu'il ressent pour Copeau va
jusqu'a faire croire a RMG qu'il a trouve dans son ami une
181
Sme-soeur, et il ne cesse de lui rep^ter au debut de leur
amiti£: "Oui, je crois que nous nous ressemblons beaucoup
[...] Nous sonunes freres d'armes [...] par des qua lit es et
des defauts jumeaux, une m£me sorte de richesse et de vio
lence [...]" (I, 143).
Mais, lorsqu’au retour de l'armee, RMG se donne corps
et &me a la renovation du theatre entreprise par Copeau, il
ressent tres vite un sentiment de desarroi et de des^qui-
libre profond dans son association avec Copeau. Il exprime
ce malaise profond dans une lettre qu'il ecrit a Marcel de
Coppet le 28 novembre 1919:
Suis-je heureux? Je n'en sais rien. Je vis hors de
moi-mdme, sans avoir le temps de penser a rien. Je suis
heureux en ce sens que je suis satis fait de faire ce que
je fais, d'dtre collaborateur actif, et que, desirant a
tout prix que le V.fieux] C.folombier] renaisse et gran-
disse il me serait atroce de ne pas y donner toutes mes
forces. Mais je suis assez malheureux aussi, pour d'au-
tres raisons, physiques et morales: physiquement, je
souffre sans pouvoir raisonner, je souffre comme souffri-
rait une huitre qui se serait de son plein gre detachee
de sa coquille et se mourrait sur le sable; moi aussi,
je finirai par mourir, quoi que je veuille, si je devais
continuer des annees a vivre ainsi hors de moi-mtime;—
moralement, je souffre aussi, parce que je n'ai de con-
tentement reel que dans la production, et que, pour
1'instant, je suis sterile, desax£, inquiet I (I, 331)
Si RMG est sterile dans sa production litteraire c'est
qu'il n'est plus stir que l'optique litteraire qu'il avait
adoptee au moment ou il avait ecrit Jean Barois. demeure
182
valable pour lui, et qu'il se rend compte en m£me temps,
qu'il n'est pas capable de "composer quelque chose qui ne
soit pas tout entier engage dans la realite." Or Copeau
insiste justement a ce que RMG se debarrasse de tout esprit
de r^alisme et qu'il se lance dans la litterature d 'imagina
tion plutdt que dans la litterature d 'observation.
C'est a ce moment que la lucidite de RMG lui permet de
realiser que, mdme s'il a ete attire pendant quelques temps
par la litterature de fantaisie et d 'imagination que lui
proposent Copeau et Gide, ce n'est pas dans cette voie qu'il
doit s'engager. II reconnait qu'il se trouve incapab.le
d'ecrire "cette farce ailee dont r§ve Copeau," et conclut
sagement dans une lettre qu'il adresse a Copeau: "Ne for-
90ns pas notre talent." Petit a petit, il se detache, non
sans peine, de 1'influence de Gide, de Copeau, et de Ri
viere, car il sent qu'il est menaqe dans sa nature profonde.
II dit de ceux-ci: "Gide, Copeau, Riviere, qui sont autour
de moi comme de grands arbres dont 1'ombre m'oppresse,
m'etouffe, et me fait deperir" (II, 796).
C'est surtout dans 1'entourage de Copeau qu'il eprouve
cette sensation d 'etouffement, car il se rend compte tres
rapidement, gr&ce encore a sa lucidite, que le theatre de
Copeau n'est pas celui dont lui, RMG, avait r§ve. En fait,
183
il est tenement degu de voir que son ami n'est pas arrive
a ^liminer tout ce que RMG d^teste dans le theatre— le
mauvais gofit, 1'artificialite, la grandiloquence— , qu'il
dresse un proces-verbal impitoyable contre le theatre en
general, et contre Copeau en particulier. En fait, c'est
avec une violence qui etonne de la part de RMG, qu'il abou-
tit aux conclusions suivantes : "Oui, j'ai plus de trois
fois renie mon ami. J'ai ete jusqu'a me dire: 'Eh bien,
si c'est cela, non, je divorce decidement, je me detourne
du theatre, domaine de 1'affectation, de 1'invraisemblable
de 1'outrance et de la vulgaritei'" (II, 857). Et ce n'est
pas sans une amertume profonde qu'il note dans son journal
le 11 fevrier 192 0:
Je songe a de Coppet; a tout ce que nous avons dit et
vomi sur le theatre, genre faux, grossier, meprisable,
etc.... Je suis venu au Vieux-Colombier, a cause de
cette haine du theatre conventionnel* et j'y retrouve,
au fond, les mdmes mensonges, les m§mes grossieres in-
vraisemblances, les mSmes exagerations, auxquelles je
ne me suis jamais laisse prendre. (II, 862)
Quand on pense au lyrisme avec lequel RMG avait d^crit son
admiration pour Copeau lorsque celui-ci lui avait lu les
premieres pages de La maison natale, on a peine a croire que
ces lignes, d'une ferocite presque saint-simonienne, aient
ete ecrites par lui.
184
Lui [Copeau] qui parle toujours de d^cabotiniser le
theatre, il a tous les defauts d'un vieux cabot. II
outre tous les personnages; il se depense a faire des
effets; il criej se demene, enfle la voix, gesticule,
grimace; aucune discretion dans son jeu; ce qu'il in-
dique est juste et adroit, et son jeu reste superieure-
ment intelligent dans les intentions; mais il exagere
tout, il dramatise, il pousse toutes les nuances a
l'exces; son jeu est d'un mauvais gofit perpetuel; d'une
faussete, d'un mensonge perpetuels; a aucun moment
"l'optique the&trale" (ce fameux truisme dont on se sert
pour excuser toutes les horreurs du theatre), ne m'est
plus antipathique, ne me semble plus inutile, que lors-
que Copeau est en scene. Si c'est qa le theatre, si
c'est qa l'acteur, zut, je ne veux plus mettre les pieds
au spectacle. (II, 868)
Comment expliquer cette ferocite inattendue chez un
£tre aussi bon et tolerant que RMG? En partie, parce qu'il
lui est necessaire d'etre en colere, de se monter en quelque
sorte contre Copeau, pour avoir le courage de rompre defini-
tivement ses attaches avec le theatre. "J'ai besoin d'aller
jusqu’au bout de la crise, jusqu'a complete purgation. Je
garde sur le coeur un lourd paquet de revolte et de chagrin"
(II, 868). D'autre part, le theatre possede certaines
caracteristiques inherentes avec lesquelles RMG ne peut se
reconcilier. Ainsi, par definition, une representation
th^citrale ne peut 6tre qu'ephemere. Or, nous avons vu a
quel point il etait essentiel pour RMG de miser sur la sur-
vie d'une oeuvre creatrice. C'est pourquoi il ne peut
accepter 1'idee que Copeau puisse se donner entierement a
185
un travail dont il ne restera trace une fois le spectacle
acheve. II remarque a ce propos:
Tout est decevant, dans cette vie du theatre. Je ne
puis regarder sans un sentiment d'angoisse, un sentiment
de desespoir, 1'effort surhumain que donne un grand
genie, pendant des semaines de suite, pour aboutir a
quoi? La presentation ephemere d'un drame pour quelques
soirees [...] et dont il ne restera rien dans quelques
mois [...] Comment ne pas songer a 11 oeuvre durable [...]
qu'une telle depense de genie aurait pu produire ail-
leurs. (II, 860)
En outre, RMG avait un besoin presque maladif de la
simplicite, de la mesure, et une aversion profonde de l'ar-
tificiel et de 1*outre. C 'etait justement parce qu'il avait
cru que Copeau allait effectivement debarrasser le theatre
de tout ce qui y etait excessif que RMG avait offert avec
fougue de participer aux plans grandioses de son ami. Mais
lorsqu'il se rend compte que ces plans ne seront jamais
realises, il rejette le theatre avec la m£me passion avec
laquelle il s'y etait donne:
Je vomis la mise en scene the£trale, ses compositions
de grands tableaux decoratifs, le jeu pathetique des
acteurs, le convenu des costumes, 1'outrance de tout;
c'est d'une bassesse et d'un mauvais goCit irremediable.
Et je me demande en voyant Copeau, apres tout ce qu'il
a pense et dit, aboutir a une telle representation
[Conte d'hiver], si ce n'est pas les necessites m§mes
du theatre qu'il faut incriminer. Je vomis aujourd'hui
tout theatre. (II, 860)
C'est cette mefiance de l'artificiel qui explique
186
peut-£tre l'attitude de RMG en ce qui concerne la po^sie,
pour laquelle il ressent, semble-t-il, une antipathie pro-
fonde. II va jusqu'a dire de Claudel lui-mdme: "Claudel
n'est qu'un grand poete lyrique [sic] " (I, 416). Et
lorsqu'il rencontre Fargue durant une permission en 1916,
il ecrit a Copeau:
[...] je suis tomb£ le premier jour sur Jacques Stern,
sur ce brave Fargue, s'exaltant tous deux sur divers
faisandages, poemes deliquescents, gravures sur bois
d'une puerilite deplorable, musique "humouristique" [...]
ces joliesses m'ont legerement ecoeure [...] Au magasin
des accessoires, toutes ces "raretes" d 'avant-guerre.
(I, 217)
II note egalement dans son journal de guerre au sujet de
cette rencontre:
Nous finisson l'apres-midi a la Revue. Gallimard et
Berthe, encombres de Fargue et de Jacques Stern. Fai-
sandage. Fargue me lit des vers pince-sans-rire, que
Stern doit illustrer et que Satie doit mettre en musi
que. Je n'y suis pas du tout. (I, 219)
Des DevenirI. on retrouve dans 1'evaluation que Bernard
Grosdidier fait de la po^sie des deux poetes du "groupe des
huit," Co et Gem, une critique deja assez severe de cette
forme litteraire. Si Bernard n'est pas insensible au
"charme fluide" qui se d^gage des vers de Jem, ni aux
"accompagements flous et compliqu^s" de Co, il n'y voit en
fin de compte, qu'un "art charmant et qui m^rite de vivre,
187
puisqu'il exprime l'anemie raffinee de la sensiblerie con-
temporaine" (I, 31) .
Ce que RMG reproche a la poesie, est ce qui constitue
en grande partie son essence mSme: sa d^pendance sur la
forme, sur la musique des mots et sur le pouvoir suggestif
des images, son appel aux sens, aux emotions, a la reverie,
a la sensibilite. Pour lui, done, la poesie n'est guere
l'outil qui convient a un ^crivain qui, loin de vouloir
faire appel aux emotions de 1'homme, veut au contraire
encourager ses facultes rationnelles, qui seules, selon RMG,
peuvent lui permettre d'acceder a la perception du monde.
C'est pourquoi il se m£fie du "truquage litteraire," du
brillant, derriere lesquels la pensee se derobe. Et c'est
pourquoi nous trouvons tout au long de ses critiques sur les
ecrits de Gide de severes reproches lorsqu'il soupgonne son
ami, qui excellait dans l'art de manipuler les mots, de se
laisser emporter par son habilete et de sacrifier le fonds
a la forme. Il lui ecrit:
Votre habilete constante me confond, m'instruit, et me
lasse un peu [...] On dirait, bien souvent, que vous
n'£tes pas pris par votre sujet, qu'il n'est pas la
grande affaire du moment, et que vos exercices acroba-
tiques vous captivent bien d'avantage [...] Laissez ce
jeu a ceux qui n'ont qu'un filet d 'eau a diriger, et
qui doivent a force d'artifice, donner a leur ruisselet
l'apparence, 1'inter§t d'une riviere. Mais vous!
(Correspondance Gide-Martin du Gard. I, 168)
188
C ’est encore parce qu'il sait que Gide a tendance a se
laisser emporter par la feerie des mots que RMG se declare
enchante de voir son ami quitter la traduction de Hamlet.
II lui ecrit: "Vous savez d'ailleurs combien je redoutais
pour vous en ce moment, cette gymnastique verbale et ces
dangereux exercices [...]" (I, 187)
II ne faut pas, cependant, imaginer RMG comme etant
entierement insensible a tout element poetique, car dans ce
cas-la, il n'aurait pas pu evoquer dans des lignes telles
que celles-ci, une apparition feminine entrevue chez Copeau:
Une blondinette aux yeux purs, ayant deux nattes de
Gretchen sur les epaules, vint m'ouvrir [Maiene, la
fille de Copeau]. Le vestibule etait petit, sans meu-
bles, et tapiss£ de jaune; le soleil de 10 h l'emplis-
sait de lumiere blonde. C'est dans ce rayonnement blond
qui aureolait son visage pale et chaud, encadre de tor
sades blondes, que m'apparut Agnes Copeau. Elle me
regut debout, dans le vestibule, a contre-jour. Le
soleil mettait deux taches sur ses epaules. Elle avait
un peignoir de laine blonde et ses yeux clairs de fille
du Nord se posaient sur moi avec une simple confiance.
(Correspondance Copeau-Martin du Gard. I, 111)
Et que dire ce ces lignes, presque verlainiennes dans
la description qu'il donne a Gide de 1'Exposition de Mar
seille en 1922?: "La lune eclaire les avenues desertes, ou
presque; et le moindre 'boubou' blanc qui passe furtivement
sous les eucalyptus, evoque nos lointains esperes, bien
2
mieux que ne faisaient les palmiers de Porquerolles."
189
C'est sand doute parce qu'il craignait pour lui-m§me
et pour ses amis les tentations presentees a un ecrivain
par une imagination laissee libre, que RMG allait de plus
en plus chercher dans la creation litteraire non pas un
resultat artistique, mais, plut6t, le moyen de parvenir a
une certaine vision du monde aussi proche que possible de
la realite. Du reste, il n'est guere etonnant de trouver
chez RMG un certain manque d 'appreciation artistique, sur-
tout en ce qui concerne la poesie, car sa formation cultu-
relle avait ete plus "rationaliste" et scientifique qu'ar-
tistique. En outre, par temperament, il avait un besoin
inne du tangible, du concret. C'est ce qu'il essaie d'ex-
pliquer a Copeau lorsqu'il ecrit a celui-ci, qui essaie de
le detourner de sa la voie realiste:
Tu ne me connais pas encore assez pour imaginer 1'in
commensurable effort qu'il me faut pour composer quelque
chose qui ne soit pas entierement enguangu^ dans la
realite. (Au sens ou l'on emploie "realisme.") Ma
nature, mes Etudes, mes gotits, tout le passe, m'ont rive
a cet art realiste, et c'est un deracinement complet
auquel je m'applique pour 1'instant. (Correspondance
Copeau-Martin du Gard, I, 308)
En realite, Copeau avait tres vite reconnu ce gotit
profond du realisme chez RMG, puisque des 1914, c'est-a-dire
une ann4e apres leur rencontre, il note a propos de RMG:
"Je le trouve comme toujours etroitement epris de realisme
190
et de mesure, hostile aux anticipations de 1'esprit, avec
cette arriere-pensee de pessimisme qui est le fonds de tout
realisme reflechi" (I, 158). Mais Copeau avait cru qu'il
lui serait possible d'encourager chez RMG les tendances
opposees a ce realisme. II ne se leurrait pas entierement,
puisque RMG lui-mdme admettait qu'il ressentait effective-
ment une certaine attirance vers la litterature d'imagina
tion, et admettait que seulement a force de volonte avait-il
reussi, avant sa rencontre avec ses amis de La Nouvelle
Revue Frangaise, a contrdler cette tendance:
Je me suis toute ma vie mefie de mon imagination, et
j'ai toujours musele ma fantaisie, pour concentrer mon
attention sur 1'observation et 1'expression directe
[...] Ce jeu nouveau (le theatre fantaisiste dont r£ve
Copeau) m'attire pour cent raisons, et par sa nouveaute
mdme. (I, 309)
On retrouve d'ailleurs dans les oeuvres de jeunesse de
RMG, comme dans Devenir1 cette oscillation de l'ecrivain
entre ces deux tendances opposees: le c6te realiste et le
cdte imaginatif. Mais des Jean Barois, RMG avait opte pour
le realisme, et il est probable que sans 1'ascendant extra
ordinaire que Copeau allait exercer sur lui durant les
premieres ann^es de leur amiti^, RMG n'aurait m£me pas
essaye de se degager de son goGt marque pour le realisme.
D'ailleurs, au moment m£me ou il est le plus profond^ment
influence par Copeau, sa lucidite habituelle lui permet de
se rendre compte qu'il n'est peut-6tre pas capable d'ecrire
dans une veine differente de celle du realisme. Il fait
part de ses doutes a Copeau:
[...] mais suis-je bien dans la bonne direction? Je
pense aussi quelquefois a la leqon de danse de M. Jour-
dain.... J'aurais peut-£tre plus de facilite a devenir
un danseur de corde, qu'a ecrire cette farce ailee [...]
je doute legitimement de mes possibilites. (I, 309)
A la longue, apres cette p^nible confrontation avec
lui-m£me, RMG allait sortir de cette crise profonde dans sa
vocation litteraire plus convaincu que jamais qu’il etait
dans la bonne voie, et qu'au lieu d'essayer de surmonter
ses tendances realistes, il fallait au contraire, s'y sou-
mettre.
Dans 1'Epilogue. Antoine donne les conseiIs suivants a
son neveu Jean-Paul:
Cherche patiemment quel est l'essentiel de ta nature.
T&che de decouvrir, peu a peu, ta personnalite reelle.
[...] II faut t£tonner longtemps avent de savoir qui
l'on est. Mais, quand tu te seras trouve toi-rndme,
alors, rejette vite tous les v£tements d'emprunt.
Accepte-toi, avec tes bornes, et tes manques. Et
Applique-toi a te developper, sainement, normalement,
sans tricher dans ta vraie destination. (II, 951)
Antoine est ici le porte-parole direct de RMG, qui lui aussi
resume ainsi sa pensee au sortir de cette crise: "II faut
192
done que je m'accepte comme je suis."
D'ailleurs, Copeau et Gide avaient tous deux compris a
quel point ce c6te realiste etait dominant dans l'esthetique
litteraire de leur ami. C'est pourquoi ils avaient fini par
accepter l'optique litteraire de RMG, bien qu'elle ftit en-
tierement differente de la leur. M£me Copeau, qui, beaucoup
plus que Gide, avait essay^ de detourner RMG de la voie
realiste, finit par se rendre compte que detourner RMG de
son attirance vers le realisme risquait de le detourner de
sa vraie vocation. C'est pourquoi il lui ecrit: "Je com-
prends a fond ce que tu me dis de ton realisme. Et je ne
voudrais pour rien au monde te devoyer, te debaucher, te
, 3
deposseder de toi-m£me."
Cette tolerance reciproque entre Gide et RMG, deux
ecrivains opposes aussi bien par leur nature que par leur
esthetique, est peut-£tre un des aspects les plus remarqua-
bles de leur amiti^. De m£me, une fois la crise du theatre
passee, c'est egalement une tolerance extreme qui caracte-
rise les relations entre Copeau et RMG. C'est peut-£tre
parce que RMG avait appris a s'accepter tel qu'il etait, que
sa tolerance envers les autres n'avait pratiquement pas de
limite. Nous avons remarque que toute 1'oeuvre de l'ecri
vain (a 1'exception de Vieille France). en depit des
193
innombrables temoignages sur la b£tise et la cruaute humaine
gu'elle recele, ne contient cependant aucune note condamna-
toire. Dans ses relations personnelles, de rapine, RMG se
contente d'observer et de decrire les faiblesses humaines
qu'il constate; il analyse en toute lucidity les travers de
ses amis, mais ne les condamne pas pour autant. C'est
justement parce qu'il est si lucide qu'il reussit a s'elever
au-dessus de ses emotions pour voir les choses en perspec
tive. Non pas qu'il ne soit capable de se laisser emporter
par des Emotions violentes. Le compte-rendu detaille de son
association avec Copeau dans la renovation du Vieux-
Colombier n'est qu'un exemple parmi beaucoup d ’autres dans
le journal et la correspondance de l'intensite avec laquelle
RMG pouvait ressentir et exprimer toute la gamrae des emo
tions humaines, y compris la colere. Mais des qu'il avait
surmonte ses reactions spontanees, il pouvait, gr£ce encore
a sa lucidite et a son sens de la mesure, surmonter ses
emotions et regarder les choses en perspective. Il dit
d'ailleurs: "Toute ma vie je me suis efforge a cet equi-
libre entre mes indignations, mes revoltes, et l'equite, la
4
vue juste de ce qu'il y a dans le cas adverse." On pournit
citer d 'innombrables exemples qui prouveraient que RMG
savait se montrer impartial et qu'il etait capable
194
d'accepter en toute sincerite des idees et des valeurs en-
tierement opposees aux siennes. Ainsi, il finit par recon-
naitre qu'il avait peut-£tre tort lorsqu'il encourageait
Gide a essayer de se sortir de son subjectivisme, et c 1est
pourquoi il lui ecrit a propos des Faux-Monnayeurs;
[...] 1'extraordinaire reussite des chapitres objectifs,
et notamment de toute la troisieme partie, qui est vrai-
ment excellente, c'est un peu un tour de force [...]
Mais je me demande maintenant dans quelle mesure les
F-M. [sic] ouvrent une voie nouvelle a votre genie, et
s1il serait indefiniment souhaitable que vous perseve-
riez dans cet effort un peu contre nature?" (I, 276)
D'ailleurs, quelle meilleure preuve de la tolerance
dont RMG etait capable que de trouver parmi ses amis deux
hoitimes, l'abbe Hebert et le Pere Valencin, qui par leur
point de vue religieux differaient essentiellement de RMG?
Cette tolerance etait peut-dtre due egalement a un
autre aspect du caractere de RMG--son extreme franchise. En
effet, lorsque RMG etait m^content, dequ ou en colere contre
ses amis, il n'hesitait pas a leur faire part de ses sehti-
ments, quelquefois avec une franchise presque brutale.
Mais, une fois ses reproches termines, il ne restait en lui
aucune rancoeur, et c'est sans doute pourquoi ses amis pou-
vaient accepter de sa part certaines verites souvent bles-
santes, car ils se rendaient compte que, malgre les
195
reproches, l'amitie de RMG demeurait intacte. Gide avait
tout de suite apprecie la franchise de RMG, et c'est pour
quoi des le debut de leur amiti^, il encourage RMG a ne pas
menager ses critiques. II lui ecrit:
Vous avez cependant appris, en "notre socidte" (le
groupe de la N.R.F.) m ’avez-vous dit, bien des scrupules
et des timidites. Asseyez-vous done dessus, cher ami,
et vous verrez quel coussin confortable! Pour nous qui
sommes tout perclus de considerants et qui ne savons
plus marcher que sur les pointes, nous n'aimerions
tant que le bruit de vos talons sur le sol. (I, 152)
Et, si de temps en temps, Gide, et surtout Copeau qui
etait d'une sensibilite extreme, sa cabrent devant la fran
chise de RMG, celui-ci leur rappelle qu'il n'a aucune in
tention de les blesser, et qu'au contraire, sa franchise est
la preuve m§me de l'affection qu'il eprouve pour ses amis.
Il explique a Copeau dans une lettre ecrite le 24 juillet
1922 :
Cher bon vieux, je crois t 'aimer autant que le plus
ancien, le plus fidele de tes amis; mais je ne crois
pas que ce soit faire acte d'amiti^ que de t 'entourer
d'illusions et de te bercer de pieux mensonges. II y
a des blessures que l'amiti^ a le droit, a le devoir
de faire. (Correspondance Copeau-Martin du Gard, I, 371)
Dix ans plus tard, RMG est encore plus convaincu que
jamais que la franchise est indispensable a l'amitie, puis-
qu'il ecrit encore a Copeau le 22 janvier 1932:
196
Je n'ai cesse de compter sur toi, a 1'occasion, ou au
besoin [...] II reste neanmoins que toute une partie,
et la plus importante de nous-m^mes, ne peut plus §tre
mise en commun. II y a des choses que je ne peux plus
te dire. Il y a un accord secret, sous-entendu, fon
der, tacite, relatif au fond m£me de la pensee, de la
sensibilite, de 1'attitude devant la vie, qui ne peut
plus exister. Ne dramatisons pas ce fait douleureux.
Je suis bien de ton avis, lorsque tu dis qu'il faut pro-
fiter de ce qui nous unit si fort, et laisser dans
1'ombre ce qui nous separe. Mais 1'ombre est la, et
moi je ne cesse guere de la sentir. II faut tout le
temps regarder ou 1'on marche. Finies nos belles bal
lades nocturnes, bras dessus dessous, ou 1'on s'egail-
lait librement parce qu'il n'y avait pas de precipice
proche. Mais, tant pis. Crois que je suis sincere dans
mon desir fraternel de profiter, au moins, de ce qui
nous unit. (II, 513)
Si ce passage etonne par 1'extreme franchise qui s'en
degage, il est en m£me temps un excellent exemple de la
lucidite avec laquelle RMG pouvait analyser ses propres
sentiments. Cette lucidite, nous la trouvons deja dans les
premieres lettres echangees avec Gide et Copeau et dans le
journal. Mais, au fur et a mesure que les annees passent,
cette lucidite devient de plus en plus visible dans les
ecrits personnels de l'ecrivain. C'est surtout dans le
journal qu'a partir des annees 1920 on est frapp4 par l'ob-
jectivite avec laquelle RMG s'analyse lui-m£me. Or, 1920
est justement l'annee ou RMG entreprend Les Thibault et ou
il se consacre presque exclusivement a la litterature d'ob
servation et de description. A partir de ce moment, il
197
allait done, gr&ce a son travail quotidien, aiguiser de plus
en plus les facultes qui allaient 1'aider a realiser son
but: 1'objectivite, c 1est-a-dire, la recherche de la
verite, 11 observation mithodique, 1'analyse precise, la
description depourvue de toute artificialite. A force
d'exercer ces facultes dans son oeuvre creatrice, il etait
inevitable que cette discipline mentale a laquelle l'ecri-
vain s'astraignait quotidiennement finit par deteindre sur
sa vie privee. C'est pourquoi nous trouvons, en mime temps
que la note subjective qui se degage des ecrits personnels
de RMG, la mime objectivite en ce qui le concerne lui-mime,
que celle qu'il maintient dans 1'analyse de ses personnages .
Jean Delay explique tres clairement ce contraste entre le
subjectif et l'objectif dans les ecrits personnels de RMG
lorsqu’il dit a propos du journal:
A mesure que j'avangais dans ma lecture, je remarquais
le contraste entre le ton de son Journal et celui de ses
romans. Ceux-ci patiemment travailles, selon les prin-
cipes de son esthitique et de son ethique de romancier,
visaient par souci d 'objectivite, a obtenir la neutra
lity du style qui ne distrait pas 1'attention du lecteur
pour le ramener a 1'auteur. Celui-la revelait un ecri-
vain d'humeur, doue pour saisir le vif et rendre en
quelques traits h£tifs 1'impression de la chose vue,
1'emotion, le premier mouvement. [...] Le Journal n'etait
pas seulement un livre de bord, c'etait un livre de rai
son. RMG, homme secret qui avait toujours evite de dire
"je," avait confie a ces pages ses reflexions sur son
experience de la vie, ses illusions et ses disillusions,
ses certitudes et ses doutes. II y avait cerne son
198
personnage d'un trait exact et precis [...] Le contre-
point que composait l'alternance de notes vives ecrites
dans le premier mouveraent, et des repentirs que susci-
taient apres coup les moments lucides ou, 1‘emotion
passee, 11 intelligence s'attarde, donnait une impression
d 1 authenticite dont la litterature offre a ma connais-
sance, peu d'exemples. (I, 14)
Cette alternance entre le subjectif et l'objectif n'est
d'ailleurs pas la seule qui nous frappe dans le caractere de
RMG. Nous avons deja remarque certains contrastes dans
1'oeuvre de l'ecrivain, tel celui cree par son pessimisme
foncier alli£ a un amour intense de la vie. Les ecrits per
sonnels, ou l'ecrivain se revele tout entier, illustrent
encore plus expressement la complexite du caractere de RMG,
complexite due, justement, aux aspects contradictoires de sa
nature.
D'ailleurs, RMG dtait tres conscient des contradictions
qu'il reconnaissait dans sa nature, et pouvait en m£me temps
les analyser et les accepter. C'est ce qu'il explique a
Copeau au moment ou celui-ci apres avoir lu 1'Epilogue, lui
reprochait d'avoir ecrit "un livre vraiment affreux. Un
livre de d^sespoir":
Ce bouquin a ete moins decourageant a ecrire que tu
n'imagines. Cette tristesse que tu y sens, c'est la
vieille compagne de ma vie d'homme heureux. Ces pen-
sees sombres sont mon lot, depuis bien longtemps. Par
chance, ma sante, ma sensualite devant le "banquet de
la vie," me permettent, par une heureuse et naturelie
199
contradiction, d'allier, en une sorte de rythme a deux
temps, comme une respiration, un pessimisme reflechi,
invincible, a un optimisme instinctif qui me fait agir
quand mdme, entreprendre, et vivre. (II, 615)
C'est ce "rythme a deux temps" qui explique pourquoi
l’on trouve tout au long des ecrits personnels cette alter-
nance constante entre la bonne humeur, la gaite, 1'intense
joie de vivre dans certaines lettres, et une tristesse pro-
fonde, un decouragement extrdme dans d ’autres. Quand c'est
1'optimisme qui domine, il ecrit a Gide:
Je voulais dcrire le livre du vieillissement, du suprdme
ddcouragement, du repliement sur soi— la fin d'un Erasme.
Or je ne vieillis pas du tout, je me sens tres jeune [RMG
a 59 ans au moment ou il ecrit cette lettre], j'ai de
grands espoirs de voir naitre une Europe moins absurde
[...] Est-ce parce que je me porte bien? Je suis plutdt
optimiste. (Correspondance Gide-Martin du Gard, II, 19)
Cette lettre date du 10 fevrier 1940. Un mois plus tard, il
ecrit dans une lettre, celle-ci adressee a Copeau:
Qu'y puis-je, encore une fois, si la tristesse de l'hiver,
les ravages du vent dans le pare, les difficultes mate-
rielles qui resultent de la guerre, et les journaux, et
la radio et les lettres, et les deceptions que m'a cau-
sees la paternite, et le peu de prix que j'attache a ma
petite "notoriete," et les souffrances que je vois par-
tout (la faillite, a peu de chose pres, de toutes les
ambitions, de toutes les entreprises, de toutes les con
versions), et la detresse universelle, attachee au destin
mdme, de l'homme,— ont sur moi infiniment plus de prise
(pour incliner mon esprit et mon coeur vers la mdlanco-
lie), qu'une journde de soleil, ou une bonne lettre de
toi. j'ai beau faire, la m^lancolie m'habite; et,
quand je m'exprime dans mes livres, elle les impregne
2 00
de sa presence reelle. (Correspondance Copeau-Martin
du Gard, II, 62 0)
D 1autres contradictions dans la nature de RMG se dega-
gent egalement a la lecture des ecrits personnels. Ainsi,
d1un cdte un goOt profond de la solitude, et en m§me temps,
un profond sentiment de vide et de souffrance cre4s par
cette solitude. II ecrit a Copeau: "Car je suis tres seul.
J'en souffre souvent. Et, d'autre part, j'ai le gofit pro
fond de la solitude. Le besoin. De plus en plus" (II,
579). S1il a de plus en plus le besoin de la solitude c'est
ne partie a cause des exigences de son travail, comme il
1'explique a Copeau:
On se cantonne dans son oeuvre, on se specialise, on se
differencie; le malheur est qu'en se differenciant, on
s'accommode de moins en moins des divergences, on s'habi
tue a sa solitude, on la prefere a des amities qui im-
pliquent un peu de conciliation. J'ai moins besoin des
autres; c'est un fait. (I, 436)
D'autre part, RMG etait convaincu que mdme les amities les
plus profondes ne pouvaient remedier a la solitude fonciere
de l'dtre humain, conviction qu'il exprime par le truchement
d'Antoine qui note dans son carnet:
Etancheite de 1'animal humain. Nous aussi, nous gravi
tons les uns autour des autres, sans nous rencontrer,
sans nous fondre. Chacun faisant cavalier seul. Chacun
dans sa solitude hermetique, chacun dans son sac de peau.
(Epilogue [II, 969])
\
2 01
Ce besoin de solitude allait avoir une influence
directe sur son oeuvre aussi bien que sur sa vie. En effet,
a force de vivre de plus en plus dans la solitude, l'ecri
vain allait se replier sur lui-meme, et perdre le contact
direct avec le monde dans lequel il vivait. C'est parce
qu'il se rend compte, d'ailleurs, qu'il a perdu contact avec
les jeunes, qu'il renonce a ecrire une piece intitulee
"Enfants du chaos" qu'il avait entreprise en 1946. Il ecrit
a Gide:
Je n'ai pas encore pris la decision d'abandonner mes
"Enfants du chaos,"— ma piece sur la jeunesse desaxee
de ce temps. Mais je suis paralyse depuis que j'ai con
state, au cours de mes conversations aved Pierre [Her-
bart] et son ami Mahias [Claude Mahias], a quel point
datent mes vues sur les jeunes, dont les moeurs presen-
tes me sont en somme, fort mal connues. (Correspondance
Gide-Martin du Gard. II, 344)
Deux mois plus tard, apres la lecture de La sauvage de Jean
Anouilh, RMG abandonne definitivement sa piece et note dans
son journal:
J'ai employe mon ete a une suite de tentatives et
d 'avortements [...] Je puis avoir une opinion sur la
jeunesse desaxee par les evenements. Mais c'est une
vue superficielle, et du dehors. Cette jeunesse m'est
foncierement etrangere. (II, 550)
C'est encore ce repliement sur soi-meme, qui va empe-
cher RMG de terminer sa derniere oeuvre, "Le journal du
2 02
Colonel Maumort.1 1 En effet, au fur et a mesure qu'il avance
dans son travail, il se rend compte que ce n'est pas la
description du monde dans lequel il vit qui l'interesse,
mais son pass£. Or, comme il est convaincu que ce pass£
n'offre aucun inter£t a ses contemporains, il perd la foi
dans la valeur de son roman et finira par s'en detacher.
Au sortir de mes lectures, ce que j'ecris me semble
extraordinairement inactuel, et bien peu fait pour in-
teresser mes contemporains... [...] Je m'apergois que
plus je vais, plus je me refugie dans le passe, moins
je fais de place a l'actualite. (II, 448)
Ce godt de la solitude allait, en outre, contribuer a
accroitre la pessimisme foncier de l'ecrivain, car elle
1'emp£chaient d 'avoir recours au "divertissement" dans le
sens pascalien. C'est ce dont il se rend nettement compte
lorsqu'il ecrit a Gide:
Vous avez raison de courir le monde, de voir des gens,
de carpere diem, de vous laisser prendre par mille be-
sognes. La vie a la campagne, l'isolement, ont ceci de
terrible, que l'air y est transparent [...] Les jours ne
sont pas assez remplis de "bourre." Impossible de
s'etourdir. (II, 376)
C'est encore sa vie solitaire qui allait contribuer a
donner a l'ecrivain la sensation d'etre depasse par son
temps. "Rien ne m'interesse autant" dcrit-il a Gide,
"aujourd'hui, que de comprendre en quoi et pourquoi je me
203
sens dans tous les domaines, depasse par mon temps" (II,
376) .
Une autre contradiction apparente chez RMG derive de sa
conviction qu'il n'est pas possible d'etablir un code moral
sans avoir recours a une autorite divine, alors que toute sa
vie prouve justement le contraire de cette theorie. Le
probleme moral avait toujours tenu une place importante dans
les preoccupations de RMG, mais c'est surtout durant ses
annees de guerre, durant la premiere guerre mondiale, que
cette question s'est pos^e avec acuite pour l'ecrivain. Au
sortir de cette confrontation avec le probleme moral, il
tire des conclusions tres negatives dont il fait part a son
ami Pierre Margaritis dans une lettre ecrite le 22 mars
1915. "Je me suis analyse d'assez pres ces dernieres se-
maines au point de vue moral, ou 'moralite,' et j'arrive a
des conclusions affreusements pessimistes sur la valeur des
barrieres laiques que nous cherchons a mettre entre le bien
5
et le mal... " (II est d'ailleurs curieux de remarquer
que, a ce moment, le titre que RMG envisage pour ce qui
allait devenir Les Thibault est justement: Le bien et le
mal.)
Le probleme moral s'est pose a moi ces derniers temps
avec une acuite inoule, et je l'ai aborde avec une
sincerite totale. Les consequences sont effroyables,
2 04
j'en arrive a une negation absolue: j'en souffre d'ail
leurs intensement, je ne trouve rien ou me raccrocher,
et je ne trouve rien parce qu'il n'y a rien. C'est 9a
qui est tragique [...] Mais je n'y puis rien, je ne
trouve devant moi aucune lueur morale. Il n'y a pas de
loi morale hors de la religion, hors d'une regie arbi-
traire, sociale, et si relative qu'elle ne peut pas avoir
d'effet a qui ne croit pas en un Dieu qui l'aurait dic-
tee. Et comme 1*esprit ne peut accepter l'hypothese de
la loi divine... La raison ne peut arriver a une autre
conclusion que celle-ci: Tout est parole, tout est legi
time quand 1'entrainement des natures individuelles est
irresistible. Et si 1'on admet socialement cette con
clusion, c'est l’anarchie morale la plus effroyable.
(I, 171)
Or loin de vivre dans l'anarchie morale, RMG, allait au
contraire gagner 1'admiration de tous ceux qui le connais-
saient, gr£ce, en large mesure, a sa haute tenue morale.
Nombreux sont les temoignages a se sujet, tel celui de Jean
Prevost, qui note a propos de RMG: "S'il n'avait qu'a
raconter sa vie, on ne trouverait, sous son nom ou sous un
0
autre, que des actes et des pensees d'honndte homme."
Felix Sartiaux, lui aussi, souligne la contradiction du
postulat de RMG (de 1'impossibility d'une morale sans fonde-
ment religieux) quand il lui ecrit: "Ne vous ai-je pas
entendu dire que vous etiez totalement irreligieux, que la
religion n'avait eu a peu pres aucun rdle dans votre forma
tion? N'avez-vous pas d'autre part, de la morale un sens
7
aigu, scrupuleux?"
A quoi attribuer ce besoin d'une conduite morale chez
2 05
un homme qui selon ses propres theories aurait dO en §tre
totalement depourvu? Selon Robidoux, a la religion, qui si
elle n'avait pas reussi a maintenir RMG dans la foi, avait
reussi malgre tout, a lui inculquer une formation morale.
On ne peut affirmer si 1'opinion de Robidoux est exacte,
mais ce qu1 on peut plus facilement prouver, si 1'on accepte
1'hypothese d'une influence religieuse sur les valeurs de
RMG, c'est plutcSt 1'influence de 1'ideal humanitaire de
l'abbe Hebert que la conception religieuse de celui-ci.
Parmi les valeurs de l'abbe Hebert, il y en avait deux sur-
tout que RMG avait fait siennes : le travail et la charite.
Des 19 01, il ecrit a l'abbe Hebert: "Si loin de nous que
soit cet ideal (celui du travail et de la charite), c'est
vers lui que je veux cooperer par mes oeuvres et par mon
exemple."8
Cet ideal fonde sur le travail et la charite allaient
caracteriser effectivement la vie de RMG. Alors m£me qu'il
avait perdu la foi en son oeuvre, il allait continuer
d'ecrire, tout en sachant qu'il ne finirait plus sa derniere
oeuvre. S'il continue d'ecrire apres avoir perdu toutes ses
illusions sur la valeur de son oeuvre, c'est en partie, par
habitude, parce qu'il se sent des^quilibre sans la routine
du travail quotidien. Mais c'est aussi parce qu'il continue
2 06
a "jouer le jeu." Ce "jeu," c'est celui dont parle Antoine
dans 11 Epilogue lorsqu'il dit: "Chacun de nous, sans autre
but que de jouer (quels que soient les beaux pretextes qu'il
se donne), assemble, selon son caprice, selon ses capacites,
les elements que lui fournait l'existence [...]" (II, 988).
RMG fait echo a son personnage lorsqu'il exprime, directe-
ment cette fois-ci, la mdme id£e: "Je ne crois ni a mon
importance, ni a 1'importance d'un livre de plus ou de
moins! En travaillant ainsi, je joue le jeu, et c'est tout
9 / \
ce qui compte... " Cette capacite a "jouer le jeu" est
d'ailleurs un des traits qu'il admire chez Gide lorsqu'il
dit: "C'est pourquoi j’aime tant Gide, il aura, mieux que
- T J 1 • . I 1 0
personne, joue le jeu de la vie.
De m§me, dans ses rapports avec les hommes, bien qu'il
ait constat^ avec une lucidite impitoyable tous les travers
et les faiblesses humaines, il continue a ressentir une
tendresse et une compassion profonde pour cette creature
dont il connait mieux que quiconque les limitations. C'est
pourquoi, s 'il refuse obstin^ment de s'engager politique-
ment, il est pleinement engage lorsqu'il s'agit de soulager
une souffrance humaine, ou de contribuer a am^liorer la vie
des autres. Ainsi, il fonde en 1938, apres son prix Nobel
"La lecture au sanatorium" (une soci^te dont le but etait de
207
procurer des livres en nombre suffisant pour les malades
des Sanatoriums) dont il assumera la pr^sidence pendant
quinze ans. En 1940, il abandonne le premier semestre de
ses droits d'auteur sur 11 Epilogue en faveur d'une caisse de
secours pour les civils eprouves par la guerre, et durant
l1occupation allemande, c'est a plusieurs reprises qu'il
intervient directement en faveur des victimes de la Gestapo.
On ne saurait enumerer ici tous les temoignages que nous
trouvons dans les ecrits personnels de RMG de son engagement
avec les hommes. Mdme en 1949, alors qu'il s 'est deja pro-
fondement desinteresse de son oeuvre litteraire, il ecrit
cependant a Gide:
On aimerait tant faire profiter les autres des resultats
qu'on s'est acquis I... (C'est un des regrets de ma vie
de n'avoir jamais eu 1'occasion de leguer a quelque
debutant ces petits secrets du "metier" qu'on a mis si
longtemps a connaitre et a experimenter.) (Correspon
dence Gide-Martin du Gard, II, 448)
Le contraste est saisissant entre les actes et la pen-
s^e d'un ecrivain qui d 'un cdte demeure profondement scep-
tique sur la valeur de l'homme, qui en analyse froidement
les limitations, mais qui, en mdme temps, £prouve pour lui
une profonde compassion. Andre Chausson resume tres juste
ment ce curieux alliage du pessimisme et de la compassion
chez RMG:
2 08
Personne, de notre temps n'a regarde l'dtre humain avec
autant de bienveillante amitie, dans un detachement
aussi absolu et aussi des^spere [...] Je veux penser
seulement a cette rare alliance d'un pessimisme total—
ne de ce que nous avons vecu pendant le debut de ce
siecle— et d'une vigilante tendresse pour la creature
humaine qui me semble avoir ete l'essentiel de sa
nature.
Les ecrits personnels revelent maintes autres contra
dictions. Tel son desir d'evasion par moments, qui con
traste singulierement avec ses habitudes casanieres, et
son goOt du travail. II ecrit a Gide: "Je rdve parfois
d'un village soudahais ou j'irais finir ma vie, sans ambi-
12
tion. En vivant." Et que dire de ce desir, tout a fait
inattendu de la part de RMG, qui redoutait a 1'exces toute
apparence publique, de vouloir tenir le r<£>le d'Andoche dans
La gonfle au moment ou Copeau envisageait de monter cette
piece en 192 5? D'ailleurs, RMG se rendait compte lui-m£me
de 1'incongruite d'un tel projet, puisqu'il demandait a
Copeau de garder le secret la-dessus:
En realite, j'ai une idee derriere la t£te. La voici,
mais a condition que tu la garderas pour toi: Je ne me
decide pas a ceder ce rdle d'Andoche a qui que ce soit.
[...] Alors, peu a peu, 1'idee m'est venue... d'essayer
moi-mdme. Ne ris pas I II n'est peut-6tre pas si in
sense qu'il parait, ce projet de donner l'automne pro
chain une dizaine de representations de La Gonfle. et
d'assumer moi-m§me le personnage d'Andoche! (Correspon
dence Copeau-Martin du Gard. I, 408)
II y a contraste egalement entre son mode de vie
2 09
exemplaire et certains desirs refoules qu'on peut deduire
d'apres certaines remarques conune celles-ci adressees a
Gide: "N'enviez pas ma sage application. Elle n 'est pas
sans prix. Mais, qui ne donnerait toute une annee de bon
travail pour quelques soirs de plaisir? Je vis dans une
13 x s
sagesse mortelle." Il ecrit encore a Gide durant une
p&riode de cafard: "II y a des jours ou j'ai une envie
delirante de racier le fonds de la bourse, et de repartir
en Italie:... Je n'y fichais rienj mais au moins chaque
jour, chaque heure de chaque jour etait illuminee par le
plaisir de vivre!" (II, 98).
De toutes les contradictions que nous avons relevees
dans la nature de RMG, celle qui affecte le plus sa vie et
celle qui explique en grande partie les divergences que nous
avons constatees entre l'homme et l'ecrivain, est due a
1'opposition cre4e en lui entre ses facultes rationelles
d'une part, et ses besoins emotionnels de 1'autre. En
effet, tout au long de la vie de RMG, nous trouvons cette
oscillation perp^tuelle entre l'homme qui raisonne, qui
analyse, qui tire des conclusions logiques de ses observa
tions, et celui qui, pousse par ses emotions, reagit d'une
maniere oppos^e a celle que lui dicte sa raison. Tout comme
Jean Barois, qui avait finalement dti admettre que ni le
culte de la science ni celui de la raison n'avaient reussi
a combler le vide qu'avaient laiss4 en lui la perte de la
foi, RMG, allait, lui aussi, confronter sa tragedie inte-
rieure— tragedie qui resultait de son incapacite a se re-
concilier avec la vision terriblement pessimiste que lui
imposait son rationalisme. Son materialisme inebranlable
le forgait a concevoir le monde comme un univers sans issue,
incomprehensible a l'homme, et a constater que 1'existence
humaine etait absurdement depourvue de sens. Mais il y
avait egalement en lui tout un c6te de sa nature qui n 1£tait
pas contrdle par sa raison mais par son affectivite, et
lorsque c'etait celle-ci qui dominait l'ecrivain, elle fai-
sait fi de toutes ses conclusions rationnelles. C'est sans
doute pourquoi nous trouvons des reactions aussi contra-
dictoires chez l'ecrivain que celle de son refus absolu a
croire a la possibility d'une vie apres la mort, et en mdme
temps le regret profond de ne pouvoir y croire. C'est pour
quoi il remarque apres la mort de sa femme: "[...] pendant
mes veillees devant le corps d'Helene, pas un instant la
pensee n'est venue m'effleurer que, peut-dtre, il y avait
un 'au-dela' ou les esprits se retrouvent pour 1'eternite.
Pas un instant" (II, 473). Mais quelques lignes plus loin
dans cette mdme lettre il continue:
211
Tandis que j'arrive, en soirane, a comprendre assez bien
l'apaisement que peuvent ressentir, a l'heure du saut
dans le Vide, ceux qui sont sincerement convaincus que
le sejour terrestre n'est qu'un passage sur le chemin
des beatitudes eternelles [...] (II, 473)
Dans ses relations personnelles egalement nous trouvons
une profonde contradiction entre ses idees et ses actions.
Ainsi, il decide apres de nombreuses disillusions qu'il vaut
mieux ne pas s 1attacher aux itres afin d'eviter d'etre dequ,
et cependant il demeure profondement engage dans ses affec
tions jusqu'a la fin de sa vie. Sa raison lui fait dire:
On souffra dans la mesure ou on s'attache. Les emmerde-
ments ne viennent presque jamais de soi, mais toujours
des autres, et, naturellement, surtout de ceux auxquels
le coeur a donne trop de place. Je ne veux plus souf-
frir en m'attachant aux itres dont je sens bien qu'ils
ne me satisferont pas. Assez de deceptions. La decep
tion ne vient qu'apres l'espoir, et 1'illusion de l'at-
tachement. (Correspondance Copeau-Martin du Gard, II,
616)
L'amitie profonde qu'il noue durant les dernieres annees de
sa vie avec le Pere Valensin, 1'affection qu'il continue
d'eprouver pour sa fille Christiane en depit des nombreuses
souffrances que celle-ci lui avait causees, ne sont que
quelques exemples parmi d'autres de la contradiction qui
existait entre les idees et les emotions de RMG. C'est
pourquoi Jean Delay a tout a fait raison quand il constate
(a propos de la remarque suivante que Copeau avait faite sur
212
RMG: "Notre Roger se fait de plus en plus dur et terre a
14
terre" ) :
II se faisait ainsi, mais il ne l'etait pas. Copeau
savait, mieux que personne, de quelle delicatesse etait
capable ce coeur qui se disait lignifi^. Le lecteur ne
manquera pas d'en relever dans cette correspondance bien
des exemples. (I, 85)
Somme toute, si RMG avait reussi a se raidir intellec-
tuellement, il n'y avait pas reussi affectivement, et c'est
pourquoi nous trouvons cette oscillation perp^tuelle entre
dexu tendances opposees de sa nature. Cependant, dans son
oeuvre creatrice, ce sont les facultes rationnelles de
l'ecrivain qui l'emportent, car a force de volonte et de
perseverance, et gr&ce a sa methode de travail qui ^vitait
toute spontaneite, RMG avait presque entierement reussi a
eliminer tout ce qui risquait de devoiler sa vie interieure.
On peut mesurer le succes de son entreprise par les repro-
ches innombrables qu'il recevait a ce sujet de ses amis et
des critiques, qui preferaient le c6te vibrant, chaleureux,
souvent passionne que RMG d^voilait dans sa conversation et
dans ses ecrits personnels, a 1'impassibilite, a la luci
dite et a 1'objectivity qui caracterisent son oeuvre. Nous
pourrions citer plusieurs exemples, les remarques de Gide,
de Copeau, de de Coppet, qui toutes mettent en relief le
213
contraste qui existe entre les ecrits personnels de RMG et
son oeuvre creatrice. Nous nous contenterons de citer celle
de Jean Prevost, car elle contient, en essence, toutes les
objections que nous trouvons chez les amis et les critiques
contemporains de RMG.
J'aime beaucoup ce qu'ecrit Martin du Gard, et pourtant
je n'aime pas sa maniere d'ecrire. II faut sortir un
peu de la critique, et dire que dans tout ce que Martin
du Gard improvise: conversations, lettres, petits bil
lets, on trouve une fraicheur, un charme, un jaillisse-
ment d'invention, tout autres que ses livres imprimes.
Le style clair et solide des Thibault, cette necessite
absolue de chaque detail a sa place, cette vigueur de-
pouillee, tout cela s'obtient en cachant l'homme, en
denuant son style de presque tout ce qu'il avait d ’hu
main . (Correspondance Gide-Martin du Gard, I, 715)
214
NOTES POUR LE CHAPITRE XI
^Correspondance Gide-Martin du Gard, I, 155.
2
Correspondance Gide-Martin du Gard. I, 189.
3
Correspondance Copeau-Martin du Gard, I, 317.
4
Correspondance Gide-Martin du Gard, I, 454.
5
Correspondance Copeau-Martin du Gard, I, 171.
0
Correspondance Gide-Martin du Gard, I, 714.
7 \
Lettre de Felix Sartiaux a RMG, 11 novembre 1928,
citee par Robidoux, p . 156.
Q
Lettre de RMG a Marcel Hebert, 17 septembre 1901,
citee par Robidoux, p. 67.
9 N
Lettre de RMG a Felix Sartiaux, 24 novembre 1943,
citee par Robidoux, p. 343.
"^Lettre de RMG a Felix Sartiaux, ler novembre 1943,
citee par Robidoux, p. 330.
^"Roger Martin du Gard sur 1'autre rive," Les Nou-
velles Litteraires, No. 1617 (aoGt 1958), p. 1.
12
Correspondance Gide-Martin du Gard, II, 100.
13
Correspondance Gide-Martin du Gard. II, 264.
^Cite par Delay, Preface a Correspondance Copeau-
Martin du Gard, I, 84.
CONCLUSION
Dans une lettre adressee a Copeau le 13 juillet 1914,
RMG ecrit: "J'aime ce que je veux faire: et tout le reste,
tout ce qui ne s'y rattache pas, a plus forte raison ce qui
s'y oppose— je le reiette, je ne puis pas ne pas le reie-
ter. Cette remarque de RMG nous permet de mieux com-
prendre pourquoi nous trouvons certains aspects de RMG dans
ses ecrits personnels que son oeuvre creatrice ne laisse
guere soupgonner. En effet, a partir du moment ou l'ecri
vain avait decide, une fois pour toutes, que son objectif
litteraire etait de devenir un ecrivain realiste, il allait
desormais eliminer systematiquement tout ce qu'il conside-
rait comme un obstacle a ce but. Tout d'abord le refus de
donner libre cours, cans son oeuvre, au style riche, colore,
spontane, qui caracterise tous ses ecrits personnels, et qui
contraste d'une maniere frappante avec le style limpide,
neutre, incolore, auquel il s'etait obstinement tenu dans
son oeuvre litteraire.
215
216
L'objectif litteraire de RMG lui dictait egalement de
se tenir autant que possible en dehors de son oeuvre afin de
pouvoir aboutir a une description aussi impersonnelle que
possible du monde qu'il voulait decrire. Il s'agissait done
d'eliminer autant que possible le "Je" de cette oeuvre, de
veiller soigneusement a ce que toutes ses emotions person-
nelles, tous prejuges, fussent soigneusement controles et
reprimes dans 1'oeuvre, afin d'aboutir, non pas a une inter
pretation subjective et personnelle du monde, mais, au con-
traire, a une image, aussi impartiale et detachee que pos
sible, de la realite vue par un ecrivain impartial.
Dans une grande mesure, RMG a reussi a atteindre son
but, et c'est pourquoi nous trouvons ce contraste saisissant
entre son oeuvre, ou l'ecrivain nous donne sa vision du
monde d'une maniere aussi desinteressee que possible, et ses
ecrits personnels, ou l'ecrivain, loin de reprimer ses reac
tions personnelles, donne libre cours a ses emotions et a
ses pensees telles qu'il les ressent au jour le jour.
Ce n'est qu'en lisant les ecrits personnels de RMG
qu'on peut mesurer 1'immense effort qu'il avait du en codter
a l'ecrivain pour reussir a reprimer dans son oeuvre tous
les aspects de sa nature qui, selon lui, ne devaient pas s'y
reveler. En effet, ce n'etait pas seulement le
217
jaillissement spontane de sa pensee et de sa plume que
l'ecrivain avait banni de son oeuvre, mais encore toute
expression directe de sa vie affective. Pourtant, cette vie
interieure, riche et complexe, avait une grande importance
pour RMG, comme en temoigne ces lignes ou nous voyons
l'ecrivain s'abandonner avec fascination a la contemplation
de ce "moi" qu'il tient si soigneusement a l'ecart de son
oeuvre creatrice:
Il me semble que je n'ai guere pense qu'a moi. Penche
sur moi, sur mon passe, sur 1'enfant, le jeune homme,
l'homme que j'ai ete, le quinquagenaire que je suis.
Oui, si j'y songe, ma pensee, durant ces mois de liberte
et de flanerie, a surtout travaille sur moi. [. . . ] Le
sentiment avec lequel j'ai vecu, ainsi prostre sur moi,
etait 1'etonnement. et la curiosite— une curiosite gra-
tuite, intarissable. Il y a des enfants incultes et
reveurs, dans les campagnes,— des jeunes bergers, qui
restent ainsi des jours entiers, sous un arbre, au haut
d'une crete, au bord d'un ravin, a regarder. animalement
le spectacle de la nature [ . . . ] Contemplation passive,
curiosite sans objet precis, communion sommaire et
inconsciente avec la nature [...] J'etais un peu pareil
a ces spectateurs somnolents et combles par le seul
spectacle des choses. Je me regardais vivre, agir; je
me rappelais des sensations eprouvees, des actes de mon
enfance, de ma jeunesse, des gouts que j'ai eus, des
desirs, des experiences. Sans conclure, sans resoudre;
sans meme poser les questions. Pour le plaisir assis-
ter au spectacle [. . . ] (Correspondance Gide-Martin du
Gard. II, 521)
Ce contraste entre 1'oeuvre et les ecrits personnels de
RMG est done le resultat de la poursuite du but que l'ecri
vain s'etait donne, mais aussi le resultat, egalement, de
218
ce curieux dedoublement auquel RMG avait reussi a aboutir.
Dedoublement qui consistait a n'utiliser dans son oeuvre que
ses facultes rationnelles et de reserver pour ses ecrits
personnels tout ce qui risquait de sortir du domaine ration-
nel. C'est pourquoi 1'image de RMG qui se degage de ses
ecrits personnels est beaucoup plus complete que celle qui
se degage de son oeuvre, car ce n'est que dans ceux-la que
nous trouvons l'homme tout entier. Nous y trouvons non
seulement un homme qui pense et qui raisonne sur tous les
problemes de son temps et sur les problemes de tous les
temps, mais aussi un homme qui ressent des emotions pro-
fondes, qui exprime ses idees personnelles, ses gofits et
ses antipathies, sans aucune restriction, et qui s'abandonne
a la volupte de pouvoir s'exprimer directement.
Ce n'est que dans ses ecrits personnels, et surtout
dans son journal, que RMG se permet en quelque sorte de
s'occuper de lui-meme— occupation qui lui donne une satis
faction immense et dont nous trouvons 1'expression dans ces
lignes qu'il ecrit a son ami Pierre Margaritis le 8 fevrier
1918 au moment ou il entreprend la redaction de ses Souve
nirs .
Je t'ai deja dit que j'ecrivais mes "Souvenirs." Avec
delices. [...] Le tout sans contrainte, avec la plus
grande aisance possible, l'egoisme foncier, absolu,
"reglementaire," d'un pareil travail est une source per-
petuelle de satisfaction. Je l'avoue. Un artiste
s'occupe toujours et partout de lui. Mais il a la
pudeur de la dissimuler. La il n'y a pas a feindre,
puisque c'est le sujet meme de son livre. Cette absence
de contrainte est d'une volupte infinie. (Correspon-
dance Copeau-Martin du Gard. I, 273)
Cette pudeur exquise de RMG est due a plusieurs fac-
teurs. Tout d'abord a son goGt inne de la discretion, son
aversion marquee a l'egard de tout exhibitionnisme aussi
bien dans le domaine litteraire que dans le domaine prive.
Nous avons deja remarque cortibien il avait ete souvent irrite
par le manque de reserve de Gide, et c'est la m§me reaction
qui se degage des remarques de RMG faites au sujet de
/ 2
l'ecrivain Eugene Dabit:
Ai consacre mon temps a relire et ponctuer le volumineux
"Journal" de Dabit. [...] Toutes ses faiblesses y sont
etalees avec une inconsciente et sympathique impudeur.
De quoi faire naxtre chez le lecteur ces sentiments
qu'inspirait Dabit lui-meme: un tendre attachement et
beaucoup d 'irritation. [...] j'y retrouve [...] son
monstrueux et si naturel amour eperdu de lui-meme, ce
narcissisme un peu primaire, etc. A-t-on raison de
publier ga? Je ne prononce pas. J'ai une invincible
repugnance contre ces publications indiscretes si pres
de la mort. (Correspondence Gide-Martin du Gard, II,
533)
Si RMG se montre si pudique a reveler a autrui ses
pensees intimes, c'est aussi, en partie, parce qu'il s'etait
rendu compte, et non sans amertume, que ses amis voulaient
220
surtout lui faire part de leurs impressions plutdt que de
s'interesser aux siennes. Il ecrit a Copeau:
[...] tu es le seul, avec Gide, dont l'amitie soit un
echange (inegal ou non, c'est deja "henaurme" qu'il y
ait echange, et qu'on sente, en recevant beaucoup, qu'on
donne aussi un peu!) Tous mes autres amis m'imposent le
"sens unique" [...] Je ne leur reproche rien, je suis
recompense par le sentiment que j'ai d'avoir leur con-
fiance. Et d'ailleurs, il y a peut-etre de ma faute, si
je suis, avec eux, uniquement receptif. Mais la confi
dence, qu'ils n'appellent pas, (ou si faiblement que cet
appel me parait de pure forme— comme les gens qui vous
disent: "Comment allez-vous?", sans meme vous laisser
le temps de repondre) me reste quelquefois un peu lourde-
ment sur le coeur; et il arrive que je me lasse de me
preter toujours, sans pouvoir m'evader de ma solitude.
(Correspondance Copeau-Martin du Gard. II, 548)
Cette pudeur peut s'expliquer encore par la modestie
inouie de l'ecrivain, modestie qui le poussait a croire que
ce qu'il avait a dire n'avait guere d 'interet pour les
✓ \ N ✓ S 3
autres. Il ecrit a Gide apres un sejour a Pontigny:
Je suis revenu de la-bas, frappe au vif, desespere,
ayant pris de moi une idee tellement defavorable, que je
n'ai pu lutter contre un spleen noir. De ma vie je ne
m'etais si profondement rendu compte de ce que je vaux.
De ma lenteur d'esprit, de ma lourdeur, de mon ignorance
folle, de mon inculture irreparable, et surtout d'une
indigence generale. qui me condamne a un horizon borne,
qui m'interdit toute pretention a apprendre, a com-
prendre d'autres choses. (Correspondance Gide-Martin
du Gard. I, 189)
C'est justement parce que RMG n'avait pas reussi
entierement a "feindre" que nous retrouvons, sinon directe-
ment, en tout cas par le truchement des personnages, les
1
221
memes preoccupations dans 1'oeuvre que celles que nous trou-
vons dans les ecrits personnels. Nous avons constate de
nombreuses similitudes entre l'oeuvre et les ecrits person
nels en ce qui concerne ses preoccupations essentielles: la
souffrance, la religion, la solitude, l'angoisse metaphy
sique, etc. Mais nous avons egalement constate des diver
gences profondes entre ces deux formes d 1 expression de
l'ecrivain— divergences dues, en partie, aux limitations
d'expression et de sujet que RMG s'etait imposees lui-meme
dans son oeuvre, et, d'autre part, a 1'evolution dans la
pensee de l'ecrivain durant les dix-sept annees qui separent
le dernier volume des Thibaut de la mort de 1'ecrivain.
Ce n'est qu'a la lecture des ecrits personnels de RMG
qu'on peut remarquer ces divergences, puisque, jusqu'au
moment ou l'on publiera "Le journal du Colonel Maumort,"
nous n'aurons aucun autre temoignage ecrit de la pensee de
1'auteur durant ces dix-sept dernieres annees. Or, con-
trairement a ce qu'en dit Magny lorsqu'elle remarque a pro-
pos de RMG: "On dirait que sa montre s'est arretee au
moment ou meurt son heros Antoine, et qu'il n'a pas pro-
gresse spirituellement a partir de 1918, qu'il a cesse de
vouloir accompagner le monde dans son evolution" (p. 138),
la pensee de RMG avait profondement evolue durant ces
222
annees. C'est bien plus la remarque suivante de Robidoux
plutOt que celle de Magny, qui s'applique a RMG: "Dans tout
ce qui est humain, il serait arbitraire de negliger la
realite du temps" (p. 141). D'ailleurs, RMG lui-meme cons-
4
tate: "L'amitie evolue, comme le reste." Nous avons vu
comment RMG avait evolue non seulement dans ses amities,
mais aussi dans son attitude envers la mort, sujet qui
domine profondement son oeuvre, et qui avait ete, comme il
le dit lui-meme: "la cle de ma vie." Alors que pendant la
plus grande partie de sa vie, et tout au long de son oeuvre,
y compris son theatre comique, RMG exprime sa hantise de la
mort, dans les ecrits personnels, nous constatons 1'accepta
tion graduelle chez l'ecrivain de la finalite de la vie. En
fait, le dernier enonce de RMG a ce sujet refute totalement
ce qu'il avait exprime a cet egard dans son oeuvre crea-
trice.
Dans le domaine politique egalement, la pensee de RMG
avait profondement evolue entre les annees 1940-58. Nous
avons vu comment, au moment ou eclatait la deuxieme guerre
mondiale, l'ecrivain avait perdu toutes ses illusions sur la
possibility d'eviter la guerre, illusions qu'il avait gar-
dees malgre tout jusqu'a la fin des Thibault. Nous avons
constate de m§me le pessimisme accru de l'ecrivain en ce qui
I
I
223
concernait les possibilities d'eviter les guerres futures, et
sa perte totale de confiance dans le communisme. Une evolu
tion profonde est evidente aussi dans la prise de position
de l'ecrivain a l'egard des crimes politiques commis soit
par un peuple coupable comme l'Allemagne, soit par des
5 /
"empoisonneurs publics comme Maurras." A la tolerance
extr§me qui avait caracterise les idees politiques exprimees
dans son oeuvre, succede une note condamnatoire. D'ail
leurs, RMG lui-meme est tres conscient de cette evolution
dans ses idees lorsqu'il constate dans une lettre du 2 fev-
rier 1945: "J'ai termine 1'autre guerre sans avoir eu, en
quatre ans, aucun sentiment de haine. Je ne puis en dire
autant aujourd'hui" (II, 306).
Cette evolution est d'ailleurs tout a fait normale, car
la revulsion qu'avait provoquee chez RMG les horreurs de la
deuxieme guerre mondiale ne lui permettait plus de s'en
tenir a un pacifisme passif. C'est parce qu'il avait cons
tate les consequences d'une attitude de non-violence qu'il
n'hesite pas a preconiser la violence, si celle-ci est
necessaire pour eviter la recurrence des evenements dont il
a ete temoin. C'est ce qui explique le ton de remarques
telles que:
224
La grande malediction de ce temps, c'est que, justement,
pour paralyser l'attaque resolue d'un adversaire cynique,
impitoyable et decide a vous asservir ou a vous extermi
ner, il n'y ait pas d'autre moyen efficace que de lui
emprunter ses armes, les seules qui puissent lui faire
obstacle. Contre un gangster, le browning! Et, si l'on
peut: tirer le premier, pour l'abattre... J'ai ete
avec ferveur, "munichois." Maintenant, j'ai compris.
Le plan de la mystique et celui de la realite ne sont
tangents sur aucun point. (II, 406)
Il y a egalement une evolution profonde dans les idees
de RMG sur sa vocation litteraire, surtout durant les der-
nieres annees de sa vie. D'ailleurs, ce n'est que dans les
ecrits personnels que nous pouvons suivre la genese de la
vocation litteraire de l'ecrivain, puisque, a 1'exception de
quelques allusions a ce sujet faites par Bernard Grosdidier
dans Devenir!. il n'est pas question de cette vocation dans
1'oeuvre litteraire de RMG. Il est vrai que RMG nous donne
un resume des etapes essentielles de sa vocation dans ses
Souvenirs. mais ce n'est que dans ses ecrits personnels
qu'on peut trouver le temoignage du processus createur de
l'ecrivain, et suivre pas a pas, les preparatifs, les rai
sons artistiques et personnelles qui sont a la source de
cette oeuvre. Sans les details fournis par ces ecrits, il
serait difficile de comprendre pourquoi RMG qui, au debut de
sa carriere litteraire, semblait &tre destine, selon toutes
apparences, a devenir dramaturge, allait non seulement se
225
concentrer dans sa vocation de roraancier, mais se detourner
presque entierement du theatre. C'est encore grSce au
temoignage des ecrits personnels que nous pouvons expliquer
la fin prematuree de la production litteraire de RMG* et
pourquoi il cesse de publier dix-sept ans avant sa mort,
alors qu'il continue d'ecrire jusqu'a la fin de sa vie.
C'est dans ces ecrits que nous trouvons les raisons qui ont
pousse l’ecrivain a croire que sa derniere oeuvre, "Le
journal du Colonel Maumort," ne valait la peine ni d'etre
terminee ni d'etre publiee, alors que selon Gide ce dernier
ouvrage promettait d'etre le chef-d'oeuvre de RMG. C'est
la que nous pouvons remarquer le contraste extraordinaire
entre le devouement total a 1'oeuvre durant la jeunesse et
la maturite de RMG, et son detachement a la fin de sa vie.
Il suffit de comparer les deux citations suivantes pour se
rendre compte du profond changement qui s'etait opere chez
l'ecrivain en ce qui concernait sa vocation litteraire. La
premiere date du 2 mai 1915, et revele a Copeau les reac
tions de RMG devant la menace de la mort lorsqu'il est au
front.
J'ai passe un sale mois d'avril... je m'en souviendrai.
J'ai senti a quel point je tenais a 1'oeuvre. Mes
seules pensees (je veux dire les premieres, les plus
instinctives, les profondes), en menace de mort, etaient
-V
\
226
pour mon oeuvre inachevee, pour mes projets, et ensuite
seulement pour les miens— C'est peut-gtre monstrueux,
c'est la verite. (Correspondance Copeau-Martin du Gard.
II, 730)
La deuxieme citation date du 5 janvier 1944:
Pour donner son plein, il faut se croire Goethe, et
croire qu'on ecrit son Faust, chaque matin, en s'atta-
blant au travail— au moins pendant quelques instants...
Je n'ai plus ces illusions necessaires. Je me sens
depasse par mon temps. Ce que je pourrais dire ne
repond plus a aucune de ces interrogations que se posent
les hommes jeunes. Le temps a marche plus vite que moi,
le monde qui m'etait contemporain s'est effondre dans le
chaos. Je n'ai plus la souplesse, ni la force, ni le
temps pendant les annees de sursis qui me restent, de
faire le prodigieux retablissement qui serait necessaire
pour comprendre et m'adapter. Je suis condamne a me
survivre. Je n 'en eprouve ni amertume, ni desespoir; je
me resigne tres sereinement a 1'inevitable. [...] Mais
ce que je suis capable de faire encore n'offre pas grand
inter§t et ne merite pas que je fasse des prodiges
d'energie pour la realiser. Si j'y parviens, peu a peu,
en continuant ma tache quotidienne, tant mieux, cela
m'apportera quelques moments agreables de plus; mais si
les forces, ou le temps, me manquent pour ecrire un
livre de plus, un livre "honorable" et sans genie, cela
n'a vraiment aucune importance pour personne, et tres
peu pour moi. (II, 697)
Des ecrits personnels, nous pouvons degager les carac-
teristiques essentielles de la nature de RMG, car dans ces
ecrits, l'ecrivain ne conserve pas, comme il le fait dans
son oeuvre, seulement ce qu'il juge digne d'§tre publie; il
exprime au contraire, dans leur spontaneite, les pensees,
les emotions, les reactions, que provoquent en lui les
evenements de sa vie quotidienne. Parmi ces
0
227
caracteristiques, nous avons remarque sa lucidite et sa
force de caractere, qui nous permettent de comprendre com
ment, une fois convaincu que sa vraie voie etait celle du
realisme, l'ecrivain avait reussi a eliminer de son oeuvre
tout element qui allait a l'encontre de cette forme d'ex
pression .
Ce sont encore les ecrits personnels qui permettent de
decouvrir qu'il y avait chez RMG une ambiguxte de caractere
que son oeuvre ne laisse guere soupgonner. Et c'est parce
que dans ces ecrits RMG n'hesite pas a parler de lui-meme,
que nous pouvons relever des contradictions dans sa nature
qui viennent s'ajouter a celles qui peuvent se deduire de
son oeuvre. Nous avons remarque, par exemple, dans Les
Thibault. le pessimisme profond qui se degage de cette
oeuvre, mele a un amour intense de la vie, et nous avons pu
constater aussi, grace au theitre comique de RMG, que
1'auteur des Thibault savait provoquer le rire aussi bien
que la reflexion serieuse chez ses lecteurs. Jean Delay dit
a ce propos:
Lorsque Berthold Mann fit son intelligent portrait [de
RMG], il vit bien que "deux bonhommes se battaient en
lui," l'un appartenait au genre comique et lui parais-
sant correspondre a 1'auteur de La gonfle. 1'autre dont
le serieux lui en imposait, correspondait a 1'auteur des
Thibault, et il a su rendre avec maitrise cette double
228
nature d'un etre difficile a peindre. (Preface a Cor
respondance Copeau-Martin du Gard, I, 44)
Dans les ecrits personnels, nous pouvons relever
maintes autres contradictions dans son caractere et consta-
ter que sa nature etait beaucoup plus complexe que ne le
faisait croire son oeuvre. Mime Gide, qui pourtant le con-
naissait si bien, se trompait lorsqu'il lui ecrivait: "Pour
ce qui est de moi, je vous tiens depuis longtemps pour un
etre extraordinairement homogene\ c'est ainsi que vous vous
etes offert a moi des l'abord."^ En fait, loin d'etre homo
gene, RMG rappelle singulierement certaines caracteristiques
que l'ecrivain avait attributes a Jacques dans Les Thibault.
en particulier dans le passage suivant:
[II] donnait 1'impression d'avoir sur la plupart des
questions des vues diverses, souvent contradictoires, et
qu'il ne parvenait pas lui-meme a coordonner. Dont il
ne reussissait guere, tout au moins, a tirer une certi
tude precise, solide, durable, des directives nettement
orientees. Sa personnalite, de m§me, etait composee
d'elements heterogenes, opposes, et egalement imperieux—
ce qui constituait sa richesse— mais entre lesquels il
avait du mal a faire un choix, et dont il n'a jamais su
faire un tout harmonieux. De la son eternelle inquie
tude, et ce malaise passionne dans lequel il a vecu.
(Epilogue [II, 946])
RMG est souvent tres conscient des contradictions de
sa nature, et dans ses ecrits personnels, il observe et
analyse minitieusement ces contradictions. Par exemple,
nous avons vu comment il explique a Copeau l'alternance de
/
0s
229
ses humeurs— le passage constant de la tristesse la plus
profonde a une joie de vivre intense, son godt de la soli
tude, et la souffrance que cree en lui cette solitude.
D'autres contradictions se degagent encore de son journal et
de sa correspondance: un repliement sur lui-meme de plus en
plus prononce et en m§me temps un profond regret et un
desarroi total a se sentir depasse par son temps, de ne pou-
voir plus "participer."
Certaines de ces contradictions ne sont guere apparen-
tes pour 1'auteur, mais sont nettement discernables a ses
lecteurs ou a ses amis. Par exemple, celle qui resulte de
l'insistance de RMG a croire qu'il ne peut exister un code
moral sans base religieuse, alors que toute sa vie prouve le
contraire de sa theorie. Ou encore, celle qui resulte de
son desir de tenir 1'ecrivain en dehors de tout engagement
politique alors que, en fait, il prend definitivement parti,
aussi bien dans son oeuvre que dans sa vie, sur les ques
tions d'ordre politique.
Mais de toutes les contradictions qui se degagent des
ecrits de RMG, et surtout de ses ecrits personnels, la plus
importante est celle creee en lui par 1'opposition entre ses
facultes rationnelles et ses besoins emotionnels. Tout
comme Antoine, dont Camus dit: "Il lui arrive de preferer
\b
2 30
ce qu'il sent a ce qu'il croit" (Souvenirs [I, xxiii]), RMG,
lui non plus, ne parvenait pas toujours a se reconcilier
avec les conclusions que lui offraient as raison, sa
logique, sa lucidite et sa formation scientifique. C'est
pourquoi il se debat constamment contre 1'interpretation
terriblement pessimiste de la vie qui lui impose son mate-
rialisme inebranlable car sa vie affective ne peut se con-
tenter de la vision d'un univers absurde ou l'homme est con-
damne a la solitude, a la souffrance et a la mort. C'est
pourquoi aussi, nous trouvons chez RMG ce pathetique dilemne
d'un homme tiraille entre son refus de toute interpretation
metaphysique du monde et, en meme temps, par une profonde
aspiration a trouver un sens dans la vie autre que celui qui
lui est offert par son materialisme.
Dans ses rapports avec les hommes, egalement, nous
trouvons chez RMG un homme lucide, sans illusions, qui
observe et decrit impitoyablement les folies et les fai-
blesses humaines, mais qui, neanmoins, ressent pour cette
faible creature une tendresse et une compassion profonde.
En fait, c'est presque dans tous les domaines essen-
tiels que nous trouvons constamment des contradictions entre
ce que RMG pense et ce qu'il sent, entre ses reactions
rationnelles et ses reactions emotionnelles. Et Jean Delay
231
avait tout a fait raison quand il predisait deja en 1958:
"Quand ses lettres seront revelees, dans les delais qu'il a
lui-m§me fixes, il est vraisemblable que naltra dans 1'
1'esprit des lecteurs une seconde image de Roger Martin du
Gard.
C'est sans doute parce que certaines de ces contradic
tions sont perceptibles dans 1'oeuvre de RMG que Camus dit:
" [...] par ses audaces invisibles ou ses contradictions,
cette oeuvre est de notre temps" (I, x). En effet, cette
oeuvre, comme son createur, semble a prime abord aisee a
definir, a etiqueter, a placer dans un cadre precis. Nous
avons vu que la plupart des critiques de RMG, et surtout ses
contemporains, avaient ete unanimes a reconnaitre en lui un
heritier du roman realiste du 19e siecle. Certains, comme
Magny, etaient alles jusqu'a le considerer comme "un natura-
liste attarde," et Lanson, lui aussi, voyait dans "la pein-
ture facetieuse ou cynique des moeurs" dans Le testament du
Pere Leleu et dans Vieille France un aspect du naturalisme.
Certes, les ingredients de base du realisme— une docu
mentation historique precise, le choix de personnages ordi-
naires, le style impersonnel et objectif, la description
;minutieuse et precise des personnages— existent dans 1'
1'oeuvre de RMG. Mais, il suffit de comparer le realisme de
2 32
RMG a "l'art pour l'art" de Flaubert, au realisme impres-
sioniste des freres Goncourt, ou au document pseudo-clinique
de Zola pour constater que le terme "realiste" ne cerne pas
d'une maniere precise les contours de 1'oeuvre de RMG.
Il est toujours arbitraire d'essayer de placer un ecri-
vain dans le cadre d'une ecole litteraire. En ce qui con-
cerne RMG, la difficulte est accrue du fait que son oeuvre,
comme nous 1'avons vu, presente des caracteristiques dif-
ferentes selon qu'il s'agit de son oeuvre romanesque, de son
oeuvre dramatique ou de ses ecrits personnels. Par defini
tion, ses ecrits personnels sont aux antipodes de ce qu'on
pourrait considerer la veine realiste, et meme en parlant de
son theatre comique, n'est-ce pas plutdt 1'exageration, la
caricature rabelaisienne, le comique dru et savoureux de la
farce molieresque que RMG se propose, plutdt que la peinture
aussi reelle que possible d'un milieu paysan?
Il serait en dehors du cadre de notre sujet de montrer
en details dans quelle mesure RMG se rattache aux ecrivains
realistes du 19e siecle et dans quelle mesure il s'en
, . 8 s s
eloigne. Mais ce qui semble ressortir tres clairement a la
conclusion de cette etude c'est que si par certains cOtes
lies ecrits de RMG possedent definitivement certaines carac
teristiques de 1'ecole realiste, par d'autres aspects, ces
233
ecrits sont beaucoup plus proches du courant litteraire du
2 0e siecle que de celui du 19e. C'est surtout par la forme,
et la encore, seulement dans une partie de son oeuvre
romanesque, qu'on peut placer RMG dans le courant litteraire
du realisme. Par son contenu, par la vision de l'ecrivain
qui s'en degage, elle contient en germe les preoccupations
de notre temps. Si cette oeuvre se distingue des oeuvres
qui lui sont contemporaines, c'est dans la mesure ou elle
evite l'insolite, la recherche du style, 1'element autobio-
graphique. Mais, bien que d'une maniere differente, RMG,
lui aussi fait partie de ces ecrivains qui derriere les
apparences de la realite sondent le mystere de la nature
humaine, qui, dans un monde ou toutes les valeurs tradition-
nelles se sont effondrees confrontent les problemes qui vont
envahir la litterature de la generation suivante d'ecri
vains: l'absurde, l'inhumanite des hommes et de l'Univers,
1'engagement, etc. De tous les critiques, c'est peut-etre
Camus qui a place mieux que quiconque 1'oeuvre de RMG dans
sa propre perspective lorsqu'il dit:
Roger Martin du Gard, qui commence d 'ecrire au debut du
siecle, est, [...] le seul litterateur de sa generation
qu'on puisse placer dans la lignee de Tolstoi. Mais, en
meme temps, il est peut-etre le seul (et, dans un sens,
plus que Gide ou Valery) a annoncer la litterature
d 'aujourd'hui, a lui leguer les problemes qui l'ecra-
sent, a autoriser aussi quelques uns de ses espoirs.
(I, ix)
Il faut remarquer cependant, que si les ecrits person
nels de RMG nous permettent de nous faire une image plus
complete de l'ecrivain, il est probable, malgre tout, que la
publication des ecrits encore inedits de 1'auteur— le texte
integral du journal et le roman inacheve, "Le journal du
Colonel Maumort"— modifiera ou ajoutera a cette image. En
effet, meme si les ecrits personnels deja publies de RMG
nous permettent d'avoir toutes sortes de renseignements sur
l'ecrivain qui viennent s'ajouter a ceux fournis par
1'oeuvre, il est certain que les ecrits inedits contiennent
encore d'autres informations que 1'auteur, par discretion,
n'avait pas voulu exposer ni a ses lecteurs, ni m£me a ses
amis les plus intimes. Certaines indications permettent de
supposer que tout "le mystere RMG" ne sera jamais dissipe
tout a fait. Une declaration telle que: "Ah, ne rien
ecrire sans se demander: Cela compromet-il quelqu'un? Cela
\ 9
peut-il causer de la souffrance a quelqu'un?" limite neces-
sairement, et m§me dans les ecrits posthumes, les revela
tions que RMG se permet.
D'ailleurs, RMG lui-meme avait informe Jean Delay, au
moment ou il avait charge celui-ci de publier sa
2 35
correspondance avec Gide et Copeau, qu'il avait retire
une douzaine de lettres environ, que je jugeais trop
intimes pour etre divulguees si tdt apres moi. Ces
lettres ont ete jointes a mon journal, lequel restera
sous scelles, a la Bibliotheque Nationale, au moins pen
dant vingt-cinq ans apres moi, et, en tout cas, jusqu'au-
pres le deces de ma fille. (Correspondance Copeau-
Martin du Gard, I, 12)
C'est encore les commentaires de RMG lui-meme sur son jour
nal qui nous permettent de nous rendre compte de 1'aspect
fragmentaire que nous presente la portion publiee de celui-
ci. Parlant a Jean Delay a propos de ce journal, RMG aurait
dit:
Mon coeur mis a nu, disait 1'autre. Marie Rougier [la
secretaire de RMG], qui a eu la patience de faire cette
copie unique (et que j'ai), est la seule a avoir lu
cette longue confidence. J'en ai lu parfois une page a
Gide ou a quelque intime, mais tres rarement, tres
brievement, et personne, en realite, ne connait ce Jour
nal. Le manuscrit est depose depuis octobre dernier 1957
a la Nationale, et doit rester rigoureusement secret
jusqu'apres la mort de ma fille. et au moins vingt ans
apres ma disparition... il n'est pas sans importance
que vous ayez sur moi, ma vie familiale, mon passe, des
renseignements de premiere source et qui se sont accumu-
les au cours de trente annees, sans premeditation, sans
aucun souci de litterature ou d'art, et sans aucune
reticence ni camouflage de ma part. (I, 12)
Il est done evident que 1'image de RMG, en tant
qu'ecrivain et en tant qu'homme, qui se degage de la pre
sente etude sera un jour modifiee. On ne peut s'emp§cher de
demander: "Dans quelle mesure?" Nous avons ecrit cette
etude dans la pensee que la plupart des documents— oeuvre
proprement litteraire et ecrits personnels— sont deja dis-
ponibles et laissent degager les grandes lignes de cette
personnalite apparemment contradictoire mais foncierement
une. Nous doutons fort que la publication dans l'avenir de
tous les documents existants de RMG modifie radicalement
1'image que nous avons tracee. La probite fonciere de RMG
nous semble reduire au minimum 1'eventualite de revelations
inattendues et bouleversantes qui imposeraient une reevalua
tion totale de 1'oeuvre et de 1'homme. Nous sommes persua
des que RMG a derobe certains documents aux yeux du public,
pour encore quelques annees, non par crainte de revelations
honteuses ou compromettantes, mais simplement par delica-
tesse et, surtout, par compassion humaine: il s'agissait
d'epargner les susceptibilites et de preserver la tranquil-
lite d '§tres qui lui furent chers. Nous osons esperer que
la publication des documents en question completera, mais
n'infirmera pas trop gravement, nos conclusions. Si cet
espoir est ou n'est pas bien fonde sera facilement veri
fiable dans quelques annees.
NOTES POUR LA CONCLUSION
^Correspondance Copeau-Martin du Gard. I, 145.
2 N
RMG avait fait la connaissance d'Eugene Dabit en 1928
et s'etait engage a corriger son journal apres la mort de
celui-ci.
3 / /
Reunions litteraires organisees par Paul Desjardins
dans sa propriete a Pontigny.
4
Correspondance Copeau-Martin du Gard. II, 380.
Correspondance Gide-Martin du
WU.ft.VA, -ft-J.
Gard, II.
. j w w w
308 .
Correspondance Gide-Martin du Gard, II, 446 .
7
"Commencements d'une amitie, 1 1 Nouvelle Revue Fran-
caise. No. 72 (decembre 1958), p. 984.
8 ✓
Robert Roza a ecrit son livre, Roger Martin du Gard et
la banalite retrouvee. sur ce sujet.
9
Correspondance Gide-Martin du Gard, II, 85.
B IBLI OGRAPH I E CHOISIE
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University of Southern California Dissertations and Theses
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Asset Metadata
Creator
Rosenberg, Judith
(author)
Core Title
Les Trois Visages De Roger Martin Du Gard: Le Romancier, Le Dramaturge, L'Homme. Une Etude Des Contrastes De Contenu Et De Style Dans Les Romans, Pieces De Theatre Et Les Ecrits Personnels De Ro...
Degree
Doctor of Philosophy
Degree Program
French
Publisher
University of Southern California
(original),
University of Southern California. Libraries
(digital)
Tag
Literature, Modern,OAI-PMH Harvest
Language
English
Contributor
Digitized by ProQuest
(provenance)
Advisor
Knodel, Arthur J. (
committee chair
), [Lowiell] (
committee member
), Durbin, James H., Jr. (
committee member
)
Permanent Link (DOI)
https://doi.org/10.25549/usctheses-c18-825073
Unique identifier
UC11364183
Identifier
7409087.pdf (filename),usctheses-c18-825073 (legacy record id)
Legacy Identifier
7409087
Dmrecord
825073
Document Type
Dissertation
Rights
Rosenberg, Judith
Type
texts
Source
University of Southern California
(contributing entity),
University of Southern California Dissertations and Theses
(collection)
Access Conditions
The author retains rights to his/her dissertation, thesis or other graduate work according to U.S. copyright law. Electronic access is being provided by the USC Libraries in agreement with the au...
Repository Name
University of Southern California Digital Library
Repository Location
USC Digital Library, University of Southern California, University Park Campus, Los Angeles, California 90089, USA
Tags
Literature, Modern