CENPA-314~03 |
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2o6 PRÉSENCE AFRICAINE d'avouer que j'avais voulu suivre son exemple au Mozambique. Pour qu'on me laisse tranquille, je ce confesse » que j'ai parcouru bon nombre de villes du Mozambique, en incitant les travailleurs africains à la Révolte. Aussi me laissa-t-on trois heures pour écrire ma confession, et après, on me ramena dans ma cellule. Je constatai qu'on avait fixé à la fenêtre des volets de bois, afin que je ne voie pas la lumière du jour ni le paysage, ni le peu de soleil qui venait tous les matins. 5 décembre 1961 : On m'a conduit aujourd'hui au bureau de l'Inspecteur Miguel Cardoso, qui instruit le procès. La responsabilité des interrogatoires échoit néanmoins à Elio Andrade, un véritable « homme- gorille ». L'Inspecteur me propose une conversation franche et une confession complète de toutes mes activités subversives. Il me dit, avec affabilité, qu'il venait de voyager à travers le pays, et que la beauté du paysage du Zambèze l'avait vivement frappé, mais qu'il ne comprenait pas qu'un Européen, même né « en province » luttât pour l'indépendance du pays, qui serait gouverné par des politiciens noirs ; que particulièrement il ne comprenait pas comment quelqu'un qui n'avait pas de problèmes économiques et jouissait d'une bonne réputation, pût tremper dans des menées subversives. Je lui fis sentir que le comportement d'un intellectuel en marge était obligatoirement différent à celui de la population blanche originaire du Portugal continental (car pour lui nous étions nous aussi au Portugal), qui jouit en Afrique d'un niveau de vie très supérieur à celui qu'elle avait chez elle, et qui tient à garder ses privilèges. Et que cet état de choses est propre à toute société coloniale dominée par une minorité européenne. Je lui donnai l'exemple de la civilisation bantou, toute dirigée vers un bien-être collectif et qui était à mon avis bien plus proche d'un idéal de progrès spirituel. La position de mon interlocuteur était que la supériorité économique dans le secteur blanc lui était nécessaire pour s'imposer à une civilisation primitive, incapable de se guider par elle- même, afin de la mener à un « stade » de civilisation supérieure. 7 décembre 1961. Je calcule qu'il doit y avoir cinquante-sept prisonniers politiques dans l'aile droite de cette prison. Il m'a suffi de compter le nombre de pots de chambre qu'on a vidé ce matin dans les cabinets qui se trouvent en face de ma cellule. Aujourd'hui j'ai vu l'un des gardiens gifler violemment un des prisonniers. Le pauvre malheureux n'était pas entré aux cabinets, simplement JOURNAL DE PRISON 207 parce que dans son village, on n'en avait jamais vu. Il avait donc fait ses besoins par terre, comme il en avait l'habitude. Cette ignorance lui valut une série de gifles accompagnées d'insultes : « Espèce de nègre î Fils de chèvre ! On ne sait pas tirer une chasse d'eau, et on veut l'indépendance ! Et c'est ces types-là qui voudraient nous gouverner ! » Le gardien en question venait lui-même d'un petit village de la province de Tras-os-Montes où il n'y a pas encore d'eau courante ni d'égouts, où les paysans, quand ils ont des maisons d'un étage, font leurs besoins dans leur jardin potager ou, si leur maison a deux étages, ils les font dans la salle du rez-de- chaussée, où se trouvent les animaux ; les paresseux de ce deuxième groupe font un trou dans le plancher, ce qui leur évite de se déranger. La plupart des colons sont analphabètes ou semi-analphabètes. Dans leurs villages, c'était généralement des gens humbles, travailleurs, résignés à leur condition d'esclaves d'un système économique et social qui les a rendus conservateurs et disciplinés. 26 février 1962 : Cet après-midi j'ai été transféré à la Prison Civile, avec neuf de mes co-accusés. Parmi eux, je connais seulement Alexandre Pfumo, ébéniste. Nous nous présentons : Francisco Aniaral dos Santos, radio-télégraphiste et frère d'Alexandre ; Nuno Caliano, vendeur de pièces d'automobile ; Lopea Baule, tailleur, qui me semble politiquement bien préparé. J'ai la même impression de Abdul Karimo Vazir, professeur d'arabe ; Ibrahim Abdul, tapissier ; Issuf Bin Abubakar, employé de bar. Dans la prison militaire, je rencontre Paulo Taela, et Xavier Timoteo. En liberté provisoire, il y a trois femmes : les deux sœurs Ceita et leur tante. Le Dr. Moura Direito nous visite dans nos cellules et nous informe que puisque nous avons subi six mois de claustration totale, sans soleil et sans exercice, il est obligé de nous maintenir isolés pour encore trente jours. Nous avons droit à une heure de soleil le matin, et une autre heure l'aprè-midi. On nous défend de frayer avec les prisonniers de droit commun. On m'autorisa à lire et à écrire. On m'a isolé dans une cellule. Quant aux autres, on les a répartis dans trois ou quatre cellules. Il va falloir que je nous trouve un avocat. Normalement, dans les affaires politiques, les avocats que je connais sont presque tous des opposants au régime, et ne prennent pas d'honoraires. Il faudra que je consulte mes compagnons et que je demande à Carlos Adriao qu'il aille trouver Rui Baltazar ou Raposo J
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Title | CENPA-314~03 |
Filename | CENPA-314~03.tiff |
Full text | 2o6 PRÉSENCE AFRICAINE d'avouer que j'avais voulu suivre son exemple au Mozambique. Pour qu'on me laisse tranquille, je ce confesse » que j'ai parcouru bon nombre de villes du Mozambique, en incitant les travailleurs africains à la Révolte. Aussi me laissa-t-on trois heures pour écrire ma confession, et après, on me ramena dans ma cellule. Je constatai qu'on avait fixé à la fenêtre des volets de bois, afin que je ne voie pas la lumière du jour ni le paysage, ni le peu de soleil qui venait tous les matins. 5 décembre 1961 : On m'a conduit aujourd'hui au bureau de l'Inspecteur Miguel Cardoso, qui instruit le procès. La responsabilité des interrogatoires échoit néanmoins à Elio Andrade, un véritable « homme- gorille ». L'Inspecteur me propose une conversation franche et une confession complète de toutes mes activités subversives. Il me dit, avec affabilité, qu'il venait de voyager à travers le pays, et que la beauté du paysage du Zambèze l'avait vivement frappé, mais qu'il ne comprenait pas qu'un Européen, même né « en province » luttât pour l'indépendance du pays, qui serait gouverné par des politiciens noirs ; que particulièrement il ne comprenait pas comment quelqu'un qui n'avait pas de problèmes économiques et jouissait d'une bonne réputation, pût tremper dans des menées subversives. Je lui fis sentir que le comportement d'un intellectuel en marge était obligatoirement différent à celui de la population blanche originaire du Portugal continental (car pour lui nous étions nous aussi au Portugal), qui jouit en Afrique d'un niveau de vie très supérieur à celui qu'elle avait chez elle, et qui tient à garder ses privilèges. Et que cet état de choses est propre à toute société coloniale dominée par une minorité européenne. Je lui donnai l'exemple de la civilisation bantou, toute dirigée vers un bien-être collectif et qui était à mon avis bien plus proche d'un idéal de progrès spirituel. La position de mon interlocuteur était que la supériorité économique dans le secteur blanc lui était nécessaire pour s'imposer à une civilisation primitive, incapable de se guider par elle- même, afin de la mener à un « stade » de civilisation supérieure. 7 décembre 1961. Je calcule qu'il doit y avoir cinquante-sept prisonniers politiques dans l'aile droite de cette prison. Il m'a suffi de compter le nombre de pots de chambre qu'on a vidé ce matin dans les cabinets qui se trouvent en face de ma cellule. Aujourd'hui j'ai vu l'un des gardiens gifler violemment un des prisonniers. Le pauvre malheureux n'était pas entré aux cabinets, simplement JOURNAL DE PRISON 207 parce que dans son village, on n'en avait jamais vu. Il avait donc fait ses besoins par terre, comme il en avait l'habitude. Cette ignorance lui valut une série de gifles accompagnées d'insultes : « Espèce de nègre î Fils de chèvre ! On ne sait pas tirer une chasse d'eau, et on veut l'indépendance ! Et c'est ces types-là qui voudraient nous gouverner ! » Le gardien en question venait lui-même d'un petit village de la province de Tras-os-Montes où il n'y a pas encore d'eau courante ni d'égouts, où les paysans, quand ils ont des maisons d'un étage, font leurs besoins dans leur jardin potager ou, si leur maison a deux étages, ils les font dans la salle du rez-de- chaussée, où se trouvent les animaux ; les paresseux de ce deuxième groupe font un trou dans le plancher, ce qui leur évite de se déranger. La plupart des colons sont analphabètes ou semi-analphabètes. Dans leurs villages, c'était généralement des gens humbles, travailleurs, résignés à leur condition d'esclaves d'un système économique et social qui les a rendus conservateurs et disciplinés. 26 février 1962 : Cet après-midi j'ai été transféré à la Prison Civile, avec neuf de mes co-accusés. Parmi eux, je connais seulement Alexandre Pfumo, ébéniste. Nous nous présentons : Francisco Aniaral dos Santos, radio-télégraphiste et frère d'Alexandre ; Nuno Caliano, vendeur de pièces d'automobile ; Lopea Baule, tailleur, qui me semble politiquement bien préparé. J'ai la même impression de Abdul Karimo Vazir, professeur d'arabe ; Ibrahim Abdul, tapissier ; Issuf Bin Abubakar, employé de bar. Dans la prison militaire, je rencontre Paulo Taela, et Xavier Timoteo. En liberté provisoire, il y a trois femmes : les deux sœurs Ceita et leur tante. Le Dr. Moura Direito nous visite dans nos cellules et nous informe que puisque nous avons subi six mois de claustration totale, sans soleil et sans exercice, il est obligé de nous maintenir isolés pour encore trente jours. Nous avons droit à une heure de soleil le matin, et une autre heure l'aprè-midi. On nous défend de frayer avec les prisonniers de droit commun. On m'autorisa à lire et à écrire. On m'a isolé dans une cellule. Quant aux autres, on les a répartis dans trois ou quatre cellules. Il va falloir que je nous trouve un avocat. Normalement, dans les affaires politiques, les avocats que je connais sont presque tous des opposants au régime, et ne prennent pas d'honoraires. Il faudra que je consulte mes compagnons et que je demande à Carlos Adriao qu'il aille trouver Rui Baltazar ou Raposo J |
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