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University of Southern California Dissertations and Theses
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La Notion D'Espace Dans Un Choix De Romans Francais De La Deuxieme Moitiedu Dix-Huitieme Siecle. (French Text)
(USC Thesis Other)
La Notion D'Espace Dans Un Choix De Romans Francais De La Deuxieme Moitiedu Dix-Huitieme Siecle. (French Text)
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Content
LA NOTION D'ESPACE DANS UN CHOIX DE ROMANS
FRANCAIS DE LA DEUXIEME MOITIE
DU XVIIIe SIECLE
by
Annie Chirac Warden
A Dissertation Presented to the
FACULTY OF THE GRADUATE SCHOOL
UNIVERSITY OF SOUTHERN CALIFORNIA
In Partial Fulfillment of the
Requirements for the Degree
DOCTOR OF PHILOSOPHY
(French)
June 1971
| 71-27,966
, WARDEN, Annie Chirac, 1933-
! ? ' • LA NOTION D’ESPACE DANS UN CHOIX DE ROMANS
FRANCAIS DE LA DEUXIEME MOITIE DU XVIIIe
ffe SIECLE [French Text].
W'
‘ 0y University of Southern California, Ph.D., 1971
Language and Literature, general
’ ( > ;
t : University Microfilms, A X ER O X Company, Ann Arbor, Michigan
ki
© COPYRIGHT BY7
ANNIE CHIRAC WARDEN
1971
THIS DISSERTATION HAS BEEN MICROFILMED EXACTLY AS RECEIVED
UNIVERSITY O F SOUTHERN CALIFORNIA
THE GRADUATE SCHOOL
UNIVERSITY PARK
LO S ANGELES, CALIFO RNIA 9 0 0 0 7
This dissertation, w ritten by
........ Annie. .Chirac ..Warden.......
under the direction of her. Dissertation C om
m ittee, and a p p ro ved by all its members, has
been presented to and accepted by T he G radu
ate School, in partial fulfillm ent of require
ments of the degree of
D O C T O R O F P H I L O S O P H Y
m o
Dean
D a te June.. 1.9 . 7 1
DISSERTATION COMMITTEE
Chairman
TABLE DES MATIERES
Page
INTRODUCTION ............................................ 1
Chapitre
I. THE OR IE DU R O M A N ............................... 5
Theorie et etat du roman avant la
Nouvelle Heloise
Theorie du roman apres la Nouvelle
Heloise: explication du choix des
ouvrages consideres
II. LES DIFFERENTS ASPECTS DE LA NATURE........... 39
La nature poetique: Rousseau, Loaisel
de Treogate, Dorat, Vivant Denon,
Senac de Meilhan
La nature rustique: Restif de la
Bretonne
La nature exotique: Bernardin de
Saint-Pierre
III. ESPACE URBAIN ET ESPACE FANTASTIQUE........... 70
L'espace urbain: Rousseau, Loaisel
de Treogate, Restif de la Bretonne,
Senac de Meilhan
L'espace fantastique: Cazotte, Diderot
ii
Chapitre Page
IV. ESPACE INTERIEUR ET OBJETS 90
L'espace interieur: Rousseau, Loaisel
de Treogate, Diderot, Senac de
Meilhan
Les objets: Rousseau, Restif de la
Bretonne, Senac de Meilhan
V. LE ROLE DE L'ESPACE DANS L'ILLUSION ET
LA REALITE ROMANESQUES ...................... Ill
VI. L'ESPACE ET LA STRUCTURE DES ROMANS..............149
VII. L'ESPACE DANS LE ROMAN EPISTOLAIRE ET
LES MEMOIRES 184
CONCLUSION 197
BIBLIOGRAPHIE
217
iii
INTRODUCTION
Le but de cette etude n'est pas de saisir la notion
d'espace dans son abstraction mathematique ou metaphysique,
mais d'en considerer l'apport litteraire dans le developpe-
ment du roman franqais. Or, le terme d'"espace" parait a
lui tout seul si imprecis, si impalpable qu'il semble que
pour le saisir on soit oblige de lui joindre une epithete
qui le ramene a l'echelle humaine: espaces infinis, grands
espaces, espace vert, espace vital. 11 s'agit tant6t d'une
"etendue indefinie, milieu sans bornes," tantdt d'une j
"etendue superficielle et limitee" qui contient tous les
objets.’ * ' Suivant Locke, dont 1'influence se retrouve dans
la pensee et les ecrits de Diderot, Voltaire, Condillac,
1'idee d'espace est expliquee par la theorie des sensations,
1
et s'acquiert par les sens de la vue et du tact (Grand J
Dictionnaire, VII, 880) . Or, la perception du monde
^Pierre Larousse, ed., Grand Dictionnaire Universel
(Paris, 1865), VII, 880.
1
exterieur, de son influence sur la vie psychologique et
spirituelle des £tres humains represente un des plus grands
. / e
apports des romanciers de la seconde moitie du XVIII
siecle.
L 1 importance accordee aux arts mecaniques dans les
immenses volumes de 11Encyclopedie temoigne d'un renverse-
ment des esprits en faveur de la technique, qui ne pouvait
qu'entrainer une modification des valeurs sociales. Si l'on
i
admirait la machine, il fallait aussi admirer l'artisan qui
la fabriquait ou l'utilisait, le negociant qui la vendait.
En d'autres termes, un certain esprit bourgeois qui croyait
a un bonheur positif et terrestre par les progres d'ordre j
pratique de la civilisation se manifestera de plus en plus
en cette seconde moitie du siecle.
Un roman est le reflet d'une certaine societe, d'une
certaine epoque. Cette donnee explique pourquoi l'espace
et la description spatiale commencent a jouer un r6le deci-
sif a partir de la parution de la Nouvelle Heloise (1761) .
L'une des nouveautes de cet ouvrage etait de s'adresser a
une societe bourgeoise, c'est-a-dire une societe en pleine
ascension et mal connue des lecteurs de romans, jusque-la
recrutes parmi les membres de 1'aristocratie. Les preoccu
pations de 1'aristocratie appartenaient davantage au
3
domaine de 1'esprit qu'a celui de la matiere. Or, le bour
geois s'etait eleve en travaillant cette matiere; d'un
milieu social meprise, il etait passe a une categorie pri-
vilegiee. Ainsi, dans le monde des lettres, la bourgeoisie
apportait une experience riche et neuve. C'est a son avene-
ment que l'on doit en large mesure la decouverte du monde
exterieur, de la nature, de la ville, des objets. Ce sont
a ses moeurs que l'on doit la description des scenes fami-
liales ou des tableaux d'interieur.
La date de 1761 ne marque pourtant pas une scission
dans 1'evolution du roman au XVIIIe siecle. On trouve par
exemple des evocations du monde exterieur dans les romans
i
de Marivaux. En revanche, avec les Liaisons danqereuses
(1782), le roman purement psychologique fait sa reappari
tion. "Tout change, tout passe, il n'y a que le tout qui
2
reste." Cette prise de conscience du monde exterieur
s'opere sans heurt. Mais "ce sont les oeuvres maitresses
✓ 3
qui determinent les grands courants en litterature ... "
^Denis Diderot, R§ve de d'Alembert dans CEuvres de
Diderot, ed. Andre Billy, Bibliotheque de la Pleiade (Paris,
1951), pp. 893-894.
•^Pierre Trahard, Les Maitres de la sensibilite fran-
caise au XVIIIe siecle (1715-1789) (Paris, 1931), I, 15.
Et la Nouvelle Heloise marque un changement determinant dans
le roman en ce qui concerne 1'importance accordee a l'en-
vironnement, aux objets, aux sensations.
Cependant, la constatation d'un fait ne suffit pas.
Il faut en rechercher les causes et les effets. Comment
les romanciers de la seconde moitie du XVIIIe siecle se
servent-ils de la notion d'espace? Comment la comprennent-
ils? Comment intervient-elle pour aider a cet equilibre
instable entre la realite et 1'illusion, le vrai et l'ima-
ginaire, sans lequel il n'est point de bons romans? Quel
est son apport sur le plan esthetique? Comment se situe
cette decouverte du monde exterieur par rapport a la struc
ture du roman? L1etude qui suit se propose de repondre a
ces questions.
Enfin, une consideration de tous les romans de cette
periode serait physiquement impossible, risquerait d'§tre
j
aride et de nature "statistique." Seules les oeuvres les
plus marquantes, et, parmi ces dernieres, celles qui pre-
sentent le plus grand apport au developpmement des aspects
"spatiaux" seront analysees dans le plus grand detail.
CHAPITRE I
THEORIE DU ROMAN
Theorie et etat du roman avant
la Nouvelle Heloise
Toute etude du XVIIIe siecle se doit d'en preserver
1'unite. Evolution ne signifie pas rupture, pas m§me
juxtaposition. Dans Le dilemme du roman au XVIIIe siecle,
George May, qui se penche sur les rapports du roman et de
la critique de 1715 a 1760 fait observer que les attaques
I
dirigees contre le roman sont semblables aux accusations
portees contre le theatre au XVIIe siecle: " ... accusation
d'ordre moral ... , en particulier celui tenant a la puis
sance contagieuse de toute representation des passions ... ,"
et surtout reproches d'ordre esthetique, " ... des droits j
leses de la vraisemblance. Dans le domaine du theatre
aussi bien que dans celui du roman, le XVIIIe siecle va se
(Paris et New Haven, 1963), pp. 29, 39.
5
6
trouver domine par une philosophie sensorielie qui modifiera
profondement toute approche esthetique. Avec Diderot, la
parente entre theatre et roman se resserre encore par la
creation du drame bourgeois. C'est un des evenements litte-
raires les plus marquants du siecle: on ne ridiculise plus
les defauts du bourgeois gentilhomme, au contraire, on
exalte ses fonction et ses moeurs. En outre, le drame
apporte des innovations techniques de mise en scene: decor
I
et costumes, attitudes, gestes et mimiques des personnages.
Le texte a lui tout seul ne suffit plus pour creer 1'atmos
phere . Le m@me souci de precision quant a 1'aspect physique
du milieu ou se meuvent les personnages se retrouve dans le
roman de la seconde moitie du siecle.
Comme la poesie et le theatre, le roman est avant tout
oeuvre d'imagination. Il en differe par son inspiration,
car son essence est la representation de la vie, la repro
duction du concret. Il possede des elements structuraux i
qui lui sont propres: descriptions, narration, dialogue,
monologues, digressions. La perfection du roman ne depend
pas de 1'usage a proportions egales de chacun de ces ele
ments, mais de leur accord. L'un d'entre eux peut dominer,
mais ne doit pas etouffer les autres. De mdme que dans le
irame bourgeois le decor prend une importance de plus en
7
plus considerable dans la creation de 11 atmosphere, de m6me
le probleme du roman au XVIIIe siecle reside dans l'equi-
2
lxbre de "11 imagination et de 1'observation. "
Les reproches d'ordre esthetique que la critique dirige
contre le roman dans la premiere moitie du siecle sont
fondes sur " ... 1'invraisemblance et l'irrealisme de la .
composition des romans, de leur invention, de leurs situa
tions, de leur psychologie ... " (May, p. 20). En 1734,
Lenglet-Dufresnoy qui retrace l'origine du roman jusqu'a
1'epopee en fait reposer toute la vraisemblance sur le heros
qui doit rester un homme. Il rejette l'idee du paladin aux
prouesses fabuleuses et propose 1'image d'un Turenne, a
l'cfrne grande et genereuse, ou celle d'un Conde, au courage
surnaturel.
Les evenemens de nos Romans peuvent arriver tous les
jours, et s'ils sont traverses par des conjonctures
inesperees, elles ne sont pas moins naturelles que les
evenemens. Chez les anciens, l'evenement est plein de
prodiges et peut arriver tout au plus une fois en dix
ou douze Siecles, et 1'inconvenient qui le fait manquer
est quelquefois extravagant. Oh! c'est en cela que nous
avons mieux conserve le vraisemblable .3
^Henri Coulet, Le Roman jusqu'a la Revolution (Paris,
1967), I, 319.
^Nicolas Lenglet-Dufresnoy, De 1'usage des romans ...
(Amsterdam, 1734), I, 207-208.
8
En 1738, le marquis d'Argens, auteur des Lettres
juives, reconnait qui si les romans d'autrefois, tels ceux
de la Calprenede, sont outres et gigantesques, ceux d'au-
jourd'hui se presentent avec plus de naturel. II reprend
l'idee que Crebillon avait exprimee, deux ans auparavant,
dans la "Preface" des Egarements du coeur et de l1 esprit.
Bien faits, les romans sont aussi utiles que la comedie, et
les auteurs se doivent d'y peindre la nature et le vrai-
semblable.
Si les auteurs qui ecrivent des romans dans ce gofit
nouveau, toujours attaches au vrai, ne se laissent
point entrainer a quelque nouvelle mode ... , il y
a apparence que leurs ecrits seront aussi utiles pour
former les moeurs que la comedie, puis qu'on rendra
les romans le tableau de la vie humaine . .. Les au
teurs qui travaillent a des romans doivent s'attacher
a peindre les moeurs d'apres nature, et a devoiler
les sentimens les plus caches du coeur. Comme leurs
ouvrages ne sont que d 1 ingenieuses fictions, ils ne
peuvent plaire qu'autant qu 1 ils approchent du vrai-
semblable. Tout ce qui tient du merveilleux outre
n'est pas prise davantage chez les gens de goCtt que
ce qui sent le galimathias . L'un et 1'autre vont
ordinairement ensemble; et les auteurs qui donnent
dans des idees gigantesques ou peu naturelles, ont
ordinairement un style de declamateur, et qui vise
a la diction pompeuse et inintelligibleA
En 1746, Vauvenargues ne cache pas son mepris pour les
romans qu'il qualifie de puerilites.
^Jean Baptiste de Boyer, marquis d'Argens, Lettres
iuives ... (La Haye, 1764), II, 45-47.__________________
9
Le faux en lui-mtime nous blesse et n'a pas de quoi
nous toucher. Que croyez-vous qu'on cherche si avide-
ment dans les fictions? 1'image d'une verite vivante
et passionnee; nous voulons de la vraisemblance dans
les fables m£me, et toute fiction qui ne peint pas la
nature est insipide. II est vrai que 1'esprit de la
plupart des hommes a si peu d'assiette qu'il se laisse
entrainer au merveilleux, surpris par l'apparence du
grand. Mais le faux, que le grand leur cache dans le
merveilleux, les degotite. au moment qu'il se laisse
sentir; on ne relit point un roman.^
En 1755, Formey passe rapidement en revue la production
romanesque jusqu'a son temps. Il fait preuve d'un gotit tres
stir en preferant aux "Poemes Epiques en Prose" du XVIIe
siecle, "Deux petits Ouvrages exquis ... , savoir la Prin-
cesse de Cleves et Zayde. Dans la production immense du
roman moderne, se distinguent trois orientations differen-
j
tes. La premiere, c'est le "tragique touchant" de l'abbe
Prevost.
Quoi qu'il y ait quelquefois dans ses Romans des faits
qui pechent contre la vraisemblance, ils sont en gene
ral extr£mement seduisans, le style en est pur, les
evenements lies avec art. (p. 44)
La deuxieme, c'est la simplicite de Marivaux,
... auquel un petit nombre de faits tres simples servent
5
Vauvenargues, OEuvres de Vauvenarques. ed. D.-L.
Gilbert (Paris, 1857), I, 70-71.
6Jean Henri Samuel Formey, Conseils pour former une bi-
bliotheque peu nombreuse mais choisie (Berlin, 1755), p. 44.
10
seulement de pretexte pour amener et debiter une foule
de Reflexions delicates, originales ... (p. 45)
Quant a la troisieme tendance, elle est representee par les
ouvrages de Crebillon, que Formey juge manquer de decence,
a 1'exception des Egarements du coeur et de l1esprit (For
mey, p. 45).
Qu'un esprit aussi fin, aussi detache de prejuges que
celui de Vauvenargues repousse le roman comme un divertisse
ment d'esprits superficiels montre le discredit dans lequel
est tenu le genre romanesque dans la premiere moitie du
siecle: perspectives retrogrades, mauvaise foi, banalites,
aveuglement, la critique s'obstine a garder les yeux tournes
vers le passe et se refuse a accomplir oeuvre constructrice.
Le roman continue cependant a faire son chemin, se liberant
peu a peu de 1'accusation d 1invraisemblable pour s'orienter
vers un realisme dont l'un des principaux aspects est
1'effort de localisation, " ... ce qu'on pourrait done appe-
ler au sens large du mot le decor ou la toile de fond ... "
(May, p. 48). Il faut done se tourner vers les oeuvres
elles-m£mes, faire un choix parmi celles qui ont survecu en
tant que chefs-d'oeuvre, et celles qui ont connu le plus de
succes parmi les contemporains, pour considerer en quoi
consiste la notion de decor dans le roman jusqu'a la
11
Nouvelle Heloise.
II ne faut pas se tromper quant a 1'evocation des pay-
sages espagnols de Gil Bias de Santillane. Non seulement
s'agit-il d'une transposition des coutumes de la societe
franqaise, mais encore tous les incidents, tel celui de la
caverne, ne servent qu'a mettre en relief 1'ingeniosite du
personnage. Les pieces de toile, les pots de terre bien
bouches, la grille de fer sont des obstacles et non des
objets qui servent a reveler un caractere. Ils ne sont pas
decrits et la structure du recit demeure lineaire. Gil Bias
fait partie de la tradition du roman picaresque espagnol qui
est une illustration de 1'ingeniosite, bien plus que de la
psychologie d'un personnage.
Dans l'Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon
Lescaut, Prevost ne donne aucune indication precise sur
l'apparence physique de ses heros. Livres a 1'imagination,
il appartient a chacun de les recreer. Mais il les fait
evoluer dans une atmosphere qu'il connaissait bien, celle du
Paris de la Regence. On penetre avec Des Grieux dans les
salons de jeux ou des fortunes s'echafaudent aux depens des
joueurs honn§tes . On le suit dans son voyage nocturne de-
puis l'h6pital de la Salp^triere, ou il enleve Manon,
jusqu'au quartier mal fame, ou le frere de Manon tombe
12
assassine par un compagnon de jeu. On se deplace avec lui
entre Chaillot, qui etait alors un village situe au bout de
1'avenue des Tuileries, et son domicile parisien; on attend
Manon, "dans le Cafe de Fere, au pont Saint-Michel," avant
7
de regagner en fiacre la rue Saint-Andre-des-Arts. Le but
de Prevost n'est pas la documentation, mais tous ces ren-
seignements contribuent a donner a 1'oeuvre une impression
de vie.
Sans viser a la note descriptive, Marivaux decouvre le
pittoresque dans La vie de Marianne avec la dispute de Mme
Dutour et du cocher de fiacre. Le terme de "botte d'herbes"
resonne mal a l'oreille de Mme Dutour qui se dechaine, pas
sant du vouvoiement digne au tutoiement injurieux, au point
de s'armer d'une piece de toile, tandis que le cocher leve
un gros poing sur elle. Toute la scene se passe en presence
de badauds rassembles, du peuple qui
... a Paris n'est pas comme ailleurs ... il est seule-
ment curieux, d'une curiosite sotte et brutale, qui ne
veut ni bien ni mal a personne, qui n'entend point
d'autre finesse que de venir se repaitre de ce qui
arrivera.8
^ (Paris, 1938), p. 132.
8Dans Romans. ed. Marcel Arland, Bibliotheque de la
Pleiade (Paris, 1949), p. 152.
13
La composition de La vie de Marianne est encore celle
du roman a tiroirs avec 1'insertion de l'histoire de Mile
de Tervire. C'est plutdt dans 1'ensemble de 1'oeuvre de
Marivaux qu'il faut rechercher 1'unite. Le Paysan parvenu
reprend et developpe l'histoire du peuple et de la petite
bourgeoisie a partir du moment ou La vie de Marianne
l'abandonne avec le personnage de Mme Dutour. C'est " ...
sur le pont Neuf entre sept et huit heures du matin ... "
que Jacob rencontre Mile Habert la cadette (Marivaux, p.
598). Avec Jacob, Marivaux fait penetrer le lecteur dans le
monde clos de deux vieilles filles devotes, ou tout respire
l'oraison. Le Paysan parvenu innove dans le roman en pre-
sentant ses heros en dehors de 1'aristocratie.
Marivaux resoud le probleme de la vraisemblance du,
roman en pretendant a 1'authenticite de l'histoire racontee.
kvant de donner La vie de Marianne au public, il lui apprend
a grand renfort de details comment il en a decouvert le
manuscrit. Dans la "Preface" des Ecrarements du coeur et de
1'esprit. Crebillon entrevoit une solution d'ordre plus
esthetique. Il suffirait pour rendre le roman vraisemblable
qu'on le rendit " ... comme la Comedie, le tableau de la vie
14
9
humaine, et qu'on y censurSt les vices et les ridicules."
En depit du souci d'utilite, Crebillon a compris que le
roman devait se fournir a lui-m^me les bases du vraisembla-
ble par une representation stylisee de la realite. Son
realisme est d'ordre entierement psychologiquej les Egare-
ments ne sont " ... que l'histoire de la vie privee, des
travers et des retours d'un homme de condition ... " (II,
7) . Entre M. de Meilcour, la marquise de Lursay, Hortense
de Theville, Versac, Mme de Senanges, une ronde psychologi-
que s'est etablie, chacun des protagonistes toujours pr£t a
saisir le geste ou l'expression qui revele la faille. Le
seul monde ou ils evoluent est celui de 1'esprit et de
1'intelligence.
Les Lettres d 'une Peruvienne de Mme de Graffigny
paraissent en 1747. L'idee d'un etranger qui decouvre un
monde different du sien, sorte d'exotisme a rebours, n'etait
pas nouvelle. Montesquieu en avait deja fait le sujet des
Lettres persanes. Les conquerants espagnols ont enleve la
Peruvienne Zilia loin de son pays natal et de son fiance
kza. Le vaisseau qui la transporte est attaque par des
^Dans QEuvres de Crebillon fils, ed. Pierre Lievre
(Paris, 1929), II, 4.
15
Franqais et Zilia tombe sous la protection du Chevalier
Deterville qui l'emmene a Paris dans sa famille. Le pro-
1 3 leme de l'espace n'existe qu'en fonction de 1'heroine qui
ne sait pas ou elle se trouve, et croit pendant longtemps
que la France est une des possessions du Perou. Dans la
preface, Mme de Graffigny s'attache a une reconstruction
historique des traditions peruviennes, et les premieres
lettres recherchent la couleur locale. Zilia a rencontre
Aza pour la premiere fois lors d'une ceremonie au temple,
et pour ecrire ses lettres, elle se sert de "Quipos" qui
sont "Un grand nombre de petits Cordons de differentes cou-
leurs dont les Indiens se servoient au defaut de l'ecriture
Mais le veritable sujet du livre, c'est 1'amour tres
pur de Zilia pour Aza. Tres droite, tres saine, elle reste
toujours fidele a son amour pour Aza parce que pour elle, il
n'y a jamais eu de conflits entre sentiments et raison.
Lorsque les epreuves qu'elle a traversees l'obligent a re-
flechir sur sa condition, sa vie, elle opte non pas pour la
reclusion et le repli sur elle-m^me, mais pour le "plaisir
d'exister," ouverture sur le monde exterieur, bonheur de la
10Nouvelle edition (Paris, 1753), I, 42n.
16
vie quotidienne. Elle va a la decouverte de sa propre
existence dans la solitude de la nature. L'ouvrage presente
d'ailleurs certains accents rousseauistes: "Heureuse la
nation qui n'a que la nature pour guide, la verite pour (
principe et la vertu pour mobile" (de Graffigny, II, 46) .
Les romans de Mme Riccoboni appartiennent a une tradi
tion d'analyse psychologique feminine remontant au XVIIe
siecle a la Princesse de Cleves, et se poursuivant au XVIIIe
avec les ouvrages de Mme de Tencin et ceux de Mme de Beau
mont. Mme Riccoboni puise dans son experience de femme pour
exprimer les emotions et les sentiments de ses heroines qui,
si elles ne possedent pas le tragique de la Princesse de
Cleves, savent exprimer avec delicatesse la melancolie dou-
loureuse d'un coeur blesse. Les Lettres de milady Juliette
Catesby disent les etapes d'un amour, son eclosion, ses
hesitations et ses craintes, ses joies, ses tourments.
Milady Juliette Catesby s'eprend de milord d'Ossery qui
l'abandonne pour epouser une jeune fille qu'il a seduite,
Miss Jenny. Les noms anglais des personnages ne doivent pas
faire illusion. Bien que Mme Riccoboni cherche a creer un
depaysement en plagant ses heroines dans un decor anglais,
leurs plaintes, leurs joies demeurent avant tout celles de
leur creatrice.
17
L'examen sonunaire de ces quelques ouvrages illustre le
peu d'importance accorde a 11environnement pendant la pre
miere moitie du siecle. Independante de toute intervention
exterieure, 1'action romanesque avance a partir et en fonc-
tion des sentiments et des caracteres. CEuvre maitresse qui
contient en elle tous les germes du roman moderne, la Nou
velle Heloise va determiner une orientation nouvelle dans
les idees aussi bien que dans 1'esthetique du roman.
Theorie du roman apres la Nouvelle Heloise:
explication du choix des ouvrages consideres
Avant de passer a la production romanesque proprement
dite, une breve revue de la critique du roman faite apres la
Nouvelle Heloxse s1 impose.
L1article "Roman" de 11Encyclopedie ecrit par Jaucourt
vers 1761 prolonge les reproches d'ordre esthetiques et
moraux diriges contre le genre romanesque. Les ouvrages du J
i
I
XVIIIe siecle sont " ... ou des productions denuees d'ima-
11
gination, ou des ouvrages propres a g&ter le goClt." Le
but du roman est de servir de manuel d'instruction morale a
1'usage de la nation. A l'exemple de Richardson et de
•^Encyclopedie, ou. Dictionnaire raisonne des sciences,
ies arts et des metiers. par une societe de gens de lettres
(Paris, 1751-1765), XIV, 342. ____
18
Fielding, les romanciers se doivent d 'inspirer " ... 1'amour
des bonnes moeurs et de la vertu, par des tableaux simples,
naturels et ingenieux" (Encyclopedie, XIV, 342). C'est ce
gu'a fait Rousseau dans sa Nouvelle Heloise en peignant la
vertu moins austere et surtout en montrant comment les pas
sions peuvent conduire " ... a 1'amour du bon et du bien"
(Encyclopedie, XIV, 342) . De lecture plus facile que les
ouvrages de sciences abstraites, les romans sont accessibles
a la majorite des homines, et partant plus utiles.
La critique de Jaucourt n'eclaire en rien les veri-
tables problemes du roman. Le jugement favorable porte sur
la Nouvelle Heloise repose sur des principes moraux. Mais
tandis que Jaucourt celebre la passion comme moyen d'acceder
a la vertu, dans un petit ouvrage paru en 1761, intitule
Querelles litteraires. Irailh denonce le mauvais exemple de
la Nouvelle Heloise par la " ... maniere vive et naturelie
12
dont les passions et les faiblesses sont rendues."
L'opposition de ces jugements montre bien l'interdt suscite
par le roman de Rousseau.
En 1784, Sebastien Mercier possedant davantage de recul
12
Augustin Simon Irailh, Querelles litteraires (Paris,
1761), II, 346.
19
sur la production du siecle porte un regard nouveau sur
1'esthetique romanesque. Il brosse les grandes lignes de
ce que le roman de moeurs doit dtre: 1'observation des
coutumes d'une nation et la presentation d'une peinture
reelle. Le roman offre
. .. sous un voile diaphane ou allegorique, une peinture
reelle des faits et des personnes. Cette peinture doit
§tre precieuse a 1'observateur des moeurs anciennes et
modernes, qui, sachant les comparer entr'elles, en
tirera de nouvelles inductions sur la science importante
du coeur de l ' h o m m e . - ^
Mercier souligne encore 1'importance des details par-
ticuliers qui determinent 1'esprit d'une epoque. Ainsi,
mieux que l'historien, le romancier est capable de faire
revivre les opinions, les moeurs et les coutumes d'un siecle
passe, de provoquer des comparaisons sur le " ... goQt
changeant des peuples" (Mercier, p. 173).
Le romancier voit moins les maitres de la terre, et
apperqoit mieux la physionomie de la nation; ce sont
tous ces traits qui, arr§tant son pinceau, le vivi-
fient dans le plus grand detail. Aussi quelque chose
d'anime et d'actif respire dans ces productions, tan-
dis que tant d'histoires n'offrent qu'une espece
d'osteologie sans mouvement et sans graces. (Mercier,
p. 173)
Tableau vivant d'une epoque et d'une societe, le roman,
■ * - %on bonnet de nuit (Neuchatel, 1784), p. 172.
20
tel que Mercier le preconise, annonce deja la production
gigantesque de Balzac au XIXe siecle.
L1Essai sur les Romans consideres du cdte moral, de
Marmontel, ne va guere plus loin que le titre l'indique. Il
faut chercher ailleurs une explication quant a la question
de vraisemblance qui demeure la faiblesse esthetique du
roman au XVIIIe siecle. La vraisemblance, telle que Mar-
montel la definit dans les Elemens de litterature, est une
simulation d'une "maniere de concevoir." Il existe trois
sortes de verites: de sentiment, de perception et d'opini
on. La verite de sentiment est l1experience intime de ce
qui se passe au dedans de nous-m^mes. En matiere de senti
ment la vraisemblance n'est done que " ... 1'accord parfait
du genie du poete avec l'Sme du spectateur" (Marmontel, V,
280) . La verite de perception est la reminiscence des im-
. i
pressions que les objets ont fait sur les sens. Cette
verite est basee sur une chaine de rapports de cause a
effet. Mais dans la nature, il est difficile de determiner
la limite du "vrai connu" et du "vrai possible," et " ...
c'est par une extention de nos idees que la poesie s'eleve
du familier a 1'extraordinaire ou au merveilleux naturel"
•^OEuvres completes (Paris, 1819), V, 279.
21
(Marmontel, V, 282). La verite d'opinion est tantdt de
pleine croyance, tant6t de simple adhesion. Peu importe" que
les faits soient authentiques ou reconnus comrae mensonges,
l'essentiel est " ... qu'ils soient d 1accord avec 1'opinion,
cela suffit a leur vraisemblance1 1 (Marmontel, V, 281) .
Bien que dans cet essai sur la vraisemblance, Marmon-
tel ne fasse aucune application romanesque, on peut en de-
duire que la verite de sentiment s'applique au roman psy-
chologique, la verite de perception au roman realiste. La
fiction doit £tre la peinture d'une verite choisie.
11 n'y a point de tableau si parfait dans la disposi
tion naturelle des choses, auquel 11 imagination n'ait
pas encore a retoucher. La nature, dans ses operations,
ne pense a rien moins qu'a §tre pittoresque; ici, elle
etend des plaines, ou l'oeil demande des collinesj la,
elle resserre l'horizon par des montagnes, ou l'oeil
aimerait a s'egarer dans le lointain ... C'est done au
peintre a composer des productions et des accidens de
la nature un melange plus vivant, plus varie, plus
attachant que ses modeles. (Marmontel, IV, 549)
Esprit retrograde? manque d 1envergure? Dans ce dernier
quart du XVIIIe siecle, Marmontel ne s'est pas aperqu que le
roman, comme la poesie, comme le theatre, possedait une
valeur esthetique intrinseque en dehors de tout but utili-
taire et moralisant, ainsi que le prouvent, d'ailleurs, ses
propres Contes Moraux.
Dans 1'"Essai sur les Fictions" (1795), Mme de Stael,
22
fait entrer le roman dans une categorie de fiction " ... ou
tout est a la fois invente et imitej ou rien n'est vrai,
15
mais ou tout est vraisemblable." Les romans anglais de
Richardson et de Fielding qui se sont propose de "cotoyer la
vie" avec des evenements inventes mais des sentiments dans
la nature, en offrent un parfait exemple . La peinture de
1'amour qui constitue le principal sujet des romans ne
represente pourtant qu'un seul aspect de toutes les passions
qui agitent le coeur humain. A un certain &ge, les passions
prennent un tout autre caractere.
Une carriere nouvelle s'ouvriroit alors, ce me semble,
aux auteurs qui possedent le talent de peindre, et
savent attacher par la connoissance intime de tous .les
mouvemens du coeur humain. L'ambition, l'orgueil,
1'avarice, la vanite pourroient §tre l'objet principal
de romans, dont les incidens seroient plus neufs, et
les situations aussi variees que celles qui naissent
de 1'amour. (de Stael, II, 201)
L'esthetique du roman se rapproche de celle des arts
visuels. Comme le peintre, le romancier fait ressortir la
verite en la presentant d'une maniere sensible. En m§me
temps, un recit est toujours " ... une verite d'imitation;
comme tableau, il exige une harmonie qui lui soit propre"
(de Stael, II, 205). De m§me qu'il existe une illusion
15 \
Dans CEuvres completes ... (Paris, 1820), II, 178.
23
theStrale, il faut preserver 1'illusion romanesgue en se
gardant des descriptions minutieuses et documentaires.
Si un regard, un raouvement, une cirConstance inapergue
sert a peindre un caractere, a developper un sentiment,
plus le moyen est simple, plus il y a de merite a le
saisir: mais le detail scrupuleux d'un evenement ordi
naire, loin d'accroitre la vraisemblance, la diminue.
Ramen4 a l'idee positive du vrai par des details qui
n'appartiennent qu'a lui, vous sortez de 1'illusion,
et vous £tes bient6t fatigue de ne trouver ni 1'instruc
tion de l'histoire, ni l'inter£t du roman. (de Stael,
II, 206)
Comme ses predecesseurs, Mme de Stael insiste sur le
but edifiant du roman qui doit produire " ... une impression
aussi profonde de haine pour le vice, et d'amour pour la
vertu" (de Stael, II, 204). Mais elle se detache d'eux en
associant sentiment et morale, annongant ainsi les ouvrages
d1 inspiration romantique.
Jusqu'a l'aube du XIXe siecle, les ecrits theoriques ne
s'interessent guere aux progres accomplis par le roman dans
le domaine de 1'esthetique. Deux avant-propos de roman-
ciers, Dorat et Loaisel de Treogate, resument les influences
et les idees de cette fin du XVIIIe siecle sur le roman.
Dans 1'avant-propos des Sacrifices de 1'amour, Dorat
oppose le roman frangais au roman anglais et montre la nette
superiority de ce dernier. Les ouvrages frangais
... sont pour la plupart des especes de miniatures, ou
24
pointille domine. Qu'attendre de cet enfantillage
elegant? Il eteint 11 imagination et glace la sensi-
bilite ... le Peintre paroit presque toujours, il veut
£tre a la fois tous ses personnages. Ce n'est plus
une action qui se passe, c'est une singerie qui me
choque et m'attriste. A force de vouloir polir chaque
partie, nous faisons un squelette de l'ensemble. Nous
ressemblons a ces Artificiers ingenieux, qui dirigent
savamment d'eblouissantes etincelles.^
Le romancier anglais s'appuie sur 1'observation; il a le
coup d'oeil attentif et stir; il recherche les faits, choisit
les details, il " ... est le Mineur consomme, qui se cache
dans les entrailles de la terre, y exerce son art souter-
rain, et n'etonne qu'au moment de 1’explosion" (Dorat, p.
viii).
Enfin, Dorat localise 1'action du roman dans une soci-
ete contemporaine, actuelle, de laquelle il doit se faire
1'historien.
Le Roman, quand il est bien fait, est pris dans le
syst&ne actuel de la societe ou l'on vit; il est,
osons le dire, l'histoire usuelle, l'histoire utile,
celle du moment. (Dorat, p. x)
Dans la preface de Dolbreuse, Loaisel de Treogate in-
siste sur 1'experience et le don d 'observation que doit
posseder le romancier. Mais la raison froide n'est pas du
ressort de tout le monde. Pour faire aimer la vertu, le
16
(Amsterdam, 1772), pp. vi-viii.
25
romancier doit faire appel aux sentiments.
Pour exercer sur les esprits 1'empire du talent et de
la verite, peut-£tre faut-il §tre doue de cette sensi-
bilite active et feconde qui recherche et fait inspirer
toutes les emotions, qui repand sur les objets qu'elle
represente, et sur les idees qu'elle veut faire adopter,
toutes les graces et toutes les beautes des tableaux
les plus frais de la nature.^
Influence du roman anglais, observation, morale et
sentiment, tels sont les aspects generaux du roman indiques
par les theoriciens et les romanciers de la deuxieme moitie
du XVIIIe siecle.
Il existe une parente entre l'esprit philosophique et
le roman. Le roman emprunte a la science la doctrine de
1'experimentation. Les esprits litteraires reconnaissent
la valeur et 1'importance du fait exact et reagissent en
faveur du vrai et de la simplicite. En outre, sous 1'in
fluence peut-^tre des romans anglais, une " ... psychologie
dynamique, selon laquelle l'^tre interieur . . . se decouvre
en s'eprouvant," succede a une "psychologie analytique" qui
classe " ... les caracteres comme des entites composites
permanentes" (Coulet, p. 143). Dans la premiere partie du
siecle, le decor n'est souvent qu'evoque selon les
1 7
(Paris, 1783), I, vii-viii.
26
sentiments des personnages. C'est 1'essence mdme du roman
psychologique. Si par la suite le decor prend une place
plus importante dans le roman, est-ce a dire que les person
nages sont moins marques, plus falots? Au contraire, c'est
une marque d 'enrichissement, un apport que cette conscience
du monde exterieur, de 1'importance de 1'environnement sur
un caractere. C'est de plus un signe de changement social.
D'une societe de salon, polie, civilisee, habituee aux
echanges de conversation, ou par necessite on est oblige
d'oublier son propre "soi" pour se mettre au diapason des
autres, on passe a une individualisme plus prononce. Egale-
ment la responsabilite individuelle se fait moins grande;
d'ou peut-§tre moins de portee generale en ce qui concerne
1'etude d'un caractere. Mais "Alors que 1'oeuvre de science
vise a 1'abstraction et a la generalite, le roman simule une
\ 18
existence concrete et particuliere ." Bien que les roman-
ciers conservent au roman sa m§me forme exterieure de let-
tres ou de memoires, 1'importance accrue d'un decor, d'un
espace comble par des objets ou par des productions de la
nature, temoigne d'un souci d 'objectivite de la part du
18
Jean Hytier, Les arts de litterature (Paris, 1946),
?. 113.
27
createur. Le romancier se veut impartial et tente de donner
a son oeuvre une existence independante de sa propre pensee.
Le romancier cherche a prendre ses distances vis a vis de
l'oeuvre creee. Le roman a une existence esthetique inde
pendante de ses effets.
Le changement se produit avec la parution de la Nou-
velle Heloxse. Pour la premiere fois le sentiment de la
nature presente une nouvelle et double dimension. D'une
part la nature s'associe intimement a l'etat d'&me de Julie
et de Saint-Preux, d'autre part elle existe pour elle-m§me,
vivante mais detachee, acquerant la valeur de personnage de
roman. En outre, bien que le roman de Rousseau demeure
avant tout une etude de la passion, celle-ci ne s'exerce
pas d'une maniere aveugle comme dans l'ouvrage de l'abbe
Prevost, Manon Lescaut. Les forces exterieures, represen
tees par le cadre de la petite ville au pied des Alpes, la
famille de Julie, plus tard M. de Wolmar et la vie a
Clarens, contrdlent les forces interieures de 1’amour de
Julie et de Saint-Pretax. L'espace, ou le monde sensible,
exterieur, dans lequel evoluent les deux heros, principale-
ment apres le mariage de Julie, previent 1'abandon aux
sentiments. La " ... description du monde et des actes
exterieurs" (Coulet, p. 319) fait ainsi accomplir un pas
28
gigantesque a la notion du vraisemblable quant a l'esthe-
tique romanesque. Pour £tre moins intense, la vie inte-
rieure se fait peut-§tre plus reelle, plus a la portee de
tous, et la structure du roman gagne en harmonie.
Pour illustrer 1'influence des elements exterieurs dans
le roman apres la Nouvelle Heloise, tant au point de vue
psychologique qu'esthetique, il faut operer un choix. Une
oeuvre d'art ne s 1 impose pas toujours sur les contemporains.
Le recul est souvent necessaire pour juger de l'entiere
originalite d'une oeuvre. En outre, chacun peut y puiser ce
qui convient le mieux a son temperament artistique, assimi-
ler et faire sien l'apport initial. En ce qui concerne les
romanciers qui ont lu et admire l'ouvrage de Rousseau, il
faut distinguer entre les "imitateurs" et les "disciples."
Les "imitateurs" sont ceux qui ont decouvert 1'impor
tance du sentiment de la nature. Dorat et Loaisel de Treo-
gate m£lent les paysages a leurs etats d'&me. Ils prodi-
guent a la nature " ... leurs confidences et lui demandent
ses reconforts .
Les sacrifices de l1amour, de Dorat, paraissent en
19 /
Jean-Jacques Rousseau, La Nouvelle Heloise. ed.
Daniel Mornet (Paris, 1925), I, 284.
29
1772. Le chevalier de Versenai quitte Madame d'Ercy parce
qu'il s'est epris de la vicomtesse de Senanges . Un echange
de lettres passionnees entre le chevalier et la vicomtesse
forment 1'intrigue du roman. Calomniee pair Madame d'Ercy,
femme ambitieuse, froide, dont les agissements plus ou moins
calcules ne sont pas sans evoquer les savantes machinations
de la marquise de Merteuil des Liaisons danqereuses, se-
questree par un mari &ge et mechant, la vicomtesse de
Senanges triomphe a la fois de son honneur et de son amour.
L1influence de Rousseau est visible dans 1'intrigue du ro
man, mise en jeu des caracteres et des passions, et dans les
quelques aperqus de la nature qui restent encore rudimen-
taires .
Dolbreuse, de Loaisel de Treogate, parait en 1785.
Dolbreuse, le heros, epouse son amie d'enfance, Ermance.
Apres trois mois d'un bonheur idyllique, le jeune epoux
rejoint l'armee, sur les instances de sa femme, en vue de
faire une carriere. Il gagne ensuite Paris ou il se laisse
aller a la debauche, puis retrouve sa femme et coule aupres
d'elle des jours heureux, au milieu de la nature. Comme
Rousseau, Loaisel oppose les dangers de la vie citadine aux
pures joies eprouvees a la campagne. Par la faiblesse de
son caractere, le sentiment aigu de sa decheance
30
progressive, l'analyse penetrante de ses emotions, Dolbreuse
annonce deja le heros romantique. Une prairie verte, une
haie fleurie, un ruisseau qui coule, la nature chez' Loaisel
n’atteint pas la m£me majeste que chez Rousseau, mais elle-
parle aux deux epoux qui a leur tour lui confient leurs
joies et leurs tourments. Et Loaisel peut atteindre une
sorte de surrealisme dans ses descriptions de la lande bre-
tonne.
Tels sont ceux que l'on peut appeler les "imitateurs"
de Rousseau. Les veritables "disciples" ne sont pas ceux
qui tentent d'imiter plus ou moins servilement sa forme
d'art dans la traduction d'un paysage en harmonie avec des
sentiments exacerbes, mais plutdt ceux qui se detachent de
lui. Restif de la Bretonne, Choderlos de Laclos et Bernar-
din de Saint-Pierre ne tentent pas d'accaparer une esthe-
tique qui ne correspond pas a leurs moyens d'expression.
Leur imitation se place a un autre niveau, " ... car ils
heritent des idees de Rousseau plutSt que de son art"
(Trahard, IV, 20). Chacun des trois "disciples" nommes
stigmatise la societe et preconise le retour a la nature et
a ses lois.
Le Pa'ysan et la Pavsanne pervertis (1787), de Restif
de la Bretonne, est une fusion de deux ouvrages anterieurs,
31
Le Paysan pervert!, " ... sorte de roman noir, histoire d'un
malheureux faible et maudit ... , " et La Paysanne pervertie,
" ... roman social, l'histoire d'une fille qui se debauche,
en est punie, se repent" (Coulet, p. 495). La ville cor-
ruptrice, la nature bienfaisante, tel est le theme principal
du roman. La nature chez Restif se presente comme une en-
tite inseparable de l'homme, du paysan, qui la cultive pour
subvenir a ses besoins. La terre et ses produits retrouvent
une robustesse primitive, biblique. La campagne existe pour
et par l'homme. Ce sont des champs a defricher, des animaux
a nourrir, des for§ts a exploiter. Outre une connaissance
precise de la nature, Restif en possede le sentiment. Ses
descriptions sont " ... moins des peintures que des sensa
tions fraiches et vives" (Trahard, IV, 186). Son lyrisme ne
possede pas la majeste et la grandeur poetique de Rousseau
parce qu'il " ... s'inspire d'humbles choses familieres"
(Trahard, IV, 190), mais son sentiment de la nature possede
une realite superieure parce ce qu'il est intimement associe
a 1'existence humaine.
Paul et Vircrinie (1788), de Bernardin de Saint-Pierre,
forme, comme on sait, la quatrieme partie des Etudes de la
Nature. L'exotisme de ce court roman se rattache a la these
iu "bon sauvage" de Rousseau. Mme de la Tour et son amie
32
Marguerite vivent dans le calme et la paix parce qu'elles
ne sont en contact qu'avec des primitifs dont la bonte
naturelle n'a pas ete souillee par la civilisation. Mais en
m§me temps, cet exotisme indique un besoin d'evasion du
cadre bourgeois de la Nouvelle Heloise. Les deux adoles
cents grandissent au milieu d'une vegetation luxuriante,
libre de croitre a sa guise, de developper au mieux sa pa-
rure naturelle. Paul decouvre sa passion a Virginie a
1'aide de metaphores empruntees aux beautes de la nature.
L'harmonie est parfaite entre les sentiments brtilants des
deux jeunes gens et la nature tropicale qui les entoure.
Certains ecrivains se sentent mal a l'aise dans les
limites du connu, de la realite immediate. Leur esprit les
fait penetrer dans un monde chimerique, un espace fantas-
tique. La realite de ce monde tire du neant repose sur la
puissance d1 imagination du romancier, et la faculte de per
ception du lecteur. Le Diable amoureux (1772), de Jacques
Cazotte, raconte l'aventure d'un jeune militaire qui fait la
connaissance d'une jeune beaute, Biondetta, 'issue de la
bouche d'un chameau, lors d'une experience de magie dans les
environs de Naples. Biondetta s'efforce de seduire le jeune
Alvare, et lorsqu'elle y parvient, dans une chambre eclairee
d'escargots phosphorescents, apparait pour la deuxieme fois
33
la t£te de chameau grimacante a la place de la jeune fille.
Biondetta n'est autre que Beelzebuth, le diable. Le Diable
amoureux est 1'illustration, sous la forme d'un recit fan-
tastique mais qui demeure toujours objectif et coherent, du
principe de la liberte humaine, source de difficultes et
souvent de chute.
Toute etude du roman au XVIIIe siecle se doit d'inclure
le plus genial et sans doute aussi le plus moderne des
ecrivains de l'epoque: Diderot. Les romans de Diderot sont
restes inconnus jusqu'aux dernieres annees du siecle. Le
choix doit done s'effectuer a partir du moment de la redac
tion du roman, et non de sa publication.
Jacques le fataliste, ecrit en 1771-1773, parait dans
la Correspondance litteraire entre 1778 et 1780. Sous la
forme d'un dialogue decousu, celui de Jacques et son maitre,
Diderot pose le probleme de la liberte morale. Mais l'in-
ter£t du livre, et en cela Diderot se montre le precurseur
du roman du XXe siecle, tient a son manque de structure
apparent, a son desordre. Autour de Jacques et de son
maitre, de caracteres falots, evoluent une quantite de per-
sonnages, amenes dans l'histoire soit par 1'evocation du
souvenir, soit par des rencontres dans des pauses d'auberge
ou en chemin. Ne sachant ou ils vont, ne sachant d'ou ils
34
viennent, Jacques et son maitre, se deplacent dans un vide
complet. Ou peut dire que Diderot a ecrit le roman de
1'anti-espace et de 1'anti-decor. Le veritable but du
voyage de Jacques et son maitre, ce sont les histoires
qu'ils se racontent et celles que racontent les personnages
de rencontre, celle de Mme de la Pommeraye ou celle du Pere
Hudson, par exemple.
Le sort curieux du Neveu de Rameau est bien connu.
Commencee en 1761, l'oeuvre resta inachevee pendant de
longues annees. Elle ne fut donnee au public qu'en 1805
par une traduction allemande de Goethe. Diderot appelle
lui-m§me le dialogue du philosophe et du neveu, une "sa
tire." C'est une satire, en effet, de nombreux ennemis des
philosophes, et l'on sent la joie de Diderot qui accomplit
sa vengeance. L'oeuvre est egalement un roman, " ... une
tranche de vie mais qui reqoit son sens d'une profonde ana
lyse sociale et d'une prise de conscience morale" (Coulet,
p. 504). Enfin, le Neveu de Rameau presente des qualites
dramatiques indubitables, tant par le dialogue serre, qui
possede pourtant la souplesse d'une conversation au chainons
invisibles, que par les mimiques et la pantomime dont Rameau
le neveu accompagne le recit de ses exploits. Cette forme
d'expressionnisme constitue un des apports les plus
35
valables de Diderot.
En 1797, parait L1Emigre. de Senac de Meilhan. Son
livre inspire par l'activite revolutionnaire couronne non
seulement une fin de siecle, mais la fin d'une certaine
societe, d'un certain mode de penser.
On ne doit pas perdre de vue que les lettres qui com-
posent ce recueil ont ete ecrites en 1793. La plupart
des tableaux et des sentiments qu'elles renferment sont
relatifs a cette epoque affreuse et unique dans l'his
toire .20
Un jeune emigre blesse, le marquis de Saint Alban, est re-
cueilli dans le chateau d'une jeune femme allemande, la
comtesse de Loewenstein. Un amour va naitre, amour impos
sible puisque la comtesse est mariee, et que le marquis doit
avant tout faire face a son devoir patriotique. La presen
tation de 1'emigre comme type franqais, la description des
milieux allemands, donnent a ce roman une figure cosmopo
lite. Au point de vue de la technique romanesque, l'ouvrage
reste encore tourne vers le passe par bien des aspects: la
comtesse de Loewenstein a une amie confidente, Emilie de
Wergentheim, et leur echange de lettres rappelle fort la
correspondance de Julie et de Claire dans la Nouvelle
2®Dans Etiemble, ed., Romanciers du XVIIIe siecle.
Bibliotheque de la Pleiade (Paris, 1965), II, 1547.
36
Heloxse. Mais Senac de Meilhan a su fondre tres habilement
les deux formes litteraires du roman en vogue a son epoque:
correspondances et memoires. En outre, le depaysement res-
senti par 1'emigre, les rappels frequents et l'inter^t que
le marquis temoigne a son pays, contribuent a creer une
sorte d'exotisme a rebours et ne rend que plus sensible
l'espace ou la distance infranchissable qui existe entre le
present et le passe.
Chacun des livres indiques fut choisi parce qu'il de-
montre 1'importance croissante de la notion d'espace dans le
roman et parce qu'il tourne de liber ement le dos aux tech
niques qui survivent dans les oeuvres de la premiere moitie
du siecle: le merveilleux, 1'historique, le galant. La
revelation du monde exterieur, des £tres et des objets qui
le remplissent, 1'influence de 1'environnement et de l'ac-
tualite, representent un des progres le plus marques vers
le roman du XIXe siecle, et plus particulierement le roman
balzacien. Le fantastique y trouve sa place comme transcen-
dance d'une realite materielle et tangible. Que les roman-
ciers du XVIIIe siecle ne se soient pas aperqus eux-m§mes
de leur innovation, qu'ils aient persiste a transformer le
genre romanesque en ouvrage d'edification morale, peu im-
porte. Dans le domaine de la litterature comme dans celui
37
de la science, les periodes d'hesitations, de t&tonnements,
de recherches ne sont jamais perdues. La decouverte finit
toujours par jaillir.
Un seul ouvrage, chef-d'oeuvre de 1'intelligence qui
glace le coeur, n'a pu trouver sa place dans cette etude.
Il s'agit, bien entendu, des Liaisons danqereuses, de
Choderlos de Laclos . Tous les personnages sont manoeuvres
par Mme de Merteuil dont les froids calculs s'exercent
d'ailleurs aussi bien sur elle-m§me que sur les autres . Les
machinations de la marquise et du vicomte de Valmont pro-
voquent et dirigent toutes les reactions de Mme de Tourvel,
de Cecile Volanges, de Danceny. L'observation minutieuse
des visages, des gestes, qui decelent les pensees intimes
du personnage au narrateur, en rapporte la traduction visu-
elle au lecteur. C'est l'embarras de Cecile Volanges
lorsqu'elle regoit sur ses genoux un billet de Valmont tan-
dis qu'elle travaille a sa tapisserie; c'est le cri qui
echappe a la Presidente lorsqu'elle reconnait la voix du
vicomte qui revient chez Mme de Rosemonde: placee de telle
fagon qu'elle tournait le dos a la porte, elle ne l'avait
pas entendu entrer et ne s'etait pas detournee. Parfois
Laclos en appelle intentionnellement au lecteur pour juger
du spectacle d'une scene. Ainsi 1'attitude de Mme de
38
Tourvel apres sa chute surprend le vicomte:
Figurez-vous'une femme assise, d'une raideur immobile,
et d'une figure invariable; n'ayant l'air ni de pen-
ser, ni d'ecouter, ni d'entendre; dont les yeux fixes
laissent echapper des larmes assez continues, mais qui
coulent sans effort. Telle etait Mme de Tourvel pen-
91
dant mes discours.
Les elements exterieurs n'interviennent qu'a la fin du
roman et encore n'accablent aveuglement que la marquise qui
perd un proces et se trouve defiguree par la variole. Tout
le reste, le duel Valmont-Danceny, la mort de la Presidente,
la prise d'habits de Cecile Volanges, derivent d'une stra-
tegie serree, qui n'echoue que par la rupture de 1'associa
tion Merteuil-Valmont. Les Liaisons danqereuses content
avant tout l'histoire de la dissolution d'un couple. La
lucidite des deux protagonistes est effroyable; pourtant le
livre de Laclos qui, avec d'autres moyens que ceux de Rous
seau, cherche a denoncer le libertinage de 1'aristocratie,
demeure l'exemple le plus flagrant de l'echec de la seule
intelligence. Roman entierement psychologique, et d'une
psychologie monstrueuse, Choderlos de Laclos ne laisse
aucune place.a des interventions exterieures dans la con-
duite de 1'intrigue des Liaisons danqereuses.
21Ed. Yves Le Hir (Paris, 1952), p. 299.
CHAPITRE II
LES DIFFERENTS ASPECTS DE LA NATURE
La nature poetigue: Rousseau, Loaisel
de Treoqate, Dorat, Vivant Denon,
Senac de Meilhan
II suff.it de feuilleter un roman edite au XVIIIe
siecle, comme par exemple, Dolbreuse, de Loaisel de Tre-
ogate, ou bien, Les sacrifices de 1'amour, de Dorat, pour
s'apercevoir tout de suite que ces romans sont ornes de
gravures. Pour sa Nouvelle Heloise, des 1757, en depit des
observations de son libraire qui craint une depense exces
sive, Rousseau pense a huit sujets d'estampes. En fait, il
y en aura douze. Ainsi vont se trouver illustres devant les
yeux du lecteur les cheveux blonds de Julie, la "contenance
assez timide" de Saint-Preux, le. "port un peu spadassin" de
Milord Edouard, "l'oeil assez fin" de M. de Wolmar.^ Saisis
•^Nouvelle Heloise, IV, 368-369. Dans les citations qui
suivent, l'ouvrage sera indique par 1'abreviation NH. Les
chiffres romains en petits caracteres d'imprimerie indique-
ront le numero de la lettre.
39
40
dans la gr&ce de la jeunesse, entoures d'une nature ver-
doyante et gaie, ou dans la plenitude de la maturite, au
milieu d'un paysage majestueux de montagnes, apparaissent
les personnages de la scene du Bosquet ou celle de Meille-
rie. S'il faut reconnaitre avec Rousseau qu'il a tenu la
gageure de maintenir pendant six volumes 1'inter^t d'un
recit " ... sans episode, sans aventure romanesque ... ,"
il faut egalement convenir que la Nouvelle Heloise est autre
chose qu'une longue suite de lamentations entre deux amants
2
separes. Le cadre, le mouvement anime de certains ta
bleaux, 1'element visuel enfin, representent une grande
partie de 1*innovation de Rousseau dans l'art du roman.
Dans le cadre rustique d'une petite ville de province,
va s'ebaucher et se developper une idylle entre deux jeunes
gens fortement epris . Ce n'est pas par hasard que Rousseau
situe son roman au pied des Alpes:
Pour placer mes personnages dans un sejour qui leur
convint, je passai successivement en revue les plus
beaux lieux que j'eusse vus dans mes voyages ... Je
songeai longtemps aux £les Borromees ... mais j'y
trouvai trop d'ornement et d'art pour mes personnages.
II me fallait cependant un lac . . . Le lieu natal de
2
Les Confessions, dans QEuvres completes, ed. Bernard
Sagnebin et Marcel Raymond, Bibliotheque de la Pleiade
(Paris, 1959), I, 546.
41
ma pauvre Maman avait encore pour moi un attrait de
predilection. Le contraste des positions, la richesse
et la variete des sites, la magnificence, la majeste
de 1'ensemble ... acheverent de me determiner, et
j'etablis a Vevey mes jeunes pupilles. (Confessions,
I, 430-431)
i
Rousseau n'a jamais fait en montagne ni longues cour
ses, ni escalades: sa description demeure celle d'un voya-
geur entoure d'un paysage sublime et inhabituel. Mais ou
Montesquieu et le President Henault ne s&vent voir "'qu'un
petit morceau de ciel'" (NH, I, 74), Rousseau-Saint-Preux
observe, avec l'oeil precis d'un architecte, la perspective
verticale de la montagne, plus puissante que " ... celle des
plaines qui ne se voit qu'obliquement, en fuyant ... ," les
jeux de lumiere, " ... les illusions de l'optique, les
pointes des monts differemment eclairees, le clair obscur
du soleil et des ombres ... " (II, 77, xxiii)
Je lui faisois observer les redans des montagnes, dont
les angles correspondans et paralleles forment dans
l'espace qui les separe un lit digne du fleuve qui le
remplit. (Ill, 280, xvii)
Au milieu d'un si vaste tableau, au flanc des pre
mieres pentes de la montagne se detache 1'esplanade ou
Saint-Preux gravait le nom de Julie dans le rocher tandis
qu'il essayait de decouvrir sa maison dans le lointain, et
ou il revient, bien des annees plus tard, en compagnie de
42
Mme de Wolmar:
Ce lieu solitaire formoit un reduit sauvage et desert
... Un torrent forme par la fonte des neiges rouloit
a vingt pas de nous une eau bourbeuse, et charrioit
avec bruit du limon, du sable et des pierres. Der-
riere nous une chaine de roches inaccessibles separoit
1'esplanade ou nous etions de cette partie des Alpes
qu'on nomme les glacieres ... Des for§ts de noirs sa-
pins nous ombrageoient tristement a droite. Un grand
bois de ch£ne etoit a gauche au dela du torrent, et
au dessous de nous cette immense plaine d'eau que le
lac forme au sein des Alpes nous separoit des riches
cdtes du pays de Vaud, dont la Cime du majestueux Jura
couronnoit le tableau. (Ill, 285, xvii)
Cette description de montagne ne se perqoit guere que
comme une impression d'ensemble. Dans son Sentiment de la
Nature ... , Daniel Mornet observe que Rousseau ne possede
pas I1art du detail pittoresque et individuel qui caracte-
rise et fait un paysage: un arbre denude, tremblant a flanc
de coteau; une touffe de fleurs, eclatante de couleurs
3
contre la grisaille d'un vieux mur. Lorsque Rousseau
svoque les lignes des Alpes et du Jura, il se rappelle des
points de vue qu'il a admires. Or, le jardin de l'Elysee,
fabrique de toutes pieces par 1'imagination de Rousseau pre
sente ceci de particulier que la description en est beaucoup
plus precise. Au lieu d'arbres, d'herbes odorantes, de
3(Paris et New York, 1907), p. 424.
43
nassifs verdoyants, il s'agit d'aulnes et de coudriers, de
serpolet, de thym et de marjolaine, de vigne vierge, de
liseron et de clematite. D'ailleurs, avoue Saint-Preux,
"J'etois plus empresse de voir les objets que d'examiner
leurs impressions, et j'aimois a me livrer a cette charmante
contemplation sans prendre la peine de penser ... " (NH,
III, 229, xi) . L'element visuel l'emporte sur 1'element
emotif, 1'observation sur la riverie. Le ramage des oiseaux
le conduit a une voliere naturelle, d'un aspect surprenant:
Au dela de ce bass in etoit un terre-plein termine dans
1'angle de l'enclos par un monticule garni d'une multi
tude d'arbrisseaux de toute especej les plus petits
vers le haut, et toujours croissant en grandeur a me-
sure que le sol s'abaissoitj ce qui rendoit le plan
des tites presque horizontal, ou montroit au moins qu'un
jour il le devoit itre. Sur le devant etoient une dou-
zaine d'arbres jeunes encore mais faits pour devenir
fort grands, tels que le hitre, l'orme, le frine,
1'acacia. C'etoient les bocages de ce coteau qui ser-
voient d'azile a cette multitude d'oiseaux ... (Ill,
229-230, xi)
Jardins a la chinoise, avec des roches, des grottes,
ies cascades artificielles; jardins a la hollandaise, avec
la minceur elegante des tulipesj jardins a l'anglaise, tels
l'Elysee de Julie, avec ses arbres enguirlandes de chevre-
feuille dont l'epaisseur forme une draperie qui garantit de
I'eclat du soleil, ses allees sablonneuses, ses ruisselets
iont l'eau claire et limpide coule sur du gravier marquete:
44
l'engouement pour les jardins exotiques bat son plein au
noment ou Rousseau ecrit son roman. M. de Wolmar n'epargne
pas les sarcasmes a l'egard des jardins a la frangaise,
qu'il juge ennemis de la nature et de la variete, preuves de
mauvais gotit et d'&me trouble. Semblable a ses contempo-
rains du XVIIIe siecle, M. de Wolmar transpose ce qui de-
vrait se juger en simples termes d'agrement en probleme de
la nature, de l'art et de l'homme. Il s'agit de la perfec
tion du monde sans l'homme a la " ... coupable pretention
de toute modification apportee, au nom de l'Art, aux don-
nees spontanees et aux aspects immediats de l'Univers."^
Pour M. de Wolmar encore, le gotit des points-de-vue et des
lointains offerts par la rectitude des allees des jardins a
la frangaise vient d'un penchant a 1'instability, d'un
manque de satisfaction de soi et de ce que l'on possede.
Or, le jardin de l'Elysee ne presente aucune perspec
tive. Lorsque la porte se referme sur Saint-Preux, elle se
perd dans la masse du feuillage et il lui est impossible de
la revoir. Point de cldture apparente, mais d'un c6te les
murs sont masques par "d'epais arbrisseaux," de 1'autre de
^Fernand Baldensperger, "Le jardin 'a la frangaise'
signe et symbole d'une civilisation," French Review. X
(1936-1937), 15.
fortes haies, garnies d'aubepine et de houx prennent
l'apparence d'un taillis.
Plus qu'un decor pittoresque mais gratuit, ce que
Rousseau cherche a rendre d'abord, c'est un environnement.
Les immenses perspectives des Alpes correspondent a un be-
soin d'infini; l'abri de l'Elysee a une aspiration au calme
et au repos. Au rythme des vastes horizons ou du jardin
enclos correspond celui d'une presence ou d'une absence.
Pour Saint-Preux, le rocher de 1'esplanade de Meillerie,
c'est 1'amour de Julie, c'est la passion partagee, c'est la
certitude d'etre aime lors du premier sejour, ou dix ans
plus tard, l'espoir de l'^tre encore. Les deux amants ne
semblent jamais si proches l'un de 1'autre qu'au moment de
leur premiere separation ordonnee par Julie. Si l'on admet
avec Rousseau que la Nouvelle Heloise est l'histoire de deux
jeunes gens sinceres qui "Pleins du seul sentiment qui les
occupe ... rapportent tout a leur passion" (NH, IV, 2eme
preface, 348), Julie et Saint-Preux ne se quittent en appa-
rence un moment que pour se rapprocher plus encore sans
5
cesser de s'occuper du bonheur l'un de 1'autre. La dis-
^Servais Etienne, Le Genre Romanesque en France depuis
1'apparition de la "Nouvelle Heloise" jusqu'aux approches de
la Revolution (Paris, 1922), p. 142.
46
tance materielle, la separation physique ne font qu'augmen-
ter leur communion spirituelle. "Viens, 6 mon &me, dans les
bras de ton ami, reunir les deux moities de notre 8tre ... "
(NH, II, 102, xxvi), ecrit Saint-Preux a Julie. Et dans la
longue lettre d'explications que Julie redige a 1'occasion
de son mariage, elle revele a son amant: " ... en fuyant
vous achev&tes de vaincre; et si t6t que je ne vous vis
plus, ma langueur m'6ta le peu de force qui me restoit pour
vous resister1 1 (III, 47, xviii) . Bien des annees plus tard,
lorsque Saint-Preux veut montrer a Julie le rocher oil il a
grave son nom, temoignage permanent a travers le temps d'une
i
passion toujours aussi vive, tandis que Julie le regarde J
i
I
avec tendresse " ... et retenant avec peine un soupir ... "
(III, 287, xvii), Saint-Preux s'eloigne en gemissant: " ...
je quittai pour jamais ce triste reduit, comme j'aurois
quitte Julie elle-m8me" (III, 287, xvii) . Il y a une image
de correspondance entre les hautes cimes recouvertes de
neige blanche et de cristaux glaces et la purete de coeur
de Julie.
La promenade que fait Saint-Preux dans le jardin de
l'Elysee avec Julie a ses c8tes est, au contraire, empreinte
de serenite. L'Elysee est entierement 1'oeuvre de Julie.
Que de felicites Saint-Preux ne se promet-il pas lorsqu'il
47
y revient le lendemain, pr£t a contempler Julie tout autour
de lui, pr£t a la trouver partout telle qu'au fond de son
coeur! Mais au lieu de 1'image de Julie, se presente a ses
yeux celle de Mme de Wolmar, entouree de son mari et de ses
aimables enfants: " ... j'ai vu Julie en son absence, non
telle qu'elle fut pour moi et que j'aime encore a me la
representer, mais telle qu'elle se montre a mes yeux tous
les jours" (III, 244, xi) .
Vivienne Mylne attire 1'attention sur ce qu'elle ap-
pelle "his 'non-literal' approach" quant aux situations de
g
la Nouvelle Heloise. Tout detail concret quitte le niveau
du realisme pour se hausser a celui du symbole. Les mon-
tagnes, l'hiver paraissent associes avec le souvenir de
Julie d'Etanges, tandis qu'une nature plus clemente et plus
ordonnee rappelle le maintien de Mme de Wolmar. L'intensite
de 1'amour de Saint-Preux se reflete dans 1'aspect tourmente
j
du terre-plein de Meillerie. "On n'aperqoit plus de ver
dure, l'herbe est jaune et fletrie, les arbres sont de-
pouilles, le sechard et la froide bise entassent la neige et
les glaces ... " (EH, II, 98, xxvi). Lorsque plus tard il y
0
The Eighteenth-Century French Novel: Techniques of
Illusion (Manchester, England, 1965), pp. 170-171.
48
accomplit une sorte de pelerinage en compagnie de Julie
mariee, il decouvre un endroit riant et champ£tre, des
arbres fruitiers sauvages, une terre " ... couverte d'herbe
et de fleurs" (III, 286, xvii). Pour Saint-Preux, les deux
faces de Meillerie acquierent une signification bien au-dela
de 1'aspect d'un paysage. Elies symbolisent le changement
qui s'est etabli dans ses relations avec Julie.
De m§me, la promenade sur le lac accentue cette dis
sociation entre Julie d'Etanges et Julie de Wolmar. A
l'aller, Saint-Preux evoque le contraste que forment les
deux rives du pays de Vaud et du Chablais. D'un c6te, le
tableau ravissant que presente la terre labouree et feconde;
de 1'autre, le spectacle de misere d'un terrain recouvert
de bruyere et de ronces. C'est un hommage a Mme de Wolmar
dont le rayonnement illumine le domaine de Clarens, dont la
paisible serenite sait imposer sa loi sur les £tres et les
objets. La jeune femme " ... est devenue le symbole de
7
1'amour rayonnant dans l'ordre et le bonheur domestiques."
Mais Mme de Wolmar demeure inaccessible a Saint-Preux:
7
Jean-Louis Bellenot, "Les formes de 1'amour dans la
Nouvelle Heloise. et la signification symbolique des per-'
sonnages de Julie et de Saint-Preux," Annales de la Societe
Jean-Jacques Rousseau. XXIII (1953-1955), 168.
49
II me sembloit que ... j'avois moins souffert tout le
tems que j1avois passe loin d'elle ... Mais se trouver
aupres d'elle; mais la voir, la toucher, lui parler,
1'aimer, 1'adorer, et, presque en la possedant encore,
la sentir perdue a jamais pour moi .. . (NH, III, 289,
xvii)
Lors de la promenade de retour, le paysage a change:
le chant gai des becassines, le fremissement argente de
l'eau, les p&les rayons de la lune retracent les joies
d'autres temps, d'autres lieux. Yeux rougis et gonfles par
les larmes, c'est a nouveau 1'entente de Saint-Preux et de
Julie d'Etanges: "Ah, lui dis-je tout bas, je vois que nos
coeurs n'ont jamais cesse de s'entendre! Il est vrai, dit-
elle d'une voix alteree; mais que ce soit la derniere fois
... " (III, 290, xvii).
Ainsi la reapparition des paysages dans le roman est
dictee non seulement par la volonte de faire admirer la
beaute des spectacles de la nature, mais par un souci qui
entraine Rousseau a en faire le cadre symbolique ou s'eprou-
vent les sentiments de ses personnages. Les descriptions de
la nature ne forment pas digression, mais font corps avec
" ... la dialectique passionnelle qui commande le developpe-
xient du roman" (Bellenot, p. 164) .
Tandis que dans la Nouvelle Heloise la passion sert
d'instrument a une pedagogie de la vertu, chez Loaisel de
50
Ireogate, 1 1 ... c'est le plaisir des sens qui est la cou-
ronne et la perfection de l'Sme" (Etienne, p. 367). Ce
romancier a confondu sensibilite et sensualite. Ainsi, tan-
dis que le meilleur de Rousseau se trouve dans les evoca
tions de paysages sublimes qui sont le prolongement des
passions du coeur, chez Loaisel, les descriptions de la
nature demeurent, malgre ses efforts, en dehors de l1emotion
qu'il veut creer. Mais s'il lui manque l'ampleur de Rous
seau, son talent sait provoquer de veritables echappees
visuelles sur la nature.
Le cadre de Dolbreuse, c'est la province de Bretagne
ou demeurent tant de restes du passe. On y voit des cha
teaux antiques, flanques "de hautes tours crenelees," avec
empreints sur leurs murs " ... ces vestiges imposans de la
guerre et des ans, qui jettent dans 1'esprit des idees
sombres ... " (Dolbreuse. II, 96); des ruines d'un palais
perdu dans une lande a 1'aspect surrealiste:
Un ch§ne autrefois orgueilleux de son feuillage, et
dans lequel paraissoit eteint le principe de la vege
tation; ses branches que l'aquilon detachoit l'une
apres 1'autre, et dispersoit en debris ... ; des osse-
mens d'animaux divers, blanchis par les annees et epars
dans la campagne ... (II, 104-105)
On y trouve encore deux ou trois religieux, appartenant a
"l'Ordre de Camaldoli," qui vivent dans un monastere situe
51
" ... sur les bords de la riviere d'Aoust" (II, 66): tous
les jours, au coucher du soleil, les solitaires vont prier
" ... aux pieds d'un Calvaire, plante sur un rocher, parmi
des sapins et des genevriers" (II, 87).
La platitude d'un panorama, montagnes d'un c6te, vallee
de 1'autre, que Loaisel veut charmant et majestueux a
1'image du boriheur de Dolbreuse est compensee par le sens du
detail pittoresque, du mot precis et concret qui sait rendre
1'atmosphere d'une saison particuliere. Loaisel pergoit les
effets de la lumiere sur les formes et les couleurs selon
les diverses heures de la journee. Ce sont tantdt des mon
tagnes qui se confondent avec les nuages, " ... semblables
elles-m^mes a des nuees dont les couleurs se diversifient au
gre de l'astre qui les eclaire ... " (II, 95)j tantdt les
ombres, les sons et les odeurs de la tombee de la nuit:
C'etoit dans la belle saison, et a cette heure ou les
oiseaux ne ramagent plus, ou la nature tranquille n'est
egayee que par le chant des raines et le murmure des
ruisseaux. La lune dans son plein brilloit de toute
sa clarte. Plusieurs masses de verdure nous entou-
roient, se prolongeoient irregulierement jusqu'au som-
met des montagnes. Le parfum du beaume citronne, de
la termentille et du serpolet, que les zephyrs pro-
menoient, dispersoient dans les airs, portoit une
flamme inconnue dans nos veines. (I, 80)
Le sentiment de la nature cede, dans Dolbreuse, a un
slan vers le mysticisme. Apres avoir incinere le cadavre de
52
sa femme, Dolbreuse en recueille les cendres dans une urne
de cristal, et par une contemplation extatique unit §tres,
objets et nature dans un m£me faisceau de lumiere qui
s'elance vers l'Etre Supreme:
Tous les matins, des qu'une foible lumiere echappee de
l'orient, divisoit les cieux et la terre que la nuit
avoit confondus, des que l'aurore m'arrachant a l'ef-
froi des tenebres m'annonqoit qu'une nouvelle journee
alloit £tre ajoutee a la chaine pesante de mes jours,
je montois, avec mon precieux dep6t, sur une colline
ou gisoient, confusement eparses, les ruines du vieux
palais dont j'ai fait mention. Je posois l'urne sur
un debris de colonne, et adressois ma fervente priere
a l'Eternel. Quant les premiers feux du jour etincel-
loient sur 1'horizon, le vase de cristal ou etoient
contenues les cendres de mon epouse, reflechissant
l'or et l'azur, devenoit resplendissant comme l'astre
qui frappoit les objets de sa naissante lumiere. Le
fluide lumineux se divisant en cylindres brillans et
colores qui venoient aboutir et se croiser en un point
sur la surface de l'urne, sembloit une pompe eclatante
agissant a la voix et sous les yeux d'un Dieu, pour
faire remonter vers les cieux ce qui en etait emane
... (II, 177-178)
II s'agit d'une tendance mystique encore que ces allu
sions frequentes a un passe, a des aieux, qui continuent a
vivre dans des vestiges, armures antiques, rongees de
rouille, ou edifices recouverts de mousse: temoignages
concrets, dans le temps et l'espace, de leur immortalite.
Les sacrifices de 1'amour, de Dorat, ne sont qu'une
suite de variantes sur des themes mal assimiles de Rousseau.
La nature s'y transforme en la plus plate des conventions:
53
elle n'existe jamais pour elle-m£me, mais, sombre ou riante,
se fait complice des joies et des peines des amants.
Lorsque la vicomtesse de Senanges se decide a offrir a sou-
per au chevalier, un bosquet opportun va servir de cadre,
sous un ciel sans nuages:
Tout nous sert, le ciel m§me nous favorise; je ne l'ai
jamais vu si serein; pas un nuage qui 1'obscurcisse;
depuis que vous m'aimez, la nature est plus riante: on
se plaint aujourd'hui de la chaleur; eh bien! l'abat-
tement ou elle me jette a du charme pour moi; et puis,
j'ai une idee, un projet qui m'enchante. Nous soupe-
rons dans le joli bosquet qui est sous mes fen£tres;
nous aurons le plus beau clair de lune du monde; sa
lumiere est faite pour 1'amour. Point de riches tapis,
point de lambris dores; des gazons bien frais, des
palissades de chevrefeuilles et de jasmins, des arbres
bien verts, voila le lieu ou vous serez attendu. (Les
sacrifices, I, 288-289)
Comme une lecjon bien apprise, Dorat se sert d'un bosquet
pour placer une scene d'amour. Mais il lui a manque des
yeux pour voir, le charme du bosquet de Clarens, une in
telligence sensible pour comprendre la spontaneite des
jeunes gens de Rousseau. Le chevalier et la comtesse de-
meurent des amants conventionneIs dans un decor artificiel.
Artificiel encore, le paysage qui entoure le couvent
ou Mme de Senanges se trouve enfermee sur l'ordre de son
mari, ne presente qu'une devastation lugubre:
II a en perspective, d'un c6te, une for§t antique
et sauvage; de l'autre, il est domine par un coteau
54
aride, ou sont epars 9a et la quelques sapins dont le
feuillage attriste. De-la tombe avec un bruit ef-
frayant une source qui semble gemir au lieu de murmurer.
L'horison resserre de toutes parts, n'offre rien a
l'oeil que de lugubre. On diroit que le ciel craint de
se montrer a cette terre ingrate et abandonnee. (II,
147-148)
Associee a toutes les tribulations d'une passion sans
espoir, la campagne en est aussi le remede. Outre "des
cdteaux paisibles, une for§t majestueuse," ce que le baron
offre au chevalier pour le guerir de son amour impossible,
c'est le plaisir simple " ... de se lever avec la jour,
d'aller, un Montaigne a la main, se promener sur les bords
d'un etang solitaire ... " (I, 138). Quant a l'impression
qui se degage de la personnalite de la vicomtesse, c'est
encore le baron qui en note la plus jolie observation: "Je
m§le votre idee a 1'image d'une matinee bien fraiche ... "
(I, 85) .
Il se degage une telle fadeur de ces quelques lignes de
descriptions, perdues dans les six cents pages du roman que
l'on peut se demander a juste titre, quelle sorte de con
tact, autre que livresque, Dorat a eu avec la nature. Un
autre que lui, qui concilie " ... en une audacieuse synthese
les deux tendances d'un siecle si souvent simplifie ... ,"
qui tient a la fois de Rousseau et de Crebillon fils, va
reussir a recreer en quelques pages irreprochables le
55
Q
paysage etat d'&me. Il s'agit de Vivant Denon. Les deux
protagonistes de Point de lendemain vivent leur aventure au
cours d'une nuit "superbe." "Le flambeau mysterieux de la
9 /
nuit ... " eclaire d'abord un "ciel pur" et ne semble voi-
ler les objets
... que pour donner plus d'essor a 11 imagination. Le
chateau ainsi que les jardins, appuyes contre une mon-
tagne, descendaient en terrasse jusque sur les rives
de la Seine; et ses sinuosites multipliees formaient
de petites lies agrestes et pittoresques, qui variaient
les tableaux et augmentaient le charme de ce beau lieu.
(II, 388)
Puis comme les heures s'avancent l'obscurite s'installe,
" ... mais a travers le cr£pe transparent d'une belle nuit
d'ete, notre imagination faisait d'une lie qui etait devant
notre pavilion un lieu enchante" (II, 393) . Le silence qui
entoure les deux amants est si profond qu'ils peuvent 1'en
tendre, " ... (car on entend quelquefois le silence) ... "
(II, 389) .
Avec beaucoup de sensibilite, Vivant Denon a su rendre
le mystere et 1'eclat impalpable de cette belle nuit d'ete,
complice sereine, mais detachee, comme les amants eux-m§mes,
®Etiemble, "Preface," dans Romanciers du XVIIIe siecle,
II, xi.
^Dans Romanciers du XVIIIe siecle. II, 386.
56
d'un amour sans lendemain.
Malgre le dedain qu'il affecte pour le style et la
technique de Rousseau, Senac de Meilhan en laisse percer
1'influence indeniable dans son ouvrage, L1Emigre. Chez les
deux ecrivains, les peripeties ne prennent pas toujours
leurs sources dans les sentiments des personnages, mais dans
des circonstances exterieures necessairement presentes au
cours d1une vie.
Le chateau de Loewenstein, centre de 1'action princi-
pale du roman, se trouve situe sur les bords du Rhin. Emi-
lie, separee de son amie Victorine, comtesse de Loewenstein,
evoque avec nostalgie la vue superbe du fleuve a travers les
for£ts qui le longent, le bruit des eaux qui s'ecoulent. Ce
cadre, romantique a souhait, enveloppe les §tres et les
objets d'un voile d'apaisement et de serenite, et appelle la
reverie. L'cime des deux amies semble alors "se correspondre
sans l'entremise des sens
Le m§me sentiment de correspondances spirituelles entre
personnes et nature se retrouve chez la comtesse. L'evoca-
tion de Werther remplace une description detaillee et suffit
a recreer 1'aspect visuel d'un paysage: " ... l'on profite
10Dans Romanciers du XVIIIe siecle. II, 1961.
57
iu beau temps pour aller se promener dans ce joli bois ou
nous avons lu Werther. Vous voyez tout cela n'est-ce pas,
mon Emilie ... " (II, 1554).
La rencontre imprevue d'un jeune militaire blesse va
troubler cette atmosphere de paix et de serenite. La com
tesse s'empresse d'en faire le recit a son amie. Dans une
lettre d'une composition sans defaut, ou narration et des
cription sont parfaitement entrem^lees, la comtesse commence
a eveiller l'inter^t d'Emilie en lui rappelant un episode
classique des romans de chevalerie. Un jeune chevalier que
des brigands ont attaque tombe au pied d'un arbre, perce de
coups. Une jeune princesse l'aperqoit et le fait transpor
ter dans son chateau voisin. Transpose dans les dernieres
annees du XVIIIe siecle, en Rhenanie, le m§me evenement se
produit un soir que Victorine, sa mere, son oncle profitent
de la douceur du temps pour aller se promener. Ils aper-
qoivent soudain.
... un jeune homme en uniforme rouge brode d'or, qui
etoit evanoui au pied d'un arbre; un domestique, aide
d'un paysan s'empressait autour de lui, et une espece
de charretier arriva, son chapeau plein d'eau pour la
lui jeter sur le visage; une petite charrette attelee
d'un cheval et remplie de paille, formait le reste du
tableau. (II, 1555)
Certes, il s'agit bien d'un tableau dont le mouvement,
58
la couleur s'opposent au calme du soir qui tombe et dont la
realite pittoresque contraste avec 1'atmosphere wertherienne
de la for§t. Pourtant, chez Senac de Meilhan, les scenes de
la nature sont le plus souvent en harmonie avec les senti
ments et jamais gratuites. Le romancier a etabli une fois
pour toutes 1'ambiance romantique du chateau de Loewenstein
et n'y revient pas. La nature, utilisee pour faire avancer
1'action, va servir de decor a l'aveu de la passion du mar
quis, passion dont la comtesse est l'objet.
Le marquis a egare le portrait de la comtesse, lequel
etait tombe en sa possession. Par miracle, c'est la jeune
femme qui le retrouve. Tres troublee, elle le dissimule
dans un livre et va, dans le jardin, s'asseoir " ... sur un
banc qui est aupres d'une petite porte qui donne sur le
chemin" (II, 1666). Un bruit se fait entendre. Livre et
portrait tombent a terrej le marquis, dont le timon de la
voiture s'est brise a quelque distance de la porte du jar
din, se trouve en presence de la comtesse. Apres bien des
supplications il obtient d'elle qu'elle lui rende le por
trait. Le coeur de la jeune femme, en proie au desarroi,
se trouve bientdt bouleverse par un deuxieme incident. Lors
d'une partie de campagne, apres un diner "dans un petit
cabinet de verdure fort joli" (II, 1727), la comtesse se
59
trouve seule dans une allee du jardin. Apercevant le mar
quis, elle presse le pas pour s'eloigner de lui. Mais le
jeune homme, rendu fou par cette fuite soudaine, la prend
par le bras et la serre fortement contre lui. Desespere,
pr§t a mourir a la suite de cet eclat, le marquis de Saint-
Alban ne se laissera plus jamais emporter par sa passion et
Senac de Meilhan n'aura plus 1'occasion de decrire de jolies
scenes d'amour dans des bosquets.
La nature ne se presente pas toujours de faijon aussi
mievre dans le roman de L 1Emigre. Senac sait egalement
evoquer 1'atmosphere d'un long voyage en exil. Avec plu-
sieurs compagnons d'infortune, le President de Longueil
franchit les Alpes pour se rendre a Turin, puis a Venise.
La pluie qui survient sur le chemin du col de Tende fait
deborder les rivieres : "... on craignait de se noyer a
chaque pasj celui qui tombait et s'embourbait, invoquait en
vain du secours" (II, 1609). De Turin a Venise, les emi
gres louent une barque ou s'entasse une centaine de per-
sonnes, et suivent le cours du P6. Le paysage traverse
n'est pas deerit, mais evoque par 11 intermediaire des noms
de lieux: Verone, Plaisance, Cazal-maggiore, Borgoforte,
Cremone.
L 1Emigre conte non seulement une histoire d'amour mais
60
encore les souffrances d'une certaine classe obligee de fuir
son pays. Plus interesse par les sentiments que par le
decor, Senac de Meilhan reussit cependant a creer le de-
paysement au moyen de 1'atmosphere romantique du chateau
rhenan et a rendre sensible 1'eloignement d'un pays a
1'autre, la distance qu'est obligee d'interposer entre elle
et son pays, une societe devenue par force cosmopolite.
La nature rustique: Restif de la Bretonne j
Pour Restif de la Bretonne, la nature champ^tre, c'est-
a-dire les champs a defricher, le mugissement des boeufs et
le chant des coqs, le cri des alouettes, l'herbe fleurie des
coteaux, se m§le intimement au labeur quotidien et familier |
de la vie agricole, a ses joies et ses peines. La vie du
paysan est rythmee par la saison des vendanges ou celle de
la moisson. Les scenes rurales de Le Pavsan et la Paysanne
pervertis. roman en partie autobiographique, a la topogra-
phie exacte, et qui est la refonte de deux ouvrages prece
dents, plongent des racines profondes dans 1'experience de
1'auteur. La nature ne sert pas de cadre, mais exprime un
mode de vie. Ce tableau de moeurs paysannes sert de toile
de fond a la perversion progressive d'Edmond et d'Ursule
Rameau, qui, dans l'espoir d'une promotion sociale, ont
61
quitte leur village natal de Saci, d'abord pour Auxerre,
ensuite pour Paris.
Ce contact journalier avec la nature est evoque in-
directement, soit a travers les souvenirs d'Edmond et d'Ur-
sule, pour le regretter ou s'en moquer, soit par 1'inter
mediate des membres de la famille restes au pays. Regret-
tant de ne pouvoir assister au mariage de son frere Edmond,
Pierre ecrit:
Mon cher frere, je n'ai qu'un regret: c'est de ne pou
voir §tre temoin de ton mariage. Il faut que je gou-
verne la maison en I1absence de notre pere, que je
veille au vin nouveau, et que j'avance la semaille de
nos bles; nous sommes dans le temps de l'annee le plus
a menager, comme tu sais bien.H
Par contre, il annonce l'arrivee de leurs parents. Pour
permettre a sa mere de se reposer pendant le voyage, Pierre
a prepare un berceau de coudriers et de jeunes charmes qu'il
a place juste a " ... la corne du bois de la Provenchere"
(VI, 27). Ce ne sont pas des envolees de grands sentiments,
mais des attentions filiales " ... notre bonne mere pourrait
§tre incommodee durant quatre lieues qu'il y a sans villages
.. . " (VI, 27).
■^Dans L'oeuvre de Restif de la Bretonne, ed. Henri
Bachelin (Paris, 1931), VI, 27.
62
Ursule, apres un court sejour a Auxerre, est retournee
a Saci ou elle s'ennuie. Elle relate a sa protectrice, Mme
Parangon, la maniere de courtiser dans son village:
Pendant le jour, on ne se dit rien ... Mais, le beau,
c'est le soir. A l'heure ou sortent les chauves-souris
et les chats-huants, lea grands gar9ons, apres le sou-
per, rddent dans les rues, cherchant les filles. (VI,
37)
Si le jeune homme convient a la jeune fille, un soir 1 1 ....
elle prend un pretexte pour sortir, comme d'avoir oublie de
fermer le poulailler, l'ecurie aux vaches, ou de leur avoir
donne de la paille pour la nuit" (VI, 39). Alors, le gargon
s'approche, Cctlin "Ou que vous allez done, Jeanne? — Donner
de la paille a nos vaches. — Je vais done vous aider. — Ce
n'est pas de refus, Jacquot" (VI, 39). La jeune fille sort
ensuite tout les soirs, et elle retrouve toujours Jacquot.
"Les dimanches, on cause sans rien faire" (VI, 39). Mais le
mariage n'aura pas lieu avant deux ou trois ans, car
... les parents de la fille ne s'avisent guere de faire
au gargon la demande ordinaire: "Qu'est qu'tu viens
faire ici, Jacquot?" que le second hiver de la frequen-
tation. (VI, 40)
Ces descriptions, solides et precises, sont bien
eloignees de la nature aristocratique et poetique de Rous
seau. Plus encore que dans les renseignements sociologiques
63
ou la part d'exotisme, l'inter£t de ce passage reside dans
son temoignage d'existences humaines, intimement liees aux
vies aniraales et vegetales, jusque dans les sentiments.
La nature exotique: Bernardin de Saint-Pierre
De tous les ecrivains de cette fin du XVIIIe siecle,
Bernardin de Saint-Pierre est certainement celui qui utilise
le mieux les ressources de l'espace dans son court roman,
Paul et Virqinie. Il exploite d'abord 1'eloignement du
lecteur frangais par rapport au lieu ou se deroulent l'en-
fance et les amours adolescentes de ses deux heros. En
localisant son roman dans une lie de l1Ocean Indien (qu'il
connaissait fort bien d'ailleurs, puisque les elements des-
criptifs sont empruntes a la relation de son Voyage a 1'lie
le France), Bernardin cree des l'abord un depaysement total,
et l'exotisme fait son apparition dans la litterature fran-
jaise. Le mirage eternel que represente un pays inconnu se
oolore d'une faune et d'une flore ruisselantes d'eclat et de
mouvement. Merles siffleurs, bengalis, cardinaux, perruches
vertes et perdrix s'en donnent a coeur joie dans les citron-
niers, les orangers, les tamarins, les badamiers et les
jameroses. De m§me que dans cette ile de r§ve " ... chaque
vegetal croissait dans son site propre et chaque site
64
recevait de son vegetal sa parure naturelle," de m£me Paul
et Virginie grandissent dans un etat de nature fait non pas
de naivete ou de repliement, mais de purete et de frai-
cheur. ^
Apres avoir ainsi etabli une distance physique et
psychologique, Bernardin resserre le champ d'action de son
roman, car cette ile des tropiques est en m£me temps un
espace clos. Le pittoresque ne s'exprime pas sous la forme
du choix d'un detail unique, mais par un entassement de noms
de plantes et d'animaux, par une abondance de couleurs. Ses
descriptions sont volontairement touffues comme le paysage
... on avait laisse cet enfoncement du rocher tel que
la nature 1'avait orne. Sur ses flanes bruns et humides
rayonnaient en etoiles vertes et noires de larges capil-
laires, et flottaient au gre des vents des touffes de
scolopendre suspendues comme de longs rubans d'un vert
pourpre ... Du haut de 1'escarpement de la montagne
pendaient des lianes semblables a des draperies flot-
tantes, qui formaient sur les flanes des rochers de
grandes courtines de verdure. (pp. 117-118)
De cette ile presque deserte, Madame de la Tour et
Marguerite ont choisi le lieu le plus isole pour y etablir
leur demeure. C'est un bassin entoure de grands rochers,
" ... qui n'a qu'une seule ouverture tournee au nord" (p.
12
Paul et Virqinie, ed. Pierre Trahard (Paris, 1964),
p. 111.
65
77). On aperqoit a gauche une montagne, a droite une avenue
de bambous, puis plus loin une for£t qui s'etend jusqu'a la
mer.
Bernardin prolonge 1'effort de Prevost et de Rousseau
en reprenant la peinture de 1'amour. Mais il rajeunit ce
dernier en le plaqant " ... dans des coeurs jeunes, inno
cents et purs ... " (Trahard, IV, 140)\ il le protege en lui
donnant pour cadre une nature qu'il a rendue progressivement
inaccessible aux Europeens et aux insulaires.
L'enfance de Paul et Virginie s'accorde avec le deve-
loppement harmonieux de la nature qui les entoure. Igno-
rants, ne sachant ni lire, ni ecrire, leur curiosite ne
I
s'etend pas au-dela des rochers qui entourent leur ile.
Leur jeunesse se passe " ... comme un belle aube qui annonce
un plus beau jour" (Paul et Virqinie, p. 91). Mais ils
apprennent a exploiter les ressources naturelles des
plantes. Tous les deux s'etant egares au milieu d'une for§t
dont les arbres, a la cime elevee, ne laissent rien entre-
voir de 1'horizon, a la recherche de quelque nourriture et
d'un rafraichissement, Paul se resoud a allumer un feu a la
maniere des indigenes en faisant rouler rapidement l'un
contre 1'autre deux morceaux de bois, d'especes differentes .
Virginie, les pieds blesses par les pierres du chemin, se
66
fait des brodequins de "longues feuilles de scolopendre" qui
pendent du tronc d'un vieil arbre penche sur le bord de la
riviere.
Les distractions des deux enfants consistent en la
representation mimee de scenes bibliques: Ruth, la gla-
neuse; Moise et Sephora. Le decor, les illuminations, la
musique ne manquent point a ces spectacles.
Le lieu de la scene etait pour 1'ordinaire au carre-
four d'une for£t dont les perces formaient autour de
nous plusieurs arcades de feuillage: nous etions a
leur centre abrites de la chaleur pendant toute la
journee; mais quand le soleil etait descendu a 1'hori
zon, ses rayons, brises par les troncs des arbres,
divergeaient dans les ombres de la for£t en longues
gerbes lumineuses qui produisaient le plus majestueux
effet. Quelquefois son disque tout entier paraissait
a l'extremite d'une avenue et la rendait toute etince-
lante de lumiere. Le feuillage des arbres, eclaires
en dessous de ses rayons safranes, brillait des feux
de la topaze et de l'emeraude; leurs troncs mousseux
et bruns paraissaient changes en colonnes de bronze
antique; et les oiseaux deja retires en silence sous
la sombre feuillee pour y passer la nuit, surpris de
revoir une seconde aurore, saluaient tous a la fois
l'astre du jour par mille et mille chansons. (pp.
126-127)
Ainsi que les deux arbrisseaux plantes le jour de la
naissance des deux enfants ont crG et rassemble leur feuil
lage, ainsi Paul et Virginie ressentent le premier emoi de
1'amour. Pendant un ete tropical, tandis que des "exhalai-
sons chaudes" jaillissent du flanc des montagnes, que des
67
vapeurs rousses s'elevent au-dessus des montagnes, que la
poussiere des chemins s'eleve et reste suspendue dans les
airs, Virginie, oppressee d'un sentiment inconnu d'elle,
rendu encore plus aigu par 1'atmosphere brfilante, etouf-
fante, va chercher quelque fraicheur dans l'eau du bassin
de la fontaine. Paul emprunte a la nature sa poesie et sa
douceur pour exprimer sa tendresse a l'egard de Virginie:
"Lorsque je suis fatigue ta vue me delasse ... Quoique
je te perde de vue a travers les arbres, je n'ai pas
besoin de te voir pour te retrouverj quelque chose de
toi que je ne puis dire reste pour moi dans l'air ou
tu passes, sur l'herbe ou tu t'assieds ... Tiens, ma
bien-aimee, prends cette branche fleurie de citronnier
que j'ai cueillie dans la for§t; tu la mettras la nuit
pres de ton lit. Mange ce rayon de mielj je l'ai pris
pour toi au haut d'un rocher. Mais auparavant repose-
toi sur mon sein, et je serai delasse." (pp. 130-131)
La fascination exercee par le roman d'amour de Paul et
Virginie s'explique par la nature exotique qui lui sert de
cadre. Bernardin prolonge cet envofitement par des evoca
tions d'odeurs, de sons, des oppositions de couleurs qui
deviennent de veritables poemes en prose. Maint passage du
roman meriterait d'etre cite. Ce sont des colonnes de
palmistes dont les tiges surmontees a leur sommet d'un bou
quet de palmes creent une perspective de deux for§ts super-
poseesj ce sont des lianes formant des arcades de fleurs si
blanches qu'on les croirait a demi couvertes de neige; ce
68
sont des odeurs aromatiques au parfum persistant; ce sont
des oiseaux de mer, la noire fregate et les pigeons bleus
qui " ... opposent 1'eclat de leurs couleurs a la verdure
des arbres rembrunie par le soleil" (p. 172).
Pour la premiere fois egalement dans le roman, le pay-
sage marin fait son apparition. La description de 1'ocean
n'est pas gratuite. Pendant l'enfance et 1'adolescence de
Paul et Virginie, Bernardin ne l'aperqoit que comme une
vaste etendue bleue. Mais au moment du naufrage du Saint-
Geran, ouragan et flots dechaines s'associent a la mort de
Virginie. Bernardin progresse tres lentement dans la narra
tion de la tragedie. Il est dix heures du soir lorsque se
propage la nouvelle de l'arrivee du Saint-Geran. Pas le
moindre souffle d'air a terre, mais la lune est entouree de
trois grands cercles noirs, et des nuages epais, sombres,
s'amoncellent au dessus de l'ile. L'ecume des flots produit
des etincelles de feu en se brisant contre les rochers.
Vers les sept heures du matin, des nuages au " ... centre
d'un noir affreux, et cuivres sur leurs bords" (p. 198),
arrivent de tous les points de l'horizon. Une trombe d'eau
s'abat soudain sur l'ile. L'ocean, souleve par le vent,
grossit a chaque instant et se transforme en une vaste nappe
d'ecume.
69
Ces ecumes s'amassaient dans le fond des anses a plus
de six pieds de hauteur, et le vent, qui en balayait
la surface, les portait par-dessus 1'escarpement du
rivage a plus d'une demi-lieue dans les terres. A
leurs flocons blancs et innombrables, qui etaient
chasses horizontalement jusqu'au pied des montagnes,
on eGt dit d'une neige qui sortait de la mer. L'hori
zon offrait tous les signes d'une longue tempdtej la
mer y paraissait confondue avec le ciel. (pp. 200-201)
Le naufrage du Saint-Geran est inevitable et bientdt, une
montagne d'eau, aux flanes noirs, au sommet ecumant, l'en-
gouffre a jamais dans les profondeurs sous-marines.
i
L'idylle des deux jeunes gens, nee au milieu d'un pay-
sage fleuri et embaume, favorisee par le simple etat de
nature, se termine en tragedie d'une verite saisissante,
provoquee par l'hostilite cruelle des elements de cette m§mej
nature.
CHAPITRE III
ESPACE URBAIN ET ESPACE FANTASTIQUE
L'espace urbain: Rousseau, Loaisel
de Treoqate, Restif de la Bretonne,
Senac de Meilhan
Il est a regretter que dans les pages ecrites sur Paris
ou sur Geneve, Rousseau n'ait accorde aucune place a 1'as
pect physique des lieux. La ville avec ses rues, ses mai-
sons, ses edifices n'est pas decrite. L'opposition entre la
vie citadine et la vie compagnarde (qui est la raison pour
i
laquelle Rousseau envoie Saint-Preux a Paris et non pas dans
n 'importe quelle ville de province) n'en aurait pris que
plus de relief et plus de realite. La ville immense ou l'on
est seul, la solitude parmi la multitude sont evoquees par
Saint-Preux en termes si grandiloquents qu'ils touchent a
peine; "J'entre avec une secrette horreur dans ce vaste
desert du monde. Ce cahos ne m'offre qu'une solitude af-
freuse, ou regne un morne silence" (NH, II, 305-306, xiv) .
Combien sont plus evocatrices les lignes de Marivaux
70
71
sur 1'agitation indifferente de la foule; combien plus vrai
est le desarroi de Marianne livree a elle-m£me:
Plus je voyais de monde et de mouvement dans cette
prodigieuse ville de Paris, plus j 'y trouvais de
silence et de solitude pour moi: une for£t m'aurait
paru moins deserte; je m'y serais sentie moins seule,
moins egaree. De cette for£t, j'aurais pu m'en tirer;
mais comment sortir du desert ou je me trouvais? ...
La foule de ces hommes qui m'entouraient, qui se par-
laient, le bruit qu'ils faisaient, celui des equipages,
la vue m§me de tant de maisons habitees, tout cela ne
servait qu'a me consterner davantage ... Que ces gens-
la sont heureux! disais-je; chacun d'eux a sa place
et son asile. La nuit viendra, et ils ne seront plus
ici, ils seront retires chez euxj et moi, je ne sais
ou aller, on ne m'attend nulle part, personne ne
s'apercevra que je lui manque ^
De Paris, Saint-Preux retient surtout le c6te factice
qui l'ennuie, qu'il s'agisse des Parisiennes ou d'un spec
tacle a 1'opera. Les Dieux et les Deesses qui se balancent
dans leurs chars " ... composes de quatre solives encadrees
et suspendues a une grosse corde en forme d1escarpolette
... " (NH, II, 391, xxiii), ne 1'impressionnent pas plus que
les habits dores des spectateurs. Quant a Geneve, Mme
d'Orbe se contente de celebrer les vertus d'amabilite et de
franchise des habitants. Ainsi, la ville en elle-m^me
n'interesse Rousseau que par 1'opposition du mode de vie
^Marivaux, La vie de Marianne, dans Romans, p. 183.
I
72
qu'il y trouve avec celui dont il jouit a la campagne.
Apres trois mois de bonheur aupres d'Ermance, sa jeune
epouse, Dolbreuse est oblige de se separer d'elle, dans
l'inter£t de sa carriere. C'est 1'occasion r£vee pour
Loaisel de Treogate de faire la comparaison entre les plai-
sirs de la campagne et ceux de la ville. Si la vie aupres
d'Ermance etait le plus beau des songes, un monde enchante
reflete par un miroir magique, coirane Saint-Preux, Dolbreuse
ne voit d'abord dans la grande cite qu'un tumulte confus,
1 1 . . . un chaos affreux et desesperant" (Dolbreuse, I, 93).
La nouveaute de Loaisel de Treogate, c'est de decrire
davantage que les coutumes de la societe parisienne. Il
admire les beautes de la capitale; en quelques lignes, il
definit le caractere de la Ville, qui est une conqu^te or-
ganisee de l'homme sur la matiere brute offerte par la na
ture, au moyen de l'industrie:
... les embellissements de la sculpture et de 1'archi
tecture prodigues au-dedans et au-dehors des palais
... ; les scenes riantes de la campagne, et les faits
interessans de l'histoire retraces sur la laine et la
soie, sur les etoffes et les ameublemens; le genie de
l'homme respirant dans les edifices et les jardins
publics, ... sur le marbre, sur la toile ... ; la ma
tiere modifiee, vivifiee pour ainsi dire de cent fa9ons
diversesj le spectacle de l'industrie occupant un vaste
horizon ... (I, 118-119)
Sur le chemin de retour de la demeure d'une jeune
73
Comtesse qu'il a seduite et qu'il croit morte de chagrin et
de remords, Dolbreuse est le jouet d'hallucinations visu-
elles qui transforment le spectacle de la rue en une serie
de tableaux violemment contrastes:
Tous les passans dont le geste, dont la voix exprime
la gaite, m'irritent, me mettent en furie. Je me fais
des monstres de tout. Les cieux, alors obscurcis par
des nuages, se rev^tissent a ma vue d'un cr£pe ensan-
glante ...
C'etoit un jour de f£te, et a l'heure ou le peuple
epars dans les rues, revient tumultueusement des lieux
ou il va chercher le delassement et l'oubli de ses tra-
vaux. Les uns font entendre les clameurs de la joie
grossiere, ou offrent le spectacle de l'ivresse degoti-
tante; les autres, a quelques pas de la, se maltrai-
tent, se trainent par les cheveux, se couvrent de sang
et de poussiere. (II, 35-36)
Ce contraste saisissant de fureur et de joie oppresse
Dolbreuse jusqu'a 11 alienation, lorsque soudain le bruit de
la foule s'apaise. Un silence profond s'installe, trouble
seulement par le son lointain d'une cloche:
Je leve les yeux, je regardej un homme, rev§tu d'habits
sacerdotaux, s'avangoit au milieu d'un cortege de peu
ple, sous un dais escorte de flambeaux, et portoit les
dernieres consolations de la religion a quelque malade
du voisinage. La multitude prosternee adoroit son Dieu,
les mains jointes, et confondue dans une humilite pro-
fonde. (II, 38)
En depit de leur reduction a un mouvement general, ces
scenes de la rue suffisent a depeindre le caractere d'un
peuple aussi vif et spontane dans ses eclats de joie que
74
dans ses marques de respect a l'egard de Dieu.
Dans la societe qui compose la grande ville, Loaisel
de Treogate s'attarde sur le monde des courtisanes. Il ne
les condamne pas impitoyablement comme Rousseau; il ne les
embellit pas non plus sous une forme anticipee de "dames aux
camelias." Il fait mieux. Il essaie de saisir les causes
du charme qu'elles exercent sur les hommes. Il va plus
loin. Il denonce ces m§mes hommes comme auteurs et com- j
pagnons de debauche et les enveloppe de la mime infamie.
Romantiques par 11 inspiration, la rehabilitation partielle
des courtisanes, la longue invective proferee contre ceux
qui encouragent la luxure, indiquent le malaise qui s'intro-
i
duit dans la societe de cette fin du XVIIIe siecle.
Le roman de Restif de la Bretonne est mis en vente
officiellement en fevrier 1787 sous le titre Le Paysan et la
Pavsanne pervertis. ou les dangers de la ville; histoire
recente mise au jour d'apres les veritables Lettres des per-
sonnages (cite par Henri Bachelin dans "Notes," Le Paysan,
p. 475). Restif ne pouvait mieux resumer ses intentions.
La ville, et, sous cette designation generale, il faut en
tendre Paris, est l'element corrupteur par excellence.
La solidite et le bon sens paysans emp§chent Restif
aussi bien qu'Edmond ou Ursule d'etre eblouis par 1'aspect
75
factice des beaux immeubles et de 11 architecture. "Paris,
vu de la Seine, fait un spectacle imposant et majestueux,
mais le dedans a ses desagrements, comme vous allez voir
... " (Le Paysan, p. 82). Edmond, le paysan, dont l'enfance
a ete m§lee a la vie des plantes et des animaux, denonce
immediatement les desagrements et les dangers de la con
centration d'£tres humains dans une surface aussi reduite.
En fait, si au XIXe siecle, Pierre Leroux, puis Andre
2
Lichtenberger, ont place Restif aux origines du socialisme,
pourquoi ne serait-il pas permis, au XXe siecle, de parler
d'ecologie a propos de certaines de ses remarques:
Au bout d'une autre rue, nommee de la Bucherie, route
de toutes les voitures qui viennent des chantiers, il
y a une maison qui fait un angle, et c'est un angle et
un piege tendu par quelque mauvais Genie pour ecraser
les hommes: a 1'instant ou on va pour les doubler,
comme disent les marins, on se trouve sous une voiture,
ou sous les pieds des chevaux qui vont a l'abreuvoir,
ou entre les cornes d'un troupeau de boeufs; on n'evite
tout cela qu'en se jetant dans un fleuve de fange,
egout de plus de vingt rues, tres longues, et les plus
sales de la ville; cependant, on laisse debout cette
maudite maison. Malgre le soin qu'on prend pour enle-
ver les boues, on peut dire qu'il n'y a rien au monde
d'aussi malpropre que plusieurs quartiers; l'odeur in-
fecte qu'ils exhalent ne peut §tre supportee que par
ceux qui en ont 1'habitude ... Croirais-tu que cette
grande ville, dans un siecle aussi eclaire que le n6tre,
n'a pas ses conduits souterrains pour egoutter ses
O /
Armand Begue, Etat present des etudes sur Retif de la
Bretonne (Paris, 1948), pp. 22-25.
76
eaux? A la moindre pluie elle est un marais d'immon-
dices ... Les maisons n'y ont pas de canaux pour con-
duire a terre les eaux des pluies; un echene saillant
jette a flots l'egout des toits et trempe encore les
passants longtemps apres que le ciel est serein. (Le
Paysan, pp. 160-161)
C'est avec un oeil de sociologue que Restif remarque la
difference entre les quartiers opulents et les quartiers
miserables "On voit d'un c6te la profusion sans necessite,
de 1'autre, la mesquinerie la plus- incommode ... " (p. 160).
Le quartier ou reside la marquise, maitresse d'Edmond, n'est
pas nomine. Par contre, ce sont sinon les bas-fonds, du
moins les quartiers les plus populaires dont il est fait
mention. Ursule parle de l'eglise Saint-Eustache; ail-
i
i
leurs, Edmond precise: "Je me suis cache dans la plus basse
populace. Je me suis loge dans le faubourg Saint-Marceau
chez une blanchisseuse" (p. 315). De m§me, les cafes ne
sont que le refuge de l'ouvrier ou il va le dimanche boire
un mauvais vin, apres une semaine de travail dont il sait
que " ... rien ne peut 1'affranchir, que la mort ... " (p.
162) .
Mais le jeune Edmond est egalement sensible aux di
vertissements qu'offre la capitale. Il distingue entre deux
sortes de plaisirs: les uns, publics; les autres, particu-
liers. Les plaisirs publics, ce sont " ... les jardins
77
royaux, les promenades ... " (p. 185), qui presentent a tous
moments des scenes qui enchantent les yeux. Les plaisirs
particuliers, ce sont les spectacles de 1'Opera, du Theatre
frangais, des Italiens. A l'encontre de Rousseau, Restif
n'en deerit pas les merveilles, mais en bon paysan solide et
pratique, il parle du prix des places et des frais enormes
engloutis a monter de tels spectacles; Par contre, les
spectacles de foire, les baladins, les saltimbanques fasci-
nent Edmond qui les appelle divertissements "du dernier
etage." Un spectacle de pantomime, " ... mets favori des
spectacteurs a catogan ... " (p. 191) ne lui deplait pas non
plus .
Restif poursuit la comparaison de la solitude de la
ville avec celle du desert. Mais la solitude de la ville
est faite pour l'homme. Il n'y a qu'a Paris que le genie
peut se developper:
Paris est dans le moral ce que sont nos montagnes dans
le physique: on y respire plus librement, on s'y trouve
dans un degagement delicieux que je sens, mais que je
ne saurais parfaitement exprimer. (p. 185)
Quel credit peut-on accorder a une description du Paris
du XVIIIe siecle qui se veut aussi peu flatteuse? Alexander
Naughton qui s'est attache a comparer les ecrits de Restif
avec ceux d'autres auteurs contemporains, et principalement
78
Sebastien Mercier, repond d'une maniere positive:
... il [Restif] donne les caracteristiques les plus
saillantes du dix-huitieme siecle dans la classe
moyenne et roturiere ... les descriptions des raoeurs
dans les romans de Retif de la Bretonne repondent a
la realite
Par une sorte "d'exotisme a rebours," l'etendue, les
moeurs urbaines decrites dans L 1Emigre sont celles d'un
Paris revolutionnaire et pre-revolutionnaire, vues d'un pays
etranger ou regnent le calme et la paix. Le contraste pro-
voque par l'etendue physique des lieux s'accentue encore au
moyen d'une distance temporelle. En effet, les souvenirs et
les lettres du marquis de Saint-Alban et du President de
Longueil font revivre les moments historiques de la Revo
lution, de 1'abdication du roi, de la Terreur.
A Versailles, sous Louis XVI, la magnificence etait
bannie. L'opinion publique se faisait l'echo des propos
tenus dans quelques maisons de Paris, frequentees par les
gens les plus distingues des diverses classes de la societe.
Pour suggerer 1'atmosphere d'ambition personnelle qui re-
gnait alors sous le couvert de l'egalite, pour illustrer
1'opposition a 1'autorite, Senac de Meilhan utilise
^Le tableau des moeurs dans les romans de Retif de la
Bretonne (Paris, 1929), p. 145.
79
1'anecdote. Une Marechale, hdtesse de l'une de ces maisons
ou se trame le renverseraent de la monarchies s'etonne et
s1indigne lorsqu'un avocat roturier lui prend familierement
une pincee de tabac dans sa boite a priser. Personne tres
infatuee de sa haute naissance, la Marechale " ... etait
bien loin de penser que les droits de l'homme pussent
s'etendre jusqu'a prendre du tabac dans la boite d'une
grande dame" (L'Emigre, p. 1581) . Les Suisses, garde per-
sonnelle du roi, applaudissent au passage du ministre
Necker. Tels etaient alors les signes imperceptibles du
vertige qui allait s'emparer des esprits.
Apres l'ouverture des Etats-Generaux, une hostilite
sourde fermente a Paris. Un homme, traite d'espion, est
poursuivi "de rue en rue, de place en places" lapide, plonge
a plusieurs reprises dans le grand bassin du jardin du
Palais-Royal. Un choix de details, sobres et precis, met
en relief l'horreur de la situation lorsque Louis XVI re-
vient de Versailles a Paris .
Son cortege [du roi] etonnant par sa composition, af-
freux par sa contenance feroce et ses cris, mit trois
heures a passer dans la rue Royale ... ; des troupes
a pied ou a cheval, des canons conduits par des femmes;
des charrettes, ou sur des sacs de farine etaient
couchees d'autres femmes ivres de vin et de fureur,
criant, chantant, et agitant des branches de verdure,
ensuite le Roi et sa famille escortes de la Fayette
et du comte Destaing l'epee a la main a la portiere,_______
80
et environnes d'une foule d'hoiranes a cheval, voila ce
qui se presenta successivement ... pendant l'espace
de trois heures . (p. 1586)
L'emotion contenue de ce passage en intensifie la va-
leur documentaire. Seul un temoin oculaire, ou un bon ro-
mancier, pouvait en si peu de lignes, inspirer l'horreur et
le degodt de la violence. Pendant ce temps, ne se doutant
pas du sort qui 1'attend, 1'elite de la societe continue a
vivre et a converser comme si rien ne se passait. L'un va
a la comediej 1'autre se promene aux Tuileriesj le whist
demeure le jeu a la mode et le regne de la Terreur approche.
Quatre ans plus tard, le peuple parisien fait preuve de
la m§me insensibilite en face des crimes qui se commettent
chaque jour. La voiture du Parisien qui se rend au spec
tacle heurte la charrette remplie de malheureux destines a
la guillotine. Paris offre un tableau atroce, pourtant
" ... une barbare tranquillite regne dans le peuple, et les
plaisirs ne sont pas un seul instant interrompus" (p. 1683).
Senac de Meilhan a su voir et decrire les horreurs de
la guerre civile. Du seul point de vue romanesque, ces
evocations sont d'autant plus saisissantes qu'elles sont
vues non seulement a distance, dans le temps et l'espace,
mais par contraste, d'un milieu ou tout respire la douceur
agreste et le bonheur de vivre.
81
L'espace fantastique: Cazotte. Diderot
Le fantastique ne doit pas se confondre avec les recits
merveilleux ou les contes de fees qui impliquent " ... un
depaysement de l'esprit. Il se caracterise au contraire par
une intrusion brutale du mystere dans le cadre de la vie
4 .
reelle." Mais qu'est-ce que la vie reelle? Et qu'est-ce
que le mystere? L'exces de realisme ne se transforme-t-il
pas parfois en pure fantasmagorie? Alvare, le jeune heros
du Diable amoureux, n'est ni un illumine, ni un exalte. En
fait, Cazotte lui pr£te une curiosite qui declenchera la
succession d'evenements dont il se faut de fort peu qu'il
ne soit la victime. "La curiosite est ma plus forte pas-
,,5
sion.
Une description hallucinatoire, quoique tres precise,
des lieux et de 1'atmosphere prepare 1'apparition des ele
ments traditionnels du fantastique contenus dans le recit.
Apres une periode d'initiation assez courte, Alvare se
dirige, un soir, vers les ruines romaines de Portici, situ-
ees en dehors de la ville de Naples. Avec ses camarades, il
4 •
Pierre Georges Castex, Le conte fantastique en France
de Nodier a Maupassant (Paris, 1951), p. 8.
5Dans Etiemble, ed., Romanciers du XVIIIe siecle, II,
316.
82
se fraye un passage a travers les monuments brises, dechi-
quetes, couverts de ronces. Alvare medite sur la vanite des
entreprises humaines en contemplant ces vestiges d'une
grandeur passee. Ce genre de pensees ne lui est pas fami-
lier, avoue-t-il s'en se rendre compte que son esprit s'est
deja evade hors des limites temporelles et spatiales. Ce-
pendant, Cazotte maintient 1'objectivite du recit a l'aide
de details concrets. La voClte sous laquelle penetrent
Alvare et ses compagnons a quatre issues et "vingt-cinq
pieds en carre a peu pres" (Le Diable, p. 318); le terrain
est couvert d'un sable leger sur lequel Soberano trace un
cercle; au dehors les hiboux et les chats-huants hululent et
ces bruits penetrent a 1'interieur de la caverne.
Alvare recite sa formule incantatoire et appelle par
tois fois Beelzebuth. Une horrible t§te de chameau lui
apparait. Cazotte poursuit le contraste entre le fantas
tique de 1'apparition et sa realite physique horrible par
la description minutieuse qu'il en donne:
... une fen^tre s'ouvre a deux battants ... , au haut
de la voCtte: un torrent de lumiere plus eblouissante
que celle du jour fond par cette ouverture: une t£te
de chameau horrible, autant par sa grosseur que par sa
forme, se presente a la fendtre; surtout elle avait des
oreilles demesurees ... (p. 319)
L'animal terrifiant ouvre la bouche pour poser la
83
question "Che vuoi?" d'une voix tonitruante qui fait re-
tentir tous les echos des caveaux environnants. Alvare lui
commande de se presenter sous la forme d'un chien. A peine
a-t-il donne l'ordre que
... 1'epouvantable chameau allonge le col de seize
pieds de longueur, baisse la t£te jusqu'au milieu du
salon, et vomit un epagneul blanc, a soies fines et
brillantes, les oreilles trainantes jusqu'a terre.
(p. 320)
L'epagneul se transforme en page, puis en harpiste,
enfin en une ravissante jeune fille qu'Alvare nomme Bion-
detta. Les graces, la beaute, la douceur de Biondetta fi-
nissent par vaincre la resistance d'Alvare qui se decide a
epouser la jeune fille, mais pas avant d'avoir obtenu
1'autorisation de sa mere. Le chemin est long de Venise a
Estremadure, et les obstacles se multiplient au cours du
voyage d'Alvare et de Biondetta: routes impraticables,
chevaux qui s'abattentj orages, temp@tes, eclairs qui em-
brasent le ciel et forcent les deux voyageurs a faire halte.
Arrives presque en vue du chateau de Dona Mencia, les
jeunes gens s'arr^tent chez un fermier dont on celebre les
noces . Cazotte va user de procedes semblables a ceux de la
premiere apparition de Beelzebuth: souci de localisation
exacte, extreme precision concrete des descriptions, atmos
phere dletrangete. Tl ne fait grSce d'aucun detail. On a
84
dresse la table du banquet sous une " ... feuillee en ar
cades, ornee de festons de fleurs ... " (p. 362)i on danse
le fandango aux sons des castagnettes et des "tambours de
basque." Biondetta devore le spectacle des yeux. Des
"Egyptiens" et des "Egyptiennes" se sont m£les aux festivi-^
tes . Alvare surprend la conversation de deux vieilles gi-
tanes qui semblent parler de lui. A deux reprises, il tente
de les interrogerj mais chaque fois Biondetta surgit et
emp£che les sorcieres de poursuivre leurs revelations.
La nuit tombe; les larmes, les cSlineries, les re-
proches de la jeune fille ont enfin raison de la resistance
d'Alvare qui succombe a sa passion. C'est alors que Bion
detta revele sa veritable identite " ... je suis le Diable,
mon cher Alvare, je suis le Diable ... " (p. 370). Et pour
mieux cimenter leur union, Biondetta-Beelzebuth decide de
montrer a Alvare son veritable visage.
. . . un coup de sifflet tres aigu part a c6te de moi.
A 1'instant l'obscurite qui m'environne se dissipe:
la corniche qui surmonte le lambris de la chambre s'est
toute chargee de gros limagons: leurs cornes, qu'ils
font mouvoir vivement et en maniere de bascule, sont
devenues des jets de lumiere phosphorique, dont 1'eclat
et l'effet redoublent par 1'agitation et 1'allongement.
Presque ebloui par cette illumination subite, je
jette les yeux a c6te de moij au lieu d'une figure
ravissante, que vois-je? O ciell c'est l'effroyable
t£te de chameau. Elle articule d'une voix de tonnerre
ce tenebreux Che Vuoi qui m'avait tant epouvante dans
la grotte, part d'un eclat de rire humain plus effrayant
85
encore, tire une langue demesuree ... (p. 371)
Alvare perd conscience du decor qui l'entoure et du
temps qui passe. Le lendemain, vers midi, le fermier vient
le tirer de sa lethargies Biondetta a disparu.
Le veritable fantastique reside dans 1'attitude de
bravade d'Alvare et le sentiment d 1inquietude qui l'envahit
avant chacune des apparitions du diable. L'effet halluci-
natoire de ces apparitions hideuses, d'une realite gro
tesque, se trouve bien diminue par l'abondance des details
concrets, mais insolites: fen£tre qui s'ouvre en haut d'une
vofrte pour laisser passer la t£te de chameau, presence de
limagons sur des murs rev^tus de lambris. L'intention de
Cazotte est de justifier 1'authenticite de son recit. En
effet, entre les deux manifestations subites de la t£te de
chameau, s'impose la presence ensorcelante de Biondetta.
Pour mieux tromper sa victime, le diable est reduit a
prendre une figure seduisante, a se montrer honn^te, " ...
ce qui detruit les effets de son propre systeme, et rend son
succes incomplet!" (p. 377). Le diable abuse Alvare, mais
il ne peut en faire sa victime.
La nature de la faculte d 'imagination a toujours pre-
occupe Diderot. Dans La lettre sur les aveugles (1749),
cherchant a deviner ce qui se passe dans la t§te d'un_______
86
aveugle-ne, il ecrit:
... il [l'aveugle] n'imagine pointy car, pour imaginer,
il faut colorer un fond et detacher de ce fond des
points, en leur supposant une couleur differente de
celle du fond.^
De ceci, Diderot conclut que la perception des objets se
produit chez 1'aveugle-ne d'une maniere abstraite. Plus
tard, dans Le Rdve de d'Alembert (1769), il propose la de
finition suivante: "L'imagination, c'est la memoire des
7
formes et des couleurs." Ainsi, selon le philosophe,
1'imagination a pour origine et pour objet des images con
cretes et visuelles.
Il ne faut done pas s'etonner de trouver dans 1'oeuvre
de romancier de Diderot, oeuvre que l'on a tendance a clas-
ser hcitivement comme "realiste," certains passages de pure
imagination " ... ou le conteur ne se propose ni 11 imitation
de la nature, ni la verite, ni l'illusion; ... [mais]
/ 8
s'elance dans les espaces imaginaires." Jacques le Fata-
liste contient trois episodes qui, malgre la tentative
d'explication rationnelle de 1'auteur, ne laissent pas
g
Dans CEuvres de Diderot, p. 822.
^Dans CEuvres de Diderot, p. 931.
8Les Deux Amis de Bourbonne dans OEuvres de Diderot,
p. 727.___________________ ____________ ___
87
d'evoquer a 1'esprit l'idee de fantastique.
Le deuxieme jour de leur voyage, un orage contraint
Jacques et son maitre a s'arr£ter dans un chateau immense,
surgi.de nulle part, sinon de 1'imagination de Diderot, au
frontispice duquel on lit: "'Je n'appartiens a personne et
j'appartiens a tout le monde. Vous y etiez avant que d'y
9
entrer et vous y serez encore quand vous en sortirez.'"
Dans ce chateau se trouve une compagnie m§lee, qui se pro-
mene, qui raconte quelques verites et beaucoup de mensonges.
Une vingtaine d'audacieux se sont empares des plus superbes
appartements, en depit de 1'inscription, et ont persuade
d'autres vauriens, aux gages les uns des autres, qu'ils
etaient dans leur bon droit. Faut-il voir dans ce chateau
le symbole du monde terrestre et de ses habitants? Diderot
previent toute insinuation d'allegorie en se refusant a
apporter d'autres precisions sur le dernier gite de Jacques
et de son maitre.
L'episode du cheval de Jacques qui se jette par deux
fois hors de la grande route pour aller s'arr^ter tout court
entre des fourches patibulaires tourne a la plaisanterie
macabre. L'auteur se complait a laisser le lecteur dans
^Dans CEuvres de Diderot, p. 492.
88
11 incertitude quant a la signification de ces ecarts sur-
prenants. Il rencherit m§me sur l'etrangete de la situation
en laissant le maitre de Jacques discourir sur les pronos-
tics, les inspirations, les avertissements d'en haut par les
r§ves. Mais la plaisanterie devient farce lorsqu'il est
revele que le cheval de Jacques avait appartenu a un bour-
reau.
La rencontre du corbillard par Jacques et son maitre
est l1incident le plus bizarre du roman:
. .. ils apergurent un char drape de noir, traine par
quatre chevaux noirs, couverts de housses noires qui
leur enveloppaient la t§te et qui descendaient jusqu'a
leurs pieds; derriere, deux domestiques en noir; a la
suite deux autres v£tus de noir, chacun sur un cheval
noir, caparagonne de noir; sur le siege du char un
cocher noir, le chapeau rabattu et entoure d'un long
cr£pe qui pendait le long de son epaule gauche; ce
cocher avait la t£te penchee, laissait flotter ses
guides et conduisait moins ses chevaux qu'ils ne le
conduisaient. (Jacques, p. 512)
L'insistance de Diderot a souligner la couleur noire
fait comprendre qu'il ne s'agit pas la d'un convoi funebre
ordinaire. En effet, le char lugubre revient bientdt sur
ses pas et 1'auteur emploie le m£me procede stylistique de
repetition pour accentuer son caractere d'etrangete:
... ce cortege etait precede du pr£tre en soutane et
en surplis, les mains liees derriere le dos; du cocher
noir, les mains liees derriere le dos; et des deux
valets noirs, les mains liees derriere le dos. (p. 516)
89
Diderot s'efforce a une vague tentative de rationalisation:
il s'agit soit de 1'enterrement du capitaine du maitre de
Jacques, soit d'une ruse de contrebandiers.
Mais l'inter£t de ces trois episodes reside ailleurs
que dans la logique avec laquelle Diderot s'efforce de les
achever, tout en se moquant. Leur signification n'est guere
plus considerable. Ce qui importe, c'est la facilite avec
laquelle le genie de Diderot peut s'elever dans les "espaces
imaginaires" jusqu'aux limites du fantastique.
CHAPITRE IV
ESPACE INTERIEUR ET OBJETS
L'espace interieur: Rousseau, Loaisel
de Treocrate, Diderot, Senac
de Meilhan
Rousseau ne donne guere de renseignements sur 1'aspect
interieur de la maison de Julie, a Clarens: on est encore
bien loin des descriptions de Balzac. Bien que ce soit une
joie pour chacun des membres de la famille de s'y trouver
reuni, l'agrement du salon d'Apollon tient a peine en deux
lignes "Cette piece est petite mais ornee de tout ce qui
peut la rendre agreable et riante" (NH, IV, 35, ii). Rous
seau prefere s'attarder a la vue que l'on apergoit des deux
fen^tres: d'un cdte, le lac a travers les arbres, de
1'autre un grand coteau de vignes .
Par contre, le recit de la colere du pere de Julie est
un tableau domestique rapporte avec beaucoup de nettete: le
soufflet, la chute de la jeune fille, et surtout l'air
1'inquietude et de g§ne du pere qui regrette sa violence
90
91
sans oser toutefois marquer sa tendresse autrement que par
des regards furtifs a sa fille et des excuses a sa femmej le
repas ou il affecte de trouver bon chaque plat pour inciter
Julie a se servir; la soiree enfin, aupres du feu de bois,
ou Julie assise sur les genoux de son pere, plein de con
fusion, feint de glisser pour avoir 1'occasion de lui jeter
les bras autour du cou. Voila une scene familiale ou chaque
geste, chaque expression de visage sont decrits avec pre
cision pour mettre en relief 1'atmosphere d 'instantaneite et
de spontaneite. Avec la brutalite, puis les marques de
tendresse de son pere, Julie vient de prendre son premier
contact avec le monde exterieur depuis la revelation de son
amour. L1 influence de Richardson est certaine dans les de
tails de cette scene, dans les " ... gestes surtout, que le
roman fran£ais, avant cette epoque, notait bien rarement
avec cette complaisance."’ * ' La pauvre Clarisse a dO subir
elle aussi la pression familiale avant de tomber dans le
pouvoir de Lovelace. Un recit de petit dejeuner est parti-
culierement vivant. Clarisse, degoQtee par la presence de
l'odieux Mr. Solmes, eloigne sa chaise de celle de son
■*Taul Van Tieghem, "Le roman sentimental en France de
Richardson a Rousseau (1740-1761)," Revue de Litterature
comparee. XX (1940), 140.
92
pretendant; mecontentement du pere qui rappelle a l'ordre
sa fille d'une grosse voixj tentative d'apaisement de la
mere qui offre a Clarisse de s'asseoir aupres d'elle et de
preparer le the:
My Mother was all kindness and condescension. I asked
her once, if she were pleased with the Tea? she said
softly (and again called me dear) she was pleased with
all I did. I was very proud of this encouraging good
ness: And all blew over, as I hoped, between my Father
and me: for he also spoke kindly to me two or three
times .
Et la conclusion de Clarisse ne peut-elle pas s'appli-
quer aussi bien a Julie d'Etanges? "Small incidents these,
my dear, to trouble you withj only as they lead to greater,
as you shall hear" (p. 101) .
Loaisel de Treogate est sensible aux elements, au vent
qui souffle, a l'eau d'un ruisseau qui court. De m£me que
le jeune Dolbreuse qui fait carriere dans les armes etudie
les differentes tactiques d'une attaque en tenant compte des
varietes du terrain provoquees par les intemperies, par
" ... les obstacles que la pluie, que les vents et les ora-
ges apportent souvent aux projets les mieux concertes ... "
(Dolbreuse, I, 55), de m£me, le charme des longues soirees
^Samuel Richardson, Clarissa: or The History of a Youncr
Lady (Oxford, 1930), I, 101.
93
de l'hiver breton, passees aupres d'un feu de cheminee, dans
un appartement bien clos est accentue par le bruit du vent
dechaine avec furie contre les b&timents du chateau.
"C'etait un plaisir de braver, au coin d'un large feu, tous
les fleaux du nord ... " (II, 109). C'est pendant la quie
tude de ces soirees d'hiver que les deux epoux, Dolbreuse et
Ermance lisent ensemble les philosophes Voltaire et Rous
seau. La Nouvelle Heloxse surtout retient leur attention:
... le moins parfait, et le plus interessant de ses
ouvrages ... ce livre dut §tre lu, relu, devore par
deux epoux comme nous ... La nature avoit mis la ten
dresse dans nos coeursj mais Rousseau nous apprit a
en multiplier les jouissances, a y joindre le senti
ment et l'attrait de la vertu. (II, 119)
Bien que contemporain des Liaisons danqereuses, Dol
breuse suit les traces de la Nouvelle Heloise en combattant
le prejuge a la mode et en celebrant les charmes du foyer
domestique.
Le cafe de la Regence qui sert de toile de fond au
dialogue du Neveu de Rameau, Diderot ne le connait que trop
bien, puisque c'est son habitude de s'y refugier, " ... si
le temps est trop froid, ou trop pluvieux" et emp£che la
3
reverie habituelle sur le banc d'Argenson. Ce decor
•^Ed. Jean Fabre (Geneve, 1950), p. 3.
94
familier, a lui, a la societe du XVIIIe siecle, le philo-
sophe va l'evoquer a quatre reprises.
Le cafe de la Regence est le lieu de rencontre des
joueurs d'echecs; c'est egalenient
... l'endroit de Paris ou l'on joue le mieux a ce jeu.
C'est chez Rey que font assaut Legal le profond, Phili-
dor le subtil, le solide Mayot; qu'on voit les coups
les plus surprenants, et qu'on entend les plus mauvais
propos. (pp. 3-4)
Ainsi la rencontre du philosophe et du neveu de Rameau, le
dialogue qui s'ensuit, trouvent tout naturellement leur
place dans une compagnie deja m§lee, rassemblee par la pas
sion commune du jeu dans un endroit public.
Le neveu possede des poumons solides et une voix de
Stentor. Pour en donner une juste idee, il se met a tousser
" .. d'une violence a ebranler les vitres du caffe, et a
suspendre 1'attention des joueurs d'echecs" (p. 49). Son
exaltation grandit a mesure qu'il evoque ses malheurs, ses
ambitions deques. Lorsqu'il en vient a parler de musique,
il entre en passion, se met a chanter tout bas d'abord, puis
plus haut, jusqu'a la frenesie.
Tous les pousse-bois avoient quitte leurs echiquiers
et s'etoient rassembles autour de lui. Les fenetres
du caffe etoient occupees, en dehors, par les passants
qui s'etoient arretes au bruit. On faisoit des eclats
de rire a entrouvrir le platfond. (p. 83)
95
Epuise de fatigue, il s ' interrompt, tournant ses regards
autour de lui, " ... comme un homme egare qui cherche a
reconnoitre le lieu ou il se trouve" (p. 85) . La foule
alors se disperse; chacun revient a son jeu tandis que le
philosophe et Rameau restent seuls dans leur coin.
En fait, l'on apprend bien peu de 1'aspect physique du
cafe de la Regence. Diderot en rapporte 1'atmosphere " ...
, 4 N
de fagon plus impressionniste que realiste." Il procede
d'une maniere negative, a partir et en fonction des deux
interlocuteurs. La presence des joueurs d'echecs ne se
manifeste que lorsque les eclats et les gesticulations de
Rameau les troublent dans leur occupation. Celui-ci calme,
ils deviennent indifferents et retournent a leur table.
Le cafe de la Regence represente comme une halte dans
la vie de Rameau et celle du philosophe. il semble que pour
eux le temps se flit arr£te tandis qu'a l'exterieur la vie
continue, rendue perceptible par 1'evocation des passants
qui s'arr^tent derriere les fen§tres du cafe, par le rappel
de noms de lieux, qui font surgir devant les yeux comme un
mirage, selon des plans plus ou moins eloignes, le Paris du
4
Georges May, Quatre visages de Denis Diderot (Paris,
1951), p. 186.
96
JCVIIIe siecle: le Palais Royal, le banc d'Argenson, l'allee
des Soupirs, le Cours la Reine, les Champs-Elysees. Puis,
peut-£tre parce gu'il n'a plus rien a dire, Rameau accomplit
une derniere pirouette. La cloche " ... qui sonne les ve-
pres de l'abbe de Canaye ... " (p. 109) lui rappelle qu'il
est temps de quitter le cafe de la Regence pour se rendre
a 1'Opera .
Comme dans la Nouvelle Heloilse, on trouve peu de des
criptions d'interieur dans L'Emigre. mais les reunions
familiales auxquelles sont toujours presentes le Commandeur,
la comtesse de Loewenstein et sa mere, representent de veri-
tables tableaux animes. Par le style, le choix des mots,
Senac de Meilhan parvient a creer 1'atmosphere d'une situa
tion, a rendre l'humeur des personnages.
Les jaIons de la future action romanesque sont poses
des la deuxieme lettre, que la comtesse ecrit a son amie
Emilie. Tous les personnages se retrouvent au chateau de
Loewenstein: arrivee du Commandeur, decouverte du marquis
blesse. La comtesse pressee de relater le grand evenement
de la presence du marquis de Saint-Alban, se h&te de parler
de l'accueil fait a son oncle. En outre, il doit s'agir
d'une scene deja connue d'Emilie, car Victorine la previent
des le debut de la narration: "Vous voyez d'ici la
97
reception" (L*Emigre, p. 1554). Le style est rapide; les
phrases sans verbes, 1'usage du pronom "on," soulignent la
banalite de la situation. Pourtant, sans aucun effort ap
parent, la personnalite de chacun des personnages s'impose
deja. L'oncle prodigue ses caresses "avec dignite et ten-
dresse." II a apporte un paquet,
... on est attentif, il l'ouvre, et de la sortent, une
etoffe des Indes, charmante, pour faire une robe a
votre amie, et une autre, d'une couleur un peu rembru-
nie, pour la plus aimable et la plus indulgente des
meres. Remercimens, effusion de reconnaissance; le
diner, ensuite conversation sur les affaires de la
France. La niece chante l'air favori de son oncle,
et s'accompagne sur le piano-forte. De-la mon oncle
dort, on fait silence, on ne parle que par signes, on
marche sur la pointe des pieds ... (p. 1554)
Il est visible que la personnalite du Commandeur domine
toute la petite societe de Loewenstein, et que la scene du
diner et de 1'assoupissement qui suit, doit se repeter fre-
quemment.
Senac de Meilhan excelle a noter les gestes et les
attitudes. La complaisance avec laquelle le marquis s'at
tache a decrire le tableau familial qui se presente a ses
yedx, reflete dans une glace, devoile les premiers signes
d'une passion naissante. Une jeune femme au cou d'alb&tre,
aux bras ronds, tisse des fils d'or. Sa mere, assise aupres
d'elle, la contemple avec delice; son oncle, "vieillard
98
respectable," interrompt quelquefois sa lecture pour la
regarder avec satisfaction. Tandis que dans la Nouvelle
Heloise. 1'entourage s'efforce a separer les amants, dans
L1Emigre. au contraire, il les rapproche. Consciente de
1'union mal assortie de sa fille, la mere de la comtesse ne
cesse de faire des comparaisons favorables a l'egard du
marquis, au detriment de son gendre.
Ma mere .. . leva les yeux de dess us son ouvrage, le
considers et aussitdt les reporta sur le marquis, et
ensuite sur moij que de choses il y avait, ma chere
Emilie, dans ces regards successifs, de la surprise,
du.mepris, une comparaison a l'avantage du Marquis,
des regrets, une excuse en quelque sorte envers moi.
(p. 1640)
Ce sont encore des regards jetes a la derobee, des
gestes furtifs qui disent 11approbation de la mere, l'admi-
ration de la fille, lorsque le Commandeur prend bien haut la
defense du marquis que le mari de la comtesse attaque. Et
les yeux du comte, plus eloquents que des paroles, revelent
toute sa jalousie.
Un geste, une attitude en disent souvent bien plus long
qu'une analyse psychologique detaillee. La sobriete de
Senac de Meilhan se retrouve dans des descriptions autres
que celles des tableaux de famille. Le mouvement d'une
scene entre Emilie et un prevdt de chapitre s'observe gr&ce
99
a la precision des termes. La comtesse a charge Emilie de
vendre une aigrette de diamants afin de venir en aide au
marquis. Emilie choisit le magistrate qui accepte, comme
pr^teur sur gages. "Si vous voulez laisser apres diner
votre sac a ouvrage sur l'encoignure qui est a gauche du
po§le, je trouverai moyen d'y mettre les deux cents ducats"
(p. 1709). Emilie fl&ne un moment dans la bibliotheque,
puis rentre dans le salon avec deux ou trois volumes. Le
prevdt tourne et retourne aupres de 1'encoignure, puis quand
il est certain de ne pas §tre aperqu, glisse 1'argent dans
le sac de la jeune fille. Emilie s'empresse de reprendre
son ouvrage, heureuse de sentir le poids des ducats et de
rendre service a son amie.
Senac de Meilhan n'hesite pas non plus a rapporter dans
toute leur realite sordide les conditions de vie de quelques
emigres: un grenier dans lequel on arrive apres avoir tra
verse une petite cour ou " ... le soleil n'a jamais darde
ses rayons" (p. 1661), un escalier a demi rompuj dans ce
grenier, un vieux negre couvert de haillons, une fillette
" ... accroupie pres d'un rechaud, occupee a faire chauffer
un peu de bouillon d'herbes ... " (p. 1662), un vieillard a
cheveux blancs allonge sur un grabat et pres de lui, sur le
bras d'un fauteuil eventre, " ... un cordon rouge devenu
100
feuille morte auguel pendait une croix cassee ... " (p.
1661) . Le vieillard est lieutenant-general des armees du
Roij 1'enfant est sa petite-fille .
Sobriete, precision, raouvement, emploi judicieux de
termes concrets: c'est avec une distinction d'aristocrate
que Senac de Meilhan connait toutes les astuces de l'art
descriptif.
Les objets: Rousseau, Restif de la Bretonne,
Senac de Meilhan
Au cours de son voyage dans le Valais, Saint-Preux
s'emerveillant de la sensation d'apaisement qu'il eprouve a
la contemplation des hautes chaines montagneuses, ecrit a
Julie:
J'admirois 1'empire qu'ont sur nos passions les plus
vives les §tres les plus insensibles, et je meprisois
la philosophie de ne pouvoir pas m£me autant sur l'&me
qu'une suite d'objets inanimes. (NH, II, 77, xxiii)
Rousseau s'etait attache a etudier 1'influence de ces
"objets inanimes." La maniere d'etre de l'individu depend
surtout de 1'impression anterieure des objets exterieurs,
laquelle se trouve continuellement modifiee par les sens et
les organes. Le moyen le plus sdr de prevenir ou changer
les idees, les sentiments, les actions est done de remonter
a leur source premiere en agissant sur les objets physiques.
101
Les climats, les saisons, les sons, les couleurs,
l'obscurite, la lumiere, les elements, les aliments,
le bruit, le silence, le mouvement, le repos, tout
agit sur notre machine, et sur notre Srnej par conse
quent tout nous offre mille prises presque assurees,
pour gouverner dans leur origine les sentiments dont
nous nous laissons dominer. (Confessions, I, 409)
Le portrait de la bien-aimee qui tombe entre les mains
de l'amant est, par exemple, une des ficelles romanesques
utilisee par bien des romanciers avant ou m£me apres la
Nouvelle Heloise. (Senac de Meilhan, apres une revolution,
ne se montre pas plus innovateur a cet egard que Mme de la
Fayette.) Or, dans le roman de Rousseau, c'est Julie qui
prend 1'initiative d'envoyer son portrait a Saint-Preux qui
n'avait sans doute ose imaginer qu'un tel objet puisse ja
mais se trouver en sa possession, derobe ou pas. Le r6le
joue par le portrait se fait ainsi doublement actif. La
sensation provoquee chez le jeune homme par la contemplation
de 1'image de Julie, loin d'etre unilaterale, se double de
l'emoi de la jeune fille a la pensee que Saint-Preux la
regarde. Sous le badinage du Talisman invente par Julie
perce la profonde authenticity d1un amour partage.
Cent fois le jour quand je suis seule un tressaillement
me saisit comme si je te sentois pres de moi. Je m'ima
gine que tu tiens mon portrait ... 0 douces illusions I
6 chimeres, ... Ah, s1il se peut tenez-nous lieu de
realite. (NH, II, 399, xxiv)
102
Se servir des objets et des sensations pour ameliorer
ou modifier l'^tre moral, telle est l'idee principale de
Rousseau. La personne m£me de Julie, les lieux, temoins
materieIs et permanents d'un amour partage, sont dans la
memoire de Saint-Preux autant d'elements de fixation de sa
passion premiere. Afin d'assurer sa guerison, il s'agira
pour M. de Wolmar de lui faire revivre les m^mes gestes aux
m§mes endroits, mais dans des circonstances et un temps
differents. Ainsi le desir que M. de Wolmar manifeste de
faire de Saint-Preux le precepteur de ses enfants, assurant
ainsi a ce dernier un contact quotidien avec Julie; ainsi la
repetition de la scene du baiser dans le bosquet en sa pre
sence .
Ce qui parait extraordinaire dans la vie du petit
groupe de Clarens, ce n'est pas l'etrangete de la methode
de M. de Wolmar, c'est son acceptation admirative par Saint-
Preux qui se felicite de ne plus ressentir les transports
d'autrefois et participe ainsi passivement a 1'aneantisse-
ment de ce qui constitue son £tre intime. Si M. de Wolmar
entend assurer au jeune homme sa liberte d'esprit et par la
d1action, ce n'est qu'au prix de 1'annihilation de ses sen
timents et partant de son essence. La methode de M. de
Wolmar assure un mode de vie, mais pas plus qu'elle
103
n'apporte le bonheur dans 1'accomplissement d'une destinee,
elle ne satisfait a des aspirations vers 1'infini. Pour
reprendre le m§me terme que le gentilhomme, qui dans l'exer-
cice de cette experimentation devient lui-m§me objet, il
s'agit d'une profanation d'Gtres humains, dans l'espace et
le souvenir.
Mais la therapeutique de Wolmar n'en contribue pas
moins— c'est peut-^tre sa principale utilite— a rendre
vraisemblable 1'illusion de la guerison, qui, jointe a
l'honn£te mensonge de la vertu, preservera Julie et
Saint-Preux de toute rechute. ^
Objets que l'on aime, mais dont on se prive pour mieux
en jouirj objets que l'on desire et que l'on gagne par sa
bonne conduitej tels sont les secrets du bonheur et de la
vertu dans le microcosme de Clarens. Julie approuve assez
que 1'on invente des moyens pour suspendre plus doucement
les carrosses, mais elle juge que les vernis sont des orne-
ments superflus. Elle aime le cafe, mais elle n'en boit
qu'a certaines occasions de f§te, pour ne point en user le
goGt par des exces, et surtout dans le but plus noble, de
" ... rester maitresse d'elle-m^me, d'accoutumer ses
^Robert Mauzi, L'idee du bonheur dans la litterature
et la pensee francaises au XVIIIe siecle (Paris, 1967), p.
537 .
104
passions a 1'obeissance, et de plier tous ses desirs a la
regie" (NH, IV, 33, ii). Julie agit de m£me a l'egard des
domestigues. Pour s'assurer de bons services, elle n'essaie
pas de s'opposer a des goOts innocents mais dangereux: elle
les canalise, en leur donnant une nouvelle direction. Le
goOt du jeu chez les hommes se justifie par 1'emulation
qu'apporte la presence des maitres et une mise fournie par
leur liberalite. Il peut s'agir, par exemple, de boucles
d'argent, d'un porte-col, de bas de soie, d'un chapeau fin.
Les jeux sont varies en nombre et en espece.
Devenus plus vigoureux et plus agiles, ils [les domes-
tiques] s'en estiment davantage, et s'accoutumant a
tirer leur valeur d'eux-m^mes plut6t que de ce qu'ils
possedent, tout valets qu'ils sont, l'honneur leur
devient plus cher que 1'argent. (Ill, 203, x)
"La description des objets exterieurs n'occupe pas une
grande place dans les romans de Retif," ecrit Alexander
Naughton (p. 31). Critiques et medecins se sont pourtant
penches avec inter§t sur le fetichisme de Restif de la Bre-
tonne, qui se traduit par le culte des chaussures de femmes .
Dans le Pavsan et la Paysanne pervertis, la place accordee
aux v§tements est assez grande pour qu'elle vaille la peine
d'etre mentionnee. Des les premieres pages de 1'oeuvre, la
jeune Manon s'apergoit des progres d'Edmond a ce qu'il ne
105
porte plus ses "gu^tres crottees." Edmond, a son arrivee a
Paris, ne trouve d'agreable que la liberte " . .. de se
mettre comme on veut" (Le Pays an. p. 162) . Au bout de
quelques jours, il ecrit a Pierre:
L'espece humaine est comme embellie a Paris par le
goflt: il est exquis dans la parure, comme tout le
reste, mais j'y trouve deux defauts: ... le second,
qui est le plus important, c'est qu'elle opere trop
de ressemblance entre les deux sexes : les hommes
affectent, dans 1'arrangement de leurs cheveux, de
rapprocher leur coiffure de celle des femmes, et
celles-ci commencent a se faire des faces, a porter
des chapeaux comme les hommes. Le mari et la femme,
a c6te l'un de I1 autre, vus de la rue, nu~t£te, a
une croisee, ne se distinguent pas facilement. Or,
cette ressemblance d'un sexe a 1'autre fut ce qui
fit naitre chez les Grecs et les Romains un desordre
affreux, et qu'on ne connait pas dans nos campagnes.
(p. 185)
Le pere d'Arras discute de la parure tres serieusement.
Pour la courtisane qu'il a 1'intention de faire d'Ursule, il
connait 11 importance d'" ... une robe bien faite, une jupe
agreablement flottante, une chaussure mignonne ... 1 1 (p.
204). A Edmond, il recommande la simplicite. Son idee
essentielle est que la Nature a donne a tous les Gtres une
beaute de forme qu'une certaine faqon de se mettre peut plus
ou moins faire valoir:
On peut aimer la parure, mais, si on y met de 1'affec
tation, elle depare et donne un ridicule ... Cependant,
il est risible de voir les cafards tonner contre les
agrements de la mise, qu'ils confondent avec le luxe ...
106
Les habits deguisent en nous la beaute naturelle: il
faut done la remplacer par une factice, et on ne le
peut qu'en donnant a son voile la forme la plus agre-
able. (p. 106)
Tout au long du roman de L1 Emigre s1entrechoquent
actualite et reminiscences du passe. Cette opposition
eclate surtout dans la presence des objets. Pour etayer
chaque incident romanesque, Senac de Meilhan fait appel soit
a la tradition, soit a 11 observation du present.
L1Emigre est un roman, au sens classique du mot, parce
que, avant tout, il raconte une histoire d1amour. Comme
1'heroine dans la Princesse de Cleves, la comtesse de Loe-
i ..- ...■ *
wenstein (qui d'ailleurs fait une comparaison entre sa
situation et celle de 1'heroine du XVIIe siecle) lutte
contre son amour pour le jeune marquis de Saint-Alban. Un
medaillon qui represente la jeune femme, perdu puis re-
trouve, un portrait que le marquis peint lui-m£me, sont les
variantes du plus classique des stratagemes. La precision
objective des details dans le deroulement des incidents leur
donne toute la credibility necessaire, et les touche legere-
ment de realisme.. Outre le portrait de la comtesse, le
medaillon renferme une meche de ses cheveux. Or, le marquis
a egare ce precieux tresor:
... il etait dans ma poche avant-hier, enferme dans un
107
petit porte-feuille, dont la clef s'etant perdue,
j'avais ete oblige de briser la serrure pour y prendre
un papier; le portrait est sorti du porte-feuille, et
en tirant mon mouchoir est tombe de ma poche: en
quelles mains est-il? (p. 1649)
C'est a la duchesse de Montjustin, sa cousine, que le
marquis fait part d'une inquietude bien fondee. La reputa
tion de la comtesse est en jeu, si son mari retrouve le
medaillon. Par chance, la jeune femme a vu tomber le por
trait et l'a ramasse. Aveu indirect d'une passion, le me
daillon va encore servir pour en exprimer la certitude.
Assise sur un banc de jardin, relisant le vers inscrit au
bas du portrait, lequel elle a glisse entre les pages d'un
livre, la comtesse est surprise par le marquis. L'insis-
tance du marquis a rentrer en possession du medaillon, ses
temoignages de respect et sa soumission, la faiblesse et les
craintes de la comtesse, revelent mieux que les serments les
plus passionnes, un attachement partage.
II existe cependant dans le roman une autre realite des
abjets. C'est la decouverte par des aristocrates, habitues
au faste et au luxe, de la trivialite d'une existence ou il
s'agit non plus de vivre mais de survivre. L'argent et les
:noyens de s'en procurer deviennent les premiers objets de
mecessite. Avec le plus grand naturel, duchesses, comtes
at marquis discutent du prix de la nourriture et du__________
108
logement, de soupe aux choux ou de regime lacte. L'ordi
naire d'une veuve qui fournit the et cafe parait preferable
a une table d'hdte. Deux emigrees, l'une comtesse, l'autre
princesse, " ... sont logees dans une espece de chaumiere,
et travaillent des le matin, a la lueur d'un lampe, a broder
des souliers et des gilets" (p. 1716). La duchesse de Mont
justin retrouve son cousin, le marquis de Saint-Alban en
venant au chateau de Loewenstein vendre des fleurs artifi-
cielles qu'elle fabrique elle-m§me. La duchesse ne ressent
aucune amertume de ses nouvelles occupations. Son talent
lui apporte au contraire des satisfactions d 'amour-propre,
car, dit-elle, il faut bien que ce dernier " ... trouve un
I
refuge, et le mien s'est alle nicher dans mon art de faire
des fleurs" (p. 1658). Bouquet compose de jasmin d'Espagne
double et d'heliotrope auquel elle ajoute un parfum de va-
nille pour rendre 1'illusion complete; bouquet de grenades
et bouquet de roses, les fleurs artificielles de la duchesse
egalent " ... en fraicheur et en vivacite les fleurs natu-
relles" (p. 1625).
II faut enfin noter 1'importance que la litterature et
les livres, sous des formes multiples, tiennent dans le
roman de L'Emigre; citations d'auteurs, grecs, latins ou
frangais, et parmi ces derniers, les moralistes, La Bruyere,
109
La Rochefoucauld; echanges de points de vue a propos de
romans, Clarisse Harlowe et la Nouvelle Heloxse; presence de
livres dans maints episodes decisifs qui font rebondir
I1action du roman: la comtesse est en train de lire la
tragedie de Phedre lorsque le marquis lui fait l'aveu de sa
passion; elle tient a la main Clarisse Harlowe tandis que le
marquis peint son portrait; un volume de Voltaire, sur une
table, ouvert a l'endroit du monologue d'Hamlet, revele a la
duchesse les intentions de suicide du jeune homme.
Toute une longue lettre du President de Longueil est
consacree a sa bibliotheque qui vient d'etre mise en vente.
Composee en grande partie de livres d'histoire, de droit,
d'economie politique, elle contenait aussi les oeuvres de
Voltaire, de Montesquieu, et une quantite prodigieuse de
romans. Toute la litterature n'est-elle autre chose qu'un
vaste assemblage de romans?
Que contiennent au reste les bibliotheques, si ce n'est
des romans? Il y en a sur la Divinite, sur l'Ame, sur
les Gouvernements, sur la nature de l'homme, et apres
les avoir lus on revient a dire avec Socrate: ce que
je sais, c'est que je ne sais rien. (p. 1757)
De la litterature a 1'interieur d'une litterature; des
romans, des tragedies a 1'interieur d'un roman: plut6t que
l'apport d'une nouvelle technique romanesque, il vaut mieux
110
voir dans cet amour de Senac de Meilhan pour les livres, une
tentative desesperee de retenir le passe en le faisant re-
vivre par 1'intermediaire de la litterature, tentative
d'ailleurs illusoire, car "Le temps fait perdre de leur prix
non-seulement aux pensees des hommes, mais a leurs actions
..." (p. 1758).
CHAPITRE V
LE ROLE DE L'ESPACE DANS L'ILLUSION ET
LA REALITE ROMANESQUES
Le roman est un drame, mais que le lecteur se joue
pour lui-m§me, dans la solitude, et qu'il ralentit ou
precipite a son gre. Dans ce t§te-a-t§te, tout bon
romancier se flatte de realiser une sorte d'hypnose:
insensiblement, le lecteur s'identifie au heros, et
quand la derniere page est tournee il se frotte les
yeux, comme s'il avait dormi ou r£ve. L'art consomme
du romancier sera done de produire une illusion par-
faite
La conception de la Nouvelle Heloise s'est faite a par-
tir d'un contrepoint qui s'etend et s'oppose tout au long de
1'oeuvre. Rousseau pergoit immediatement la necessite de
donner aux deux jeunes filles, la brune et la blonde, a
l'amitie de l'une, a la passion de 1'autre, un decor qui
soit non seulement reel, mais encore qui leur ressemble:
... mon imagination, fatiguee a inventer, voulait
quelque lieu reel qui pfit lui servir de point d'appui,
^Andre Monglond, Le preromantisme frangais (Paris,
1965), I, 105.
Ill
1 1 2
et me faire illusion sur la realite des habitants que
j'y voulais mettre. (Confessions. I, 430-431)
Malgre son intention dialectique, l'inter^t du roman
reside dans la passion reciproque de Julie et de Saint-Preux
et un environnement qui exerce une pression tantdt positive,
tantdt negative. Ce n'est done qu'une illusion que la sa
tisfaction d'un amour que tout combat exterieurement et qui
se combat lui-m£me dans son desir absolu de conserver a la
passion sa purete.
L'amour n'est qu'illusion] il se fait, pour ainsi dire
un autre Univers] il s'entoure d'objets qui ne sont
point, ou auxquels lui seul a donne l'§tre ... (2eme
Preface, IV, 347)
I
Le voyage de Saint-Preux dans le Valais, sa reverie a
Meillerie, son retour aupres de Julie et de Wolmar, la ma-
niere de vivre dans le domaine de Clarens ne sont pas de
vaines digressions] les parents de Julie et son mari M. de
Wolmar sont plus que des comparses. La reapparition des
scenes de la nature, les actions des personnages secondaires
servent a evoquer les correspondances et les oscillations de
1'amour des amants et font corps avec lui.
Le fameux penchant qui incite a deerire dans la nature
un etat d'cime au diapason des sentiments, a evoquer les
correspondances qui unissent les coeurs des amants avec
leur lieu d'election, tout cela autant que de Rousseau,
releve d'une ancestrale geographie sacree de 1'amour
113
qu'amants et poetes se sont naturellement creee pour
situer les allees et venues de leurs sentiments.
(Bellenot, pp. 166-167)
Ce qui est nouveau, c'est la maniere dont Rousseau se sert
de cette geographie. En effet, a la realite de 1'amour et
a I1illusion de la nature des deux premieres parties, s'op-
posent en contrepoint 1'illusion de 1'amour et la realite de
1'environnement des quatrieme et cinquieme parties de
11ouvrage.
C'est d'abord pour Saint-Preux la revelation de la
montagne qui existe pour et par elle-m§me, en tant qu'en-
tite. C'est un dialogue que noue Saint-Preux avec un pay-
sage qui a perdu son objectivite et qui exerce comme une
influence mediatrice sur 1'esprit et les sens de Saint-Preux
en lui faisant decouvrir, dans un etat de ravissement,
1'abolition des distances et la precision des formes:
... le plaisir de ne voir autour de soi que des objets
tout nouveaux, des oiseaux etranges, des plantes bi-
zarres et inconnues, d'observer en quelque sorte une
autre nature, et de se trouver dans un nouveau monde.
Tout cela fait aux yeux un melange inexprimable dont
le charme augmente encore par la subtilite de l'air
qui rend les couleurs plus vives, les traits plus mar
ques, rapproche tous les points de vuej les distances
paroissant moindres que dans les plaines, ou l'epais-
seur de l'air couvre la terre d'un voile, 1'horizon
presente aux yeux plus d'objets qu'il semble n'en pou-
voir contenir: enfin, le spectacle a je ne sais quoi
de magique, de surnaturel qui ravit 1'esprit et les
sens ... (NH, III, 79-80, xxiii)
114
A Meillerie, Saint-Preux a perdu 1'enchantement de la
haute montagne, mais son imagination supplee a 1'illusion
qui lui fait entrevoir, malgre 1'eloignement, la mais on de
t
Julie. Avec quelle avidite il la suit dans tous les gestes
de son "innocente vie," lui rappelant qu'ils sont destines
l'un a 1'autre par "un eternel arr£t du ciel" (II, 101,
xxvi)! C'est une presence et un accord des deux amants en
dehors du temps et de l'espace: "Je n'ai traine dans mon
exil que la moindre partie de moi-m£me: tout ce qu'il y a
de vivant en moi demeure aupres de vous sans cesse" (II* 63,
xix) .
C'est tout de suite apres l'aveu que Julie et Saint-
Preux atteignent au plus haut degre de perfection dans la
passion. Par un phenomene psychologique d'osmose inverse
de celui qu'il a eprouve dans la montagne, Saint-Preux pr£te
a la nature le pouvoir de fascination qu'il ressent en la
presence de Julie. Il projette son univers interieur dans
un univers visible.
Je trouve la campagne plus riante, la verdure plus
fraiche et plus vive, l'air plus pur, le Ciel plus
serein; ... un charme secret embellit tous les objets
ou fascine mes sens — (il, 138, xxxviii)
Chez les deux amants toutes les facultes sont rassemblees en
un seul faisceau qui est celui de 1'amour. Amour reel, mais
115
qui ne peut et ne doit exister que par une elevation spiri-
tuelle de Julie et de Saint-Preux. L'Sme de la jeune fille,
tourmentee par les exigences de la passion et son besoin
inherent de purete lui avait fait percevoir, tres t6t,
I1essence m£me du vrai amour.
Je ne sais quel triste pressentiment ... me crie que
nous jouissons- du seul terns heureux que le Ciel nous
ait destine ... Non, quand un lien plus doux nous uni-
roit a jamais, je ne sais si l'exces de bonheur n'en
deviendroit pas bient6t la ruine. Le moment de la
possession est une crise de l'amour, et tout change-
ment est dangereux au n6tre ... (II, 33-34, ix)
Le changement survient sous la forme de 11 intervention
intempestive de Milord Edouard aupres du pere de Julie.
L1eloignement de Saint-Preux devient necessaire. Lorsque
la jeune fille se laisse mener au temple pour y celebrer son
mariage, son coeur se debat encore entre "l'eternelle fide-
lite" qu'elle se prepare a jurer a son epoux et "l'amour
eternel" qu'elle a jure a Saint-Preux. Le conflit se trouve
resolu au moment m§me de la ceremonie du mariage quand les
deux forces, spirituelle et sociale, representees par le
pr£tre et le cortege de la famille et des amis, s'unissent
pour exercer dans 1'esprit de Julie une pression qu'elle
qualifie de "puissance inconnue." Le desordre de ses affec
tions se retablit soudainement " ... selon la loi du devoir
116
et de la nature" (III, 62, xviii) .
Julie, qui, jeune fille, aspirait a un infini que la
passion lui ouvrait, a pris soudainement conscience du monde
exterieur. Monde limite, mais valable dans 1'accomplisse-
ment de la t&che quotidienne au domaine de Clarens: des
domestiques a surveiller, des enfants a elever, une sage
repartition des devoirs et des plaisirs. On remarque
d'ailleurs un changement de style epistolaire "lorsque, par
11 intermediaire des lettres de Saint-Preux a Milord Edouard,
Rousseau decrit le mode de vie de M. et Mme de Wolmar.
Rousseau abandonne un instant les images et les hyperboles
pour cultiver 1'anecdote: c'est un recit tres anime que
celui des deux enfants de Julie se disputant un tambour.
L'aspect physique de la jeune femme se modifie aussi.
Rousseau-Saint-Preux ne celebre plus 1'exaltation produite
par la vue d'une simple tresse blonde, seule parure d'une
toilette de bal; il approuve une mise soignee, une conte-
nance sereine et digne.
Mais au-dela de la realite quotidienne, dans les replis
profonds de 1'inconscient, se blottit le r§ve de l'amour.
Je ne vois par tout que sujets de contentement, et
je ne suis pas contente. Une langueur secrette s'in-
sinue au fond de mon coeurj ... 1'attachement que j'ai
pour tout ce qui m'est cher ne suffit pas pour l'occuper,
il lui reste une force inutile dont il ne sait que_________
117
faire ... Mon ami; je suis trop heureuse; le bonheur
m 'ennuye.
... mon coeur ignore ce qu'il lui manque; il desire
sans savoir quoi. (IV, 264-265, viii)
Il y a en Julie un tel goGt de l'absolu que l'on peut penser
a juste titre que sa personnalite se serait plus epanouie
eGt-elle donne libre essor a une passion authentique. De
l'amour humain dans toute son intensite, tel qu'elle l'a
connu, a l'amour divin, il n'y a qu'un degre de purification
a franchir. L'etat d'insatisfaction que lui procure son
mariage la rejette vers une devotion que lui reproche
d'ailleurs Saint-Preux. Julie n'est point dupe de ce trans-
fert de sentiments et s'en defend:
Je n'aime pas, non plus, ce langage mistique et figure
qui nourrit le coeur des chimeres de 1' imagination, et
substitue au veritable amour de Dieu des sentimens imi-
tes de l'amour terrestre, et trop propres a le reveiller.
Plus on a le coeur tendre et 1'imagination vive, plus
on doit eviter ce qui tend a les emouvoir ... (IV, 270,
viii)
■ Saint-Preux lui-m£me vit une experience qui pour n'^tre
pas 'd'origine divine n'en recele pas moins une part de
mysterieux et d'incomprehensible. Julie lui apparait en
r£ve, son visage se substituant a celui de sa mere morte,
recouvert d'un voile que nulle main ne peut ecarter. Le
crepuscule qui commence a chasser les ombres de la nuit
transforme les objets qui meublent la chambre en vision
118
fantastique. Plut6t qu'une conjecture de la mort de Julie,
le voile est le symbole materiel de son inaccessibility.
Mme de Wolmar, entouree de son mari, de ses enfants, pro
tegee par la regularite m£me de sa vie, ne peut donner prise
a l'amour de Saint-Preux.
Mais de son lit de mort, liberee a jamais des con-
traintes materielles, Julie ecrit a Saint-Preux:
Je me suis longtems fait illusion. Cette illusion me
fut salutaire; elle se detruit au moment que je n'en
ai plus besoin. Vous m'avez crue guerie, et j'ai cru
l'£tre. Rendons gr&ce a celui qui fit durer cette
erreur autant qu'elle etoit utile ... (IV, 333, xii)
C'est l'echec de la methode de M. de Wolmar. Chaque sensa
tion nouvelle ne detruit pas la precedente, mais s'y ajoute,
en la transformant selon une direction imprevisible. La
passion n'a qu'une parente lointaine avec la logique et le
bon sens. Elle resiste a l'analyse intellectuelle objec
tive. On ne peut 1'apprehender que de 1'interieur, qu'a
partir des limites du subconscient.
Illusion de l'amour et realite de l'etat de mariage,
ou bien mensonge de 1'environnement et verite de la passion?
La mort de Julie termine d'une maniere artificielle le con-
trepoint du reel et de 1'imaginaire, et il ne pouvait en
§tre autrement. Une passion qui doit se contenir sans
119
cesse, sans cesse se depasser, tenter de s'abolir dans un
"morcellement psychologique" des souvenirs, de l'instantane
et de l'espace, finit par devenir une chimere plus reelle
que la realite.^
Moderne, homme de son siecle, de cette periode qui
s'etend de la publication de la Nouvelle Heloise a l'ouver-
ture des Etats-Generaux, Loaisel de Treogate l'est resolu-
ment. Il ne manque a son Dolbreuse ni les louanges a la
reine Marie-Antoinette et au roi Louis XVI, ni le pelerinage
a Ermenonville, accompli par les deux epoux, sur la tombe de
Rousseau. Loaisel exploite aussi, mais maladroitement, les
themes et les sentiments de son temps. Les grandes idees
que l'on trouvait chez Rousseau, sur la destinee de l'homme,
sur l'amour et sur la mort se retrouvent chez lui. Mais
tandis que Rousseau gardait, surtout dans le passage de la
vie a Clarens, un art de penser dans la transposition prati
que d'une psychologie sensitive qui, bien qu'a double tran-
chant, n'en restait pas moins une tentative de rationnel,
chez Loaisel, les themes d'amour et de mort restent passifs:
Loaisel de Treogate se contente de noter les etats
2
Etienne Gilson, Les idees et les lettres (Paris,
1955), p. 293.
1 2 0
sentimentaux qui se succedent en lui. Son ideal de bonheur
s'exprime par une tres belle image visuelle:
Ce bonheur ... est une lueur trompeuse et lointaine,
vers laquelle nous marchons par des chemins divers,
plus ou moins directement, seIon que nous avons la vue
plus ou moins troublee par nos passions. Mais cette
lueur s'eteint avant que nous ayons pu m§me en appro-
cher, et nous laisse dans les tenebres. L'homme lui-
m§me passe comme un nuage, que chassent ou qu'absorbent
d'autres nuages egalement prompts a s'evanouir. (Dol-
breuse, I, 1-2)
Loaisel s'est laisse absorber par une confusion entre
sentiment et plaisir des sens. Tandis que Dolbreuse essaie
de persuader que toutes les debauches ne sont que 1'illusion
d'un bonheur passager et que le sentiment seul l'a ramene a
une vertu dont il n'avait jamais perdu le goGt, la raison de
ce changement est, en realite, 1'image d'une jeune femme
charmante, dans les bras de laquelle il a connu le delire de
l'amour, delire qu'il interprete comme un effort de son £me,
" ... impatiente de sortir de sa prison, et de voler au lieu
de son origine celeste" (I, 85). Chez Loaisel de Treogate,
le combat entre la realite et 1'imagination s'illustre par
ce melange de vertu et de concupiscence qui aboutit a la
glorification d'un mysticisme douteux. L'imagination l'em-
porte en sublimant les realites de la passion.
On ne trouve guere plus de verite dans Les sacrifices
1 2 1
de 11 amour, plutdt un peu mo ins . L'histoire que conte Dorat
est celle d'une jeune femme, mariee a l'&ge de quatorze ans
a un homme de cinquante-cinq, jaloux et tyrannique. Mme de
Senanges et le chevalier de Versenai tombent eperduement
amoureux l'un de 1'autre. Mais la vicomtesse veut rester
fidele a ses devoirs d'epouse. Du drame reel que represente
un mariage disproportionne et sans amour, Dorat ne dit
presque rien. Si le but du roman est de representer la vie,
un certain milieu, de peindre des caracteres, Dorat posse-'
dait pourtant une bonne matiere. II lui suffit de protester
d'une maniere tres banale:
Quand les parens se lasseront-ils d'immoler leurs filles
aux vils calculs de 1'avarice, de peupler la societe
d'epoux qui se haissent, d'enfans peu cheris, et de ty~
rans et de victimes? (II, 139)
Pour Dorat, la seule realite, c'est 1'amour, qui, par
sa magie, excuse tout, embellit tout, rend les §tres a la
fois bons, sensibles et vertueux, les amants capables de
supporter toutes les vicissitudes: "L1amour, au degre ou
je le ressens, est la perfection de l'humanite" (I, 47).
Les deux protagonistes ne font aucun effort d1intelli
gence, d1 imagination: la vertu de Mme de Senanges semble
lui §tre acquisej Versenai oublie une ambition pourtant
legitime. L1 intervention m§me de M. de Senanges qui fait
1 2 2
sequestrer sa femme parce qu'elle est eprise d'un autre
homme manque de relief. Et la fin du roman contredit les
intentions de Dorat: il n'y a point de sacrifices pour les
deux amants, puisque la mort du vicomte, qui survient a
propos, leur permet de s'unir dans les noeuds de l'hymen.
Exaltation des sentiments, emphase de 11 expression, Dorat
possede plus que tout autre disciple de Rousseau " ... la
3
manie d'enjoliver et de masquer le reel."
L'idee premiere de Restif de montrer les ravages que
peut causer la grande ville sur deux jeunes gens sains, mais
faibles se rattache a la tendance moralisante et didactique
des romanciers de cette fin du XVIIIe siecle. L1 originalite
de Restif tient a ses tableaux d'un Paris qui n'est plus
celui des marquis et des marquises frises, poudres, mais
celui, plus grouillant, plus melange, d'une classe populaire
pour laquelle la lutte pour la vie doit §tre recommencee
chaque jour. L'origine paysanne des deux heros tient lieu
de developpement psychologique. Leur perversion progressive
est rendue d'autant plus saisissante que les attaches avec
le pays natal, la famille, ne sont jamais completement rom-
pues. Tout au long de l'ouvrage, par 1'intermediare des
Andre le Breton, Le roman francais au XVIIIe siecle
(Paris, 1925), p. 311.
123
lettres de Pierre et de Fanchon, Restif etablit un contraste
entre la purete des moeurs rurales et patriarcales, et la
fange dans laquelle s'enlisent de plus en plus Edmond et
Ursule. C'est par ce moyen gue Restif parvient a creer
l1illusion bienfaitrice du roman.
Je ne sais pas si tout le monde trouve autant de plai-
sir gue moi dans la lecture d'un roman bien fait. Des
gue 1'inter§t commence, j'entre dans une situation
delicieuse; c'est une aise, un charme, une agreable
illusion, gui me procure la jouissance de tous les biens
de mon heros (a la place duguel on se met toujours), et
gui me fait jouir m£me de ses peines. Cette lecture
cause une ivresse, j'en conviensj mais, cette ivresse,
cette illusion, est un bien comme tous les autres biens
de la vie. (Le Paysan. p. 355)
Le destin du frere et de la soeur retentit sur celui de
toute une famille demeuree au village de Saci. Le suicide
de Manon, provogue par l'inconduite de son mari Edmond,
entraine la colere et la malediction paternelle. Tandis
qu'a Paris, Ursule se grise de ses premiers succes et rap-
porte avec complaisance le contenu des billets gue lui font
parvenir marguis, dues ou financiers, Fanchon relate la
naissance et le bapt£me de son fils, dont Edmond est le
parrain. Puis, c'est la chute d'Ursule, l'echec de son pro
jet de mariage avec le marguis gui l'a seduite et son desir
d'epouser le vulgaire Lagouache. Pierre et Fanchon dissimu-
lent aux parents la tournure des affaires de leur soeur. La
.124
colere du vieillard se change en souffrance avec le pres-
sentiment que ses enfants ont perdu la sagesse et l'honneur.
Le retour d'Ursule, avilie, parmi les siens, est une explo
sion de joie. Le recit qu'en fait Fanchon compte parmi les
meilleurs passages du roman. C'est la joie m^lee d'appre
hension du pere et de la mere qui vont a la rencontre de
leur fille, 1'humiliation d'Ursule et le pardon accorde.
L'emotion est rapportee avec sobriete, selon les gestes et
les attitudes de chacun.
Edmond, accuse d'avoir empoisonne une vieile femme
qu'il avait epousee par inter^t, est envoye aux galeres.
Le pere et la mere meurent de douleur. La honte et 1'humi
liation rejaillissent sur Pierre et Fanchon.
Les petits enfants ne veulent plus jouer avec les miens;
nos voisines fuient ma femme; les hommes ne m'accostent
plus en venant a l'eglise ou de par les champs. (p. 401)
Le recit des doubles funerailles d'Edmond et d'Ursule
depasse le simple realisme pour rejoindre le macabre et le
morbide du roman noir. Fanchon parle de la "faim avide" qui
la pousse a ouvrir le cercueil ou sont reunis les restes du
frere et de la soeur. Elle "se rassasie" de cette vue. Une
fosse a ete creusee aux pieds de la tombe du pere et de la
mere. Mais le cercueil d'Ursule est si lourd que la terre
125
s1eboule et decouvre " ... les os des pieds, degarnis de
chair, de celle qui fut mere de douleur ... " (p. 445). Un
des hommes qui porte les restes d'Edmond vacille, et de
couvre le cercueil du pere dont la planche pourrie, en tom-
bant, decouvre le " ... chef venerable, en son entier, ayant
ses cheveux gris, tel qu'au jour de son deces ... " (p.
446) .
Ainsi, le roman de Restif de la Bretonne se presente
sur deux plans. A l'avant, se trouvent les dangers de la
ville, les illusions de bonheur et d'ambition qui en dis-
simulent pour un moment la realite sordide, la laideur
physique et morale. A l'arriere, se dresse la simplicite
des moeurs rurales, simplicite parfois fruste, mais qui
n'empdche ni les emotions, ni les sentiments. C'est a ce
niveau qu'il faut entendre la tentative de Restif: la sug
gestion d'une realite paysanne superieure.
Le but de Bernardin de Saint-Pierre en ecrivant Paul
et Virginie est presente d'une maniere tres explicite dans
son "Avant-Propos." II veut " ... reunir a la beaute de la
nat\ire entre les tropiques la beaute morale d'une petite
societe" (p. cxlv). Les moeurs europeennes lui paraissent '
g^tees, des amants se reposant "sous le feuillage des
h£tres" trop banals. L'equilibre entre l'illusion et la
126
realite depend done chez Bernardin des rapports maintenus
entre intention morale et depaysement. Deja, la solitude
dans laguelle il place ses amants, qui demeurent non seule-
ment loin d'une Europe corruptrice, mais encore a l'ecart de
toute civilisation insulaire, demontre que malgre ses ef
forts , Bernardin ne croyait que fort peu a la possibility ou
a la realisation pratique du pur etat de nature. La realite
dans Paul et Virginie est representee par la nature tropi-
cale, 1'illusion, par les bienfaits que la nature seule peut
apporter a l'homme et par la condamnation de la civilisa
tion. En effet,
... Bernardin, soucieux d'equilibrer les elements de
son livre, ne permet pas que 1'imagination pittoresque
souffre trop de la sensibilite romanesque; et son effort
d'artiste tend a satisfaire le gotit du romanesque senti
mental en sauvegardant les droits du peintre. (Trahard,
IV, 129)
Dans sa "Preface" aux Romanciers du XVIIIe siecle,
Etiemble se montre moins indulgent et denonce la faussete
morale d'un ecrivain qui veut celebrer l'eloge de la pau-
vrete tandis qu'il place dans la bouche d'un pr§tre un re-
merciement a Dieu pour les richesses materielles (II,
xxxii). Davantage que la vie idyllique qu'il se propose
d'illustrer, c'est l'emphase et la sentimentalite du style
qui causent du tort a Bernardin. Ainsi transforme-t-il les
127
activities pratiques, les actions genereuses de cette petite
societe en un hymne a la nature et au Createur qui fait
resonner une fausse note biblique.
Virginie mene paitre ses chevres sur les bords d'une
fontaine 1 1 ... decoree d'une pompe a la fois magnifique et
sauvage" (Paul et Virginie, p. 118) . Pendant qu'elle pre
pare des fromages avec le lait de ses chevres, elle se plait
a les voir se tenir sur les corniches des rochers "comme sur
un piedestal." Bernardin se felicite du regime vegetarien
de Mme de la Tour, Marguerite et leurs enfants parce qu'il
n'a " ... cofite la vie a aucun animal!" (p. 119). Lorsque
l'ouragan a detruit tout le labeur agricole de Paul, que de
grands amas de sable recouvrent un terrain cultive au prix
de tant d'efforts, 1'emotion soulevee par le spectacle de ce
drame est gSchee par le bavardage de 1'auteur. Pour conso
ler Virginie, Paul lui donne le seul bien qu'il possede au
monde, une miniature de l'ermite Paul. Geste charmant,
spontane, que Bernardin rend aussitdt ridicule en ajoutant
que la mere de Paul portait une grande devotion a ce por
trait, car " ... a force de contempler 1'image de ce bien-
heureux solitaire, son fruit en avait contracte quelque
ressemblance ... " (p. 137).
Les exemples de maladresse et d'emphase pourraient
128
ainsi multiplier. Mais pourguoi ne rechercher que le faux
chez un auteur qui a su impregner son oeuvre d'une telle
qualite de naturel dans ses descriptions d'un paysage tropi
cal? Qui a su degager la fraicheur des amours enfantines,
le trouble inconnu des amours adolescentes? L'oeuvre de
Bernardin est sauvee par cette double realite. Realite du
decor de l'lle de France, dominee par de hautes montagnes,
au sol rocailleux ou marecageux, couvert de for£ts. Realite
de 1'amour de Virginie qui envoie des scabieuses et des
violettes a son ami Paul pour qu'il les transplante de la
terre europeenne au sol insulaire; realite de 1'amour de
Paul, qui se rappelle Virginie " ... si jolie et si bien
paree avec un mouchoir rouge ou des fleurs autour de sa
t£te" (p. 184), et qui veut acquerir "de la science" et des
richesses pour la reconquerir lorsqu'il la croit perdue.
L'ouvrage de Bernardin ne peut laisser insensible.
Decrie par les uns, admire par les autres, il n'en demeure
pas moins une merveilleuse histoire d'amours adolescentes
dans un decor paradisiaque.
Le charme du recit de Cazotte tient a ce qu'il ne perd
jamais de vue la logique humaine. Le heros du Diable amou-
reux, Alvare, se trouve maintenu aux limites du rationnel et
de 1'irrationnel, sans qu'il lui soit jamais possible de
129
decider franchement en faveur de l'un ou de 1'autre. Pour
chacune des aventures
. . . Cazotte propose une explication humaine et reserve
la possibility d'une explication surnaturelle. 11 se
tient ainsi a mi-chemin entre le recit feerique qui
brave la vraisemblance et le recit realiste qui ecarte
le mystere ... (Castex, p. 35)
Des la premiere page du livre, 1'opposition est creee
entre un realisme psychologique et l'ambiguite de 1'atmos
phere et des incidents. La chambre ou prend place la dis
cussion sur la cabale et les cabalistes est remplie de fu-
mee, mais les jeunes gens n'ont bu autre chose qu'un "tres
petit flacon de vin de Chypre." C'est la curiosite, faculte
intellectuelle, non l'ivresse, qui pousse Alvare a s'enque-
rir aupres de Soberano de la science des esprits. Et dans
toute les circonstances etranges de son aventure, Alvare
continuera de faire appel a sa raison, soit qu'il tente de
dominer sa peur, lorsque dans les ruines de Portici il pense
tourner la raillerie contre ses amis, soit qu'il se cherche
des excuses pour motiver les sentiments qu'il eprouve a
l'egard de Biondetta.
Tout ceci me parait un songe, me disais-je; mais la
vie humaine est-elle autre chose? Je r§ve plus extra-
ordinairement qu'un autre, et voila tout ... L'homme
fut un assemblage d'un peu de boue et d'eau. Pourquoi
une femme ne serait-elle pas faite de rosee, de vapeurs
terrestres et de rayons de lumiere, des debris d'un_______
130
arc-en-ciel condenses? Ou est le possible? ... Ou est
11 impossible? (Le Diable, pp. 347-348)
Lors du sejour a Venise, 1'element fantastique devient
invisible et impalpable. Les descriptions de la ville res
tent volontairement vagues. Cazotte entretient une atmos
phere d1 incertitude en se servant de termes equivoques pour
designer des lieux ou qualifier des actes en apparence ob-
jectifs . Alvare loue une jolie petite maison sur les bords
"enchantes" de la Brenta; la superiority de Biondetta "sub-
jugue" toutes les autres femmes. La presence envofttante de
la jeune fille provoque le malaise d'Alvare qui se debat
entre sa raison et son amour. Trois incidents etranges se
produisent pour prevenir, semble-t-il, 1'attraction qui le
porte vers la Sylphide.
Apres l'assassinat manque de Biondetta, lorsque la
jeune fille ayant perdu connaissance, il peut examiner a
loisir son corps et son visage charmants, Alvare tombe dans
un abattement suivi de sommeil. En songe, il croit voir sa
mere, a laquelle il conte son aventure et qu'il conduit vers
les ruines de Portici. "N'allons pas la, mon fils, me
disait-elle, vous £tes dans un danger evident" (p. 344) .
Cependant, comme ils s'engagent dans une gorge etroite, la
main de Biondetta pousse Alvare dans un precipice tandis que
131
la main de Dona Mencia l'en retire. Alvare se reveille,
effraye. Mais encore une fois, sa raison ou son amour
1'engage a rejeter ce r£ve comme un effet du trouble de son
imagination. .
Le deuxieme incident se produit apres une conversation
avec Biondetta au cours de laquelle cette derniere s'est
revoltee contre les marques de respect qu'Alvare donne a sa
mere. Bouleverse, il se refugie dans une eglise et croit
reconnaitre sous le masque mortuaire d'une statue le visage
de Dona Mencia. Alvare se prosterne la face contre terre,
invoquant le ciel de lui dieter la conduite a suivre. En-
thousiasme, exalte, il croit entendre la voix de la prudence
qui lui recommande de mettre "un espace considerable" entre
sa passion et lui, et de remplir son devoir en allant trou-
ver sa mere.
Ainsi a chaque periode decisive ou Alvare sent croitre
son amour pour Biondetta, les deux visages de femme, celui
de la chretienne et celui de la Sylphide, viennent se super
poser, symbolisant l'eternel combat de la spiritualite et de
la sensualite.
Le hasard intervient encore une troisieme fois pour
sauver Alvare des tentatives de seduction de Biondetta.
Wais est-ce bien le hasard? C'est sous la forme d'un
132
epagneul que la jeune fille etait apparue a Alvare, a Por-
tici. Or, c'est un jeune chien qui vient secouer les
basques de son habit, avec une etrange force, lorsqu'il
donne un baiser a Biondetta, et qui, par ses aboiements, ses
jeux, ses taquineries, oblige les deux amants a se separer.
Le Diable amoureux, " ... r^ve en une nuit et ecrit en
un jour ... " ("Preface," p. 312), exprime le danger des
chimeres, des illusions flatteuses, contre lesquelles les
seules forces humaines du raisonnement ne peuvent lutter.
La pensee de Diderot epouse plus etroitement le rythme
multiple de la vie cosmique a mesure qu'elle en prend mieux
4
conscience. La notion d'espace, telle que Diderot 1'uti
lise dans Jacques le Fataliste fait apparaitre cette multi
plicity. De prime abord, il faut distinguer d'une part
entre ce qui constitue le motif du roman, le voyage de
Jacques et son maitre, leur conversation, les peripeties de
la route, et d'autre part les histoires secondaires, racon-
tees par des personnages de rencontre, par 1'auteur ou m£me
par les deux voyageurs.
Dans toute la partie du livre qui relate les discus
sions et le voyage de Jacques et son maitre (voyage qui dure
4
Georges Poulet, Etudes sur le temps humam (Paris,
1950), p. 200. _____
133
huit jours: J. Robert Loy en a fait le compte), il semble
gue Diderot restitue a l'espace son essence m£me d'etendue
indefinie. "D'ou venaient-ils? Du lieu le plus prochain.
Ou allaient-ils? Est-ce que l'on sait ou l'on va?" (Jac-
crues. p. 475). Le lecteur ainsi prevenu, Diderot s'appligue
a le desorienter tout au long de l'ouvrage:
Mais, pour Dieu, 1'auteur, me dites-vous, ou allaient-
ils? ... mais, pour Dieu, lecteur, vous repondrai-je,
est-ce gu'on sait ou l'on va? Et vous, ou allez-vous?
(p. 512)
Le parallelisme entre un voyage sans point de depart
precis, sans lieu d'arrivee determine, qui se deroule tant
bien que mal selon les incidents de route, les rencontres
imprevues, les pauses dans les auberges et la succession de
hasards qui jalonnent les etapes d'une vie humaine, est ici
evident. De m§me que le fatalisme de Jacques ne l'emp^che
pas d'agir comme s'il etait libre, de m§me, pour Diderot,
le seul moyen de soumettre l'espace est de le traiter uni-
guement dans sa qualite d 'insaisissable, avec une pointe de
desinvolture. Si un poete n'ecrit que de mauvais vers, il
est preferable qu'il aille a Pondichery gagner beaucoup
d'argent. Jacques et son maitre font halte dans un chateau
immense. Mais quelques pages plus loin 1'auteur rectifier
"Us sont entres dans la ville, car c'est dans une ville que
134
Jacques et son maitre avaient sejourne la veillej je me le
rappelle a l'instant" (p. 496).
Diderot accentue encore le mystere d'un espace indefini
et insaisissable eh le comblant de villes fant6mes, de cor-
billards, de potences, de chateaux immenses. En m§me temps,
il effectue une tentative de raccourcissement. Il n'y a pas
plus loin du hameau au village que du village au hameau,
affirme Jacques. "D'ou venez-vous?" demande la femme de
1'auteur a Gousse. "D'ou j'etais alle" (p. 256), repond
Gousse. Et lorsque Jacques et son maitre aperqoivent le
corbillard, Diderot declare: "Comme la chose qu'ils vo-
yaient venait a eux et qu'ils allaient a elle, ces deux
marches en sens contraire abregerent la distance ... "
(p. 512) .
Le laconisme de 1'auteur quant au but du voyage de
Jacques et son maitre s'etend aussi a la description phy
sique des lieux traverses. On apprend qua le relief est
accidente lorsque le cheval de Jacques se precipite dans une
fondriere, puis se met a grimper un monticule pour arriver
jusqu'aux fourches patibulaires. Jacques est-il fatigue?
La fraicheur d'un arbre et celle d'un ruisseau s'offrent a
lui. "Defini comme utilite, non comme poesie, le paysage
135
5
ne surgit qu'au gre des besoins."
Jacques le Fataliste est done le roman de 1'antivoyage.
Qu'est-ce gui m 'empdeherait ... d'embarquer Jacques pour
les iles? d'y conduire son maitre? de les ramener tous
les deux en France sur le m§me vaisseau? Qu'il est fa
cile de faire des contesI (Jacques. p. 476)
Autour de Jacques et son maitre, c'est le vide complet. Si
Jacques nommait un certain village ou il allait se promener
pendant sa convalescence, le maitre saurait tout, la curi
os ite du lecteur serait satisfaite et le charme rompu. En
laissant ses deux heros parcourir un espace indefini et
amenuise, en leur faisant traverser un decor si banal qu'il
juge inutile de le mentionner, Diderot accorde aux " ...
rencontres en recit, qui justifient les rencontres reelles
... ," toute leur valeur de depaysement et de realite roma-
nesque (Kempf, p. 187).
A partir du vide cree autour de ses deux personnages,
Diderot va effectuer un va et vient dans l'espace par l'in-
termediaire des histoires racontees. La localisation geo-
graphique se fait plus precise. Les lieux sont nommes ou
bien evoques d'une maniere visuelle. Le marquis des Arcis
5 . ✓
Roger Kempf, Diderot et le roman; ou. le demon de la
presence (Paris, 1964), p. 182.
136
rencontre Mile d'Aisnon pour la premiere fois au jardin du
Roi; Gousse accompagne deux de ses amis jusqu'aux Alpes,
puis s'en revient a pied vers Paris en demandant l'aumdne
jusqu'a Lyon.
«
Cependant, parmi ces recits secondaires, il faut encore
distinguer entre ceux qui possedent une vraisemblance au-
thentique et ceux qui n'offrent qu'une vraisemblance de
fantaisie. L1elegance cruelle de la vengeance de Mme de La
Pommeraye n'enleve rien a sa realite, au contraire, elle la
soutient. Par contre l'histoire de Gousse qui ne possede
qu'une seule chemise parce qu'il n'a qu'un seul corps a la
fois, qui parle de "justice distributive" tandis qu'il
transfere des livres " ... 'd'un endroit ou ils etaient
inutiles, dans un autre ou l'on en ferait bon usage' ... "
(Jacques, p. 528), presente une bonne part de fiction. La
confusion s'accentue encore par le fait que la m§me mesa-
venture arrive a deux personnages qui ne se connaissent pas,
M. de Guerchy et le camarade du capitaine de Jacquesj que
1'auteur presente, a maintes reprises, plusieurs alterna
tives pour la continuation du roman et que l'editeur en
offre trois conclusions possibles. Pourtant Diderot se de
fend d'ecrire des contes et pretend ne rapporter que les
faits:
137
Vous allez prendre l'histoire du capitaine de Jacques
pour un conte et vous aurez tort. Je vous proteste
que telle qu'il l'a racontee a son maitre, tel fut le
recit que j'en avais entendu faire aux Invalides, je
ne sais en quelle annee, le jour de Saint-Louis, a
table chez un monsieur de Saint-Etienne, major de
l'h6tel ... Je vous le repete done pour ce moment et
pour la suite: soyez circonspect si vous ne voulez
pas prendre dans cet entretien de Jacques et de son
maitre le vrai pour le faux, le faux pour le vrai.
(pp. 525-526)
Un rapprochement avec le theme philosophique du livre
parait encore s'imposer ici. Le sentiment de la liberte
individuelle n'est qu'une illusion sans cesse combattue par
la realite des faits qui previennent un libre choix. Vivi
enne Mylne prefere donner une explication litteraire aux
appels frequents de Diderot a la verite: il s'agit plut6t
d'une attaque contre les poncifs romanesques, "... on
what the reader thinks a novel should be and do. Thus the
repeated assurances that this is no mere novel are a mocking
echo of the claims so widespread among novels of the time"
(p. 215) . En effet, c'est sans ambages que Diderot men-
tionne des ouvrages soit d'aventures extraordinaires ou m£me
picaresques, tels que le Cleveland de l'abbe Prevost, le
Pantacrruel de Rabelais, le Compere Mathieu de Dulaurens,
soit d'exageration sentimentale comme les romans par lettres
de Mme Riccoboni.
Roman de 1'anti-voyage et anti-roman, il faut chercher
138.
ailleurs que dans Jacques le Fataliste les idees theoriques
de Diderot sur I1art de rendre un conte vraisemblable. Dans
Les Deux Amis de Bourbonne, Diderot explique comment le nar-
rateur peut eviter 1'exageration, 1'amplification, le men-
songe de 1'eloquence, 1'illusion de la poesie.
II [le conteur] parsemera son recit de petites circons-
tances si liees a la chose, de traits si simples, si
naturels, et toutefois si difficiles a imaginer, que
vous serez force de vous dire en vous-m§me: Ma foi,
cela est vrai: on n'invente pas ces choses-la.
Empruntant une image aux arts plastiques, il developpe sa
pensee par 11 intermediaire du peintre qui execute sur une
toile une t§te ideale d'apres un modele ideal qui n'existe
nulle part dans la nature.
Mais que 1'artiste me fasse apercevoir au front de
cette t§te une cicatrice legere, une verrue a l'une
de ses tempes, une coupure imperceptible a la levre
inferieure; et, d'ideale qu'elle etait, a l1instant
la t^te devient un portrait ... (pp. 727-728)
C'est dans ce defaut du visage, ce signe distinctif qui
transforme le modele ideal en objet particulier que se
trouve la realite de Jacques le Fataliste.
Diderot donne la vie a ses personnages en notant leurs
gestes, leurs attitudes, leurs mouvements. Le maitre va
fl
Dans QEuvres de Diderot, p. 727.
139
devant lui comme un automate dont la fonction habituelie est
de se laisser exister. Les trois grandes ressources de sa
vie consistent a prendre du tabac, a regarder l'heure qu'il
est, a questionner Jacques, " ... et cela dans toutes les
combinaisons" (Jacques, p. 494). Quant a Jacques, l'on sait
qu'il est grand, maigre, qu'il boite, mais surtout qu'il se
pare d 'un
... enorme chapeau, parapluie dans les mauvais temps,
parasol dans les temps chauds, couvre-chef en tout
temps, le tenebreux sanctuaire sous lequel une des
meilleures cervelles qui aient encore existe consultait
le destin dans les grandes occasions; ... les ailes de
ce chapeau relevees lui plaqaient le visage a peu pres
au milieu du corps; rabattues, a peine voyait-il a dix
pas devant lui: ce qui lui avait donne 1'habitude de
porter le nez au vent ... (p. 693)
Auteur de theatre lui-m§me, Diderot s'abrite a plusi-
eurs reprises derriere le nom prestigieux de Moliere et uti
lise la plasticite de l'art theStral pour convaincre le
lecteur de la realite de son histoire. La qualite de cer-
taines scenes de Jacques le Fataliste tient surtout a leur
mouvement. Il serait facile de mimer la scene du premier
pansement de Jacques et la discussion des trois chirurgiens.
L'effet produit par 1'histoire de Mme de La Pommeraye depend
des conditions dans lesquelles Jacques et son maitre
140
7
l'ecoutent. L'affairement actuel de l'hdtesse contraste
avec la vengeance calculee de Mme de La Pommeraye et le
rythme lent de son histoire:
... le marquis en lui parlant ainsi lui prenait les
mains* et les lui baisait ... (Ma femme? — Qu‘est-ce?
— Le marchand de paille. — Vois sur le reqistre. — Et
le registre? ... reste, reste, je l'ai.) 'Mme de La
Pommeraye renfermant en elle-m^me le depit mortel dont
elle etait dechiree* reprit la parole ... (pp. 565-566)
Le realisme* tel qu'on entend a I1ordinaire le terme*
evoque une serie de descriptions minutieuses* une accumula
tion de details concrets. Sans en £tre le fondement* .c'est
la toutefois une de ses marques distinctives. Si l'on
s'arr^te a cette definition* certains passages de Diderot
meritent l'epithete de realiste: l'auberge ou les deux
voyageurs font la rencontre de brigands; la chaumiere ou
Jacques est recueilli apres sa blessure* la boutique de
charron de maitre Bigre. Un paragraphe surtout* contenu
dans le recit des amours du maitre de Jacques* sert a mesu-
rer toute la distance entre le vide dans lequel se deplacent
les voyageurs et la precision de certains episodes secon-
daires:
7
7J. Robert Loy* Diderot's Determined Fatalist: A Crit
ical Appreciation of "Jacques le fataliste" (New York*
1950)* p. 98.
141
... nous montons par un petit escalier sale, a un troi-
sieme, ou j'entre dans un appartement assez spacieux
et singulierement meuble. Il y avait entre autres cho-
ses trois commodes de front, toutes trois de formes
differentes; par derriere celle du milieu, un grand
miroir a chapiteau trop haut pour le plafond, en sorte
qu'un bon demi-pied de ce miroir etait cache par la
commode; sur ces commodes des marchandises de toute
espece; deux trictracs; autour de 1'appartement, des
chaises assez belles, mais pas une qui efit sa pareille;
au pied d'un lit sans rideaux une superbe duchesse;
contre une des fen^tres une voliere sans oiseaux, mais
toute neuve; a 1'autre fen^tre un lustre suspendu par
un manche a balai, et le manche a balai portant des deux
bouts sur les dossiers de deux mauvaises chaises de
paille; et puis de droite et de gauche des tableaux, les
uns attaches aux murs, les autres en pile. (Jacques,
p. 660)
Mais il ne s'agit pas la d'un decor qui sert a carac-
teriser un personnage type. Jacques ne s'y trompe pas:
"Cela sent le faiseur d'affaires d'une lieue a la ronde"
(p. 660). En outre, la part de l'imaginaire est trop grande
pour considerer Jacques le Fataliste comme un roman purement
realiste. L'insouciance de Diderot quant a la localisation
st le but du voyage, quant aux elements fantastiques peuvent
fort bien temoigner de la part de 1'auteur d'une sorte de
divination qu'il existe en dehors du temps et de l'espace,
au dela du monde sensible de la nature et des objets une
autre realite, plus difficile a saisir mais egalement au-
thentique.
Que le neveu de Rameau soit un personnage authentique;
142
gue Diderot l1ait sublime en 1'immortalisant; qu'il lui ait
laisse des particularites dont les temoignages de l'epoque
se portent garants, d'excellents poumons, une connaissance
g
approfondie de Moliere; que le philosophe soit Diderot lui-
m^me dans son aspect moralisant; que la conversation entre
"Lui" et "Moi" soit un dialogue de Diderot avec lui-m£me;
peu importe la genese et les differentes interpretations de
1'oeuvre quand il est question d'en admirer 1'unite intrin-
seque qui se reduit a 1'extraordinaire presence de Rameau,
le neveu, " ... un grain de levain qui fermente et qui res-
titue a chacun une portion de son individuality naturelle"
(Le Neveu, p. 5).
Lors de la representation d'une piece de theatre, trois
elements sont en jeu: le texte, les acteurs, le public; la
perception s'accomplit a deux niveaux, le visuel et l'audi-
tif. Le spectacle total est celui qui rompt avec la dicta-
ture du texte et fait appel a la musique, a la danse, a la
pantomime, a la mimique. Le spectateur se fait participant
dans un mouvement circulaire d'imaginaire et de realite.
Dans le domaine de la vraisemblance, le Neveu de Rameau
Q
Friedrich Melchior Grimm, Correspondance litteraire,
philosophique et critique par Grimm. Diderot ... revue sur
les textes originaux (Paris, 1877-1882), VII, Sept. 15,
1766, 124.
143
presente bien des analogies avec un spectacle. Rameau,
l'acteur, agit sur la sensibilite nerveuse du philosophe, le
spectateur, en le faisant participer tour a tour a son ab
jection et a son talent musical.
C'est a travers les yeux du philosophe que se decouvre
peu a peu l'etrange personnalite du neveuj c'est de l'exte-
rieur que s'exerce sa fascination. Au moment de la ren
contre, 1'attitude du philosophe est faite de condescen-
dance. Tristes ou gais, tantdt maigres et h&ves, tantdt
gras et replets, il " ... n'estime pas ces originaux-la ... "
(p. 5). Peu a peu, tandis que Rameau deroule le fil de ses
souvenirs et de ses pensees, il leur pr£te une nouvelle vie
/
en les recreant par le geste devant le philosophe. C'est en
observant ces gestes que ce dernier va sortir de son in
difference initiale et eprouver des sentiments qui le sur-
prendront lui-m§me. La scene de la reconciliation avec Mile
Huss marque une premiere etape. Le philosophe trouve plai-
sante la pantomime qu'en execute Rameau. L'imitation du
proxenete et de la jeune fille seduite le fait reagir d'une
maniere plus complexe. Partage entre 1'amusement et 1'in
dignation, il souffre d'une abjection si complaisamment
etalee et inconsciente:
... l'ame agitee de deux mouvements opposes, je ne
144
scavois si je m 'abandonnerois a l'envie de rire, ou au
transport de 1'indignation. Je soufrois. Vingt fois
un eclat de rire empecha ma colere d'eclater; vingt
fois la colere qui s'elevoit au fond de mon coeur se
termina par un eclat de rire. J'etois confondu de tant
de sagacite, et de tant de bassessej d'idees si justes
et alternativement si faussesj d'une perversite si gene-
rale de sentiments, d'une turpitude si complette, et
d'une franchise si peu commune. Il s'apergut du con
flict qui se passoit en moi: Qu'avez-vous? me dit-il.
(2) (p. 24)
La pantomime du violoniste, puis celle du claveciniste
ne soulevent chez le philosophe qu'un sentiment de peine,
car " ... n'est ce pas une chose penible a voir que le tour-
mentj dans celui qui s'occupe a me peindre le plaisir ... "
(pp. 26-27). Mais tandis que Rameau joue, inattentif a ce
qui se passe autour de lui, tout entier a des accords qu'il
est seul a entendre, les passions se succedent sur son vi
sage. "On y distinguoit la tendresse, la colere, le plai
sir, la douleur" (p. 28).
L'histoire du renegat d'Avignon que le neveu fait
suivre d'un chant en fugue laisse le philosophe rempli
d'horreur. Il commence a supporter avec peine la presence
d'un homme capable de raconter une action horrible avec
autant d'allegresse qu'un amateur de peinture examine les
beautes d'un tableau. Mais une fois encore, l'^tre abject,
le bouffon se sublime lorsque l'etincelle de genie qu'il
porte en lui va se projeter dans tout un orchestre, sur_____
145
toute la scene d'un theatre lyrigue. L'enthousiasme de
Rameau se repand dans l'3me du philosophe. "Admirois je?
Oui, j'admirois!" (p. 84).
A ce point, la pantomime devient une veritable creation
qui domine le philosophe plus stirement que ne l'ont fait
tous les discours. La perception du personnage de Rameau se
brouille dans une confusion de l'dtre et du paraitre.
Cher Rameau, parlons musique, et dites moi comment il
est arrive qu'avec la facilite de sentir, de retenir
et de rendre les plus beaux endroits des grands maitresj
avec 11enthousiasme qu'ils vous inspirent et que vous
transmettez aux autres, vous n'aiez rien fait qui vaille.
(p. 96)
- En vain le philosophe questionne. La verite profonde
d'un £tre ne se contient pas dans un seul moment de subli-
mite. C'est sur une derniere pirouette, la vile imitation
de sa pauvre femme, que Rameau le genie rate, Rameau le
deprave, prend conge du philosophe pour aller a 1'Opera.
Le cercle de l'illusion et de la realite s'est referme.
L'illusion et la realite de L 'Emigre reposent sur
l'effet de contraste pergu dans les diverses scenes descrip-
tives . Le pretexte du roman est bien faible. Quoi de plus
banal que 1'amour sans espoir d'un jeune homme pour une
jeune femme mariee? Mais Senac de Meilhan place cet amour
2n pleine action contemporaine, au milieu des evenements
146
bouleversants de la Revolution. II s'agit davantage gue
d'un fait-divers ordinaire sur une simple toile de fond.
C'est un moment de l'histoire de France, vue d'un certain
milieu et d'un pays etranger que 1'auteur presente. Senac
de Meilhan a prevu lui-m^me les objections et s'en defend
dans sa "Preface."
L'ouvrage qu'on presente au public est-il Un roman,
est-il une histoire? Cette question est facile a re-
soudre. On ne peut appeler roman, un ouvrage qui ren-
ferme des recits exacts de faits averes. Mais . ..
Tout est vraisemblable, et tout est romanesque dans
la revolution de la France. (L'Emigre, p. 1549)
Quant aux sentiments qui se developpent entre le marquis de
Saint-Alban et la comtesse de Loewenstein, " ... rien ne
choque moins la vraisemblance, et j'aimerais autant qu'on
mit en question si un homme a eu la fievre" (p. 1549) .
Les emigres sont des aristocrates qui ont fui leur
pays, les uns, comme le marquis, pour se mettre au service
du Roi et defendre sa cause, d'autres, comme la duchesse de
Montjustin pour echapper a une mort probable. Hommes ou
femmes, ils ont les problemes communs a tout exile. Se
trouvant soudainement places dans un milieu etranger, par-
fois prevenu contre eux, soudainement demunis de ressources,
les emigres doivent recommencer a se faire connaitre, a se
faire estimer, a ecrire un nouveau livre de leur vie, selon
147
l'expression du President de Longueil qui analyse fort bien
la situation. Certains, comme la duchesse de Montjustin,
sont amenes a se rejouir, en une melancolique retrospective,
de la mort d'^tres chers qu'un sort plus triste encore au-
rait peut-§tre menaces. Pour d'autres, tous les problemes
se reduisent a celui de survivre: Un gentilhomme vend du
ratafiat, un autre s'est fait magon. Le marquis de Saint-
Mban se trouve done dans une situation relativement privi-
legiee. Ses sentiments pour la comtesse sont partages et la
mort du comte survient fort a propos pour lui laisser entre-
voir la possibilite d'une union. Pourtant, le marquis n'est
pas heureux. A une lettre de badinage ecrite a Emilie ou a
Victorine au sujet des principes generaux qui gouvernent le
desordre dans le t£te des femmes, succedent les questions
serieuses posees au President de Longueil sur la possibilite
d'une Contre-Revolution, siar les raisons du courage univer-
sel manifeste par toutes les victimes de la Revolution.
Les affaires de la France sont toujours presentes au
chateau de Loewenstein. La comtesse, en lisant un compte-
rendu de son jugement dans une gazette, apprend la mort du
marquis, qui avait rejoint l'armee des Princes. La Revolu- .
tion les avait rapproches un instant, elle les separe a ja
mais .
148
Avec Emile Henriot qui a ecrit, en 1940, un article
plein de sympathie a l'egard du roman de Senac de Meilhan,
il faut bien admettre que l'idylle sentimentale ne suffirait
pas a soutenir le livre s'il n'y avait, superpose, le theme
de 1'emigration
... la separation de ceux qu'on aime, l'absence des
amis, le manque de nouvelles ... ; l'angoisse de 1'in
certain avenir, 1'inquietude du malheur installe et
durable.^
Bien au-dela encore, ne decouvre-t-on pas egalement une
merveilleuse leqon de courage dans 1'ingeniosite, les res-
sources morales dont font preuve tous ces exiles? Le mot
final appartient bien au President de Longueil lorsqu'il
ecrit " ... on n'est riche, que de ce dont on jouit"
(L1Emigre, p. 1622) .
9 / \
Courrier litteraire, XVIIIe siecle, nouvelle edition
augmentee (Paris, 1962), p. 353.
CHAPITRE VI
L'ESPACE ET LA STRUCTURE DES ROMANS
Dans la deuxieme "Preface" de la Nouvelle Heloise,
1'interlocuteur imaginaire de Rousseau lui demande si cela
valait la peine d'ecrire un livre ou il ne se passe rien que
de tres commun, que de tres banal:
... des evenements si naturels, si simples qu'ils le
sont trop; rien d'inopine; point de coups de theatre.
Tout est prevu longtems d'avance; tout arrive comme il
est prevu. (IV, 344)
L'intrigue du roman est en effet bien mince, mais le mouve-
ment tres subtil qui l'anime, fait de contrepoints et d'al-
ternances, suit les oscillations qu'impriment les modifica
tions exterieures sur le flux continu de l'^tre intime des
jeunes gens. L'unite profonde de la Nouvelle Heloise tient
a I1effort de purification qui s'exerce dans la destinee
d'une passion. Dans les deux premiers livres, 1'amour at-
teint son maximum d'intensite. Il se combat lui-m^me par le
besoin eperdu de purete qu'eprouve la jeune fille. De plus,
149
150
nature et £tres se succedent ou s'associent tantdt pour
alimenter le feu de la passion, tantdt pour l'eteindre. Le
baiser requ dans le bosquet a embrase Saint-Preux qui
s'eloigne dans le Valais. La separation physique entraine
la chute de Julie. Milord Edouard favorise les amours de
deux jeunes gens, tandis que M. d'Etanges s'y oppose vio-
lemment. La joie ressentie par Saint-Preux a 1'envoi du
portrait de Julie est contrebalance par la tristesse de la
jeune fille a la nouvelle de l'infidelite de son amant.
Fait de mouvements contradictoires, 1'amour de Julie et de
Saint-Preux ne peut trouver sa substance dans la realite du
monde terrestre. Saint-Preux en a tres t6t 1'intuition
lorsqu'il apprend que l'espoir de maternite n'est plus:
"Ainsi ... il ne restera sur la terre aucun monument de mon
bonheurj il a disparu comme un songe qui n'eut jamais de
realite" (NH, II, 239, lxv). Dans les quatrieme et cin-
quieme parties, le probleme semble resolu par la substitu
tion du calme de l'amitie aux tourments de 1'amour. Clarens
est la representation d'une des convictions les plus solides
de Rousseau, ainsi que l'indique Raoul Carre:
... il avait compris que ... le sentiment seul livre-
rait l'§tre, parce qu'on vivrait en lui la vraie vie
que denoue les limites du moi egoiste, 1'existence
151
agrandi d'une consonance avec les §tres et les choses.'*’
Les anecdotes, les tableaux descriptifs de la vie a Clarens,
loin de ralentir le recit, l'etoffent, en montrant l'harmo-
nie qui peut regner entre personnes differentes et objets
disparates: M. de Wolmar et Milord Edouard, le bosquet et
l'Elyseej dans la personne m§me de Julie, la combinaison de
sensualite et de spiritualite. La scene des vendanges
marque le sommet de 1'accord qui peut exister entre maitres
\
et serviteurs, travail et divertissement, joie profane et
cantique d'action de graces, dans un cadre d'activites
rurales.
La reapparition des m£mes paysages, des m§mes lieux en
des saisons contraires et en des temps differents n'est pas
gratuite. En se m^lant a la variation du rythme de presence
et d'absence, elle s'associe au destin de Julie et de Saint-
Preux et sous-tend 1'oeuvre de purification de leur amour.
Cette oeuvre, contenue implicitement dans les deux
premiers volumes, s'amorce dans la troisieme partie, avec le
mariage de Julie et le depart de Saint-Preux pour son voyage
autour du monde. C'est deja pour les deux amants une
^"Le secret de Jean-Jacques Rousseau," Revue d'histoire
litteraire. XLIX-L (1949), 138.
1 5 2
separation dans un espace materiel et immateriel, rendu
aussi vaste que possible. L'union spirituelle, la seule que
Julie et Saint-Preux peuvent atteindre, s'obtient a la fin
du sixieme livre, avec la mort de Julie, par une separation
supra-terrestre.
Mon ami, je pars au moment favorable; contente de
vous et de moi; je pars avec joye, et ce depart n'a
rien de cruel ...
Vous ne perdez de Julie que ce que vous en avez
perdu depuis longtems. Tout ce qu'elle eut de meil-
leur vous reste ...
Adieu, adieu, mon doux ami ... mon £me existeroit-
elle sans toi, sans toi quelle felicite goClterois-je?
Non, je ne te quitte pas, je vais t'attendre. La vertu
qui nous separa sur la terre, nous unira dans le sejour
eternel. (NH, IV, 333-337, xii)
Signe d'un destin, 1'espace se fait aussi symbole
existentiel et passionnel. La relation du voyage de Saint-
Preux a Mme d'Orbe se fait sur un rythme tres rapide.
Chaque paragraphe qui introduit la breve description d'un
nouveau pays commence par les mots: "J'ai vu." Separe de
ce qui le faisait vivre, Saint-Preux n'a pas su participer
a la vie d'un univers pittoresque et emouvant. Il en est
demeure le spectateur:
J'ai passe quatre fois la ligne; j'ai parcouru les
deux hemispheres; j'ai vu les quatre parties du monde;
j'en ai mis le diametre entre nous; j'ai fait le tour
entier du globe et n'ai pu vous echaper un moment.
(Ill, 143-144, iii)
153
En s'approchant des montagnes de la Suisse, Saint-Preux
ressent une exaltation qui lui rend la jouissance de sa vie
entiere. A 1'instant actuel de ravissement se superpose,
puis se fond dans son esprit un autre instant d'extase,
lorsqu'il se trouvait dans les montagnes du Valais. Mais
le sentiment de son existence ne se produit pas sous l'effet
de la seule sensation: " ... c'est par un usage, plus en
core, par une action" (Poulet, p. 161). Saint-Preux revient
au pays de ses anciennes amours avec des emotions qu'il
croit pouvoir contrdler, non pas affaiblies mais rectifiees.
La vertu de Julie l'a subjugue, comme le paysage qui lui
sert de cadre le ravit:
Le monde n'est jamais divise pour moi qu'en deux re
gions, celle ou elle est, et celle ou elle n'est pas.
La premiere s'etend quand je m'eloigne, et se resserre
a mesure que j'approche, comme un lieu ou je ne dois
jamais arriver. (NH, III, 156, vi)
La distance reelle dans 1'espace annonce comme par intuition
la distance psychologique que Saint-Preux va trouver aupres
de Mme de Wolmar dans le domaine de Clarens .
Dans 1'espace terrestre, Julie demeure aussi inacces
sible a la passion de Saint-Preux que la cime des monts au
sejour des hommes . Au contact de Julie comme au contact de
la haute montagne, l'Sme de Saint-Preux contracte " ...
154
quelque chose de leur inalterable purete" (II, 78, xxiii) .
La notion d'espace presente un certain inter^t dans
1'evolution du caractere de Dolbreuse, homme fin, sensible,
mais faible. A la recherche du bonheur, il le trouve un
instant aupres d'Ermance, dans un cadre rural et simple; la
ville et ses tentations le seduisent pendant de longues an-
nees, mais sans lui faire perdre le goftt de la vertu qui se
trouve en lui comme dans tout §tre " ... ne sensible et
bon"; il retrouve enfin la felicite dans une vie paisible,
en accord avec la nature, aupres d'Ermance et mGme apres la
mort de celle-ci.
Contees sous forme de memoires, les aventures de Dol
breuse contiennent de fines annotations psychologiques et un
sens reel de la nature. Peut-£tre parce que le personnage
d'Ermance se trouve trop idealise, c'est lorsqu'il se trouve
loin d'elle que Dolbreuse porte sur lui-m^me et le monde qui
l'entoure le jugement le plus perspicace. Une derniere
turpitude le fait s'adonner a la passion du jeu:
Il n'est pas, selon moi, de spectacle plus affligeant
pour la raison, et m&me pour l'humanite, que celui
d'une assemblee de joueurs. Une triste severite regne
sur leur visage; la pSleur de l'envie, le travail in
ter ieur de la cupidite, se manifestent dans tous leurs
traits. Possedes de la seule ardeur du gain, ils rou-
lent continuellement dans leur t£te, quelque combinaison,
quelque incident qui les favorise. (Dolbreuse. II, 11)
155
Une marquise ambitieuse et calculatrice, une amie con-
fidente, un baron qui n'epargne pas les conseils de sagesse,
un mari acari&tre, tous ces personnages de convention se
retrouvent dans Les sacrifices de l1amour, de Dorat, sans
que la malveillance de l'un ou la protection de 1'autre in
flue sur les gemissements de la vicomtesse et du chevalier.
La nature, chere a Rousseau, qui reflete les sentiments ou
au contraire les modifie, les apaise, se trouve introduite
dans le deroulement de I1intrigue avec une maladresse et une
platitude marquees. "Comme beaucoup de tres grandes
oeuvres, elle [la Nouvelle Heloisel fournit des poncifs et
dispensa d'un effort createur les ecrivains a la suite"
(Coulet, I, 416).
Restif de la Bretonne a fourni lui-m^me la matiere a
des rapprochements de Le Paysan et la Paysanne parvenus avec
d'autres oeuvres du XVIIIe siecle. Dans Monsieur Nicolas.
il avoue 1'influence de Richardson, apres la lecture de
Pamela. " . .. ce fut cet ouvrage qui fortifia 11 idee de
2 \
composer le Pavsan Perverti." Il invite a une comparaison
avec les Liaisons danqereuses par la violence m§me avec
Monsieur Nicolas, ou Le coeur humain devoile: Me-
moires intimes, ed. Isidore Liseux (Paris, 1883), X, 71.
156
laquelle il en repousse l'idee.
Plusieurs personnes ont feint de regarder cet Ouvrage
comme defavorable aux moeurs, et l'ont compare aux
Liaisons danqereuses1 Cette comparaison est fautive,
sous tous les points de vue: soit que l'on considere
le plan, ou le fond des deux ouvrages; soit qu'on fasse
attention aux caracteres; soit enfin qu'on examine le
style. Par le plan et par le fond, le Pavsan perverti
differe essentiellement des Liaisons danqereuses. (M.
Nicolas, XIV, 113)
La marche du roman de Laclos est de representer le
developpement de la noirceur de deux scelerats du grand
mondej celle de 1'oeuvre de Restif est d'illustrer la perte
de deux jeunes gens, faibles et ordinaires, " ... qui vien-
nent bonnement a la ville, de l'aveu de leurs parents, dans
des vues bonn^tes et legitimes ... " (XIV, 114).
Le plan, ou structure du roman, est sans aucun doute le
point faible chez Restif. Les heros ne s'etudient pas ou
tres peu. Ils ne tirent point d'une psychologie deviee les
raisons de leurs agissements. Leur mauvaise conduite est
presqu'entierement soumise a des influences exterieures. Le
titre laisse entendre que le facteur principal de la per
version est la facilite apparente de la vie citadine. Cer-
tes, Edmond et Ursule se laissent un moment eblouir. Mais
dans les etapes successives de leur depravation se retrouve
toujours l'inquietant personnage de Gaudet d'Arras.
157
II existe un certain parallele entre le r6le joue
aupres de Rastignac par Vautrin, et l'amitie que porte
d'Arras a Edmond. Mais Vautrin, ancien forgat, tire ses
principes d'une experience speciale de la vie, de la dure
et terrible ecole du bagne. Sa " ... trempe intellectuelle
est loin de se hausser a celle de son modele du XVIIIe sie-
3 /
cle." Gaudet d'Arras est un enfant naturel, rentre dans
les Ordres par force. D'ou puise-t-il sa regie de la su
periority de l'homme dans toutes les choses de la nature,
dont derive son amoralite? Restif passe ces details sous
silence. Le seul principe qui semble mouvoir Gaudet d'Arras
est la recherche absolue du plaisir.
La verite est que nous sommes faits pour §tre heureux,
que nous y tendons sans cesse, et que le plaisir est
la route au bonheur. Tout ce qui est vrai plaisir est
permis. (Le Paysan. p. 105)
La destinee d'Ursule est determinee par l'opposition
que d'Arras apporte a son mariage avec le marquis. Il ima
gine de faire aimer de la jeune fille, 1 1 . . . un tres joli
gargon, une brute, d'ailleurs ... " (p. 196). Son but est
d'ensorceler Ursule pour que sa chute soit "bien lourde."
Puis, dit-il,
O
Marc Chadourne, Restif de la Bretonne: ou. Le siecle
propheticrue (Paris, 1958), p. 185.____________________________
158
... je ferai en sorte qu'Ursule, aguerrie, soit avec
celui qu'elle aura refuse pour mari sur le pied de
maitresse, et c'est alors que je la ferai servir a
mes projets pour le frere, parce que, n'ayant pas de
famille a elle, il sera naturel qu'elle ne songe qu'a
lui ... La soeur, lorsqu'elle n'aura plus d'etablisse-
ment en vue pour elle-m§me, ... sera toute a son frere.
(pp. 195-197)
N'est-ce point la le principe m§me du Paysan parvenu de
Marivaux (1736)? Autant que 1'idee d'un roturier comme
heros, Restif emprunte a Marivaux son principe m£me d'ac
tion, qui est d'arriver dans le monde grSce aux femmes.
Plus encore, peu importe le sort d'Ursule, pourvu qu'Edmond
soit soutenu, et que, par lui, Gaudet parvienne a son but,
" ... qui est de s'elever avec sa creature, de se servir en
la servant" (M. Nicolas. XIV, 40).
L'amitie du "bon" religieux qu'Edmond appelle "cher
Pere" au commencement de leurs relations se revele par la
suite assez trouble: "Ainsi, j'ai pour toi, outre l'amitie
que ma raison approuve, le sentiment combattu et plus vif
qu'on a pour l'objet aime" (Le Paysan, p. 102). Les con-
seils que Gaudet prodigue a-Edmond sont destines a detruire
en ce dernier tout prejuge d'ordre religieux ou moral, et a
lui inculquer le sentiment de sa propre superiority dans le
nal. La religion n'a ete inventee que pour soutenir les
lois sociales. Le seul but de la vie doit £tre la recherche
159
du plaisir, mais un plaisir d'une essence superieure. A
Ursule aussi bien qu'a Edmond, Gaudet deconseille la de-
bauche qui avilit et " ... est un crime contre la nature"
(p. 254). Le seul principe sur lequel on doit s'appuyer
pour juger de la bonte ou de la mechancete morale d'une ac
tion, c'est: "Quel mal peut-il en resulter? En quoi la
Nature est-elle blessee? Cela peut-il nuire a mon exis
tence . ou seulement a 11 agrement de ma vie?1 1 (p. 107) .
La mort de Gaudet est a la mesure de ses principes.
Condamne a l'echafaud pour avoir assassine les gardes qui
venaient arr^ter Edmond apres la mort douteuse de la vieille
epouse, il se poignarde juste avant d'avoir la t£te tran-
chee. Des que Gaudet d'Arras n'est plus, Edmond tombe dans
un avilissement decourage, m§le de repentir.
La critique retivienne s'est revelee impuissante a
retrouver le modele original du personnage de Gaudet d'Ar
ras. Partie fiction, partie realite (il est possible que
Restif se soit inspire de l'abbe Dulaurens, 1'auteur de
Compere Mathieu), il represente, selon Marc Chadourne, une
sxteriorisation en un §tre superieur des " ... forces du mal
lont la pression s'exerqait, du dedans autant que du dehors
... " (p. 186), sur son createur, Restif de la Bretonne.
Bernardin de Saint-Pierre a soigneusement choisi et
160
arrange les elements tropicaux qu'il expose dans Paul et
Virginie. Seuls sont incorpores au recit les aspects pitto-
resques (pour ne pas dire picturaux) et idylliques de la
nature tropicale. Les insectes, les serpents, les maladies
des tropiques sont tout simplement omis. Mais si 1'action
de demystifier est honn§te, celle de detruire ne l'est pas.
L'espace exotique de Bernardin, quoique artificial, reste
avant tout 1'objectivation de 1'amour tres pur de deux
"enfants de la Nature." Virginie perqoit les correspon
dences entre 1'affection qui 1'unit a Paul et la faune et
la flore qui les entourent:
"Tu me demandes pourquoi tu m'aimes; mais tout ce qui
a ete eleve ensemble s'aime. Vois nos oiseaux ...
Ecoute comme ils s'appellent et se repondent d'un arbre
a 1'autre: de m£me quand l'echo me fait entendre les
airs que tu joues sur ta flfite, au haut de la montagne,
j'en repete les paroles au fond de ce vallon." (Paul
et Virginie. pp. 131-132)
La structure du roman de Bernardin est entierement
etablie en fonction de 1'espace. C'est dans l'enclos ou ont
vecu Paul et Virginie que le voyageur rencontre le narra-
teur. Tout est paisible, l'air, les eaux, et la lumiere.
Profondement associee a la vie des deux enfants, la nature
garde cependant une personnalite impenetrable. Lors de
1'episode de l'esclave fugitive, Paul et Virginie perdus
161
dans la for£t ne retrouveraient pas leur chemin sans le
secours d'une troupe de noirs. La chaleur excessive de
l'ete tropical, l'ouragan qui s'ensuit correspondent a la
decouverte de 1'amour chez Virginie et a la decision de Mme
de la Tour d'eloigner sa fille. C'est d'une esplanade es-
carpee, entouree de precipices effroyables, d'ou l'on dis
tingue " ... une grande partie de l'ile avec ses mornes
surmontes de leurs pitons ... j puis la pleine mer, et
1'Ile-Bourbon ... " (p. 155), que Paul regarde le vaisseau
qui emmene Virginie loin de lui. L'opposition entre un
monde a la civilisation frelatee et l'etat de nature dans
lequel s'est deroulee l'enfance des deux adolescents est
soulignee dans le dialogue de Paul et du vieillard. Aux
objections de rang, de fortune, de talents, Paul oppose une
bonne volonte naive, mais touchante. Avec 1'obstination de
la jeunesse et celle d'un coeur epris, il abolit toutes les
difficultes de temps et d'espace: "'J'irai m'enrichir au
Bengale pour aller epouser Virginie a Paris'" (p. 183).
Manon, Virginie, Atala: de la mort de ces trois hero
ines victimes de la passion, celle de Virginie est la plus
pathetique parce qu'elle est denuee de signification. La
simplicite de la mort de Manon rachete ses fautes passeesj
le refus de violer un voeu constitue le ressort essentiel
162
du drame et de la mort d'Atala. Virginie meurt car elle
refuse d'6ter ses v£tements avant de se jeter dans la mer!
La douceur de s'eteindre dans les bras de son bien-aime lui
est m£me refusee. La nature dechainee, hostile, ne permet
pas aux amants de se retrouver. Les flots engloutissent
Virginie tandis que Paul, blesse, a demi-fou, tente en vain
de nager vers le vaisseau qui sombre. La nature qui a fa-
vorise l'eclosion de l'amour de Paul et Virginie les a
egalement separes a tout jamais.
/
Le Diable amoureux est la narration d'un episode fan-
tastique dans la vie d'un £tre jeune et sain. La trame du
recit est extr^mement simple. Le diable tente de s'emparer
de 1'esprit et de l'&me d'Alvare en empruntant la forme
d'une femme ravissante. La verite psychologique des rela
tions d'Alvare et de Biondetta est sans cesse contrebalancee
par la connaissance que possede le jeune homme de l'origine
infra-terrestre de celle qu'il aime. Son esprit se repre
sente sans cesse le fantdme epouvantable qui lui est d'abord
apparu: "Ah! Biondetta ... si vous n'etiez pas un §tre fan-
tastique! si vous n'etiez pas ce vilain dromadaire!" (Le
Diable, p. 328).
Entre les deux apparitions de la t£te de chameau, s'in-
tercale une longue periode de tentation. Contraint de
163
s'eloigner de Naples pour echapper a 1'accusation de necro-
mancie, Alvare s'est refugie a Venise. Biondetta, deguisee
en page, l'a suivi. Le jeune homme recourt a tous les
moyens de la raison humaine pour se degager de l'enchante-
ment dont l'enveloppe la presence de Biondetta. La premiere
et la plus simple des methodes est 1' eloignement physique.
Le page choisit d'habiter la chambre la plus eloignee de
11 appartement d'Alvare qui donne son approbation a cet ar
rangement, satisfait de la delicatesse de Biondetta. L'ef-
facement, la bonne volonte du page a le servir, ses conseils
pour regagner une perte de jeu renouvellent les soupqons
d'Alvare tout en minant sa volonte.
Alvare tente alors 1'eloignement psychologique . Pour
se distraire, "pour aimer quelque chose," il s'attache a la
courtisane Olympia. La vue de Biondetta qui chante une
barcarolle en s'accompagnant au clavecin, le jette dans un
trouble inexprimable. "'Etre fantastique, dangereuse im
posture! ... peut-on mieux emprunter les traits de la verite
et de la nature?'" (p. 342).
La tentative d'assassinat du jeune page, provoquee par
la jalousie de la courtisane, entraine un renversement
psychologique dans 1'esprit d'Alvare, en faveur de Bion
detta .
164
Je ne vois plus qu'une femme adoree, victime d'une
prevention ridicule, sacrifiee a ma vaine et extrava-
gante confiance, et accablee par moi jusque-la des
plus cruels outrages. (p. 343)
L'attraction sensuelle qui portait Alvare vers la
i
j
Sylphide se transforme en un amour veritable qui s'adresse
'[
aux qualites de coeur de Biondetta. L'orgueil, la volonte
ne peuvent plus freiner la passion; un dernier effort pour
se conduire raisonnablement determine Alvare a partir pour
l'Espagne prendre conseil de sa mere, et a mettre une dis
tance physique infranchissable entre Biondetta et lui. Mais
la Sylphide le rejoint; 1'interminable voyage d'ltalie en
Espagne represente la derniere tentative de seduction du
diable.
... je me trouvai bientdt sur le territoire espagnol.
Les obstacles imprevus, les fondrieres, les ornieres
impraticables, les muletiers ivres, les mulets retifs,
me donnaient encore moins de rel&che que dans le Pie-
mont ou la Savoie. (p. 357)
De nouveau, la douceur de la jeune fille reussit ou
l'hostilite de la nature a echoue. Alvare succombe a sa
passion. C'est le point culminant de l'ouvrage qui, apres
la chute du jeune homme, s'acheve rapidement, trop rapide-
ment au gre des lecteurs contemporains de Cazotte, qui trou-
verent le denouement trop brusque.
S'agit-il d'une allegorie, comme le soutient Cazotte
165
dans son epilogue? Engage par la seule curios ite dans une
aventure etrange, se justifiant ensuite par le raisonnement,
Alvare porte son propre demon, l'orgueil, en lui-m§me.
A
C'est l'orgueil qui le poursuit de Naples a Venise, puis sur
les routes d'Espagne. Les forces du mal resident dans l'Sme
m£me d'Alvare.
Si l'on enleve les deux apparitions de l'effrayante
t£te de chameau, que reste-t-il de l'occultisme de Cazotte?
Un conte a 1'action vive, agile, une lutte entre raison et
sentiments. Il s'y ajoute le depaysement, puisque Cazotte
transporte le champ des aventures de son her os en Italie,
puis en Espagne. Les descriptions de Cazotte ne sont point
celles d'un voyageur qui observe le monde autour de lui. Il
procede par tableaux, la noce du fermier d'Estremadure, par
exemple. Il excelle dans 1'evocation d'une atmosphere: les
ruelles et les courtisanes de Venise faisaient partie d'un
exotisme italien alors fort a la mode. De mSme que chez
Bernardin de Saint-Pierre, 1'exotisme soutenait la these de
la bonte de la nature* de m§me, chez Cazotte, le depaysement
est un element essentiel de 1'impression de fantastique re-
celee dans un conte qui se colore surtout "d'emotion ou de
sensualite."
Sans aucun doute, on trouve deja une composition
166
arbitraire et capricieuse dans les romans a tiroirs de
l'abbe Prevost, ceux, inacheves, de Marivaux, les evenements
des contes philosophiques de Voltaire. Dans le roman de
Diderot, le vagabondage structural, plaisant a la lecture,
deconcertant a 1'analyse, semble pousser jusqu'aux limites
du desordre une certaine tradition litteraire. En outre,
sans aller jusqu'a 1'accuser de vulgaire plagiat, comme l'on
fait au XIXe siecle Charles Monselet et Barbey d'Aurevilly,
Diderot avait pris connaissance, sans doute avec inter^t, du
Tristram Shandy de Sterne. Il est certain que Diderot em-
prunte a Sterne son procede de narration, qui consiste a
relater les amours d'un soldat "par bonds et par sauts ca-
pricieux," sans cesse interrompues par des reflexions ou des
4
rencontres fortuites. Mais c'est faire affront a l'enver-
gure de son imagination creatrice que de la limiter ainsi.
Dans une etude de Diderot romancier, on ne peut oublier ni
le critique des Salons ni l'auteur dramatique, et pas davan-
tage ce que sa formation d'ecrivain doit aux arts plas-
tiques. Et lorsqu'il s'agit de Jacques le Fataliste, le
terme d'architecture du roman convient certainement mieux
4
Daniel Mornet, Diderot: l'homme et 1'oeuvre (Paris,
1941), p. 126.
167
que celui de composition.
La fondation sur laquelle s'appuie l'edifice de l'ou-
vrage est le recit que Jacques fait a son maitre de ses
amours, recit qui donne lieu a de nombreuses digressions sur
la liberte humaine, sur la mort, sur les femmes. Jacques et
son maitre sont presents du commencement a la fin du roman.
Leurs relations sont basees sur un besoin mutuel, une con-
fiance et une affection reciproques. En fait, il n'y a
guere de distance entre le maitre et le valet. Leurs que-
relles ne viennent-elles pas de ce qu'ils n'ont jamais bien
precise que c'est Jacques qui mene son maitre? Il n'est pas
surprenant qu'ils decouvrent a la fin du recit des amours de
Jacques qu'ils ont connu la m§me personne, Desglands, ami de
l'un, bienfaiteur de 1'autre.
A un premier niveau, on trouve les incidents de route:
le vol du cheval du maitre de Jacques, ce qui oblige ce
dernier a utiliser la monture d'un bourreauj la douzaine de
joyeux brigands qui se sont empares de toutes les provisions
de l'aubergej le mauvais temps qui obligent les deux voya-
geurs a s'attarder. Telle est la charpente originale de
1'oeuvre. Le cheval vole finit par £tre retrouve, et toutes
ces peripeties assurent a la vraisemblance de 1'oeuvre sa
solidite .
168
Le deuxieme plan de cet edifice romanesque est consti-
tue par les rappels qui jaillissent sous forme de recit des
memoires de Jacques et de son maitre. Une nouvelle serie
d'actions est introduite, reliee a la narration primitive
par 1'evocation et le souvenir. Une deuxieme categorie de
personnages se superpose aux deux heros dans le temps et
1'espace. Ce sont par exemple les histoires du capitaine
de Jacques, de M. Le Pelletier, de Bigre, des amours du
maitre. Ces personnages et ces actions acquierent toute
leur tangibilite par 1'intermediaire de Jacques et son
maitre. Ils demeurent dans une perspective proche.
A un troisieme plan se situent les histoires narrees
par des personnages de rencontre, celle de Mme de La Pom-
meraye, celle du Pere Hudson. Il n'existe aucun lien entre
Jacques et son maitre et les caracteres de ces recits . Ces
derniers se dressent, superbes, a une distance psychologique
infranchissable. Ce detachement leur donne un relief sai-
sissant. La distance physique est moindre cependant puisque
le marquis des Arcis, victime de Mme de La Pommeraye se-
journe dans la m§me auberge que Jacques et son maitre, et
qu'il raconte lui-m^me l'histoire du Pere Hudson dont son
secretaire est la victime. Ainsi se trouvent relies l'un a
1'autre, sur des plans differents, selon une perspective
169
plus ou moins lointaine, des elements structuraux parfaite-
ment coherents.
Omnipresente, envahissante, jamais depourvue d'inter£t,
la presence de Diderot s'impose du commencement a la fin du
livre. L'auteur raconte ses propres histoires (celle de
Gousse, par exemple)| il commente les recits des autres; il
interpelle un lecteur fictif " ... sans cesse m£le a l'his-
✓ 5
toire et pourtant frappe d'un hors-jeu qui le neutralise."
Diderot a compris que le but de 1'oeuvre d'art n'est pas
d'edifier passivement. La creation artistique est une com
munication, un echange actif qui s'etablit entre l'oeuvre
creee et celui qui l'approche. En m§me temps, l'ouvrage
acheve garde a jamais l'empreinte indelebile de son auteur
malgre les questions insistantes, 1'approbation ou le refus
du public; car l'oeuvre demeure avant tout 1'expression de
la personnalite de 1'artiste:
Ah! hydrophobe? Jacques a dit hydrophobe? . . . Non,
lecteur, non; je confesse que le mot n'est pas de lui.
Mais avec cette severite de critique-la, je vous defie
de lire une scene de comedie ou de tragedie, un seul
dialogue, quelque bien qu'il soit fait, sans surprendre
le mot de 1'auteur dans la bouche de son personnage.
Jacques a dit: "Monsieur, est-ce que vous ne vous
^Robert Mauzi, "La parodie romanesque dans Jacques le
Fataliste." Diderot Studies VI, ed. Otis Fellows (Geneve,
1964), p. 93.________________________________________________
170
§tes pas encore aperqu qu'a la vue de 1'eau, la rage
me prend? ..." Eh bien? en disant autrement que lui,
j'ai ete moins vrai, mais plus court. (Jacques, p. 696)
Jacques le Fataliste represente, de la part de Diderot,
une tentative de demystifier les poncifs litteraires, faux
serieux, sentimentalisme qui encombrent les romans de ses
contemporains, qu'il s'agisse de memoires ou de correspon
dences apocryphes.
Pour orner son edifice romanesque, Diderot va choisir
des moyens visuels empruntes au theatre ou a la peinture.
Il lui arrive, comme dans la scene du premier pansement du
genou de Jacques, de suggerer les attitudes des personnages
au moyen du dialogue au lieu de se servir de la description
(Loy, p. 97).
Commere, l&chez la jambe, prenez l'oreiller; approchez
la chaise et mettez l'oreiller dessus ... Trop pres ...
Un peu plus loin ... L'ami, donnez-moi la main, serrez-
moi ferme. (Jacques, p. 501)
D'autres fois, une seule attitude, un geste en suspens
suffisent a recreer 1'atmosphere de vie, a imprimer le
mouvement a un tableau: un fiacre renverse sur le c6te, un
moine qui s'enfuit a toutes jambes poursuivi par un canichej
deux filles, I1une qui rit aux eclats, 1'autre, qui s'est
fait une bosse au front et qui se presse la t£te a deux
mains; la populace attroupee; il s'aqit d'une des aventures
171
du Pere Hudson. La cordialite, la familiarite in^mej gui
s'est etablie entre l'hdtesse du Grand Cerf et Jacques et
son maitre tandis que se developpe l'histoire de Mme de La
Pommeraye, est rapportee par 1'auteur sous la forme d'une
indication scenique:
Le maitre, a gauche, en bonnet de nuit, en robe de
chambre, etait etale nonchalamment dans un grand fau-
teuil de tapisserie, son mouchoir jete sur le bras du
fauteuil, et sa tabatiere a la main. L'h6tesse sur le
fond, en face de la porte, proche la table, son verre
devant elle, Jacques, sans chapeau, a sa droite, les
deux coudes appuyes sur la table, et la tite penchee
entre deux bouteilles: deux autres etaient a terre a
c6te de lui. (p. 581)
Le seul portrait psychologique du roman est developpe
assez longuement par le maitre de Jacques. Ce dernier se
fait le porte-parole de 1'auteur lorsqu'il marque sa disap
probation de ce procede narratif. Les portraits, les decors
de Diderot sont eclaires de l'exterieur. II agit par
touches legeres, saisissant la "circonstance fugitive" que
g
le grand poete ou le grand peintre se doivent de montrer.
Le detail pittoresque n'existe pas pour lui-mime, mais pour
aider a une comprehension totale. de 1'action. La presence
de brigands dans la plus miserable des auberges est rendue
g
Eloge de Richardson dans OEuvres de Diderot, p . 1064.
172
d'autant plus dangereuse que Jacques et son maitre n'ont
pour se reposer que " ... deux lits de sangle dans une
chambre fermee de cloisons entr'ouvertes de tous les c6tes"
(Jacques, p. 480) . La mesaventure de Bigre le fils ne pour-
rait s'apprecier si l'on ignorait que l'echelle qui mene de
la boutique a la soupente se trouve " ... placee a peu pres
a egale distance du lit de son pere et la porte de la bou
tique" (p. 639). La physionomie du Pere Hudson eveille
immediatement un inter§t curieux
... un grand front, un visage ovale, un nez aquilin,
de grands yeux bleus, de belles joues larges, une belle
bouche, de belles dents, le souris le plus fin, une
t§te couverte d'une for§t de cheveux blancs ... (p. 623)
Une maison attenante au monastere constitue le champ d1ac
tion de sa double activite. "Cette maison. avait deux
portes: l'une qui s'ouvrait dans la rue, 1'autre dans le
cloitre" (p. 624).
Diderot etait trop artiste pour faire du desordre un
systeme. 11 connaissait le besoin d'unite dans une oeuvre
d'art.
J'appelle done beau hors de moi, tout ce qui contient
en soi de quoi reveiller dans mon entendement l'idee
de rapports; et beau par rapport a moi, tout ce qui
173
reveille cette idee.^
Jacques le Fataliste n'est pas qu'une simple juxta
position d'histoires. Les personnages evoluent dans un m£me
univers. Leurs pas les portent l'un vers 1'autre et, pour
un temps plus ou moins long, leurs vies se recoupent. En
apparence incoherent, inextricable, comme un labyrinthe aux
possibilites multiples, a 1'issue unique, l'ouvrage forme
bien un tout.
Classe le plus souvent comme roman, il n'est pas faux
de dire que le Neveu de Rameau se presente sous une forme
d'art scenique. L1oeuvre a d'ailleurs ete portee au the
atre, avec succes, il y a quelques annees. Le Neveu de
Rameau presente bien des analogies avec le theatre moderne:
decor simplifie, suggere plutdt que vu; texte toujours
d'actualite (a 1'exception de certaines references tres
detaillees et parfois confuses a la musique italienne ou
franqaise, de certaines allusions a des querelles litte-
raires ou philosophiques et a ceux qui s'en sont m£les)j
jeux de physionomie, gestes, pantomime.
Le texte du Neveu de Rameau suit le rythme tres souple
n
"Beau," Encyclopedie. ou Dictionnaire raisonnee ... ,
II, 176.
174
de la conversation.
C'est une chose singuliere que la conversation ... les
r£ves d'un malade en delire ne sont pas plus hetero-
clites. Cependant, comme il n'y a rien de decousu ni
dans la t§te d'un homme qui r£ve, ni dans celle d'un
fou, tout se tient aussi dans la conversation; mais il
seroit quelquefois bien difficile de retrouver les
chainons imperceptibles qui ont attire tant d'idees
disparates. Un homme jette un mot qu'il detache de ce
qui a precede et suivi dans sa t§te; un autre en fait
autant, et puis attrape qui pourra.
Le philosophe rencontre le neveu dans un de ses jours de
misere. Sous une apparence decousue, leur dialogue recele
une unite profonde. C'est 1'abjection, et la conscience que
Rameau en possede, d'une vie qui repose dans l'art de plaire
aux grands. De m6me que les masques, les attitudes font
partie des "idiotismes de metier" d'une carriere de para
site, pantomime de gueux qui ne represente d'ailleurs qu'une
facette du "grand branle de la terre," de m£me les gesticu
lations, les imitations qui s 'inserent dans le dialogue,
representent les chainons qui lient la conversation du phi
losophe et du neveu.
Parmi les pantomimes du Neveu de Rameau, on peut dis-
tinguer les scenes mimees, text accompagne de gestes, et les
8
Diderot, Lettres a Sophie Volland. ed. Andre BabeIon
(Paris, 1938), I, 155.
175
pantomimes pures, silencieuses, ou le mouvement se fait
traduction visuelle de la pensee. Jean Fabre et Michel
Launay en ont donne des interpretations differentes. Jean
Fabre decouvre dans la composition de 1'oeuvre la structure
d'une symphonie. A titre indicatif, les quatre pantomimes
musicales sont ainsi reparties: recital de violon, puis de
clavecin, chant en fugue, opera tout entier qui se dechaine
" ... dans une extraordinaire montee de musique et de poe-
sie" (Le Neveu, Introduction, p. xci). Pour Michel Launay,
au crescendo des pantomimes musicales, succede le decres
cendo des pantomimes des pagodes, du chanteur des rues, de
9
la femme de Rameau.
En fait toutes les pantomimes se rapportent a des peri-
odes de crises dans la vie du neveu. Cette forme d'expres-
sionnisme, necessaire a sa carriere de parasite, il l'a
d'abord etudiee, apprise (et l'on rejoint ici l'idee expri-
mee par Diderot dans le Paradoxe sur le comedien de la su
periority de l'acteur qui joue "de reflexion"), puis elle
lui est devenue une seconde nature, au point de ne plus
pouvoir traduire le souvenir autrement que par le geste, le
9 \
Otxs Fellows, ed., Diderot Studies VIII (Geneve,
1966), p. 108.
176
mouvement. Ce n'est d'ailleurs que fort tard dans le dia
logue que Rameau pense a s'expliquer sur son talent de mime.
Une des meilleures scenes mimees est celle de la sup
plication a Mile Huss . Le philosophe conseille a Rameau de
se reconcilier avec ses bienfaiteurs en accentuant. le tra-
gique de sa situation par l'humilite et les pleurs. Le
style, entierement concret, s'appuie sur la quantite des
verbes pour exprimer la vivacite des mimiques de Rameau.
La succession, puis la simultaneity des actions sont indi-
quees par le changement du temps des verbes.
Ce qu'il y a de plaisant, c'est que, tandis que je lui
tenois ce discours, il en executoit la pantomime. Il
s'etoit prosterne; il avait colie son visage contre
terrej il paroissoit tenir entre ses deux mains le bout
d'une pentoufle; il pleuroit; il sanglotoit; il disoit,
oui, ma petite reine; oui, je le promets; je n'en aurai
de ma vie, de ma vie. (Le Neveu, p. 20)
Diderot demonte egalement le mecanisme physiologique de
la pantomime. Bertin possede l'immobilite d'une pagode a
laquelle on aurait attache un fil au menton. Lorsqu'on tire
le fil, la mSchoire s'entr'ouvre pour laisser passer le mot
attendu depuis quatre jours. Ce mot dit, " .. . le ressort
mastoide se detend, et la machoire se referme ... " (p. 48).
Le joueur de violon pince la corde avec l'ongle, pour s'as
surer qu'elle est juste; son pied bat la mesure. Mais c'est
177
surtout dans 1'attitude approbatrice que le neveu excelle:
... j'ai ... une maniere de contourner l'epine du dos,
de hausser ou de baisser les epaules, d'etendre les
doigts, d'incliner la tete, de fermer les yeux, et
d'etre stupefait, comme si j'avois entendu descendre
du ciel une voix angelique et divine. C'est la ce qui
flatte. (p. 50)
La meilleure des pantomimes de Rameau est sans contredit
celle ou il reproduit 1'opera. Pris par la beaute de la
musique, il commence par fredonner, eleve le ton, fait
eclater les paroles de trente airs a la fois. Il devient
chanteur et acteur, interpretant tous les rdles, la jeune
fille et le pr^tre, le tyran et l'esclave. Il contrefait
les instruments de l'orchestre, il siffie les petites
flCltes, il roucoule les traversieres. Il se demene, les
yeux etincelants, la bouche ecumante.
Mais s'agit-il bien la d'une pantomime, d'une "imita
tion de toutes choses," selon la definition qu'en donne
1'Encyclopedie (XI, 827). Rameau, qui ne s'apergoit pas de
1'attroupement des badauds autour de lui, est saisi d'un en-
thousiasme voisin de 1'alienation. Il ne se possede plus,
il vibre aux sons d'une musique qui se joue pour lui seul,
il communique son emotion.
... s'il quittoit la partie du chant, c'etoit pour
prendre celle des instruments qu'il laissoit subite-
ment, pour revenir a celle de la voixj entrelassant________
178
l'une a 1'autre, de maniere a conserver les liaisons,
et 1'unite de toutj s'emparant de nos ames, et les
tenant suspendues ... (Le Neveu. p. 84)
Ce n'est plus la froideur intellectuelle de l'acteur qui a
domine son r6le pour atteindre a 1'illusion parfaite dans la
traduction des sentiments et des emotions. C'est toute la
difference entre le "genie qui cree" et- "la methode qui or-
donne" (Lettres a S. Volland. I, 151) . Rameau, le neveu,
qui se moquait de son oncle, accomplit une oeuvre libera-
trice en procedant a une nouvelle creation de l'acte musi
cal. Il ne s'agit plus d'imitation mais d 'inspiration, et
encore plus au-dela, d'une transmutation de toutes ses par-
ticules a celles du cosmos, d'un phenomene de metempsychose:
... c'etoit un malheureux livre a tout son desespoirj
un temple qui s'eleve; des oiseaux qui se taisent au
soleil couchantj des eaux qui murment [sicl (1) dans
un lieu solitaire et frais, ou qui descendent en tor
rents du haut des montagnesj un orage, une tempete, la
plainte de ceux qui vont perir, melee au sifflement des
vents, au fracas du tonnerre; c'etoit la nuit, avec ses
tenebresj c'etoit 1'ombre et le silencej car le silence
meme se peint par des sons. (Le Neveu, pp. 84-85)
Par 1'intermediaire d'un musicien sans genie, Diderot
atteint des accents hugoliens pour exprimer, en termes d'une
poesie cosmique et hallucinante, le sentiment intense de
1'unite et de la vie de toutes choses.
L'opposition d'espace constitue 1'armature de L 'Emigre.
179
Une Allemagne calme et unie, ou les jours s'ecoulent pai-
sibles, sans heurts, pour ses habitants, et une France de-
vastee, revolutionnaire, forment un contraste cruel.
L'Allemagne voit naitre une histoire d'amour, la France y
met fin. Le chateau de Loewenstein represente le centre
geographique de routes, convergentes ou divergentes, qu'ont
parcourues de nombreux emigres, et a partir duquel sont vus,
commentes, analyses les evenements qui se deroulent en di-
verses parties de la France.
La comtesse de Loewenstein a 11 idee d'etablir une carte
qui serve d'indication sur le sort reserve aux emigres dans
divers pays d'Europe. Les pays qui ont mal accueilli les
emigres seront peints en noir; ceux qui les ont bien regus
auront des prairies vertes emaillees de fleurs . Le chateau
de Loewenstein devrait avoir une place toute speciale sur
cette carte. C'est la retraite elyseenne du marquis de
Saint-Alban, mais retraite temporaire. Le jeune homme ne
peut oublier ni le pays d'ou il vient, ni les evenements de
sa vie passee. Cedant aux instances de la famille de Loe
wenstein, il se decide a en faire le recit. Ce recit, sous
forme de memoires, constitue le premier "tiroir" du roman.
Il s'y integre toutefois, car la situation actuelle du mar
quis, sentimentale aussi bien que sociale, ne peut §tre
180
comprise qu'a la lumiere des faits anterieurs. Une educa
tion negligee par un pere epicurien qui s'est decharge de
ses obligations sur un ami de la famille, le President de
Longueilj 1'observation penetrante, au jour le jour* de
l1atmosphere revolutionnaire, la mort d'une amie tres chere,
puis un ordre d'arrestation emanant de la milice nationale,
telles sont les etapes successives d'un destin qui, d'Angle-
terre en Italie puis en Prusse, a conduit le jeune marquis
au chateau de Loewenstein. Une parenthese se trouve indi-
quee pour illustrer 1'intelligence et la largeur de vues du
marquis de Saint-Alban (ou de son createur, Senac de Mei-
lhan) . Tout en denongant les crimes et les exces de la
France, il reconnait la fonction liberatrice des revolutions
qui " ... avancent et murissent les esprits en h&tant l'es-
sor des facultes" (L 1Emigre, p. 1575).
Outre la figure centrale du marquis, Senac de Meilhan
introduit de nombreux personnages, completement etrangers au
theme idyllique du roman, mais qui contribuent a placer
l'ouvrage a un niveau de cosmopolitisme. Chacun de ces per
sonnages trouve d'ailleurs sa raison d'etre, car, emigres
eux-m§mes, ils se trouvent en relations plus ou moins di-
rectes avec le marquis. Leur passe est encore trop recent
pour que la rupture definitive avec le pays d'origine puisse
181
s'accomplir. En outre, la plupart en sont emp§ches par des
liens affectifs ou des raisons pecuniaires. Il se produit
ainsi dans ce milieu d'emigres, une sorte d 'interpenetration
de temps et d1espace.
Le President de Longueil s'est fixe sur le territoire
prussien parce que "On y est plus a portee qu'en Italie
d'etre instruit de ce qui se passe en France, et on y a bien
plus de ressources pour la lecture" (p. 1613) . Sa corres
pondence traite essentiellement de "matiere de France." La
duchesse de Montjustin, cousine du marquis, amie du Presi
dent, s'est fixee a Francfort pour des raisons pecuniaires.
Pleine de vivacite, elle ne perd jamais sa qualite de grande
dame, qu'il s'agisse de fabriquer des fleurs artificielles
ou de donner de sages conseils a son cousin. M£me en exil,
le coeur ne perd jamais ses droits. Le President offre le
mariage a la duchesse qui accepte, afin, dit-il, " ... de
consacrer leur amitie aux yeux de tous, et de passer agre-
ablement la soiree de la vie" (p. 1832) .
La vicomtesse de Vassy habite Mayence ou elle a connu
Emilie. Malade, sans ressources, craignant pour les jours
de son mari, elle gagne la sympathie un peu curieuse de la
jeune fille et de la comtesse de Loewenstein par ses mani-
eres simples et decentes, son esprit noble et genereux. Sur
182
le point de mourir, elle leur conte l'histoire de sa vie.
Ce deuxieme "tiroir" du roman n'est pas une vaine digres
sion. A travers les joies et les malheurs d'une jeune
femme, Senac de Meilhan fait revivre 1'ambiance de la so-
ciete aristocrate avant la Revolution. Insouciante, dissi-
pee, toujours prdte a suivre 1'opinion de la majorite et
pourtant pleine de prejuges (il etait alors de fort mauvais
gotit de paraitre attache a sa propre femme!), cette societe
ne vivait que pour son plaisir. Victime de calomnies, la
vicomtesse de Vassy ne retrouve que brievement le bonheur,
avant d'etre separee de son mari par la Revolution. Elle
meurt en ignorant que le vicomte de Vassy a ete deporte en
Amerique.
Le comte de Saint-Alban, pere du marquis, illustre une
certaine philosophie epicurienne teintee de philantropie.
Le recueil de maximes qu'il envoie a son fils en guise de
testament appartient a une generation qui a cesse d'exister
depuis plusieurs annees. "Tout ce qu'il y a de moral dans
1'amour est factice et dangereux, et il n'y a de bon que le
physique de cette passion" (p. 1850). Passionne mais
chaste, pr§t a donner sa vie pour le salut de son pays, le
marquis de Saint-Alban n'a que faire de telles remarques.
Avec le Commandeur de Loewenstein, Senac de Meilhan a
183
tente de representer le type germanique. S1il possede la
manie du titre et de la naissance, s'il adopte a l'egard des
femmes une attitude de condescendanee m£lee de dedain, le
Commandeur possede une vitalite qui le place bien au-dessus
d'un personnage ordinaire de roman. Son entrain et sa jovi-
alite n'ont d'egal que sa bonte.
Outre l'Allemagne paisible et la France revolution-
naire, d'autres pays sont evoques: l'ltalie, la Suissej
l'armee des Princes qui livre combat contre les Patriotes
est decrite. La situation particuliere des emigres, obliges
de se deplacer souvent selon l'accueil qui leur est reserve
et leurs ressources pecuniaires, rend parfaitement plausible
et vraisemblable la forme epistolaire du roman. De plus
Senac de Meilhan sait menager ses effets dramatiques: les
details de l'horrible fin du comte de Saint-Alban, decapite
alors qu'il a deja cesse de vivre, ne parviennent a son fils
qu'apres la nouvelle de sa mort. Par contre, la comtesse de
Loewenstein apprend brutalement la mort du marquis en lisant
une gazette.
Par son realisme psychologique ainsi que par son re-
alisme de situation, le roman de Senac de Meilhan represente
une transition, ou mieux, une voie ouverte vers les ouvrages
du XIXe siecle.
CHAPITRE VII
L'ESPACE DANS LE ROMAN EPISTOLAIRE
ET LES MEMOIRES
Tous les ouvrages consideres dans cette etude, a 1'ex
ception de ceux de Diderot, tombent dans la categorie des
romans narres a la premiere personne. Histoire vecue, re-
latee sous forme de "Memoires" par 11 intermediaire du sou
venir i correspondance d'une ou de plusieurs personnes,
retrouvee, puis editee: une etude sur le roman au XVIIIe
siecle qui se terminerait sans examiner, m§me brievement,
la forme de ces memoires ou de ces correspondances, serait
incomplete. En ce qui concerne la notion d'espace, il im-
porte encore plus de noter tous les efforts que les roman-
ciers ont fournis pour donner a leur recit l'etendue objec
tive qui entoure les actions et les pensees quotidiennes
d'un personnage. En effet, le roman epistolaire et les
memoires sont des instruments utilises pour exprimer avant
184
185
tout " ... l'eveil et les vibrations de la sensibilite.
La sensibilite represente un etat subjectif, individuel et
personnel, qui reflete une vie interieure. La narration a
la premiere personne limite done 1'exploitation de l'etendue
physique, exterieure au personnage, dans toute son etendue.
Le recit que relatent des memoires fictifs appartient
deja au passe. La distance temporelle qui se double d'une
distance spatiale accorde au narrateur un contrdle absolu
sur des evenements deja accomplis. Il connait d'avance les
faits et quelles sont les influences qui precipitent 1'ac
tion; il sait la tournure que va prendre le recit. Le roman
qui se presente sous forme de memoires rejette la partici
pation active du lecteur dans 1'accomplissement de la narra
tion .
La forme epistolaire represente une tentative pour
eviter la narration exclusivement a la premiere personne.
En raison du decalage qui se produit entre le lieu et le
moment ou la lettre est ecrite et le lieu et le moment ou
elle est lue, les points de vue se multiplient, les effets
peuvent §tre inattendus. En outre, chaque auteur de lettre
■Kjean Rousset, Forme et signification (Paris, 1962),
p. 68.
186
vit presentement ce qu'il ecrit. Le lecteur devient le
temoin d'une action presente et immediate, d'evenements en
train de s'accomplir. Ainsi le roman epistolaire possede
deja une mobilite que l'on ne trouve pas dans la forme des
memoires et fait figure de truchement entre la forme "me
moires" et le recit a la troisieme personne. Ce roman a la
troisieme personne qui deviendra courant au debut du XIXe
siecle, facilitera le deplacement d'un temps a un autre,
d'un lieu a un autre, exploitant a leur maximum les possi-
bilites offertes par le monde exterieur et 1'environnement.
Dans le cadre des romans analyses, Loaisel de Treogate
et Bernardin de Saint-Pierre ont choisi la forme des me
moires. La confidence de Dolbreuse ne s'adresse a aucun
auditoire en particulier, et remonte aussi loin que possible
dans le temps, jusqu'a l'enfance du heros. Bonheur de la
vie champ^tre qui favorise la bonte dans l'Sme de Dolbreuse,
intermede de vie citadine qui engendre la souillure, l'es-
pace dans lequel evolue le heros est avant tout un monde
interieur, transforme selon des impressions sentimentales
ou sensuelles .
Le procede de narration de Paul et Vircrinie n'est pas
sans annoncer celui d'Atala, de Chateaubriand. Dans les
deux livres, un recit d'amours malheureuses dans un cadre
187
exotique est rapporte par un vieillard a un jeune Europeen.
Mais tandis que dans Atala, le vieillard, Chactas, relate sa
propre jeunesse, dans Paul et Virginie, le recit demeure
plus objectif, car la participation du vieillard, qui n'est
jamais nomine, a la vie de Mme de la Tour, de Marguerite et
leurs enfants, est surtout demeuree celle d'un observateur.
La narration est faite par une tierce personne a 1'auteur,
qui la rapporte. Ainsi s'annonce, avec des moyens encore
faibles et hesitants, le roman a la troisieme personne du
XIXe siecle. De plus, Bernardin s'efforce de preserver les
sentiments de ses heros, et c'est dans cette intention qu'il
introduit le dialogue de Paul et du vieillard. Les propos
de Paul, son decouragement, son espoir, sa volonte de lutter
afin de posseder un jour Virginie, jaillissent de sa pensee,
de sa bouche, sans §tre deformes, m§me involontairement, par
un intermediaire.
Cependant une des ficelles romanesques du XVIIIe siecle
persiste encore. Le vieillard interrompt la narration des
amours de Paul et Virginie pour resumer sa propre histoire
et se faire le porte-parole direct des idees de Bernardin.
C'est une apologie non seulement de la nature, mais de la
solitude, et surtout de la solitude interieure ou 1'opinion
d'autrui ne penetre jamais, si ce n'est par 1'intermediaire
188
des plus grands ecrivains, car "Un bon livre est un bon ami"
(Paul et Virginie, p. 191).
Parmi les romanciers qui ont utilise la technique du
roman par lettres avec le plus de mciitrise, se trouvent
Rousseau, Restif de la Bretonne et Senac de Meilhan. En
outre, si Les liaisons danqereuses n'ont pas pu trouver leur
place dans 1'etude precedente parce que Choderlos de Laclos
ne laisse aucune place a des interventions exterieures dans
la conduite de I1intrigue, l'effet de decalage dans le temps
et l'espace obtenu par la technique du roman epistolaire
entraine des modifications dans la conduite des personnages.
Les liaisons danqereuses seront done inclues dans ce cha-
pitre.
Dans La Nouvelle Heloise, non seulement les evenements
se deroulent dans le present, mais le nombre de correspon
dents augmente, apportant des points de vue differents,
modifiant m§me le cours de 1'action. Des cinq personnages
principaux qui ecrivent, trois ont une participation active,
deux demeurent plus passifs. Ces deux derniers sont Julie
et Saint-Preux dont l'echange de lettres se compose presque
uniquement de justifications ou de raisonnements. Parmi les
trois personnages actifs, Claire et Milord Edouard jouent
un r6le similaire de confidents, la premiere aupres de
189
Julie, le second aupres de Saint-Preux, et exercent une
action parallele dans 1'enchainement de la narration:
Claire deconseille a son amie d'abandonner sa famille pour
rejoindre Saint-Preux en Angleterre; Milord Edouard aplanit
toutes les difficultes pour que Saint-Preux puisse s'embar-
quer a bord d'un vaisseau en qualite d'ingenieur. Ainsi
Claire et Milord Edouard jouissent d'une situation privi-
legiee a l'interieur du roman. En determinant 1'action
presente, ils agissent sur le developpement des evenements
futurs. Leur participation est dynamique.
Billets que s'ecrivent Julie et Saint-rPreux alors
qu'ils ont 1'occasion de se voir en toute libertej eloigne-
ment toujours opportun de Claire malgre les plaintes de son
amiej deplacements frequents de 1'infatigable Milord Edouard
a travers 1'Europej le seul moment ou tout le petit groupe
se trouve reuni a Clarens risque fort de passer inaperqu au
cours d'une correspondance que Rousseau a organisee selon
un ordre chronologique sans effets de surprise. Entre la
"Lettre VII" et la "Lettre VIII" de la cinquieme partie doit
s'ecouler environ tout un hiver. En effet, Milord Edouard
annonce son arrivee a Clarens lorsque Saint-Preux celebre
la saison des vendangesj il en repart pour l'ltalie, emme-
nant Saint-Preux avec lui, lorsque la douceur de la
190
temperature permet a la familie de Julie d'accomplir la
funeste promenade au bord du lac. Aucune transition de la
part de Rousseau pour resumer ou expliquer ce temps de si
lence: cependant, par son existence m£me, ce silence justi
fies d'une maniere negative, la forme epistolaire du roman.
En effet, tous les personnages se trouvant reunis sous le
m§me toit, la correspondance n'a plus sa raison d'etre.
La technique du roman par lettres obligeait Rousseau a
eloigner l'un des correspondants pour lui permettre de re-
later les circonstances de la mort de Julie. Rousseau tire
un maximum d'effets d'une situation deja fort dramatique en
chargeant M. de Wolmar de faire le recit des derniers jours
de sa femme a celui qu'elle a tant aime, au heros du roman,
Saint-Preux. Invraisemblable en apparence, le choix de M.
de Wolmar comme narrateur peut fort bien se justifier. Lui
seul, de caractere froid, aimant sa femme profondement mais
sans passion, pouvait maitriser sa douleur pour donner des
dernier moments de Julie le recit minutieux et realiste
qu'attendaient Saint-Preux et le lecteur.
II est difficile d'examiner la technique epistolaire
de Le Pavsan et la Pavsanne pervertis. Restif ayant modifie
ou combine des elements qui se trouvaient deja contenus dans
deux ouvrages anterieurs, 1'oeuvre se presente comme un
191
amalgame quelque peu disparate. A 1'exception des lettres
de Fanchon qui servent a mesurer l'abime qui separent les
moeurs de la campagne de celles de la ville, selon des cri-
teres bien etablis du XVIIIe siecle, la correspondance de
Saudet d'Arras et d'Edmond ne se justifie qu'avec peine.
Restif en souligne, d'ailleurs fort maladroitement, toute
11invraisemblance:
Je suis en commerce de Lettres avec votre frere, made
moiselle; et, quoique nous soyons dans la m^me ville,
nous traitons par ecrit. Comme votre situation pre
sente vous prive de tous les divertissements et de tous
les plaisirs, je pense que la lecture de notre corres
pondance vous distraira et pourra vous instruire.
(Le Pavsan, pp. 174-175)
L1Emigre se presente comme la synthese habile des deux
formes, "Lettres" et "Memoires." Les personnages du roman,
fort nombreux, possedent chacun plusieurs correspondants.
Le sujet de chaque lettre varie selon le destinataire. Le
narquis de Saint-Alban parle d'amour a la comtesse de Loe
wenstein, mais s'entretient des affaires de la France avec
le President de Longueil. Emilie joue le rdle de confidente
aupres de la comtesse, ce qui n'emp^che pas qu'un certain
Baron occupe fort ses pensees . Le pretexte du roman,
l'amour du marquis pour la vicomtesse, en souffre peut-^tre
an peu. Mais en presentant plusieurs niveaux de realite,
192
les correspondences apportent une sensation nouvelle d'aera
tion: non seulement ces correspondences offrent des ouver-
tures differentes sur le monde exterieur, mais encore des
points de vue varies .
Chague lettre a sa raison d'etre. En depit de la lon
gueur du roman, Senac de Meilhan a su eviter le remplissage
et soutenir l'inter^t. Les lettres de Bertrand, valet du
marquis, temoignent des relations sinceres de maitre a valet
qui pouvaient exister sous l'Ancien Regime, en m£me temps
qu'elles laissent entrevoir les preoccupations du peuple.
Le "tiroir" que constitue les "Memoires" de la vicomtesse de
Vassy se trouve justifie par l'inter£t que portent, depuis
fort longtemps,' Emilie et la comtesse de Loewenstein a la
jeune femme. De m§me, l'histoire de la vie du marquis de
Saint-Alban n'est pas un simple intermede. A travers lui,
c'est la situation de tous les Emigres qui s'explique au
regard de la Revolution et des evenements qui l'ont prece-
dee.
L'Emigre transcrit les derniers mois d'un aristocrate
frangais exile loin de son pays, d'ou 1'importance qu'ac-
quierent dans le roman les missives qui rapportent les eve
nements se deroulant en Prance. Les lettres et les journaux
representaient les deux grands moyens de communication
193
pendant la deuxieme moitie du XVIIIe siecle. Senac de Mei
lhan complete ou remplace les nouvelles qu'apportent les
lettres par des extraits de gazette, ajoutant ainsi une
nouvelle dimension spatiale a la realite de son recit. Le
marquis de Saint-Alban, deja au courant du deces de son
pere, apprend les horribles details de sa mort en lisant les
journaux de Francfort. La comtesse de Loewenstein est in-
formee du sort du marquis lorsque, dans une reunion, on fait
la lecture a voix haute de 1'article du tribunal revolution-
naire qui donne la liste des victimes . Sans provoquer de
rebondissements dans l'action romanesque, l'emploi des ar
ticles de journaux, m§me passif, ajoute un puissant effet
dramatique au recit.
Tous les elements de l'ouvrage de Laclos se trouvent
contenus en germe dans La Nouvelle Heloise. mais Les Liai
sons danqereuses representent le perfectionnement de la
forme epistolaire du roman, et dans le domaine psycholo-
gique, semblent l'avoir "epuise," pour ainsi dire. Chacun
des personnages possede plusieurs correspondents et il se-
rait impossible d'en retrancher un seul sans demolir tout
l'edifice. Ainsi, sans connaitre la marquise de Merteuil,
Mme de Rosemonde agit indirectement sur elle par 1'inter
mediaire de la Presidente de Tourvel. Le compte exact des
194
lettres ecrites par la marquise et le vicomte indique que ce
dernier redige deux fois plus de missives. Or, la partici
pation active des deux protagonistes dans les evenements de
l'histoire est sensiblement la m^me. Valmont possede Ce-
cilej Mme de Merteuil seduit Danceny. "Ces chiffres mon-
trent tout simplement que la Marquise decide et que le Vi
comte agit: ici, pouvoir executif, la, pouvoir legisla-
2
tif." Cela signifxe egalement que les lettres de Mme de
Merteuil ne se contentent pas de rapporter des faits accom-
plis ou en train de s'accomplir, mais font avancer 1'action
et possedent une valeur "dynamique."
Laclos a compris que la vraisemblance du roman episto
laire residait dans les aspects physiques de tout echange de
lettres. Il existe toujours un deplacement dans le temps et
dans l'espace entre I1envoi et la reception d'une missive.
Il peut m§me y avoir absence de reponse. C'est sur le
"silence" de Mme de Rosemonde que Mme de Volanges s'appuie
pour accepter la prise d'habits de sa fille, sans en con-
naitre les motifs. La succession des lettres dans Les Liai
sons danqereuses suit cette loi du decalage, provoquant
2
Franqoise Jost, "Le roman epistolaire et la technique
narrative au XVIIIe siecle," Comparative Literature Studies
(1966), p. 416._________________________________________________
195
ainsi de violents effets de contraste. Ainsi, Mme de Vo-
langes et Cecile s'adressent toutes deux, en m§me temps, a
Mme de Merteuil, apres que Valmont a surpris la jeune fille
dans sa chambre. La premiere fait part de son indecision
quant au mariage de sa fille, la deuxieme de son affliction.
La reponse de la marquise n'arrivera qu'apres que le vi-
comte, cause de 1'inquietude de Mme de Volanges et de Ce
cile, aura ete lui-m§me joue par le brusque depart de la
Presidente de Tourvel.
Les exemples pourraient se multiplier; toutefois l'ef-
fet de decalage le plus frappant demeure celui qui existe
entre la lettre de Mme de Tourvel qui implore l'amitie de
Mme de Rosemonde pour 1'aider a surmonter sa passion, et la
reponse bienveillante de cette derniere. Entre les deux
missives, s'intercale, eclatante de la joie du conquerant,
la lettre du vicomte a Mme de Merteuil, dans laquelle il lui
annonce la possession, enfin, de la Presidente de Tourvel.
Plus que les memoires, le roman epistolaire temoigne
d'un souci d'objectivite de la part du romancier. Cepen-
dant, du point de vue spatial, le personnage qui ecrit une
lettre ne jouit que d'une position statique et ne peut guere
observer que son environnement immediat. Mais la lettre
ecrite rapporte une action presente et par son intermediaire
196
le recit se trouve en plein "devenir." En effet, si la
lettre reflete le milieu et le moment ou elle a ete ecrite,
le destinataire en prend connaissance dans des circonstances
et un temps differents. C'est ce decalage permanent dans le
temps et l'espace, qu'ont su si bien exploiter Rousseau,
Senac de Meilhan et Laclos, qui garantit au roman episto-
laire son maximum de vraisemblance.
CONCLUSION
Au terme de cette etude, il convient de rappeler quel
en a ete le point de depart et de rassembler les similitudes
et les variantes du traitement de l'espace par chacun des
auteurs des romans choisis.
La notion d'espace, ou perception du monde exterieur,
se developpe dans la deuxieme moitie du XVIIIe siecle gr&ce
a un fait d'ordre intellectuel: la philosophie sensorielle
qui domine les esprits, et un fait d'ordre social: 1'ascen
sion de la bourgeoisie. Dans l'artisanat, comme dans 11 in-
dustrie et le commerce, la technique bat son plein. Le
bourgeois qui croit a un bonheur positif et terrestre parce
qu'il s'est eleve dans la societe en travaillant la matiere
se fait parfois ecrivain. II se nomme Rousseau ou Diderot,
Cazotte ou Bernardin de Saint-Pierre. Son education, sa
culture, lui font jeter un regard neuf sur la nature ou sur
la ville, 'sur les objets qui les remplissent. II apporte
airisi dans le monde des lettres une experience nouvelle: la
________________________197______________________________
198
perception sensible de monde exterieur.
A partir de la Nouvelle Heloise, oeuvre maitresse
d'inspiration bourgeoise, adressee a un public bourgeois,
le roman tourne definitivement le dos au merveilleux ou a
11imaginaire. Le monde dans lequel les heros se meuvent,
devient un veritable milieu, et non pas seulement une toile
de fond. La maniere individuelle dont chaque ecrivain uti
lise le monde exterieur (espace de la nature, espace urbain,
espace fantastique, espace interieur), se repercute sur
l'esthetique du roman, qui, en inserant le personnage dans
un environnement, esquisse ainsi un premier pas vers le
realisme.
Repeter qu'avec la Nouvelle Heloise le sentiment de la
nature fait son apparition pour la premiere fois dans le
roman franqais, est devenu un lieu common. Ce qui est moins
banal, c'est 1'analyse de la maniere dont Rousseau et, apres
lui, ses imitateurs ou ses disciples utilisent leur percep
tion de la nature.
Rousseau avait reconnu 1'influence du monde exterieur
sur l'etat psychologique par 11intermediaire des sensations.
II avait m£me pense a etablir tout un systeme philosophique
de conduite morale sur cette theorie des sensations. Allant
plus loin encore, il croyait possible un changement
199
d'attitude mentale par une repetition de la sensation primi-
I
tive dans des conditions differentes. Les experiences pos-
terieures devaient ainsi deformer ou detruire la perception
originale, par la prise de conscience de leur propre action.
Tout au long de la Nouvelle Heloise existe une interac
tion de 1'environnement et des personnages: un paysage
symbolise un sentiment, de m£me gu'un sentiment est, sinon
dicte, du moins soutenu par un paysage. Les lointaines
perspectives des Alpes correspondent a un besoin d'infini,
a une aspiration vers 1'amour de Julie, amour absolu et
partage. La nature clemente et ordonnee du jardin de
l'Elysee reflete le bonheur domestique dont jouit Mme de
Wolmar. Les paysages de montagne de la Nouvelle Heloise
degagent une impression d'ensemble, tandis que la descrip
tion du jardin de l'Elysee se fait plus individuelle et plus
pittoresque. Le sentiment de la nature fait corps avec le
rythme passionnel de presence et d'absence qui forme le
theme du roman.
Les ouvrages des imitateurs de Rousseau transforment la
nature en la plus plate des conventions. Dans les Sacri
fices de 1'amour, de Dorat, la nature se trouve automatique-
ment associee a un rendez-vous galant. Toutefois, avec
Dolbreuse, Loaisel de Treogate fait preuve d'un peu plus
200
d'originalite. 11 ne possede pas l'ampleur poetique de
Rousseau, mais il sait rendre le detail pittoresque qui
caracterise un paysage, et le moment ou on le pergoit,
inoubliables. Loaisel se montre sensible aux variations de
couleurs, de sons que les differentes heures de la journee
apportent a 1'aspect d'un paysage. Ses descriptions de la
nature sont malheureusement g&tees par une confusion entre
la sensualite et la sensibilite, malgre une tentative d'in
terpretation mystique.
L*Emigre de Senac de Meilhan laisse percer 1'influence
de Rousseau. Des correspondances spirituelles s'etablissent
entre 1'atmosphere wertherienne du chateau rhenan et les
sentiments des heros. Senac reussit surtout a rendre sen-
sibles les longues distances parcourues par les emigres et
le depaysement que ces derniers ressentent loin de leur
nation.
Nul romancier, plus que Restif de la Bretonne, n'a
tente aussi fortement d'inserer le personnage dans son mi
lieu social. Toutes les vicissitudes d'Edmond et d'Ursule,
heros de Le Paysan et la Paysanne pervertis, proviennent du
fait qu'ils ont ete transplantes de leur environnement pri-
mitif et naturel, la campagne. Chez Restif, la nature ne se
dissocie guere du travail de l'homme. Robuste et solide,
201
elle n'existe que pour et par le paysan, mais en echange,
elle rend a ce dernier sa purete originelle. Le sentiment
de la nature s'inscrit dans le cadre des realites quotidi-
ennes du labour, de la moisson, des vendanges. La nature
rustique exprime un mode de vie et se presente comme une
entite inseparable du paysan.
Dans Paul et Virginie. Bernardin de Saint-Pierre uti
lise a merveille toutes les ressources de l'exotisme. Bien
que situee a une distance physique et psychologique in-
franchissable pour le lecteur moyen du XVIIIe siecle, 1'lie
des tropiques qui sert de cadre au roman ne suffit pourtant
pas a Bernardin. C'est dans l'isolement complet, au centre
d'un bassin entoure de rochers et eloigne de toute civilisa
tion insulaire que grandissent les deux adolescents. Les
oiseaux, les arbres, les fleurs sont les seuls temoins de
l'emoi qui envahit leurs jeunes coeurs. Ainsi est illustree
la these qui sous-tend la trame du recit: de m§me que la
nature vegetale abandonnee a elle-m^me croit et s'epanouit
dans le terrain qui lui est propre, de m£me la nature hu-
maine, loin de toute civilisation frelatee, laisse eclater,
selon Bernardin, sa purete et sa fraicheur originelles.
Aucun des ecrivains consideres dans cette etude ne
s'interesse a 1'espace urbain du seul point de vue
202
descriptif. Les problemes sociologiques, surtout ceux con-
cernant la corruption des moeurs, retiennent toute leur
attention. Seul Loaisel de Treogate rend brievement hommage
a cette conqu^te de l'homme sur la matiere qu'est le milieu
urbain.
L'occasion fournie par le sejour de Saint-Preux a Paris
n'incite nullement Rousseau a decrire 1'aspect physique de
la capitale. Seules 1'interessent les coutumes citadines
qu'il limite a celles de la "vie de societe" et qu'il oppose
aux moeurs provinciales, purifiees et rendues plus authen-
tiques par le voisinage immediat de la nature.
Loaisel de Treogate se montre superieur a Rousseau dans
le choix d'anecdotes ou de tableaux capables de representer
visuellement I1aspect et le mouvement de la grande ville.
Sa presentation de la courtisane, reflet d'une vie citadine
corrompue, prefigure un theme cher aux romantiques. Mais
surtout, Loaisel presente la ville comme une victoire de
l'homme sur "la matiere modifiee, vivifiee" par l'industrie.
Dans ce secteur, 1'originalite de Restif consiste a
rapporter dans un roman ce qui aujourd'hui constitue la base
m§me de la science de l'ecologie. A propos des embarras de
Paris et du manque d'egouts de cette grande ville, il de-
nonce les desagrements et les dangers de la concentration
203
d'^tres humains dans une surface aussi reduite. La descrip
tion de Paris, selon Restif, n'est pas flattee, car le ro-
buste bon sens paysan l'emp£che d'etre ebloui par 1'aspect
factice des beaux quartiers . .
L1espace terrestre tel qu'il se presente a la vue,
qu'il soit champ^tre ou urbain, ne suffit pas a certains
ecrivains. Cazotte et Diderot creent, par la faculte de
leur imagination, un monde fantastique ou, sous le couvert
de la realite, le mystere s'introduit dans la vie quotidi-
enne. Quoi de plus banal pour un jeune homme que de tomber
amoureux? Mais quoi de plus fantastique que de tomber
amoureux du diable?
Le fantastique du Diable amoureux repose sur un effet
de contraste entre le grotesque hallucinant des apparitions
du diable et la description minutieuse qu'en donne Cazotte.
Entre chacune des apparitions hideuses de la t§te de cha-
meau, Cazotte maintient une atmosphere d'etrangete grSce a
la presence envofitante de Biondetta. La personnalite de la
jeune fille prend de plus en plus de relief, jusqu'a faire
oublier son origine diabolique, au fur et a mesure que gran-
dit 1'amour qu'Alvare lui porte.
L'imagination debordante de Diderot le force a quitter
les limites de la realite pour s'elancer dans les "espaces
204
imaginaires." Trois episodes de Jacques le Fataliste il-
lustrent la conception de 1'auteur sur la nature de 1'ima
gination, nature sensible puisqu'elle a pour objet les
formes et les couleurs. Diderot refuse de s'appesantir sur
leur signification symbolique. Le chateau surgi de nulle
part, le corbillard drape de noir sont traites comme des
incidents de route au cours du voyage de Jacques et de son
maitre.
Les descriptions d'interieur, et par la nous entendons
meubles ou bibelots, sont pratiquement inexistantes dans les
romans analyses. Pourtant, Rousseau, Loaisel de Treogate,
Senac de Meilhan excellent a rapporter des scenes familiales
ou a peindre des tableaux domestiques d'une grande preci
sion. PlutSt que de s'astreindre a une analyse psycholo-
gique detaillee, ces auteurs ont prefere noter les gestes,
les attitudes, les expressions qui devoilent la pensee. La
sobriete de ce procede, relativement peu utilise jusqu'alors
dans le roman franqais, apporte au recit la qualite visuelle
d'un dessin graphique. II invite egalement a un rapproche
ment avec le drame bourgeois. Drame et roman sont le reflet
d'une classe sociale en pleine ascension, la bourgeoisie, et
en exaltent les moeurs et les vertus, notamment les quali-
tes domestiques.
205
Diderot, ecrivain independant, aere cette serie tou-
chante de scenes familiales en faisant penetrer le lecteur
a 1'interieur du cafe de la Regence. Jeux d'echecs, com-
pagnie m£lee, mauvais propos, telle est I1atmosphere du lieu
ou le neveu de Rameau rencontre le philosophe. Mais pas
plus que Rousseau, Diderot ne se soucie de decrire 1'aspect
physique d'un interieur. Le cafe de la Regence demeure le
lieu public le plus celebre du XVIIIe siecle gr^ce surtout
a la voix de stentor du neveu, qui derange tous les "pousse-
bois" dans leur activite.
Les deux auteurs qui par leurs dates ouvrent et ferment
le champ de cette etude, Jean-Jacques Rousseau et Senac de
Meilhan, illustrent 1'importance accordee aux objets au long
des recits romanesques de la deuxieme moitie du XVIIIe sie
cle. Comme il a ete dit precedemment, la prise de cons
cience du monde de la matiere est due principalement a
l'ascencion de la classe bourgeoise. Rousseau admirait que
les "objets inanimes" puissent avoir autant d'influence sur
les sentiments ou sur les passions. L'experience tentee par
M. de Wolmar sur Saint-Preux afin de le guerir de sa passion
pour Julie, consiste a faire revivre les m£mes gestes au
jeune homme, dans le m§me milieu mais dans des circonstances
differentes. Par ailleurs, tout au long du roman, les
206
objets servent a eprouver ou a raffermir la force de carac-
tere des habitants de Clarens. Ainsi Julie ne boit du cafe
qu'a 1'occasion de certaines f£tes, la perspective d'une
recompense materielle encourage les domestiques a participer
a des jeux sains.
Tout aristocratique que soit le motif du roman de
L1Emigre. Senac de Meilhan se sert des objets pour mettre en
relief 1'opposition du present et du passe. II est d'ail-
leurs a noter que les objets occupent une place importante
dans le recit a partir du moment ou les emigres, prives de
leurs biens, de faste et de luxe, decouvrent la necessite
premiere du c6te materiel de 1'existence. L'argent et les
moyens de s'en procurer forment le sujet de bien des anec
dotes du recit. Les objets apportent au roman de L1Emigre
un element essentiel de realite authentique.
Le reproche d'invraisemblance et d'irrealite porte
contre le roman par les theoriciens de la premiere moitie
du XVIIIe siecle cede la place a une critique plus construc
tive apres 1761. Sebastien Mercier et Dorat font sur le
roman les observations les plus eclairees. Le romancier
doit se faire l'historien de la societe contemporaine. 11
doit choisir parmi les details particuliers ceux qui en
determinent le mieux 1'esprit. Le roman doit se faire le
207
tableau vivant d'une epoque et d'une societe. Or, tous les
ecrivains consideres dans cette etude sont parfaitement
conscients du monde qui les environne. Le premier pas (mais
un pas de geant), accompli par le roman vers la vraisem-
blance, puis vers le realisme, est d'inserer le personnage
dans un milieu qui n'est plus une simple toile de fond ou
decor fixe. Une breve revue des ouvrages analyses degagera
la maniere dont la notion d'espace, telle qu'elle fut com
prise par des romanciers de talent aussi oppose parfois que
Rousseau et Diderot, aida a maintenir l'equilibre instable
entre la realite et 1'illusion dans le roman de la deuxieme
moitie du XVIIIe siecle. En m£me temps, nous expliquerons
comment 1'espace, en tant qu'element structural, fait pro-
gresser le roman vers ce qui constitue son essence m§me, la
creation de 1'illusion du concret.
La Nouvelle Heloise est l'histoire d'une passion com-
battue par des forces spirituelles et sociales. Dans les
deux premieres parties du roman, 1'amour tres reel de Julie
et de Saint-Preux ne se contient que gr&ce au besoin de
purete de la jeune fille. Le monde qui les entoure n'est
qu'une illusion. La nature est decrite comme un paysage
enchante de haute montagne, ou comme la projection d'un
univers interieur dans un univers visible. Un renversement
208
se produit au moment du mariage de Julie. Le pr£tre, la
famille, les amis qui representent les forces spirituelles
et sociales, decouvrent soudain a la jeune femme 1'existence
d'un monde exterieur. Dans les quatrieme et cinquieme par
ties, Mme de Wolmar, entouree de son mari, de ses enfants,
protegee par la regularite m§me de sa vie que symbolise le
calme du jardin de l'Elysee, ne peut donner prise a l'amour
de Saint-Preux. L'environnement est devenu la realite, et
la passion, une illusion.
Les influences exterieures participent a l'oeuvre de
purification de la passion de Julie et de Saint-Preux selon
une composition en contrepoint. Signe d'un destin, 1'espace
tantdt rapproche, tantdt separe les deux amants selon un
rythme de presence ou d'absence. Julie et Saint-Preux ne
sont jamais aussi proches l'un de 1'autre que lors du voyage
du jeune homme dans le Valaisj jamais aussi eloignes que
lorsqu'ils vivent sous le m£me toit a Clarens. L'union
spirituelle, la seule a laquelle les deux amants veulent et
peuvent pretendre, ne s'obtient qu'a la mort de Julie, par
une separation supra-terrestre.
Dans Dolbreuse. de Loaisel de Treogate, les themes
d'amour et de mort restent passifs. Une concupiscence
volontairement ignoree deforme la realite de la vertu sur
209
laquelle 1'auteur tente de baser 1'authenticity du recit.
Sentiments et plaisirs des sens sont respectivement repre-
sentes chez Loaisel par la beaute de la nature et la corrup
tion de la vie citadine. Les relations de 1'amour et de
1'espace se presentent sous une forme plus lineaire que chez
Rousseau. La presence d'Ermance, un cadre charp^tre repre
sentent le bonheur; l'eloignement a la ville n'apporte que
corruption et malheur.
Bon theoricien, Dorat est mauvais romancier. Les
Sacrifices de 1*amour releguent au dernier plan tous les
details particuliers qui serviraient a la localisation de
1'action romanesque. L1 amour, exalte au point de devenir
"la perfection de 1'humanite," masque toute autre realite.
On retrouve chez Restif de la Bretonne le schema trace
par Loaisel de Treogate: la bonte de la nature s'oppose a
la perversion de la ville. L'originalite de Le Paysan et la
Pavsanne pervertis tient a ce que le trace est en relief.
A l'avant se trouve le recit des tribulations d'Ursule et
d'Edmond, perdus au sein de la capitale. A l'arriere, par
1'intermediaire des lettres de Fanchon, sont contees la sim-
plicite et la purete des moeurs rurales. L'intention de
Restif est d'affirmer 1'existence d'une realite paysanne
superieure qui s'oppose au clinquant de la ville. La
210
composition est sans aucun doute le point faible du roman de
Restif. Le personnage de Gaudet d'Arras represente la force
exterieure qui pousse Edmond et Ursule vers la recherche
absolue du plaisir. Amoral, Gaudet d'Arras juge l'homme
comme un £tre d'essence superieure auquel toutes les choses
de la nature doivent §tre soumises.
Dans Paul et Virqinie, l'equilibre entre illusion et
realite repose sur la double intention de Bernardin de
Saint-Pierre, edification morale et exotisme. L'isolement
dans lequel Bernardin place ses amants, loin de toute civi
lisation europeenne ou m§me insulaire, affaiblit au lieu de
soutenir la these de la bonte primitive de l'homme. L'etat
de nature se transforme done en une vision utopique ou pure
illusion romanesque. Le paysage tropical avec ses for^ts,
son sol marecageux ou rocailleux qui voit naitre les amours
adolescentes de Paul et Virginie represente la seule reali
te. Realite edulcoree, certes, car Bernardin a soigneuse-
ment trie les elements de la nature tropicale, mais realite
sur laquelle est quand m^me basee toute la structure de
l'ouvrage. Que ce soit la for£t epaisse ou les enfants
s'egarent lors de 1'episode de l'esclave fugitive, ou
1'ocean dechaine qui engloutit Virginie, la nature est tou-
jours presente, complice ou ennemie, veritable heroine du
211
roman.
Le Diable amoureux possede la logique absurde des
r§ves . Cazotte excelle a rapporter avec logique, realisme
m6me, des episodes purement grotesques, ou bien a creer une
atmosphere etrange, comme celle de Venise, en demeurant
volontairement vague quant a la description des lieux. Dans
toutes les circonstances etranges de son aventure, soit pour
justifier son amour pour Biondetta, soit pour dominer sa
frayeur, Alvare fait appel a sa raison. Ainsi pour chacun
des episodes, Cazotte offre une explication rationnelle,
tout en laissant entrevoir une explication surnaturelle. Le
depaysement est un des facteurs essentiels de la structure
du conte afin de degager le mystere de 1'attraction qui
porte Alvare vers Biondetta. La courtisane de Venise, les
gitanes d'Estremadure representent des elements fantastiques
aussi certains que les apparitions grotesques de la t§te de
chameau dans un conte qui se colore surtout de sensualite.
L'illusion et la realite semblent se partager a parts
egales cet extraordinaire imbroglio qui a pour titre Jacques
le Fataliste. Diderot ecrit a la fois le roman de l'anti-
voyage et 1'anti-roman. Nul ne sait d'ou viennent Jacques
et son maitre; nul ne sait ou ils vont. Quels pays traver-
sent-ils? Autour des deux compagnons, l'espace est soudain
212
redevenu insaisissable et indefini. Le vide cree autour des
deux personnages accorde aux recits secondaires toute leur
valeur de depaysement. Mais parmi les histoires racontees,
trop n'offrent qu'une vraisemblance de fantaisie. C'est
dans certaines scenes qui possedent une veritable qualite
plastique, ou Diderot a note les gestes, les attitudes, les
nimiques de personnages, que se trouve la realite de Jacques
le Fataliste. La scene du premier pansement de Jacques
pourrait se mimer. Cependant les appels frequents de l'au-
teur a la verite rendent sa bonne foi suspecte. Diderot
semble soupqonner qu'au-dela de la realite de l1espace sen
sible existe une autre realite, situee dans le domaine des
"espaces imaginaires," mais egalement authentique. Le roman
de Jacques le Fataliste est construit selon des principes
d1 architecture. Le recit des amours de Jacques constitue la
base sur laquelle s'appuie l'edifice de l'ouvrage. Les in
cidents de route en representent la charpente. A une deuxi-
sme, puis a une troisieme dimension, se situent les rappels
gui jaillissent sous forme de recit des memoires de Jacques
st de son maitre et les histoires narrees par des person-
lages de rencontre. Quant a 1'ornementation de son edifice
tromanesque, Diderot agit par touches legeres, choisissant
Les details pittoresques qui eclairent de 1'exterieur
213
les portraits et le decor. Enfin, 1'auteur demeure present
du commencement a la fin de l'ouvrage par ses interventions,
sous forme de recits ou de commentaires. Les personnages de
Jacques le Fataliste evoluent dans un m£me univers et, pour
un moment, leurs vies se recoupent. Sous son desordre appa
rent, le roman possede bien une unite intrinseque.
Dans le domaine de la vraisemblance, le Neveu de Rameau
se rapproche d'un spectacle de theatre moderne ou la musi-
que, la danse, la mimique accompagnent la recitation du
texte. Rameau recree par le geste les differentes etapes de
sa vie devant le philosophe, entrainant celui-ci dans une
ronde de sentiments contraires qui vont du mepris a la re
pulsion pour aboutir a 1'admiration. La perception de
Rameau se brouille dans une confusion de l'§tre et du pa-
raitre. Les pantomimes representent les "chainons" qui
lient la conversation du philosophe et du neveu. Elies se
divisent en deux groupes: les scenes mimees, telle la sup
plication a Mile Huss, ou le geste accompagne le texte, et
les pantomimes pures, telle celle de 1'opera, ou le geste se
fait traduction visuelle de la pensee. Dans la pantomime de
1'opera, la plus belle, Rameau depasse la simple imitation
ou reproduction pour proceder, par-dela l'acte musical, a
une nouvelle creation du monde.
214
Le titre de l'ouvrage de Senac de Meilhan en indique a
lui tout seul la realite. L'Emigre conte une histoire
d'amour, mais il s'agit de l'amour que porte a une comtesse
allemande un jeune aristocrate franqais, chasse de son pays
par la Revolution. Le bonheur n'est qu'une illusion pour
les deux protagonistes; la guerre civile qui sevit en France
les a reunis un moment pour les separer bient6t a jamais.
Le theme de 1'emigration domine: absence d'^tres chers,
inquietude de l'avenir, courage devant l'adversite. L1Emi
gre est un moment de 1'histoire de France. L'opposition
d'espace constitue 1'armature de l'ouvrage. A une Allemagne
calme et unie s'oppose une France devastee et revolution-
naire. Par le truchement des deux heros, Senac de Meilhan
fait penetrer dans le milieu des emigres, milieu cosmopolite
ou se produit une interpenetration de temps et d'espace.
Les ressources offertes par la notion d'espace en tant
qu'esthetique romanesque ne se trouvent pas epuisees avec
le dernier des romanciers du XVIIIe siecle. Au contraire,
le realisme de situation represente une voie ouverte vers
les ouvrages du XIXe siecle. Les denominations de roman-
tique ou de realiste appliquees au roman, recelent une m£me
decouverte, amorcee dans toutes ses formes chez les roman
ciers du siecle precedent. Au XIXe siecle, la decouverte
2 1 5
du monde exterieur* de 1'espace* va s'exprimer tantdt avec
lyrisme (Chateaubriand* Lamartine* Hugo ... )* tant6t avec
une epaisseur qui donne le vertige a force de fixer le
mystere de son opacite (Balzac* Hugo)* ou bien enfin* avec
une precision froide qui rend compte de sa presence tangible
(Flaubert).
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Asset Metadata
Creator
Warden, Annie Chirac
(author)
Core Title
La Notion D'Espace Dans Un Choix De Romans Francais De La Deuxieme Moitiedu Dix-Huitieme Siecle. (French Text)
Degree
Doctor of Philosophy
Degree Program
French
Publisher
University of Southern California
(original),
University of Southern California. Libraries
(digital)
Tag
Literature, General,OAI-PMH Harvest
Language
English
Contributor
Digitized by ProQuest
(provenance)
Advisor
Knodel, Arthur J. (
committee chair
), Belle, Rene F. (
committee member
), Clothier, Peter J. (
committee member
)
Permanent Link (DOI)
https://doi.org/10.25549/usctheses-c18-526448
Unique identifier
UC11362863
Identifier
7127966.pdf (filename),usctheses-c18-526448 (legacy record id)
Legacy Identifier
7127966
Dmrecord
526448
Document Type
Dissertation
Rights
Warden, Annie Chirac
Type
texts
Source
University of Southern California
(contributing entity),
University of Southern California Dissertations and Theses
(collection)
Access Conditions
The author retains rights to his/her dissertation, thesis or other graduate work according to U.S. copyright law. Electronic access is being provided by the USC Libraries in agreement with the au...
Repository Name
University of Southern California Digital Library
Repository Location
USC Digital Library, University of Southern California, University Park Campus, Los Angeles, California 90089, USA
Tags
Literature, General